HISTOIRE DES ROMAINS

 

QUATRIÈME PÉRIODE — LES GUERRES PUNIQUES (264-201)

CHAPITRE XXV — FIN DE LA SECONDE GUERRE PUNIQUE ; LES SCIPIONS.

 

 

I. — OPÉRATIONS EN ESPAGNE (218-205).

Ce qu’Annibal avait tenté en Italie, les trois Scipions l’avaient accompli en Espagne En 207 les Romains étaient à peu près maîtres de cette péninsule Mais il faut reprendre les choses de plus haut.

Quand Cornelius Scipion s’était vu prévenu par Annibal au passage du Rhône, il avait donné à son frère Cneus ses deux légions, pour occuper le pays entre l’Èbre et les Pyrénées, qui, récemment soumis et autrefois allié de Rome, montrerait sans doute des dispositions favorables. Marseille, qui avait couvert cette côte de ses comptoirs, seconda Scipion de toutes ses forces, et l’habileté de ses pilotes le rendit d’abord maître de la mer. Une seule bataille, gagnée près de Scissis, rejeta les Carthaginois derrière l’Èbre (218), et la destruction de la flotte d’Asdrubal aux bouches de ce fleuve permit aux Romains de ravager toute la côte jusqu’au détroit (217). Ces premiers succès firent éclater de toutes parts des défections ; cent vingt cités se donnèrent aux Romains, et les Celtibériens, la plus brave et la plus nombreuse peuplade de l’Espagne, battirent seuls deux fois Asdrubal. Jusque dans la Bétique il y eut des révoltes, surtout quand les Romains, après s’être emparés des otages espagnols retenus dans Sagonte, les eurent renvoyés avec honneur dans leurs cités.

Au sortir du consulat, Cornelius était venu rejoindre son frère avec huit mille hommes et trente vaisseaux. Forts de leur habileté et de leur union, ils repoussèrent Asdrubal loin de l’Èbre, quand, après Cannes, Annibal l’appelait en Italie. Quatre victoires, la prise de Castulon et de Sagonte, confirmèrent ces premiers succès (215), et une solde offerte à la jeunesse celtibérienne fit accourir sous leurs drapeaux de nombreux auxiliaires (214). Mais, en Espagne, comme en Italie, la nature du pays, hérissé de montagnes et de places fortes, éternisait la guerre. Les Scipions, lassés de courir de l’Èbre à la Bétique, songèrent à soulever l’Afrique pour arrêter les secours que recevaient leurs adversaires. Trois centurions envoyés à Syphax, roi de la Numidie occidentale, le gagnèrent à l’alliance romaine, disciplinèrent ses troupes, et lui firent remporter une victoire sur les Carthaginois (215). Ces succès tournèrent contre eux : Carthage s’effraya de se voir elle-même menacée. Une nombreuse armée, conduite par Masinissa, fils d’un autre roi numide, battit Syphax, le chassa de ses États et passa en Espagne, d’où le danger était venu. Les Scipions, menacés par trois armées, virent les Suessétans et les Celtibériens se tourner encore contre eux. Pour tenir tête à tant d’ennemis, les deux frères se séparèrent. Ce fut la cause de leur perte : attaqués l’un après l’autre et enveloppés par des forces supérieures, ils succombèrent (212). Ils doivent partager avec Fabius la gloire d’avoir sauvé leur patrie. La reconnaissance des Romains conserva leur mémoire : Cicéron les appelait deux foudres de guerre.

L’Espagne semblait perdue, mais Carthage y avait trop de généraux pour qu’on agît avec unité et résolution. Les débris des deux armées romaines, ralliées derrière l’Èbre par un jeune chevalier, Marcius, eurent le temps de reprendre courage. Attaqué par Asdrubal et Magon, Martius les battit l’un après l’autre, repassa l’Èbre à leur suite ; et lorsque, dans l’été de 211, Néron, après la chute de Capoue, vint avec treize mille hommes reprendre le commandement que le sénat n’avait pas voulu laisser à un chef élu par des soldats[1], Asdrubal était déjà rejeté sur la Bétique[2]. Enfermé dans le défilé des Pierres Noires, il trompa le futur vainqueur du Métaure par de feintes négociations, et s’échappa. Mais un nouveau général arrivait, Publius Scipion, fils de Cornelius.

Avec le temps, la vie du vainqueur d’Annibal est devenue une légende merveilleuse. Sa naissance, disait-on, comme celle d’Alexandre, avait été entourée de prodiges ; et lui-même accréditait ces vagues récits d’une origine divine en passant de longues heures dans le temple de Jupiter. Toutes ses paroles étaient graves, toutes ses actions semblaient conduites par les dieux. Nul ne recevait autant de révélations par des visions nocturnes ou des inspirations d’en haut : les oracles parlaient pour lui. On prétend qu’à la Trébie il avait sauvé la vie à son père, qu’après Cannes il avait contraint, le poignard sur la gorge, un Metellus et d’autres jeunes nobles à jurer qu’ils n’abandonneraient pas l’Italie. Quand il se mit sur les rangs pour l’édilité, les tribuns objectèrent sa jeunesse : Je suis assez âgé, dit-il, si les Romains veulent m’élire. Ce patricien était un grand seigneur qui ne s’abaissa jamais à flatter le peuple et qui sut obtenir de lui tout ce qu’il voulut, parfois en le bravant. Personne ne se présentant pour le commandement de l’armée d’Espagne, il le demanda, bien que, âgé seulement de vingt-sept ans, il n’eût encore rempli aucune des grandes charges, et il l’obtint. Les deux républiques s’étaient habituées à considérer le gouvernement de cette province comme un domaine réservé à une seule famille, laquelle était pour Carthage les Barcas, pour Rome les Scipions.

Polybe, qui ne croit ni à la fortune ni à l’assistance des dieux, mais qui croit beaucoup à la raison humaine, repousse bien loin les légendes superstitieuses qu’on faisait courir sur Scipion. Il tenait de Lælius, l’ami et le compagnon d’armes du héros de Zama, les détails les plus intimes sur ce personnage, et il l’estime un sage qui faisait tout entrer dans ses calculs, même la crédulité populaire. Son adresse, dit-il, à représenter ses desseins comme inspirés des dieux donnait aux siens la confiance d’entre prendre les choses les plus difficiles[3].

Arrivé en Espagne (210), Scipion gagna les soldats en comblant d’éloges et d’honneurs leur ancien chef Marcius, et, pour débuter avec éclat, il médita une entreprise qui attirât sur lui tous les regards. Sans avoir révélé son dessein à d’autres qu’à Lælius, commandant de sa flotte, il partit des bords de l’Èbre, avec vingt-quatre mille fantassins et deux mille cinq cents cavaliers, et, après sept jours de marche, il montra à ses soldats les tours de la Nouvelle Carthage, l’arsenal et le trésor des Barcas. Défendue d’un côté par une citadelle et par de hautes murailles, de l’autre par la, mer et par un étang, cette place passait pour inexpugnable. Scipion la prit en plein jour, dés le premier assaut. Des pécheurs de Tarragone lui avaient appris qu’à la marée basse, surtout quand soufflait le vent du nord, l’étang était guéable[4]. Tandis qu’une vive attaque attirait les assiégés vers les murailles qui défendaient la ville du côté de la terre, l’heure du reflux arrivant, les eaux s’écoulèrent, et cinq cents soldats franchirent sans obstacle l’étang, puis le mur qu’il baignait. Le vent du nord s’était levé au moment de l’assaut : toute l’armée crut à un miracle ; ils disaient que Borée et Neptune avaient combattu pour eux[5] (210).

Les soldats de la flotte avaient rivalisé de courage avec les légionnaires : un centurion et un marin se disputaient l’honneur d’avoir le premier franchi l’enceinte. Ils eurent chacun une couronne murale qui leur fut décernée en présence de l’armés entière. Les autres relurent de larges gratifications. A Lælius, son amiral et son ami, Scipion donna une couronne d’or et trente bœufs, dont on fit un joyeux festin sur les vaisseaux. Mais il ne laissa point les soldats s’oublier au sein de la victoire. Tous les jours, il les exerçait : la flotte simulait une bataille navale, où les galères luttaient de vitesse ; l’armée de terre se livrait des combats avec des javelots sans pointe, et Polybe décrit longuement les manœuvres difficiles qu’il faisait exécuter à sa cavalerie, pour assurer à l’homme et au cheval le meilleur emploi de tous leurs moyens, et à l’escadron la rapidité de ses évolutions, la puissance des mouvements d’ensemble.

Carthagène renfermait les otages de l’Espagne : il les traita avec bonté, donnant à tous des présents, même aux enfants ; aux garçons des épées, aux filles des bracelets ; puis il les renvoya vers leurs peuples. Quelques soldats qui connaissaient bien, dit Polybe, le faible de leur général, lui avaient amené une jeune fille d’une remarquable beauté. Tite-Live place ici un roman d’amour, gracieux intermède au milieu de cette grave histoire où l’homme public enveloppe si bien l’homme privé, que les passions individuelles restent cachées sous le paludamentum militaire ou la toge sénatoriale. Scipion, dit-il, s’étant informé de la patrie et de la famille de la jeune captive, apprit qu’elle était fiancée à Allucius, chef des Celtibériens. Il mande le futur époux et lui dit : Je suis jeune comme vous ; mon âge aussi me permettrait les douceurs d’un amour légitime, si les intérêts de la république n’occupaient pas mon âme tout entière. En m’amenant leur prisonnière, mes soldats m’ont appris que vous l’aimiez avec tendresse, et sa beauté me l’a fait croire aisément ; je veux favoriser vos amours. Votre fiancée a été respectée dans mon camp comme elle eût pu l’être chez les siens. Je vous en fais un présent digne de vous et de moi, la seule condition que vous deveniez l’ami des Romains. Sachez bien qu’il n’est point aujourd’hui sur la terre de peuple dont vous deviez plus, vous et les vôtres, redouter la haine et rechercher l’amitié. Le jeune chef, pénétré de joie, jure par tous les dieux de payer sa dette de reconnaissance. Le père et la mère de la jeune fille veulent contraindre Scipion à accepter une somme considérable à titre de rançon. Il fait déposer l’or à ses pieds, puis dit encore à Allucius : Outre la dot que vous recevrez de votre beau-père, acceptez celle-ci de moi.

Je ne sais si les détails de cette histoire sont authentiques, mais le fait de la restitution des otages l’est certainement, et, pour l’histoire, cela suffit. Allucius, de retour en son pays, vanta à ses compatriotes les vertus de Scipion, semblable aux immortels et venu en Espagne pour subjuguer tout par ses armes ou sa clémence. Il fit des levées parmi ses clients et revint peu de jours après retrouver l’armée romaine, à la tête de quatorze cents cavaliers d’élite[6].

La conduite de Scipion avait été habile et honnête : ce qui est une habileté de plus. D’ailleurs le protégé des dieux voulait se montrer supérieur aux faiblesses humaines et servir sa politique par ce contraste avec la hauteur, les exactions et les outrages des généraux carthaginois[7]. Aussi les principaux chefs espagnols, Édécon, Mandonius et Indibilis, lui amenèrent leurs troupes ; dans leur admiration, ils lui donnaient le titre de roi.

Cependant Scipion hésitait : les trois armées, les trois généraux qui avaient vaincu et tué son père et son oncle, pouvaient encore se réunir. Le plus rapproché de lui, Asdrubal, était campé, entre Bæcula et Castulon , dans la vallée du Bætis (Guadalquivir) ; il resta une année entière sans appeler à lui ses deux collègues, sans faire un mouvement pour prévenir les défections, qui se multipliaient. Scipion marcha sur lui durant l’été de l’année 209 et le vainquit dans une bataille qui coûta au Carthaginois plus de vingt mille hommes tués ou pris. Asdrubal n’en traversa pas moins l’Espagne entière, et ce que, vainqueur, il n’avait pu faire, il l’accomplit quand il n’eut plus d’armée : il franchit les Pyrénées, dont Scipion ne lui disputa point le passage. Suivant Polybe, Asdrubal avait de longue main préparé cette expédition. Avant que sa défaite fût complète, il s’échappa avec ses éléphants, ses trésors et quelques soldats[8], fit un détour par la vallée du Tage pour déjouer la poursuite de Scipion et, par les Pyrénées occidentales, descendit en Gaule, où il resta comme perdu pendant plus d’une année (208)[9]. Scipion et Rome l’oublièrent. Mais l’orage lentement s’amassait, et, lorsqu’en 207 Asdrubal se précipita du haut des Alpes avec cinquante-deux mille combattants, Scipion fut accusé d’avoir détourné sur Rome un danger qu’il n’avait pas osé combattre : ce qui était une calomnie, car il devait croire qu’il avait pourvu à tout, en couvrant par une armée de huit mille hommes, fortement établie au camp de Sucrone, les passages des Pyrénées orientales, c’est-à-dire, la seule route qui parût praticable pour gagner l’Italie. Lui-même, d’ailleurs, n’avait perdu les traces du vaincu de Bœcula que pour aller à des adversaires qui en ce moment semblaient plus dangereux. Il sera toujours mis à sa charge qu’il ne sut ni pénétrer ni prévenir le projet d’Asdrubal, mais les lauriers de Zama ont caché cette faute.

En face de lui restaient, en effet, trois autres généraux, Masinissa, Magon et Asdrubal Giscon. Il en vint un quatrième, Hannon, qui se laissa surprendre et battre par le lieutenant Silanus. Ce succès, la prise d’Oringis par Lucius Scipion, et la victoire de Scipion lui-même à Ilipa contre soixante-dix mille Carthaginois, réduisirent les possessions puniques en Espagne à la seule ville de Gadès (206). Déjà Scipion songeait à l’Afrique. La Numidie, voisine du territoire carthaginois, était partagée entre deux princes rivaux, Syphax et Masinissa. Le dernier, qui servait, en Espagne, dans l’armée carthaginoise, sentit sa fidélité chanceler sous le poids des revers : il traita secrètement avec Scipion. Syphax, au contraire, avait déjà combattu pour la cause de Rome ; mais ses malheurs le rendaient circonspect. Afin de décider et de réunir les deux rois contre Carthage, Scipion ne craignit point de passer lui-même en Afrique. A la cour du roi barbare, il trouva Asdrubal, venu avec la même pensée ; il le vainquit encore, dans cette négociation, par son adresse et son éloquence insinuante. Au retour, il se hâta d’en finir avec la guerre d’Espagne ; il prit ce qu’il y restait de places ennemies, et Gadès, abandonnée par Magon, que Carthage envoyait en Ligurie pour renouveler la tentative d’Asdrubal, ouvrit ses portes.

A ce moment se place un événement qui n’eut aucune importance pour la guerre, mais qui en a une considérable pour l’histoire de Rome : une sédition militaire. Déjà on a vu Regulus contraint de menacer des verges un tribun qui, après Ecnome, refusait de le suivre en Afrique. En 253 il avait fallu, pour cause d’indiscipline, dégrader quatre cents chevaliers, et un peu plus tôt une légion s’était révoltée dans Rhegium. Cette fois ce fut une partie de l’armée d’Espagne, les huit mille hommes cantonnés à Sucrone pour contenir le pays entre l’Èbre et les Pyrénées, qui, sur le faux bruit de la mort de Scipion, se soulevèrent. Ils chassèrent du camp leurs tribus et donnèrent les faisceaux à deux simples soldats ; ils croyaient que l’Espagne allait tomber dans la confusion et s’en promettaient le pillage. Un retard pour le payement de la solde avait servi de prétexte ; mais Scipion vivait, et le seul bruit de son retour à la santé arrêtait les insurrections sur lesquelles les révoltés comptaient. Il envoya au camp de Sucrone sept tribuns qui n’y portèrent point des paroles de colère : peut-être, disaient-ils aux rebelles, leurs services n’ont-ils pas été suffisamment récompensés, et il est certain que de l’argent leur est dû ; le général en fait recueillir chez les alliés ; déjà le trésor de l’armée reçoit à Carthagène le produit des tributs ; qu’ils se rendent dans cette ville et ils seront payés. — Ils y viennent confiants dans leur nombre et rassurés contre toute mesure sévère par le bruit répandu que le reste des troupes va partir avec le légat Silanus pour une expédition contre les Lalétans. A leur approche, en effet, l’armée de Carthagène sort de la place, mais elle s’arrête aux portes et, tandis que les rebelles, convoqués le lendemain et sans armes sur la place publique, y trouvent Scipion assis sur son tribunal, elle rentre dans la ville, en ferme toutes les issues et enveloppe silencieusement le forum. Scipion parle longuement, afin de donner aux troupes fidèles le temps d’opérer leur mouvement : d’abord ce sont les reproches d’un ami plutôt que d’un général, puis l’amertume du chef, dont la confiance a été trompée, enfin, la sévérité du proconsul et l’indignation du patricien, qui a vu profaner les faisceaux, les auspices, la majesté du commandement, les droits sacrés de la patrie. Il faut du sang pour effacer tant de forfaits. A ces mots répond un grand bruit d’armes, le choc des épées et des boucliers dans les rangs des soldats de Silanus, et le héraut annonce que le conseil condamne trente-cinq des coupables. Attirés individuellement la veille chez des hôtes qui les avaient enivrés, ils avaient été saisis sans bruit. On les traîne nus dans l’enceinte, on les attache au poteau où ils sont battus de verges et frappés de la hache. Puis, les cadavres enlevés et la place purifiée par les prêtres, chaque soldat doit renouveler son serment devant les tribuns militaires et recevoir ensuite la paye qui lui est due. Pas un cri, pas un murmure ne s’était élevé du milieu de ces cohortes tremblantes[10]. La sédition était apaisée, mais ce désordre révèle le changement qui s’opère dans les mœurs militaires, et la continuité des guerres va accélérer cette transformation du soldat citoyen, qui défendait la patrie, en soldat mercenaire, qui la vendra.

Scipion était libre alors de partir et d’aller à Rome recevoir plutôt que briguer le consulat (206). Mais, avant de quitter l’Espagne, il fonda pour ses vétérans, au milieu de la Bétique, la colonie d’Italica d’où sortiront les deux plus grands empereurs de Rome, Trajan et Hadrien.

Il voulut aussi frapper encore une fois les esprits par l’éclat d’une fête funèbre en l’honneur de son père et de son oncle. Il avait annoncé qu’il donnerait, à Carthagène, des combats de gladiateurs. On ne vit point figurer à ces jeux des athlètes de condition servile ni de ces mercenaires qui vendent leur sang. Tous furent des combattants volontaires et non payés : les uns, envoyés par les princes du pays pour donner une preuve de la valeur naturelle à leur nation ; d’autres qui avaient voulu descendre dans l’arène pour gagner la faveur de leur général ; d’autres encore, pour le plaisir de porter un défi. Quelques-uns, engagés dans des contestations, convinrent que la victoire déciderait et s’en remirent à leur épée. Et ce n’étaient pas des hommes obscurs, mais de nobles et illustres personnages, entre autres Corbis et Orsua, cousins germains qui se disputaient la principauté d’une ville nommée Ibsès et qui se décidèrent à vider leur querelle par les armes. Corbis était le plus âgé, mais Orsua avait pour père le dernier roi. Scipion aurait voulu les réconcilier : ils répondirent qu’ils n’auraient pour juge que le dieu Mars. Corbis était fier de sa force, Orsua de sa jeunesse ; chacun d’eux aimait mieux mourir en combattant que de se soumettre à l’autorité d’un rival. Le plus âgé triompha facilement par son adresse de l’inexpérience fougueuse du plus jeune[11].

 

II. — CONSULAT DE SCIPION (205) ; BATAILLE DE ZAMA (202).

Depuis la bataille du Métaure, la seconde guerre Punique était terminée en Italie. Annibal avait compté sur Syracuse, elle était prise ; sur Philippe, il avait été battu[12] ; sur les Gaulois, ils étaient restés indifférents ; sur l’Espagne, elle était conquise ; sur Asdrubal, il venait de périr. Ses alliés d’Italie lui manquaient aussi, car le prestige de sa gloire se dissipait, et, en même temps, chaque jour augmentait ses exigences. Le Bruttium, si pauvre, s’épuisait à nourrir ses mercenaires, et partout, comme à Locres, on méditait des défections. Il se sentait entouré d’ennemis, et il croyait les retenir par la cruauté. Le sang africain se montrait. A Arpi, il avait fait périr dans les flammes la femme et les enfants d’un chef qui était retourné aux Romains. A Herdonée, à Terina, à Nuceria, il avait chassé les habitants et brûlé la ville. Il fit de même dans toutes les places qu’il ne put garder. Immobile dans son camp, on ne reconnaissait Annibal qu’à la prudence et aux craintes qu’il inspirait encore aux consuls, à la discipline qu’il savait maintenir, malgré ses revers, dans une armée que le seul appât du gain semblait pouvoir garder réunie et docile.

Cependant Carthage elle-même était menacée. Les Romains lui avaient fermé les uns après les autres tous les pays où elle recrutait des soldats : la Gaule, dont Marseille gardait les côtes ; l’Espagne et la Sicile, d’où ses armées étaient chassées ; la Numidie, dont Scipion avait gagné l’alliance. Chaque printemps, la flotte romaine de Lilybée insultait l’Afrique. En 207 le territoire d’Utique avait été ravagé et une flotte carthaginoise détruite. Enfin Scipion avait tourné contre Carthage les deux rois de Numidie. Le temps des véritables représailles de Cannes était venu. Scipion le disait tout haut : Il faut passer en Afrique ; Annibal, acculé dans le Bruttium, protégé par des montagnes et d’impraticables forêts, y fera une résistance dont on ne peut prévoir le terme ; une attaque sur Carthage lui fournira un prétexte honorable, que peut-être il attend, de quitter l’Italie[13]. Mais Fabius voulait que son système eût l’honneur de la dernière victoire, et l’on envoya le jeune consul en Sicile sans flotte et sans armée.

Souvent le peuple voit et comprend là où les sages ne voient ni ne comprennent : avec cet admirable instinct qui n’est que le bon sens appliqué aux choses simples et grandes ; il avait deviné le vainqueur d’Annibal, et il applaudissait à ses desseins. Ce que le sénat refusait, les alliés le donnèrent. L’Étrurie, naguère soupçonnée[14], offrit toute une flotte et une immense quantité d’armes, de fer, d’agrès et de provisions ; l’Ombrie, la Sabine, les Marses, les Péligniens, les Marrucins, promirent des soldats ; et l’on eut le singulier spectacle d’une flotte et d’une armée spontanément fournie par les sujets de Rome, quand Rome elle-même ne donnait à son consul ni un soldat ni un vaisseau.

Cette mauvaise volonté du sénat suivit Scipion en Sicile. Ayant trouvé une occasion d’enlever Locres à Annibal, il y laissa pour gouverneur Pleminius. La longueur de la guerre, comme chez nous à la fin de l’empire, avait inspiré aux soldats de profession un grand mépris pour les habitants des villes. La garnison de Locres et Pleminius se souillèrent de mille excès. Les ennemis de Scipion l’accusèrent de connivence. A Syracuse, disaient-ils, entouré de philosophes et de rhéteurs, il oubliait et Annibal et l’armée. Dans ce Grec chaussé de sandales et vêtu de la chlamyde, qui pourrait reconnaître un consul romain ? Une commission fut nommée pour examiner sa conduite, et l’on y adjoignit deux tribuns pour l’arrêter au nom du peuple, si tous ces bruits étaient fondés. A Locres, on trouva Pleminius seul coupable ; à Syracuse, Scipion montra la flotte, les magasins, les immenses préparatifs de la descente, et il renvoya ses juges pleins d’admiration et d’espérance[15] (205). Dans le même temps, Rome avait envoyé des députés à Delphes pour faire une offrande à Apollon, et la Pythie, complice de la fortune de Rome, avait répondu : Une importante victoire est réservée au peuple romain.

La Sicile entière accourut à Lilybée le jour du départ (204). Scipion, monté sur le vaisseau prétorien et dominant de là sa flotte et la foule immense qui couvrait le port, offrit un sacrifice solennel qu’il termina, au milieu d’un religieux silence, par cette prière : Dieux et déesses de la terre et des mers, je vous en prie, je vous en conjure, que mon commandement soit heureux pour moi pour le peuple romain, pour les alliés, pour mes soldats. Faites que nos projets prospèrent, et ramenez-nous dans nos foyers en santé, en force et vainqueurs. Puis il jeta dans la mer les entrailles de la victime et fit sonner le départ. Un vent favorable enfla les voiles ; à midi on avait déjà perdu la terre de vue : quatre cents vaisseaux de transport portaient des vivres pour quarante-cinq jours et trente mille soldats, parmi lesquels les vétérans de Cannes ; quarante galères seulement les escortaient. Sur sa route, il ne rencontra pas un navire carthaginois, et cependant, après Zama, Carthage lui livra cinq cents vaisseaux de guerre ! Où étaient-ils quand s’avançait cette flotte qui portait sa destruction ?

Avant l’embarquement, Scipion avait appris la défection de. Syphax, qu’Asdrubal avait gagné en lui donnant sa fille Sophonisbe, et la défaite de Masinissa, chassé par Syphax du royaume de ses pères. Les aventures de ce vaillant Numide nous montrent la vieille Afrique telle alors que nous la voyons aujourd’hui. Traqué sur une montagne par Bocchar, officier de Syphax, Masinissa lui échappe. Une seconde fois enfermé dans une vallée dont Bocchar occupe les issues, il fait encore à travers les précipices, et gagne les plaines de Cypea, où Bocchar suit ses traces, l’atteint et l’enveloppe. Malgré une blessure, Masinissa se fait jour avec quatre cavaliers ; mais Bocchar le reconnaît, lance tous les siens à sa poursuite, lui coupe la route du désert et l’accule à une rivière profonde. Les fugitifs s’y précipitent ; deux sont emportés par le torrent, et Bocchar, qui croit avoir vu le prince périr, retourne demander à Syphax le prix de la tête de Masinissa. Celui-ci, caché au fond d’une caverne, y panse ses blessures, -vivant du butin que lui rapportent ses deux compagnons ; et, dès qu’il peut remonter à cheval, il quitte audacieusement sa retraite, apparaît tout à coup au milieu des Massyliens, les soulève, et, redevenu roi, attaque à la fois Carthage et son rival. Une nouvelle défaite le rejette dans le désert. Il s’y joue encore de l’ardente poursuite de Vermina, fils de Syphax, jusqu’à ce que son ennemi lassé l’abandonne ; alors il gagne la Petite Syrte, où il attend que les Romains arrivent (204).

Scipion était descendu au Beau Promontoire, quand il vit accourir quelques cavaliers poudreux. C’était Masinissa, qui venait de traverser encore, pour le rejoindre, toute l’Afrique carthaginoise. Scipion avait compté sur deux rois : l’un était ennemi, l’autre détrôné. Mais ce fugitif était le meilleur cavalier de l’Afrique, et, dans les deux Numidies, il n’était bruit que de son éclatante bravoure ; Scipion l’accueillit avec honneur, comptant sur lui pour faire bientôt une importante diversion. Deux combats de cavalerie, le ravage des campagnes et le blocus d’Utique inaugurèrent sans éclat cette expédition d’Afrique, où l’on ne vit pas, comme au temps de Regulus, les alliés de Carthage s’unir aux Romains, ce qui indique un changement dans leurs sentiments, provenant sans doute d’un changement de conduit du sénat carthaginois à leur égard. L’année suivante fut plus féconde (203). Asdrubal et Syphax avaient réuni cinquante mille hommes[16]. À la faveur de feintes négociations, Scipion fit reconnaître leurs camps, formés de buttes de jonc et de paille ; durant une nuit il y mit île feu, tandis que ses légions enveloppaient l’enceinte : trois mille hommes seulement s’échappèrent. Une nouvelle armée de trente mille Carthaginois et Numides fut écrasée à la journée des Grandes Plaines. Le temps était venu d’utiliser Masinissa ; Scipion le chargea avec Lælius de poursuivre Syphax, cieux fois vaincu. Les Massyliens accoururent en foule autour de leur prince, qui provoqua son rival en combat singulier, et l’infanterie romaine n’eut qu’à se montrer pour dissiper l’ennemi, ébranlé déjà par les charges furieuses des Massyliens. Syphax, Cirta, sa  capitale, ses trésors et Sophonisbe, tombèrent au pouvoir de Masinissa. Il avait autrefois aimé cette fille d’Asdrubal : il crut la soustraire à la haine de Rome en la prenant pour épouse. Mais Scipion se souvint qu’elle avait détaché Syphax de son alliance : il exigea durement que la Carthaginoise lui fût livrée, et le Numide envoya comme présent nuptial à sa fiancée une coupe de poison. — Qu’y à-t-il de vrai dans ce roman que Tite-Live place au milieu de ses récits d’une guerre sans pitié ? Le humide avait voulu par orgueil mettre au nombre de ses femmes celle que Carthage aurait pu appeler la fille de la république, et, une fois entrée dans le harem royal, Sophonisbe n’en devait sortir que morte.

Cette importante expédition assurait à Scipion l’appui de tous les Numides. Annibal pouvait revenir : cette cavalerie à laquelle il devait ses victoires était maintenant tournée contre lui. Le sénat l’avait en effet rappelé, tandis que, pour gagner du temps et arrêter Scipion, déjà maître de Tunis, il rendait quelques prisonniers et envoyait une ambassade à Rome[17]. Les Carthaginois avaient alors deux armées en Italie, celles d’Annibal et de Magon : ce dernier, chargé en 203 de recommencer l’expédition d’Asdrubal, avait perdu deux ans dans les montagnes de la Ligurie, puis s’était fait battre sur le territoire des Insubres (203). Il était à Gênes, malade d’une blessure, quand il reçut l’ordre de rentrer à Carthage : il embarqua son armée et mourut dans la traversée, à la hauteur de la Sardaigne.

Depuis cinq ans, Annibal n’avait tenté aucune de ces entreprises hardies qui avaient si souvent déconcerté les Romains, et il laissait les consuls se vanter, comme d’autant de victoires, de la reprise de quelques villes obscures[18]. Mais malheur à qui venait le troubler dans sa retraite ? Le héros se retournait, frappait un coup, puis rentrait dans son repos. Sombre et triste, il se sentait vaincu par quelque chose de plus fort que son génie, les mœurs et les institutions de Rome. Des armées, des généraux, il en aurait triomphé ; mais ce peuple avait quelque chose de la puissance de l’Océan. En vain il l’avait refoulé devant lui : comme la mer qui revient et monte lentement, invinciblement, ce peuple s’était relevé. Déjà l’espace lui manquait, le flot l’entourait et, montant toujours, arrivait jusqu’aux murs de Carthage, dont il battait les portes.

En quittant l’Italie, Annibal lui laissa d’insultants et cruels adieux. Dans le sanctuaire de Junon Lacinienne, il éleva une colonne où il grava en langue grecque et punique le récit de ses victoires, que Polybe a lu, et autour du temple il fit égorger tous les mercenaires italiens qui refusèrent de le suivre. La tradition racontait aussi qu’il avait voulu ravir la statue d’or de la déesse, dont le visage irrité avait arrêté le sacrilège[19]. Depuis longtemps ses vaisseaux étaient prêts : il fit voile vers la Petite Syrte. Scipion avait débarqué au Beau Promontoire, nom de bon augure ; le premier monument qu’Annibal aperçut sur la côte d’Afrique fut un tombeau ruiné. Les peuples et les soldats voyaient l’avenir dans ces présages (203).

Scipion était pressé de finir cette guerre, car il craignait que chaque printemps ne lui amenât un successeur. Personne n’avait voulu de son commandement d’Espagne ; naguère encore on taxait ses espérances de folie ; mais Fabius venait de mourir, et les nouveaux consuls fatiguaient le sénat et les tribus pour obtenir sa province d’Afrique. Avec cette équité que le peuple montre dans les grandes circonstances, les trente-cinq tribus ne voulurent d’autre général en Afrique que celui qui avait reconquis l’Espagne et arraché Annibal d’Italie[20].

Avant de livrer la bataille qui allait décider des destinées du monde, Annibal, dans une conférence avec Scipion, demanda la paix. Rais la paix sans une défaite d’Annibal aurait été sans gloire et sans durée Scipion refusa, et se hâta de combattre pour profiter de quatre mille cavaliers que Masinissa venait de lui amener, et prévenir l’arrivée des secours promis par Vermina au général carthaginois[21].

Les deux armées étaient de force égale en infanterie, mais la cavalerie de Scipion était plus nombreuse que celle d’Annibal. Tout ce qu’enseignait l’art de la guerre et une vieille expérience fut de part et d’autre appliqué (19 octobre 202)[22]. Du côté d’Annibal, plus de ces ruses auxquelles s’étaient laissé prendre tant ide consuls, mais d’admirables dispositions. Sur les ailes, ses plus mauvaises troupes, pour occuper les Numides et les entraîner à la poursuite, loin du champ de bataille. En avant-garde, une ligne formidable de quatre-vingts éléphants ; derrière, ses mercenaires gaulois et ligures, pour émousser les épées romaines et rompre l’ordonnance des légions. Au corps de bataille, les Carthaginois et les Africains, pour tomber sur les Romains troublés et fatigués par un premier combat ; enfin, à un stade en arrière, ses vieilles bandes d’Italie, ses soldats les plus dévoués, tenus en réserve pour achever la victoire ou le suivre dans sa retraite et l’accompagner à Carthage, afin qu’il n’y rentrât pas désarmé[23]. Mais Scipion avait ménagé entre ses manipules des intervalles où les éléphants s’engagèrent criblés de traits par les vélites. Les mercenaires, rompus et rejetés sur la seconde ligne, y portèrent le désordre, tandis que Scipion arrêtait ses soldats, rétablissait les rangs, et les lançait à ce second combat avec l’ordre qu’ils auraient eu au sortir d’un camp. Durant ce choc terrible, Lælius et Masinissa, au lieu de se laisser emporter à la poursuite des cavaliers ennemis, avaient ramené leurs Numides sur l’arrière-garde ; Annibal était à son tour enveloppé. Il s’enfuit de ce champ de bataille couvert de vingt mille de ses soldats jusqu’à Hadrumète, et de là à Carthage, ou il rentra trente-six ans après en être sorti avec son père Amilcar. II y rentrait fugitif, lui rapportant de tant de guerres, de victoires et de conquêtes, une paix humiliante. Quelques-uns, sans doute, auraient volontiers fait au grand vaincu le sort qu’avaient subi tant de chefs carthaginois au lendemain d’un désastre. Mais l’homme qui avait si longtemps fixé sur lui l’admiration du monde ne pouvait être traité comme un général obscur. Le peuple aimait celui qui avait porté si haut le nom de Carthage, et il n’aurait pas permis qu’après avoir refusé au héros les moyens de vaincre, les Hannons lui demandassent compte de sa défaite.

Les vétérans de Cannes avaient glorieusement rétabli l’honneur des armées romaines. De Zama Scipion était revenu à Tunis, où il détruisit encore une armée que Vermina, fils de Syphax, amenait au secours d’Annibal. Dans son conseil, quelques officiers parlaient de ne quitter l’Afrique qu’après avoir effacé de la liste des nations le nom de Carthage. Mais l’entreprise était difficile et longue ; d’autres profiteraient de leurs travaux ; déjà un des consuls de l’année 202, Tiberius Claudius Néron, se préparait à frapper du dernier coup l’ennemi héréditaire. Scipion se résolut à traiter. Peut-être aussi de plus nobles pensées occupaient cette grande âme. Depuis que Carthage n’était plus à craindre, elle devenait utile. Tant que vivaient Annibal et Carthage, Rome ne pouvait s’abandonner au dangereux enivrement de la victoire. Il lui fallait garder ses mœurs, sa discipline, son courage, en face de ce péril toujours prêt à renaître. Cette politique ut, au témoignage d’Appien (Lybica, VIII, 69), celle des Scipions ; ils la devaient sans doute au chef de leur maison.

Scipion conclut d’abord un armistice de trois mois que Carthage paya 25.000 livres d’argent, elle s’engagea de plus à fournir, pour toute la durée de la trêve, à l’armée romaine la solde et des vivres. A Rome, le peuple contraignit le sénat à laisser au vainqueur de Zama l’honneur de terminer cette guerre. On lui adjoignit seulement dix commissaires pour qu’il s’aidât de leurs conseils. Il ne demanda pas l’extradition d’Annibal, et fixa les conditions suivantes : Carthage gardera ses lois et ce qu’elle possède en Afrique ; elle livrera les prisonniers, les transfuges, tous ses navires, excepté dix, tous ses éléphants sans pouvoir en dompter à l’avenir ; elle ne fera point dé guerre, même en Afrique, sans la permission de Rome, et ne pourra lever des mercenaires ; elle payera 10.000 talents en cinquante ans, livrera, cent otages de quatorze à trente ans, indemnisera Masinissa et le recevra comme allié[24].

A Carthage, un sénateur osa parler contre ces conditions : Annibal l’arracha de la tribune. Comme on murmurait : J’ai toujours vécu dans les camps, dit le rude soldat, et j’ignore vos sages des villes. Puis il prouva la nécessité de se soumettre. Les ambassadeurs partirent pour Rome. Si l’on avait voulu nous écouter, Hannon et moi, disait l’un d’eux, nous ne serions pas ici à implorer votre pitié. Par quels dieux jurez-vous ce traité ? demanda un sénateur. Par ceux, répondit Asdrubal, qui ont si cruellement puni notre parjure. Le sénat accepta les conditions souscrites par Scipion, et ordonna à deux féciaux de se rendre en Afrique, avec les pierres saintes, les verveines et la plante sacrée qui pousse au Capitole[25]. Scipion reçut quatre mille prisonniers, d’assez nombreux transfuges, qui périrent sous la hache ou furent mis en croix, supplice jusqu’alors inusité chez les Romains, mais habituel à Carthage et en Orient. On lui livra cinq cents vaisseaux qu’il fit brûler en pleine mer, à la vue de Carthage, annonçant ainsi que Rome ne voulait point pour elle-même de cet empire maritime qu’elle venait de détruire. Le tribut fut remis le dernier. En voyant la douleur des Carthaginois pour se séparer de leur or, Annibal se prit à rire. C’est quand on nous enlevait nos vaisseaux et nos armes, dit-il, qu’il fallait pleurer ; le moindre de vos maux est celui qui vous coûte le plus de larmes ! Carthage était désarmée ; pour qu’elle ne pût se relever, Scipion attacha à ses flancs un ennemi infatigable, Masinissa, auquel, en présence de ses troupes, il donna le titre de roi avec les Mats de ses pères, la forte ville de Cirta et une partie du royaume de Syphax ; mais le reste fut rendu à Vermina, pour que le voisinage de ce mortel ennemi fit à Masinissa une obligation de sa fidélité.

Toutes choses ainsi réglées en Afrique, Scipion revint à Lilybée. De là il renvoya son armée à Rom sur la flotte ; pour lui, il prit par terre, traversant l’Italie dans toute sa longueur, au milieu d’un immense concours de peuples, comme pour effacer la honte de tous ces champs de bataille, en y montrant celui auquel le génie d’Annibal avait enfin cédé. Son entrée dans Rome fut le plus splendide triomphe. Il portait au trésor 123.000 livres d’argent, et chaque soldat avait reçu 400 as. Syphax suivait le char[26]. C’était le premier roi condamné à cette honte. Mais bientôt Persée, Jugurtha, allaient passer par cette voie douloureuse qui était, pour Rome, la voie triomphale ; puis le Vercingétorix gaulois, Juba, et la fille des Ptolémées, et la reine de Palmyre ! Duillius n’avait eu qu’une inscription sur une colonne rostrale : Scipion reçut le nom d’Africain, et un plébiscite ordonna que sa statue, placée dans le temple de Jupiter, avec la robe triomphale et la couronne de laurier, en serait tirée chaque année à pareil jour pour recommencer un nouveau triomphe. À ces honneurs presque divins on voulut joindre le pouvoir, et dans l’égarement de sa reconnaissance, le peuple lui offrit le consulat et la dictature à vie[27].

Ce peuple était injuste envers lui-même. Le vainqueur véritable, dans cette lutte terrible, c’était lui. Dès les premiers jours, ses dieux l’avaient abandonné, et l’on verra bientôt qu’il en garda le souvenir irrité. Mais il ne s’abandonna point, fut à lui-même sa providence et se sauva par la sagesse dans le conseil, par la discipline dans l’action, par la constance dans le sacrifice ; et ces viriles vertus le firent plus grand qu’Annibal, plus heureux que Scipion. Cependant la foule a besoin de personnifier sa fortune dans un homme. Pour honorer celui qui avait vaincu à la dernière heure, Rome oubliait ses lois : elle offrait même à Scipion ce qu’elle laissera prendre à César, symptôme grave d’un état nouveau des esprits, qui présage des révolutions intérieures. C’est que la victoire de Zama ne finissait pas seulement la seconde guerre Punique, elle commençait la conquête du monde.

 

 

 

 



[1] Marcius avait pris dans ses lettres le titre de propréteur : c’était un dangereux exemple.

[2] Polybe, qui porte très haut les mérites d’Asdrubal, excuse ses défaites par les embarras où le jetèrent les généraux que Carthage envoyait en Espagne.

[3] Polybe, X, 2.

[4] Sur certains points du littoral méditerranéen la marée est très sensible, et de la direction des côtes et du vent dépend l’amplitude ou la diminution du flot. Dans l’Adriatique et sur les côtes occidentales de la Sicile, la marée monte de 1 mètre, parfois de 3.

[5] Polybe (X, 2) avait lui-même visité Carthagène, et Lælius lui avait conté, entre autres détails, que durant l’assaut Scipion allait partout accompagné de trois soldats qui le couvraient de leurs boucliers, contre les traits qu’on lui lançait de la muraille, de sorte que le général voyant tout, pouvait sur l’heure pourvoir à tout.

[6] Tite-Live, XXVI, 50.

[7] Polybe, IX, 11.

[8] X, 39, 7 et 8. Cf. Tite-Live, XXVII, 19. Le combat de Bæcula n’aurait donc été livré, que pour donner le change à Scipion.

[9] D’après Polybe (XI, 18), il doit avoir franchi les Pyrénées à la fin de l’été de 209, et il n’arriva en Italie qu’au printemps de 207. Tite-Live parle de sa célérité, mais aussi de voyages d’émissaires romains et massaliotes dans l’intérieur de la Gaule pour l’observer.

[10] Tite-Live, XXVIII, 24-29.

[11] Id., ibid., 24.

[12] Cette année même (205) Philippe demandait la paix.

[13] Jam hoc ipsum præsagiens animo prœparaverat ante naves (Tite-Live, XXX, 20).

[14] Il paraît qu’à l’approche de Magon, il y eut encore quelques mouvements en Étrurie. Voyez Tite-Live, XXX, 3. Tel fut le zèle des alliés, que quarante jours suffirent pour couper le bois et construire les navires. (Pline, Hist. nat., XVI, 50.)

[15] Devant les grands événements qui se préparaient alors, on oublie le scandale que donnait à Rome la conduite de Livius Salinator durant sa censure. (Tite-Live, XXIX, 37.) Du reste, les historiens nous paraissent avoir singulièrement forcé ce caractère. Sa réponse à Fabius, avant la bataille du Métaure, ne peut pas avoir été faite. (Tite-Live, XXVIII, 40.)

[16] Tite-Live dit quatre-vingt-treize mille, mais, en relevant le nombre des morts, des prisonniers et des fugitifs, on ne trouve que cinquante mille. Suivant Appien, il n’y eut de brûlé que le camp d’Asdrubal.

[17] Tite-Live accuse les Carthaginois d’avoir violé la trêve, en interceptant un convoi de deux cents navires et en laissant insulter par la populace trois envoyés de Scipion, qui manquèrent périr.

[18] Tite-Live, XXX, 16.

[19] Cicéron, de Div., I, 24.

[20] Cf. dans Tite-Live (XXX, passim), les efforts des consuls Claudius et Lentulus pour obtenir l’Afrique ; le sénat renvoie toujours l’affaire au peuple.

[21] Appien dit (Libyca, VIII, 34) qu’Annibal fit massacrer quatre mille Massyliens qui avaient passé de son côté et qu’il soupçonna de trahison ; et Tite-Live (XXX, 36) raconte que, quelques jours après la bataille de Zama, Vermina osa attaquer Scipion, qui lui tua seize mille hommes.

[22] Il y eut ce jour-là, suivant Zonare, une éclipse de soleil, et les calculs astronomiques prouvent que cette éclipse fut visible dans le nord de l’Afrique. Tite-Live (XXX, 29) place Annibal à Zama et Scipion prés de la ville de Naraggara. Suivant Appien (ibid., VIII, 56), il y avait eu à Zama quelques jours auparavant un combat de cavalerie avantageux pour les Romains.

[23] Ainsi Bonaparte, à la Moskova, refusa de faire donner sa garde. Tite-Live dit à tort qu’Annibal avait placé à l’arrière-garde les Italiens, dont il se défiait.

[24] Polybe, XV, 18 ; Tite-Live, XXX, 36. Quand ils apportèrent à Rome le premier terme du tribut, ils essayèrent de le payer en fausse monnaie : leurs pièces avaient un quart d’alliage. (Tite-Live, XXXII, 2.)

[25] Tite-Live, XXX, 43.

[26] Suivant Tite-Live, contredit par Polybe, qui devait être mieux informé, Syphax était mort dans sa prison avant le triomphe. Polybe le fait mourir à Tibur cinq ans plus tard. Les vétérans de Scipion reçurent des terres en Lucanie et dans l’Apulie.

[27] Tite-Live, XXXVIII, 56 : .... perpetuum consulem et dictatorem.