HISTOIRE DES ROMAINS

 

QUATRIÈME PÉRIODE — LES GUERRES PUNIQUES (264-201)

CHAPITRE XXIII — LA SECONDE GUERRE PUNIQUE JUSQU’À LA BATAILLE DE CANNES (218-216).

 

 

I. — ANNIBAL EN ESPAGNE[1].

Si le sénat, répondant à l’appel d’Utique et des mercenaires, durant la révolte des armées de Carthage, leur avait envoyé deux légions, c’en était fait de la grande cité africaine ; Amilcar n’entreprenait pas la conquête de l’Espagne, Annibal ne tentait point celle de l’Italie, et des maux infinis étaient épargnés à d’innombrables populations. Rome manqua d’audace. Ce n’est pas que le respect de la foi jurée l’arrêtât. Ses prêtres, ses augures, lui auraient aisément trouvé les moyens de mettre en repos une conscience peu scrupuleuse ; mais, au lendemain de la première guerre Punique, elle avait à panser ses blessures ; et, n’osant risquer une grande iniquité, elle se contenta d’une petite, le secours indirect donné aux mercenaires d’Afrique et le rapt de la Sardaigne. Amilcar eut le temps de sauver Carthage et de doubler son empire.

En l’année 218, à la veille de la seconde guerre l’unique, les possessions des Carthaginois étaient dispersées depuis la Cyrénaïque, jusqu’aux bouches du Tage et du Douro, sur une ligne de 8 à 900 lieues, mais étroite, sans profondeur, et pouvant être à chaque instant coupée soit par les nomades Africains dans leurs rapides incursions, soit par un ennemi qui trouvait toujours à débarquer sur cette immense étendue de côtes. La république romaine, au contraire, présentait l’aspect d’un empire régulièrement constitué : Rome placée au centre de la péninsule ; la péninsule couverte elle-même par trois mers ; et au delà de ces trois mers, comme autant de postes avancés qui gardaient les approches de l’Italie, l’Illyrie, d’où les légions surveillaient la Macédoine et la Grèce ; la Sicile, d’où elles apercevaient l’Afrique ; la Corse et la Sardaigne, au milieu de la route vers la Gaule ou l’Espagne et qui commandaient la navigation de la mer Tyrrhénienne.

Ce qui ajoutait à la force de cette domination c’est que dans la plus grande partie de l’Italie elle était acceptée, sinon avec amour, du moins avec résignation[2]. Les peuples pauvres et belliqueux aiment mieux payer tribut avec du sang qu’avec de l’or[3] ; et Rome ne demandait aux Italiens que des soldats. En échange de leur orageuse indépendance, elle leur avait donné la paix, qui favorisait le développement de la population, de l’agriculture et du commerce. Ils n’avaient plus à redouter que chaque nuit une troupe ennemie virile, moissonne leurs champs, leurs vignes et leurs arbres, ravisse leurs troupeaux, briller leurs villages, emmène en servitude leurs femmes et leurs enfants. Rome avait mis un terme à ces maux et à ces terreurs qui, avant elle, se renouvelaient chaque jour sur mille points de l’Italie. Ses censeurs couvraient la péninsule de routes, desséchaient les marais, jetaient des ponts sur les fleuves et construisaient des temples, des portiques, des égouts clans les cités italiennes, de sorte que Rome n’était pas seule à bénéficier des dépouilles du monde[4]. Pour défendre les eûtes contre les descentes de l’ennemi ou des pirates, le sénat les avait dernièrement encore garnies de colonies maritimes ; pour protéger les marchands italiens, il avait déclaré la guerre aux Illyriens et à Carthage[5]. Quelques-uns des grands usaient noblement de leur titre de patrons des villes, pour exécuter au profit des alliés d’immenses travaux. Ainsi Curius était devenu le protecteur de Reate en creusant un canal dans le roc d’une montagne pour jeter dans la Nera le trop-plein du lac Velinus[6]. Si l’on avait encore la seconde décade de Tite-Live, on y trouverait sans doute beaucoup de faits semblables qui montreraient que cette domination, établie par la force, quelquefois par la violence et la perfidie, e faisait pardonner par ses bienfaits.

La gloire de Rome rejaillissait d’ailleurs sur les Italiens comme celle d’Athènes et de Sparte avaient été l’honneur de la Grèce. Tous, malgré les différences de leur condition, venaient de se serrer autour d’elle à la nouvelle d’une invasion gauloise, et nous verrons Annibal victorieux rester deux ans au milieu de l’Italie sans y trouver un allié. Le temps avait cimenté cet édifice construit par le sénat durant la guerre du Samnium et fait de toutes les nations italiennes une masse inébranlable par son union. Cependant, dans les derniers pays soumis, il y avait encore parmi le peuple, dont le patriotisme est souvent plus désintéressé que celui des grands, des regrets pour la liberté perdue[7]. Mais partout la noblesse s’était franchement ralliée aux Romains, comme à Vulsinies, à Arretium, à Capoue, à Nole, à Nucérie, à Tarente, à Compsa et dans la Lucanie ; des alliances de famille entre cette noblesse italienne et celle de Rome resserraient encore ces liens. A Venise, les nobles du livre d’or méprisèrent ceux de la` terre ferme ; à Rome, Ap. Claudius prenait pour gendre un Campanien, et le consulaire Livius épousait la fille d’un sénateur de Capoue[8].

Il s’en fallait que l’empire des Carthaginois, en apparence si colossal, reposât sur d’aussi fermes appuis. Les énormes contributions frappées sur leurs sujets et les atrocités de la guerre inexpiable ne les, avaient pas sans doute réconciliés avec les Africains. Utique même et Hippone-Zaryte avaient voulu se donner aux Romains Sur les côtes de la Numidie et de la Maurétanie, quelques postes occupés de loin en loin et cernes par les barbares, étaient à peine suffisants pour porter aide et secours aux navires dans la dangereuse traversée d’Espagne. En Espagne même l’autorité de Carthage, ou plutôt d’Annibal, n’était sûrement établie que dans la Bétique. Dans le reste du pays jusqu’à libre, les peuples avaient été vaincus, mais non domptés ; et les généraux romains pourront s’y présenter bien plus facilement qu’Annibal en Italie, comme les libérateurs de la péninsule[9].

Amilcar avait élevé ses fils dans la haine de Rome. Ce sont quatre lionceaux, disait-il en les montrant, qui grandiront pour sa ruine ; et Annibal dans sa vieillesse contait au roi Antiochus qu’avant de partir pour l’Espagne, son père, au milieu d’un sacrifice solennel, lui avait fait jurer une haine éternelle aux Romains.

Dès son arrivée au camp d’Asdrubal, dit Tite-Live, il attira sur lui tous les yeux. Les vieux soldats crurent revoir Amilcar dans sa jeunesse : c’était sur son visage la même expression d’énergie, le même feu dans le regard. II ne tarda guère à n’avoir plus besoin du souvenir de son père pour se concilier la faveur. Jamais esprit ne fut plus propre à deux choses opposées, obéir et commander ; aussi eût-il été difficile de décider qui le chérissait davantage du général ou de l’armée. Asdrubal ne cherchait point d’autre chef quand il s’agissait d’un coup de vigueur ; et, sous nul autre, les soldats ne montraient plus de confiance. D’une audace incroyable pour affronter le danger, il gardait dans le péril une merveilleuse prudence. Nul travail ne fatiguait son corps, n’abattait son esprit. Il supportait gaiement le froid et le chaud. Pour sa nourriture, il donnait satisfaction au besoin, jamais au plaisir. Ses veilles, son sommeil, n’étaient point réglés par le jour et la nuit. Les affaires terminées, il ne cherchait le repos ni sur une couche moelleuse ni dans le silence. Souvent on le vit, couvert d’une casaque de soldat, étendu sur la terre, entre les sentinelles avancées ou au milieu du camp. Son vêtement ne se distinguait pas de celui de ses compagnons ; tout son luxe était dans ses chevaux et dans ses armes. Le meilleur à la fois des cavaliers et des fantassins, il allait le premier au combat et se retirait le dernier. Tant de qualités étaient accompagnées de grands vices : une cruauté féroce, une perfidie plus que punique, nulle franchise, nulle pudeur, nulle, crainte des dieux, nul respect pour la foi du serment, nulle religion. Avec ce mélange de vertus et de vices, il servit trois ans sous Asdrubal ; sans rien négliger de ce que devait faire ou voir un futur général des armées carthaginoises.

Tite-Live exagère certainement les vices d’Annibal, et il ne met en relief que les qualités du soldat. L’histoire de la seconde guerre Punique va nous montrer le grand capitaine. héritier de l’ambition des Barcas avec plus de génie et d’audace, Annibal voulut se faire, aux dépens de Rome, un empire qu’il n’était pas assez fort pour se faire aux dépens de Carthage[10]. Une guerre italienne était d’ailleurs un moyen glorieux de mettre un terme à la lutte que soutenaient sa famille et son parti ; et, malgré les traités, malgré la plus saine partie du sénat[11], il la commença. Il ne demanda rien à Carthage, ne mit d’espoir qu’en lui-même et dans Ies siens : puis, entraînant sur sa route Espagnols et Gaulois, il franchit les Alpes. Sa conduite devant. Sagonte, le choix de la route qu’il prit, pour ne point se mettre dans la dépendance des flottes de Carthage ; ses promesses à ses troupes[12], son traité avec Philippe, l’abandon où Carthage le laissa après Cannes, le pouvoir presque illimité. que, vaincu, il sut encore saisir dans sa patrie, montrent ses secrets desseins et ce qu’il aurait fuit de la liberté de son pays, s’il y était rentré victorieux. La seconde guerre Punique n’est qu’un duel entre Annibal et Rome, et en parlant ainsi nous ne croyons pas diminuer l’importance de la lutte, parce qu’elle montrera ce qu’il y a de force et d’inépuisables ressources dans le génie d’un grand homme, comme dans les institutions et les mœurs d’un grand peuple[13].

Amant de commencer cette guerre, il fallait être sûr de l’Espagne. Le Sud et l’Est étaient soumis, mais les montagnards du centre et de la haute vallée du Tage résistaient encore. Annibal écrasa les Olcades dans la vallée du Xucar (221), les Vacéens dans celle du Douro et les Carpétans sur les rives du Tage aux environs de Tolède (220). Les Lusitaniens et les peuples de la Galice restaient libres, Annibal se garda bien d’aller user contre eux son temps et ses forces. Jusqu’à l’Èbre, l’Espagne paraissait soumise ; c’était assez pour ses desseins.

Dans le traité imposé par Rome à Asdrubal, l’indépendance de Sagonte au sud de l’Èbre avait été formellement garantie. Pour engager irrévocablement la guerre, Annibal, à la tête de cent cinquante quille hommes, vint assiéger cette place, qui aurait servi d’arsenal et de point d’appui aux légions s’il leur avait laissé le temps d’arriver en Espagne. Cette conduite était injuste, mais habile. Sagonte, ville grecque et commerçante, à mi-chemin entre l’Èbre et Carthagène, faisait, sur cette côte, concurrence aux marchands carthaginois ; Annibal voulut la leur offrir comme victime, en expiation de la guerre qu’il les forçait d’accepter. Par le pillage d’une des plus grandes cités de la péninsule il comptait aussi acheter d’avance le dévouement de ses soldats. Rome lui envoya des députés ; il refusa de les recevoir, sous prétexte qu’il ne pourrait répondre de leur vie s’ils se risquaient au milieu de tant de soldats barbares. Les députés allèrent à Carthage demander qu’on leur livrât l’audacieux général.

Malgré le juste ressentiment qu’elle avait gardé de la conduite de Rome dans l’affaire de la Sardaigne, Carthage ne souhaitait pas la guerre. Ses riches marchands, voyant les Romains dédaigner les profits du négoce, et Marseille, Syracuse, Naples, Tarente, prospérer sous leur domination ou dans leur alliance, s’étaient déjà familiarisés avec l’idée de la suprématie romaine. Mais le peuple et le sénat étaient dominés par la faction barcine. Malgré les efforts d’Hannon, il fut répondu aux députés que Sagonte avait elle-même allumé cette guerre, et que les Romains agiraient injustement s’ils préféraient cette ville à Carthage, leur plus ancienne alliée.

Durant ces ambassades, Sagonte était presse avec la dernière vigueur. Située, dit Tite-Live, à environ 1000 pas du rivage[14], elle n’avait pas la mer pour défense, et Annibal put l’attaquer de trois côtés à la fois. Un angle de la muraille s’avançait dans une vallée ouverte : il poussa de ce côté ses mantelets à l’abri desquels le bélier pouvait être conduit jusqu’au pied du rempart. Mais ce mur, étant la partie de l’enceinte la plus menacée, en était aussi la pus forte : une haute tour le dominait, et la garde en était confiée aux plus braves des Sagontins. Ils gênaient les travaux en lançant sua les assiégeants une grêle de traits et de projectiles de toutes sort s ; puis, lorsqu’ils croyaient avoir écarté l’ennemi, ils se jetaient sur les ouvrages et tâchaient de les détruire. Ces combats se renouvelaient souvent ; dans l’un d’eux, Annibal eut la cuisse traversée d’une javeline. Quand ses soldats le virent tomber, il y eut parmi eux tant de confusion et d’épouvante, que les mantelets faillirent être abandonnés et que, pendant quelques jours, le siège se changea en blocus.

Annibal guéri, l’attaque fut reprise avec acharnement, et les travaux d’approche atteignirent le pied du mur, que le bélier ébranla en plusieurs endroits. Trois tours et la muraille qui les joignait s’écroulèrent avec fracas. Déjà les Carthaginois se croyaient maîtres de la ville. Mais les Sagontins, couvrant, à défaut de murs, la cité de leurs corps, arrêtèrent l’ennemi au milieu des décombres. Ils avaient un javelot en bois de sapin terminé par un fer acéré, long de 3 pieds, qui pouvait transpercer tout à la fois l’armure et le corps. À l’endroit où le fer sortait de la hampe était, une étoupe goudronnée qu’on allumait ait moment de lancer le javelot et dont le jet activait la flamme. Aussi la falarique, c’était son nom, causait-elle une grande frayeur. Lors même qu’elle s’arrêtait dans le bouclier[15] sans blesser le soldat, elle le forçait, par crainte dut feu, à jeter ses armes et à s’exposer sans défense aux coups de l’ennemi.

Ces attaques avaient eu lieu avant l’arrivée des députés romains au camp d’Annibal et à Carthage. Elles recommencèrent après la rupture des négociations, et pour exciter l’ardeur des soldats, Annibal leur promit tout le butin de la ville. Durant la trêve, les Sagontins avaient élevé un nouveau mur derrière la brèche, mais les assauts recommencèrent plus terribles : l’innombrable armée punique enveloppant presque toute l’enceinte, les assiégés ne savaient, au milieu des clameurs qui retentissaient de toutes parts, quel endroit ils devaient secourir de préférence. Annibal était présent partout. II avait fait construire une tour mobile plus élevée qu’aucune des fortifications de Sagonte et divisée en étages dont chacun était armé de balistes ou de catapultes qui couvraient de leurs projectiles le haut du mur et en chassaient les défenseurs. Ceux-ci ne pouvant plus défendre l’approche de, leur muraille, il envoya cinq cents Africains qui attaquèrent l’enceinte à coups de pioche ; et, comme elle n’était formée que de pierres liées avec un ciment de terre, une large ouverture fut pratiquée par où l’ennemi pénétra dans la ville. Mais le combat recommença de maison à maison, et les Carthaginois, ayant réussi à s’emparer d’une hauteur, l’environnèrent ; d’un mur et y établirent des catapultes et des balistes pour battre de là l’intérieur de Sagonte. C’était une citadelle qu’ils avaient dans la ville même et qui la dominait. Les Sagontins, de leur côté, couvrirent d’un nouveau mur ce. qu’ils possédaient encore de leur ville. Resserrés de jour en jour davantage, ils voyaient. leur dénuement s’accroître et l’espoir d’un secours s’évanouir. La confiance revint un moment, lorsqu’on apprit qu’Annibal était obligé de marcher contre les Orétans et les Carpétans, que soulevait la rigueur des levées. Mais Sagonte ne gagna rien à ce départ dit général ; Maharbal, chargé de continuer le siège, déploya une telle activité, que ni les assiégeants ni les assiégés ne s’aperçurent de l’absence du chef. Ce dernier, au retour de sa courte et heureuse campagne, engagea un combat sanglant à la suite duquel une partie de la citadelle des Sagontins fut emportée. Alors deux hommes, Alcon de Sagonte et l’Espagnol Alorcus, essayèrent de ménager un accommodement. Les conditions exigée, par le vainqueur furent telles, qu’Alcon n’osa même pas les faire connaître à ses concitoyens : Annibal ne laissait aux habitants que la vie et deux vêtements ; ils devaient livrer leurs armes, leurs richesses, abandonner leur ville et se retirer en un lieu qu’il leur désignerait. Alorcus, qui avait été autrefois l’hôte des Sagontins, s’offrit à leur porter ces dures propositions. Il s’avança en plein jour vers les sentinelles ennemies, auxquelles il remit ses armes, et, avant franchi les retranchements, il se fit conduire chez le principal magistrat, qui l’introduisit dans le sénat. Il n’avait point fini de parler que les plus considérables parmi les sénateurs faisaient dresser sur la place publique un bûcher, y jetaient l’or et l’argent trouvés dans le trésor public ou dans leurs maisons et s’y précipitaient eux-mêmes. Ce spectacle avait déjà répandu la    consternation dans la foule accourue des remparts sur le forum, lorsque de glands cris s’élevèrent : une tour s’écroulait et une cohorte carthaginoise, s’élançant sur les ruines, apprenait au chef de l’armée que la place était dégarnie de défenseurs. Annibal, accouru avec toutes ses forces, s’ouvrit facilement passage et commanda de tuer tous ceux qui étaient en âge de porter les armes : Mesure cruelle, dit Tite-Live, mais dont la nécessité fut démontrée par l’événement : car comment épargner des hommes qui se brûlaient dans leurs maisons avec leurs femmes et leurs enfants, ou qui, les armes à la main, combattaient jusqu’au dernier soupir[16] (219).

Cette résistance héroïque dont l’Espagne donnera d’autres exemples avait duré huit mois. Une partie des richesses de Sagonte envoyée à Carthage diminua encore le nombre des partisans de la paix, et, quand une seconde ambassade arriva de Rome pour demander une solennelle réparation, ce furent les Romains qu’on accusa de violer les traités. La discussion se prolongeait dans le conseil des anciens. A la fin Fabius, relevant un pan de sa toge, s’écria : Je porte ici la paix ou la guerre, choisissez !Choisissez vous-même, répondit-on de toutes parts. — Eh bien ! la guerre, reprit Fabius ; et il laissa retomber sa toge comme s’il secouait sur Carthage la mort et la destruction (219).

Annibal hâta ses préparatifs. Il envoya quinze mille Espagnols tenir garnison dans les places de l’Afrique, et il appelé en Espagne quinze mille Africains : les uns et les autres seraient dis otages qui répondraient de la fidélité des deus pays. Son armée s’élevait à quatre-vingt-dix mille fantassins, avec douze mille chevaux et cinquante-huit éléphants. Une défaite navale aurait ruiné sans retour ses projets, et les flottes de Carthage ne dominaient plus sur la Méditerranée. Il résolut de s’ouvrir une route par terre. C’était une entreprise bien hardie que d’aller chercher les Romains jusqu’au cœur de l’Italie, en laissant derrière soi les Alpes, le Rhône et les Pyrénées. Mais, depuis l’aventureuse expédition d’Alexandre, tout semblait possible avec de l’audace. Peut-être Annibal ne croyait-il pas Rome plus forte en Italie que Carthage ne l’était en Afrique. Des émissaires secrètement envoyés, avec de l’or, chez les Gaulois et les Cisalpins, pour étudier Ies passages des montagnes et les dispositions des peuples, avaient rapporté des réponses favorables. Les Boïes et les Insubres, dans la vallée du Pô, promettaient de se lever en masse, et il semblait peu difficile de rallumer la haine mal éteinte des derniers Italiens que Tome avait vaincus. Capoue ne se résignait pas au rôle obscur d’une cité sujette ; les Samnites saris doute se réveilleraient, et Tarente, et l’Étrurie !... Et puis on n’avait que le chois de recevoir la guerre ou de la porter en Italie ; déjà le consul Sempronius faisait à Lilybée d’immenses préparatifs pour une descente, et Scipion levait des troupes qu’il voulut conduire en Espagne. Il fallait les prévenir. L’exemple de Regulus prouvait les avantages de la guerre offensive ; ce système était le seul d’ailleurs qui convint à la position d’ Annibal, et celui auquel on serait toujours forcé de revenir, même après des victoires en Afrique et en Espagne. S’il y avait des dangers dans cette marche, on devait aussi compter sur le prestige qui entourerait l’armée, quand les Italiens verraient descendre de la cime des Alpes ces soldats partis des Colonnes d’Hercule et leur apportant la liberté. Depuis Pyrrhus, pas un ennemi n’avait pénétré dans l’Italie centrale. Au milieu de ce riche pays, la guerre nourrirait la guerre, et l’on pourrait se passer de Carthage. Si de nouvelles forces étaient nécessaires, Magon, laissé entre l’Èbre et les Pyrénées avec onze mille soldats, Asdrubal, qui restait en Espagne avec quinze mille hommes, cinquante-cinq vaisseaux et vingt et un éléphants, suivraient la route «Annibal allait leur tracer, se recrutant en chemin de tous ces Gaulois si mal disposés pour Rogne et qui depuis si longtemps connaissaient et aimaient le lucratif service de Carthage[17].

Quand il conçut ce plan audacieux, Annibal n’avait que vingt-sept ans : l’âge de Bonaparte à Lodi[18].

 

II. — ANNIBAL EN GAULE ; PASSAGE DES ALPES.

Après un sacrifice solennel offert dans Cades à Melkarth, le grand dieu de la race phénicienne, Annibal partit de Carthagène au printemps de l’année 218 et arriva au bord de l’Èbre avec cent deux mille hommes. Au delà de ce fleuve, le pays est difficile, hérissé de montagnes, dont une, le Monserrat, haut de 1300 mètres, est presque impraticable. Il passa avec le gros de ses forces entre elle et la mer, dans la direction d’Emporium, taudis que des corps détachés allaient vers le nord-ouest refouler les montagnards dans les hautes vallées. Il aurait voulu ne pas laisser un seul ennemi entre l’Èbre et les Pyrénées ; on verra les Scipions y trouver bien vite des amis. Beaucoup de soldats avaient déserté avant de franchir les montagnes, quelques autres s’effrayaient ; il en renvoya onze mille, donna encore dix mille hommes d’infanterie et mille chevaux à son jeune frère Hannon pour garder les passages, et entra en Gaule avec cinquante mille fantassins et neuf mille cavaliers, tous vieux soldats dévoués à sa fortune ; trente-sept éléphants suivaient l’armée.

En quittant Carthage, les ambassadeurs romains s’étaient rendus en Gaule pour engager les barbares à fermer aux Carthaginois les passages des Pyrénées. A cette proposition de combattre pour le peuple qui avait abandonné Sagonte et qui opprimait les Gaulois italiens, il s’éleva dans l’assemblée des Bébryces (Roussillon) de tels rires, dit Tite-Live (XXI, 20), mêlés de cris furieux, que les vieillards eurent peine à calmer la jeunesse. De retour à Rome, les députés racontèrent que dans toutes les cités transalpines, Marseille exceptée, ils n’avaient pas entendu une parole de paix ou d’hospitalité, et que la haine pour Rome, l’argent répandu par les émissaires d’Annibal, préparaient au Carthaginois une route facile. Il fallait donc le retenir dans sa péninsule. Le consul Sempronius, qui de la Sicile préparait une descente en Afrique, eut ordre de redoubler d’activité, et P. Scipion, son collègue, pressa les levées pour l’armée d’Espagne. A ce moment, le sénat croyait que quatre légions suffiraient pour avoir raison de Carthage et de ce jeune présomptueux : c’est vingt-trois qu’il faudra bientôt armer contre le seul Annibal.

On prit aussi des précautions contre les Cisalpins. Pour les contenir, deux colonies, chacune de six mille hommes, furent envoyées à Crémone cet à Plaisance. Mais les Boïes et les Insubres dispersèrent les colons, les chassèrent jusque dans Modène, qu’ils assiégèrent, et surprirent au milieu d’une forêt le préteur Manlius, qui faillit y périr. Ces événements retardèrent le départ de Scipion et le prièrent d’une légion qu’il dut envoyer aux colonies du Pô. Cependant, quand sa flotte entra dans le port de Marseille, il croyait Annibal encore au delà des Pyrénées ; le Carthaginois était déjà sur le Rhône[19].

Les Bébryces avaient fait avec lui un traité d’alliance[20] ; les Volks Arécomiques virent une menace pour leur indépendance dans cette grande armée qui s’approchait et se retirèrent derrière le Rhône afin d’en disputer le passage. Annibal les trompa : il envoya une partie de ses troupes traverser secrètement le fleuve à 25 milles au-dessus du camp des barbares, avec mission de les prendre à dos, quand il tenterait lui-même le débarquement. Troublés par cette double attaque et par l’incendie de leur camp, les Folks se dispersèrent. Annibal avait mis ses éléphants sur d’immenses radeaux, et ses troupes sur des barques achetées à tous les peuples riverains ; les chevaux suivaient à la nage ; les Espagnols avaient passé sur des outres et sur leurs boucliers[21].

Le lendemain, cinq cents Numides descendirent le Rhône pour éclairer le bas du fleuve. Ils rencontrèrent une reconnaissance de trois cents cavaliers romains conduits par des guides gaulois à la solde de Marseille. Les deux troupes se chargèrent. Il ne revint que trois cents Numides ; les Romains avaient perdu cent soixante hommes, mais ils citaient restés maîtres du champ de bataille. Plus tard on vit dans ce combat un présage de l’acharnement de cette guerre, du sang qu’elle coûterait et de l’issue qu’elle devait avoir.

Annibal hésitait, il avait encore quarante-six mille hommes : devait-il poursuivre sa marche ou se retourner contre le consul, qui levait son camp pour venir l’attaquer ? Une victoire en Gaule n’aurait rien décidé ; d’ailleurs un chef boïen venait d’arriver au camp offrant des guides et l’alliance de son peuple. Annibal s’éloigna du consul en remontant le long du fleuve. Quelle route prit-il ? Ici Polybe et Tite-Live différent, et après eux tous les modernes[22]. Polybe avait visité les lieux et interrogé des montagnards qui avaient vu passer l’expédition : son récit doit être suivi ; malheureusement il ne lève pas toutes les difficultés, qui resteront sans doute insurmontables. Au reste, qu’Annibal ait passé par le mont Cenis, le mont Viso, le mont Genèvre ou le petit Saint-Bernard, il importe peu à l’histoire, qui s’intéresse surtout au résultat : les Alpes audacieusement franchies par une grande armée.

Après quatre jours de marche, Annibal entra dans l’île des Allobroges, que forment le Rhône et l’Isère. Deux frères, dans ce pays, se disputaient le pouvoir ; il prit le parti de l’aîné, le fit triompher, et reçut en retour des vivres et des vêtements dont ses soldats allaient avoir un si grand besoin. Le nouveau roi voulu même l’accompagner avec tous ses barbares jusqu’au pied des montagnes. Déjà on voyait les Alpes, leurs neiges éternelles et leurs pics menaçants. Mais Annibal avait fait traduire à ses troupes les discours des députés boïens, leur promesse de les guider par une route courte et sûre, le tableau qu’ils traçaient de la magnificence et de la richesse des pays au delà des Alpes. Aussi la vue de ces montagnes redoutées, loin d’abattre les courages, animait les soldats[23], comme si elles étaient elles-mêmes le terme de la guerre, comme si c’étaient les murs de Rome, ainsi que le disait Annibal, qu’ils allaient escalader en les passant.

Ce fut au milieu d’octobre que les Carthaginois entrèrent dans les Alpes[24]. La neige cachait déjà les pâturages et les sentiers, et la nature semblait frappée d’engourdissement ; un pâle soleil d’automne ne dissipait que lentement l’épais brouillard qui chaque matin enveloppait l’armée, et de longues et froides nuits, troublées par le bruit solennel des lointaines avalanches et des torrents roulant au fond des précipices, glaçaient les membres de ces hommes d’Afrique. Cependant le froid et la neige, et les précipices et les chemins non frayés, ne furent pas les plus grands obstacles. Mais les montagnards essayèrent plusieurs fois de barrer la route aux Carthaginois. Un jour Annibal se trouva en face d’un défilé gardé par les Allobroges et que dominaient dans toute sa longueur des rochers à pic couronnés d’ennemis. Il s’arrêta et fit dresser un camp ; heureusement les guides gaulois l’avertirent que la nuit les barbares se retiraient dans leur ville. Avant le jour, il occupa le défilé et les hauteurs avec des troupes légères. Il n’y en eut pas moins un sanglant combat, et, pendant quelques heures, une horrible confusion. Les hommes, les chevaux, les bêtes de somme, roulaient dans les précipices ; nombre de Carthaginois périrent. Cependant l’année passa, prit la ville et y trouva des vivres et des chevaux qui remplacèrent ceux qu’on avait perdus. Plus loin, une autre peuplade vint au-devant d’Annibal, portant des rameaux en signe de paix et offrant des otages et des guides. Il accepta, mais en prenant des mesures pour n’être point trompé. La cavalerie et les éléphants, dont la vue seule effrayait les barbares, formèrent l’avant-garde ; l’infanterie resta derrière, les bagages au centre. Le deuxième jour, l’armée entra dans une gorge étroite où les montagnards l’attendaient, cachés dans le creux des rochers. Toute une nuit, Annibal fut coupé de sols avant-garde ; ce fut la dernière attaque. Après neuf jours de marche, il atteignit le sommet de la montagne et s’y arrêta deux jours pour faire reposer ses troupes. De là il leur montrait les riches plaines du Pô, et, dans le lointain, le lieu où était Rome, la proie qu’il leur avait promise. La descente fut difficile ; on rencontra dans un défilé un glacier recouvert par une neige nouvelle et où les hommes et les chevaux restaient engagés. La gorge était d’ailleurs si étroite, que les éléphants n’auraient pu passer : on perdit trois jours à leur creuser un chemin dans le roc. Enfin, le quinzième depuis son départ de l’île, il arriva sur les terres des Insubres, dans le voisinage du territoire des Taurins[25]. Le passage lui avait coûté, de son aveu, trente-six mille hommes. Il ne lui restait que vingt mille fantassins et six mille cavaliers[26]. Napoléon, qui mettait Annibal au-dessus de tous les généraux de l’antiquité, disait : Il paya de la moitié de son armée la seule acquisition de son champ de bataille.

 

III. — ANNIBAL DANS LA CISALPINE ; COMBAT DU TESSIN ; BATAILLE DE LA THÉBIE (218).

Annibal avait mis cinq mois à faire les 400 lieues qui séparent Carthagène de Turin ; il n’avait clone marché, en moyenne, qu’à raison de moins de trois lieues par jour. Cette lenteur, qui se comprend, avait donné le temps aux Romains de fortifier leurs positions dans la Cisalpine de manière à contenir la turbulence gauloise. Aussi, malgré les promesses des députés Boïens, aucun peuple n’accourut au-devant des Carthaginois. D’ailleurs, fidèles, même en présence des légions, à leurs haines héréditaires, ces tribus restaient toutes ennemies les unes des autres. Les Taurins, en ce moment, attaquaient les Insubres. Annibal leur proposa son alliance, et, sur leur refus, enleva leur ville d’assaut ; tous ceux qui s’y trouvaient furent égorgés. Cette rapide et sanglante expédition lui attira quelques volontaires, mais les légions romaines campaient sur les bords du Pô ; les Gaulois attendirent, pour se donner à Annibal, que la victoire eût prononcé en sa faveur. Contents d’ailleurs d’avoir attiré l’armée carthaginoise en Italie, ils voulaient laisser aux prises ces deux grands peuples dont la main pesait si lourdement sur tous les barbares de l’Occident, peut-être dans la secrète pensée que, à la faveur de leur mutuel épuisement, ils pourraient un jour prendre en Italie le rôle que jouaient en Asie, avec tant de profit, les Galates, leurs frères.

Annibal avait besoin d’une victoire. Pour parler à ses soldats une langue que tous comprissent, il rangea son armée en cercle, fit amener au milieu de jeunes montagnards prisonniers, tout meurtris de coups, chargés de fers et exténués par la faim. Il leur montre des saies brillantes, de riches armes, des chevaux de bataille, et leur demande s’ils veulent combattre. Le vainqueur aura la liberté et des présents ; la mort délivrera le vaincu des horreurs de la captivité. Ils acceptent avec joie, luttent et triomphent ou meurent en riant. Annibal, s’adressant alors à ses soldats, leur fait voir dans ces prisonniers, dans ce combat, leur propre image. Enfermés entre deux mers et les Alpes, ils ne reverront jamais leur patrie, s’ils ne s’en rouvrent le chemin par la victoire. Ou traîner dans l’esclavage une vie misérable, ou mourir glorieusement, ou vaincre et gagner les richesses de l’Italie. Aux dépouilles de Rome il ajoutera des terres en Espagne, en Italie, en Afrique, partout où ils en demanderont ; et il les fera, s’ils le veulent, citoyens de Carthage[27]. Que les dieux l’immolent, s’il manque à ses promesses, comme il immole lui-même cet agneau : et, saisissant une pierre, il broie contre l’autel la tête de la victime.

L’activité d’Annibal avait déconcerté les plans du sénat ; il ne s’agissait plus de le combattre en Espagne ni d’assiéger Carthage, mais de sauver l’Italie. Sempronius, dont la flotte avait déjà gagné une victoire navale et pris Malte, fut rappelé ; Publius Scipion, après sa vaine tentative pour arrêter Annibal par une bataille sur les bords du Rhône, avait de lui-même renoncé à sa province, envoyé son frère Cneus en Espagne avec ses légions, et repris en toute hâte la route de l’Italie par mer. Il espérait atteindre à temps le pied des Alpes, pour accabler à la descente l’armée exténuée par les fatigues et les privations. Cette fois encore, malgré sa diligence, il arriva trop tard. De Pise il avait gagné Plaisance, pris le commandement dés forces romaines disséminées le long du. Pô et franchi ce fleuve, afin de se placer derrière le Tessin, entre les Carthaginois et les Insubres. Né au Saint-Gothard, le Tessin forme, au pied des Alpes, le lac Majeur, d’où il sort clair, rapide et profond,, pour tomber dans le grand fleuve italien au-dessous de Pavie : c’était la barrière du pays insubrien[28]. Scipion y courut. Mais, si les Romains étaient fort braves, bien armés et bien organisés en légions, leurs généraux, renouvelés tous les ans, n’étaient point, des tacticiens expérimentés, encore moins des stratégistes. Au lieu de s’établir derrière le Tessin, dont il aurait pu faire une bonne ligne de défense, Scipion le passa avec ses cavaliers et son infanterie légère. Annibal poussait en même temps une reconnaissance de ce côté. Une action courte et sanglante s’engagea. Les Numides, par la rapidité de leur charge, eurent vite raison des hommes armés à la légère qu’ils rendirent inutiles, et firent plier la cavalerie romaine. Le consul même fut blessé ; sans son jeune fils, le futur vainqueur de Zama, il aurait péri.

Cette journée du Tessin n’avait été qu’une affaire d’avant-garde cependant Scipion, reconnaissant la supériorité, des Carthaginois en cavalerie, se replia derrière le Pô, résolu à éviter toute bataille en plaine ; mais il ne fit rien pour disputer à l’ennemi le passage du fleuve, qu’Annibal traversa librement. Une nuit, deux mille Gaulois, au service des Romains, égorgèrent les gardes du camp et se rendirent au Carthaginois, qui les renvoya chez eux comblés de présents ; ils allaient provoquer au milieu de leurs compatriotes des défections fatales aux Romains. Le consul s’était d’abord arrêté à Plaisance. Pour ne pas se laisser enfermer dans cette place, il alla prendre position dans une vallée qui débouche sur cette ville et où il s’adossait à l’Apennin dont Sempronius longeait le pied pour le rejoindre. Il assit son camp sur des hauteurs au-dessus de la Trébie. Ce torrent, tristement fameux dans notre histoire comme dans celle de Rome, descend de l’Apennin au fond d’une étroite vallée qui ne s’ouvre en plaine qu’à 12 milles de Plaisance. Là, Scipion attendit l’arrivée de son collègue Sempronius, qu’il avait appelé à lui et qui, en quarante jours, était venu avec toutes ses forces de Rhegium à Ariminum. Quelle route suivirent ces légions depuis les bords de l’Adriatique jusqu’à la Trébie ? Traverser la Cisalpine par le pays des Boïes, c’était s’exposer aux attaques des Gaulois et au péril de rencontrer Annibal avant la jonction avec l’autre armée consulaire, Sempronius a dû prendre par l’Étrurie, suivre le versant méridional de l’Apennin, qui cachait sa marche, et déboucher par les cols qui s’ouvraient derrière Scipion[29].

Les Romains avaient une partie de leurs magasins à Clastidium, poste fortifié sur le Pô, en amont de Plaisance. Annibal enveloppa cette place, effraya ou gagna le commandant, un homme de Brindes, et y entra : acquisition précieuse pour lui et très dommageable pour les Romains. Sempronius n’en fut que plus pressé de combattre. Polybe, ami des Scipions, dit que Sempronius, fier d’un léger succès remporté dans une escarmouche, voulut, malgré son collègue, livrer bataille pour ne pas laisser aux généraux de l’année suivante, l’honneur de délivrer l’Italie. Il n’était pas possible que deux consuls et quarante mille Romains refusassent le combat à ces Carthaginois que, dans la première guerre Punique, ils avaient si souvent vaincus, et ce n’était point pour qu’il contemplât du haut de son camp retranché la dévastation des plaines du Pô que Sempronius avait été rappelé de Sicile. Ce chef eut donc raison de combattre, mais il eut tort de prendre de mauvaises dispositions et de se laisser tromper par des ruses qu’il aurait dû deviner. Un matin, les Numides vinrent insulter son camp avant l’heure où les soldats prenaient leur repas, et les attirèrent au delà des eaux glacées de la Trébie, jusqu’au milieu d’une plaine où Annibal avait caché, dans le lit d’un torrent, deux mille hommes confiés à son frère Hannon. Affaiblis par la faim, par le froid, par la neige que le vent leur fouettait au visage, les Romains étaient à demi vaincus, quand ils vinrent heurter l’infanterie carthaginoise bien repue, bien reposée, les membres assouplis par l’huile, et qu’Annibal avait tenue jusqu’au dernier moment sous la tente ou devant de grands feux. Près de vingt-cinq mille Romains périrent ou disparurent : dix mille seulement avec Sempronius se firent jour au travers des Gaulois d’Annibal[30] et atteignirent Plaisance où, la nuit venue, Scipion ramena quelques fugitifs, ceux qui avaient pu regagner le camp. Ce grand succès était dû à la cavalerie numide, encore près de trois fois plus nombreuse que celle des légions[31] et qui avait mis le désordre dans les deux ailes, tandis que les cavaliers d’Hannon jetaient l’épouvante dans le corps de bataille, en l’attaquant par derrière.

La défaite du Tessin avait rejeté les Romains au delà du Pô, celle de la Trébie les rejeta au delà de l’Apennin ; sauf Plaisance[32], Crémone et Modène, la Cisalpine était perdue pour eux.

Jusqu’ici le plan d’Annibal avait, réussi. Mais, tandis qu’il s’ouvrait la route de Rome, Cneus Scipion, en Espagne, fermait à ses frères celle de la Gaule. Des troupes envoyées en Sardaigne, en Sicile, à Tarente, des garnisons mises dans toutes les places fortes, et une flotte de soixante galères coupaient ses communications avec Carthage. Il s’en effrayait peu, car les Gaulois accouraient en foule sous ses drapeaux, et les prisonniers italiens, traités avec bienveillance, puis relâchés sans rançon, allaient, pensait-il, lui gagner les peuples de la Péninsule. Des deux routes qui y conduisaient, il prit encore la plus difficile, mais la plus courte, et, malgré la saison avancée, il essaya de passer l’Apennin. Un ouragan terrible, comme ceux qui éclatent parfois dans ces montagnes, le repoussa. Il rentra dans la Cisalpine et attendit en bloquant Plaisance, le retour du printemps.

 

IV. — TRASIMÈNE (217) ET CANNES (216).

Napoléon a dit : Lorsqu’on tient l’Italie septentrionale, le reste de la péninsule tombe comme un fruit mûr. Cela était vrai de son temps où, des deux côtés de l’Apennin, tout était mûr pour une chute prochaine, mais ne l’était pas du temps d’Annibal, parce qu’un peuple brave, discipliné pet résolu à vaincre y attendait l’envahisseur derrière le triple et inexpugnable rempart des villes ceintes de murailles cyclopéennes et que des voies faciles reliaient les unes aux autres.

Les Gaulois avaient compté sur une expédition rapide, sur du butin, et il leur fallait nourrir l’armée, se soumettre à la discipline. Le mécontentement amena des complots auxquels Annibal n’échappa, dit-on, que par de continuels travestissements, se montrant tantôt en jeune homme, tantôt en vieillard, et déjouant ainsi les trames, ou inspirant à ces grossiers esprits une sorte de respect religieux[33]. Dès que les froids cessèrent, il se résolut à aller chercher en Étrurie les légions qui n’avaient pas osé venir lui disputer la Cisalpine. Pour les tromper encore, il prit la route la plus difficile en se jetant au milieu d’immenses marais où, durant quatre jours et trois nuits, l’armée marcha dans l’eau et la vase. Les Africains et les Espagnols, placés à l’avant-garde, passèrent sans trop de pertes ; mais les Gaulois, qui suivaient sur un sol déjà défoncé, glissaient à chaque pas et tombaient. Sans la cavalerie qui les poussait l’épée dans les reins, ils auraient reculé ; beaucoup périrent. Presque tous les bagages et les bêtes de somme restèrent dans le marais. Annibal lui-même, monté sur son dernier éléphant, perdit un œil par les veilles, les fatigues et l’humidité des nuits[34]. Au sortir de ces fondrières, qui furent desséchées plus tard lorsqu’on traça la voie Émilienne, il entra dans l’Apennin, le franchit au défilé de Pontremoli, et descendu dans la vallée de l’Arno, marcha par Fæsulæ sur Arretium.

Si les Romains, surveillant tous ses mouvements, étaient venus l’attaquer au sortir du marais on de la montagne, ils auraient arrêté là sa fortune. Mais ils ne savaient pas faire la guerre avec cette prévoyance. Campés sous les murs d’Arretium et d’Ariminum, ils attendaient patiemment que l’ennemi se montrât par les routes habituelles, oubliant que, huit années auparavant, les Gaulois en avaient suivi une autre qui, sans l’heureuse inspiration du consul Æmilius, les eût menés droit à Rome. Les légions d’Arretium étaient commandées par Flaminius qui, tribun, avait fait passer une loi agraire ; consul, avait vaincu malgré les augures ; censeur avait exécuté de grands travaux d’utilité publique en les payant avec les redevances que les détenteurs des forêts, pâtures et mines d trésor, et que, par la connivence du sénat, ils oubliaient de verser. Le peuple venant de lei donner, malgré les grands, un second consulat. Récemment, Flaminius avait encore augmenté la haine de la noblesse contre lui, en soutenant une loi qui défendait à tout sénateur d’avoir en mer un navire de plus de trois cents amphores[35]. Aussi pour annuler son élection, les plus sinistres présages s’étaient montré ; les uns imaginés par ceux qui avaient intérêt à les produire, tous acceptés par la crédulité populaire, même par celle des plus graves personnages.

A Lanuvium, Junon avait agité sa lance ; des pierres brûlantes étaient tombées à Préneste, et des feux avaient brillé en mer. Dans la campagne d’Amiterne, on avait vu errer de blancs fantômes ; à Faléries, les sorts s’étaient rapetissés, et sur un d’eux on avait lu : Mars brandit sa lance. A Cæré, les eaux avaient roulé du sang ; à Capène, deux lunes s’étaient montrées au ciel. En Sicile, des flammes avaient brillé à la pointe des lances ; en Gaule, un loup avait arraché l’épée d’une sentinelle ; des boucliers avaient sué du sang ; des épis étaient tombés sanglants sous la faucille : folles terreurs nées de croyances bizarres ou de l’effroi causé par des phénomènes incompris, et qui prouvent ce que l’esprit humain peut enfanter de sottes imaginations, même chez le peuple le plus froid de la terre. Au nom du sénat, le préteur de la ville promit aux dieux de riches offrandes, s’ils conservaient pendant dix ans la république dans l’état où elle était avant la guerre ; les matrones dédièrent une statue de bronze à la Junon de l’Aventin, et de continuels sacrifices, des prières solennelles, remplirent la ville et l’armée de craintes superstitieuses. Le nouvel élu n’en tint compte. Certain d’être arrêté à Rome par de faux auspices[36], il part secrètement de la ville sans avoir revêtu chez lui, suivant l’usage, la toge prétexte, insigne de sa charge, sans avoir pris au Capitole le paludamentum ou vêtement militaire, ni accompli sur le mont Albain le sacrifice obligatoire à Jupiter Latiaris.

Pour justifier ce mépris des dieux et des plus vieilles coutumes, une victoire lui était nécessaire. Polybe dit qu’il la chercha avec une imprudence présomptueuse. Cependant on le voit attendre ; dans son camp d’Arretium l’attaque d’Annibal, et, quand le Carthaginois, qui, privé de machines de guerre, ne pouvait prendre une ville ni forcer un camp, l’a dépassé, il suit ses traces sans se hâter, avertit son collègue qui part d’Ariminum avec toutes ses forces, de sorte qu’il pouvait avoir l’espérance de renouveler la campagne si heureusement terminée naguère au cap Telamone. Enfin, à Trasimène, il ne fut pas l’assaillant ; mais il eut le tort, qu’il paya de sa vie, de ne pas faire éclairer sa marche et de tomber étourdiment dans le piège que lui tendit son habile adversaire.

Annibal avait laissé derrière lui les hautes murailles d’Arretium et de Cortona, quand, à 7 milles au sud de cette dernière ville, il se trouva, au détour d’un éperon de montagnes, sur le bord du lac Trasimène (lago di Perusia), nappe d’eau sans profondeur, mais large de 8 milles et longue de 10. Du côté par où passait la route, les collines du Gualandro (montes Cortonenses) tracent un demi-cercle dont les extrémités viennent tomber au lac, près des deux villages de Borghetto, au nord, et de Tuore, au sud. C’est un cirque naturel qui enveloppe une petite plaine qu’on ne peut apercevoir avant d’y être entré. La route longeant le lac, Flaminius, qui suivait l’armée punique, allait nécessairement s’engager dans ce piéger sans issue[37]. Annibal l’y attendait. Il établit son infanterie pesante au fond de la plaine pour fermer la porte du sud, dispersa ses frondeurs sur les hauteurs, dans les plis du terrain, et cacha ses Numides et les Gaulois derrière les collines qui dominaient la passe du nord.

Flaminius connaissait ces lieux qu’il avait traversés pour rejoindre le camp d’Arretium ; mais l’instinct militaire lui manquait. Là où Annibal avait trouvé un champ de bataille admirablement préparé, il n’avait rien vu que de l’eau et des hauteurs qui gênaient la route. Au point du jour, sans rien soupçonner du grand mouvement d’hommes qui se faisait autour de lui, il entra dans la nasse. Un épais brouillard s’élevait du lac et couvrait la plaine, tandis que sur les collines restées en pleine lumière, l’ennemi prenait, sans être aperçu, ses dernières dispositions. Tout à coup de grands cris retentissent en tête, en queue et sur le flanc de l’armée romaine, qui est attaquée de toutes parts avant que le soldat ait pris ses armes et que les légions eussent changé leur ordre de marche en ordre de bataille. Ce fut une horrible mêlée : elle ne dura que trois heures, mais avec un tel acharnement, que les combattants ne s’aperçurent pas d’un tremblement de terre qui renversait en ce moment des montagnes. Flaminius fut tué par un cavalier insubrien ; quinze mille des siens périrent, autant furent faits prisonniers ; bien peu s’échappèrent[38]. Un ruisseau qui traverse la plaine fatale garde encore le souvenir de ce grand massacre, le Sanguinetto. Annibal n’avait perdu que quinze cent hommes, presque tous Gaulois[39]. Le lendemain, quatre mille cavaliers ; envoyés par l’autre consul tombèrent encore au milieu de l’armée victorieuse, et quelques jours après, une flotte de transport qui portait des munitions à l’armée d’Espagne, fut enlevée près de Cosa par des Carthaginois (217).

De Trasimène à Rome il y a seulement 35 lieues ; la route était libre, car l’autre armée consulaire, qui venait de perdre toute sa cavalerie, était encore bien en arrière des Carthaginois, et déjà les Numides se montraient sous les murs de Narnia, à deux journées du Capitole. Cependant Annibal ne se crut pas assez fort, malgré la destruction de deux armées, pour risquer une marche sur la grande cité. Ses bons traitements envers les prisonniers italiens, qu’il continuait à renvoyer sans rançon, ne lui avaient encore rien rapporté. L’Étrurie ne donnait aucun signe d’affection à cet ami des Gaulois ; et la première ville qu’il attaqua après Trasimène, la colonie de Spolète, le repoussa victorieusement[40]. Depuis son départ d’Espagne, ses troupes n’avaient pas eu de repos ; il traînait beaucoup de blessés et de malades ; hommes et chevaux étaient couverts d’une lèpre gagnée dans les campements malsains de la Cisalpine. Pour refaire ses troupes, il les mena dans les fertiles plaines du Picenum, fit laver ses chevaux numides avec du vin vieux[41], soigna ses blessés et gorgea ses mercenaires de butin. Singulier hommage rendu par le vainqueur de Trasimène à l’organisation militaire des Romains : il arma son infanterie libyenne de la courte épée et du grand bouclier des légionnaires !

A Rome, après la Trébie, on avait dissimulé l’étendue du désastre ; après Trasimène, on n’osa rien cacher. Le préteur Pomponius assembla le peuple et ne dit que ces mots. Nous avons été vaincus dans un grand combat. Ces paroles, tombant sur la multitude, comme un vent impétueux sur une vaste mer[42], y répandirent la consternation. Pendant deux jours, le sénat délibéra sans quitter la curie et pourvut à tout. Les ponts sur le Tibre furent coupés, les portes et les murailles mises en état de défense, les projectiles entassés sur le rempart. Pas un soldat ne fut rappelé de Sicile, de Sardaigne ou d’Espagne ; mais, comme dans les moments de grand péril public, on résolut de concentrer tous les pouvoirs dans les mains d’un chef unique. Le dictateur devait être nommé par un consul : Flaminius avait péri, et l’on ne pouvait communiquer avec Sempronius. Le sénat décida qu’il serait demandé au peuple de désigner un prodictateur. De cette manière, on tournait la loi, on ne la violait pas, et, comme c’était le souverain lui-même qui faisait la dérogation à la coutume, les citoyens devaient au nouveau magistrat leur obéissance ; les dieux, leur protection. Rome fut alors admirable de bon sens politique. Devant le danger commun, les partis s’effacèrent : le peuple élut prodictateur le chef de la noblesse, un membre d’une des plus glorieuses familles de Rome, Fabius Maximus, et l’aristocratie accepta, comme maître de la cavalerie, Minucius, un des favoris de la multitude. Il fallait persuader au peuple qu’il n’avait été vaincu que par l’impiété de Flaminius : Fabius fit recommencer les prières publiques et les sacrifices ; on célébra un lectisternium en l’honneur des douze dieux[43] ; on leur voua un printemps sacré, on leur promit des jeux, des temples, et un préteur fut exclusivement chargé de veiller à ces nombreuses expiations.

Pour le printemps sacré, que les livres sibyllins avaient demandé, le souverain pontife ordonna que la question suivante serait posée au peuple : Si d’ici a cinq ans le peuple romain des Quirites sort heureusement de cette guerre, voulez-vous, ordonnez-vous qu’il soit fait a Jupiter une offrande de tout ce que le printemps aura vu naître de porcs, de brebis, de chèvres et de bœufs, à partit du jour fixé par le sénat et le peuple ? La proposition ayant été acceptée, chaque citoyen se trouva légalement tenu d’accomplir ce vœu à l’époque déterminée. Du reste le grand prêtre eut soin d’énumérer les cas où le sacrifice ne serait pas légitime, afin que le peuple romain ne devint pas responsable de ces irrégularités vis-à-vis des dieux, et que ceux-ci fussent obligés de tenir la convention que les prêtres venaient de conclure en leur nom. Pour eux, des hommages, des honneurs ; pour Rome, la victoire ; et ils auraient volontiers dit à leurs dieux, comme les Aragonais à leurs rois : Sinon, non.

On s’étonne qu’Annibal, après Trasimène, n’ait pas essayé d’en finir avec l’autre armée consulaire. Sur les bords du Pô, il n’avait pas enlevé les forteresses qui gardaient pour Rome la Cisalpine. Content de briser tout ce qui prétendait arrêter sa marche en avant, il n’avait nul souci de ce qu’il laissait en arrière. C’est qu’il avait hâte de se trouver dans l’Italie méridionale, au milieu de peuples qu’il croyait disposés à se joindre à lui, prés de la Sicile, qu’il pourrait soulever, à peu de distance de la Grèce, de l’Espagne et de l’Afrique, avec lesquelles il voulait avoir de faciles et sures communications. Tandis qu’il gagnait l’Adriatique, d’où il expédia à Carthage un navire qui y porta la première nouvelle de ses étonnants succès, Sempronius franchissait l’Apennin et descendait dans la vallée du Tibre jusqu’à Ocriculum, où il fit sa jonction avec l’armée dictatoriale.

Fabius, à la tête de quatre légions, alla chercher Annibal, qui avait suivi le bord de l’Adriatique jusqu’en Apulie, dans l’espérance de soulever la Grande-Grèce, comme il avait soulevé la Cisalpine. Sur son passage, il avait exercé d’affreux ravages, sans détacher de home un allié ; car, à la tète de ses nombreux auxiliaires cisalpins, il paraissait conduire lui-même une de ces invasions gauloises si redoutées des Italiens. L’aspect sauvage de ses Africains épouvantait les populations. On l’accusait de nourrir ses soldats de chair humaine[44], et on le voyait faire aux dieux de l’Italie une guerre sacrilège[45]. Excepté Tarente, trop humiliée pour ne pas désirer l’abaissement de Rome, tous les Grecs faisaient des vœux pour la défaite des Carthaginois, leurs vieux ennemis. Ceux de Naples et de Pœstum envoyèrent l’or de leurs temples au sénat, qui n’en accepta qu’une très petite partie, afin que le trésor public parût avoir des ressources inépuisables, et que cette confiance augmentât la fidélité des alliés. Hiéron, sûr de la fortune de Rome, même après Trasimène, offrit une statue d’or de la Victoire, du poids de 320 livres, mille archers ou frondeurs, trois cent mille boisseaux : de blé, deux cent mille boisseaux d’orge, et promit d’envoyer des vivres en abondance partout où les armées en auraient besoin.

Fabius s’était tracé un nouveau plan de campagne : faire tout rentrer, hommes et provisions, dans les places fortes, ruiner soi-même le plat pays et refuser partout le combat ; mais suivre pas à pas l’ennemi, tomber sur ses fourrageurs, couper ses vivres, le harceler sans relâche, le détruire en détail. Annibal, sans place de retraite, sans alliés, sans argent, sans convois assurés, et avec des mercenaires qui, ne cherchant dans la guerre que les plaisirs et le butin d’un lendemain de victoire, sont toujours prêts à crier : Congé ou bataille[46]. Annibal n’aurait pu résister longtemps à cette prudente tactique du Temporiseur. Vainement il ravagea, sous ses yeux la Daunie, le Samnium et la Campanie ; Fabius le suivait par les montagnes, caché dans la nue et les brouillards, impassible aux insultes de l’ennemi comme aux railleries de ses soldats[47]. Un jour cependant qu’Annibal, trompé par ses guides, s’était engagé du côté de Casilinum, au fond d’une vallée dont l’extrémité était fermée par d’impraticables marais, Fabius se saisit des hauteurs, tomba sur l’arrière-garde des Carthaginois qui perdit huit cents hommes, et garda l’unique entrée avec un corps nombreux. Annibal était pris. Au milieu de la nuit, il fit chasser vers le haut de la montagne deux mille bœufs portant aux cornes des sarments enflammés ; et la garde du défilé, croyant que l’ennemi fuyait de ce côté, quitta son poste, dont Annibal aussitôt s’empara ; le péril était passé, mais, avec la vigilance du Temporiseur, il pouvait reparaître. Heureusement pour Annibal, les Romains s’indignèrent de ce qu’ils appelaient une timidité honteuse, et, le Carthaginois épargnant à dessein les terres de Fabius, on cria à la trahison.

En vain il mit ses biens en vente pour racheter des prisonniers, le peuple, entraîné par un léger succès que le général de la cavalerie remporta en son absence, donna à Minucius une autorité égale à celle du prodictateur. Fabius partagea avec lui l’armée, et Minucius, trop faible, fut battu à la première rencontre, près de Larinum. Il aurait péri, si Fabius n’était descendu des hauteurs pour le sauver. Enfin, la nue qui couvrait la montagne a donc crevé, dit Annibal, et donné la pluie et l’orage[48]. De lui-même, Minucius vint se replacer sous les ordres de son ancien chef, et quand le dictateur sortit de charge, au bout de six mois, les affaires de la république semblaient dans un état prospère. A Rome, un de ses neveux dédia un temple à une divinité nouvelle, l’Intelligence (Mens), et Ennius consacra sa mémoire par le vers fameux que Virgile lui emprunta : Un seul homme, en temporisant, a rétabli nos affaires[49]. Un moment, on avait redouté une coalition de tout l’Occident. Mais, en Espagne, une foule de peuples passaient du côté des Romains ; dans la Cisalpine, les Gaulois, satisfaits de se retrouver libres, oubliaient Annibal, comme Carthage elle-même, qui n’envolait que quelques vaisseaux pirater sur les côtes, d’où les chassaient bien vite les flottes de Sicile et d’Ostie. Une escadre romaine, qui venait de les poursuivre jusqu’en Afrique, avait pris l’île de Cossura (Pantellaria) et levé sur celle de Cercina une grosse contribution de guerre. Partout, excepté en face d’Annibal, les Romains prenaient l’offensive et des mesures hardies. Le préteur de Sicile, Otacilius, avait ordre de passer en Afrique ; les Scipions recevaient des secours ; Postumius Albinus, avec une armée, surveillait les Cisalpins, et des ambassades étaient envoyées : à Philippe de Macédoine, pour exiger l’extradition de Démétrius de Pharos, qui le poussait à la guerre ; au roi d’Illyrie Pinéus, pour réclamer le tribut qu’il hardait à payer ; aux Liguriens, pour leur demander compte du secours fourni par eux aux Carthaginois[50]. Il y a de la grandeur dans cette activité du sénat portant, au milieu d’une guerre formidable qui se fait aux portes de la ville, son attention sur les pays les plus lointains, et ne permettant pas qu’on doutât un instant ni de la fortune ni de la puissance de Rome. Ce sénat, si fier en face de l’étranger, se montrait conciliant avec le peuple ; il rappelait à tous la nécessité d’une mutuelle confiance, en faisant élever un nouveau temple à la Concorde, et il le mettait dans l’enceinte de la citadelle[51], afin que chacun comprit que la force de Rome dépendait des sentiments inspirés par cette divinité.

Les consuls qui, après l’abdication de Fabius, commandèrent l’armée dans les derniers mois de 217 suivirent la tactique du dictateur, et cette sage temporisation aurait sans doute ruiné Annibal. Mais les dominateurs de l’Italie pouvaient-ils, sous les yeux de leurs alliés et avec des forces doubles, refuser toujours le combat ? On a condamné, après l’événement, Sempronius et Varron. Le souvenir de la Trébie et de Cannes pèse sur leur mémoire. Cependant le peuple, l’armée et peut-être la vraie politique[52] demandaient une bataille. Le sénat lui-même s’y décida ; mais il fallait un chef habile, expérimenté, et si la noblesse put faire élire un élève de Fabius, Paul-Émile, qui s’était déjà distingué dans les guerres d’Illyrie, le parti populaire lui donna pour collègue son chef, le fils d’un boucher, Terentius Varron, qui jamais n’avait vu de bataille. Il fallait l’union entre les chefs, et Paul-Émile et Varron, ennemis politiques[53] continuaient à l’armée leurs querelles, l’un voulant toujours combatte, l’autre toujours différer. Comme le commandement alternait chaque jour entre les consuls, Varron conduisit l’armée si près de l’ennemi, qu’une retraite fut impossible, et le surlendemain il fit dès le matin déployer devant sa tente le manteau de pourpre, signal du combat. Il avait quatre-vingt mille fantassins[54] et seulement, malgré le souvenir des trois batailles déjà perdues, six mille chevaux. Sur une armée de cinquante mille hommes, Annibal en avait dix mille[55]. Ses forces n’étaient que la moitié de celles des consuls ; il n’avait pas moins amené ceux-ci sur le champ de bataille qu’il avait choisi, à Cannes, en Apulie, prés de l’Aufidus, au milieu d’une plaine immense, favorable à sa cavalerie, et dans une position où le soleil, dardant ses rayons au visage des Romains[56], où le vent, portant la poussière contre leur ligne, devaient combattre pour lui.

Dans cette plaine unie, une embuscade semblait impossible. Mais cinq cents Numides se présentèrent comme transfuges, et, durant l’action, ils se jetèrent sur les derrières de l’armée romaine. A Cannes, comme à Trasimène, comme à la Trébie, le plus petit nombre enveloppa le plus grand. Pour opposer plus de résistance à la cavalerie, Varron avait diminué l’étendue de sa ligne et augmenté sa profondeur. Par cette disposition, beaucoup de soldats devenaient inutiles. Annibal, au contraire, donna à son armée un front égal à celui de l’ennemi, et la rangea en croissant, de manière que le centre, composé de Gaulois, faisait saillie sur la ligne de bataille. Derrière eux, les vétérans africains étaient formés en une courbe rentrante dont les extrémités allaient rejoindre la cavalerie établie aux deux ailes. Tandis que les Romains attaquaient les Gaulois avec furie et que ceux-ci, guidés par Annibal lui-même, reculaient peu à peu sur la seconde ligne, Asdrubal, avec ses cavaliers africains et espagnols réunis en masses profondes, écrasait à gauche, la cavalerie légionnaire, et Magon, à droite, avec les Numides, dispersait celle des alliés. Laissant les numides poursuivre et achever ceux qui n’étaient pas tombés au premier choc, Asdrubal attaqua par derrière l’infanterie romaine dont les Africains, par le mouvement de recul des Gaulois, débordaient déjà les ailes. Les quatre-vingt mille Romains, enveloppés de toutes parts, ne formèrent bientôt qu’une masse confuse, effrayée, haletante, où tous les coups portaient et qui n’en pouvait pas rendre. Au compte de Polybe, soixante-douze mille Romains ou alliés[57], avec l’un des consuls, Paul-Émile, qui avait refusé de se sauver, ses deux questeurs, quatre-vingts sénateurs, des consulaires parmi eux Minucius et un des consuls de l’annale précédente, vingt et un tribuns légionnaires, enfin une foule de chevaliers restèrent sur le champ de bataille (2 août 216). La noblesse romaine payait largement à la patrie la dette du sang. Annibal n’avait pas perdu six mille hommes, dont quatre mille Gaulois : ce peuple était l’instrument de toutes ses victoires. Plus tard on attribua à un devin fameux, Marcius, qui vivait avant la seconde guerre Punique, une prédiction de cette grande défaite :

Romain, fils de Troie, évite le fleuve Canna ; garde que les étrangers ne te forcent à engager la bataille clans le champ de Diomède. Mais tu ne m’en croiras point, jusqu’à ce que tu aies rempli de ton sang les campagnes ; jusqu’à ce que tes citoyens soient tombés par milliers, et que le fleuve les emportant loin de la terre féconde les ait livrés en pâture aux oiseaux du ciel, aux fauves de ses rives et aux poissons de la vaste mer. C’est ainsi que m’a parlé Jupiter.

Cette prophétie plus précise que ne le sont celles qui précèdent l’événement donnait satisfaction à l’orgueil national et servait en même temps la politique du sénat, qui avait intérêt à ce que l’on crût aux oracles. Rome voulait voir dans sa défaite, non une défaillance de son courage, mais un arrêt du Destin ; elle cédait la victoire aux dieux bien plus qu’à Annibal, et elle fortifiait un instrument précieux de gouvernement, la foi à la science divinatoire, en donnant à penser que le devin avait vu l’avenir.

La bataille de Cannes enleva plus de force aux Romains qu’elle n’en donna à Annibal. Quelques peuples de la Campanie et de la Grande-Grèce se déclarèrent pour lui, avais à condition de lui accorder moins d’hommes et de subsides qu’ils n’en fournissaient à Rome[58] ; et Carthage, qui ne voyait dans cette expédition si hardie qu’une utile diversion, l’abandonnait à ses propres ressources[59] ! Affaibli par ses victoires mêmes, il sera obligé de diviser ses forces s’il veut protéger les villes qui vont se donner à lui. Aussi aura-t-il une armée trop faible pour renouveler la lutte de Trasimène et de Cannes. D’ailleurs, rendus prudents par l’expérience, les consuls mettront le salut de la république à suivre le système de Fabius. Chose étrange ! la grande guerre est terminée en Italie après la bataille de Cannes. Ce ne seront plus désormais que des sièges de villes, des stratagèmes, une foule d’attaques et de combats sans résultat. Annibal se montrera dans cette guerre de positions le plus habile capitaine de l’antiquité. Mais la lutte n’aurait plus qu’un intérêt secondaire, sans la grandeur du spectacle que donne cet homme abandonné des siens, au milieu d’un pays ennemi, en face du peuple le plus brave, le mieux organisé, qu’il y eût alors, et qui pendant treize ans saura maîtriser l’indiscipline de ses mercenaires, soutenir la foi chancelante des alliés, occuper seul les meilleures troupes de Rome, et, encore, remuer le monde de ses négociations, soulever Syracuse, la Sicile et la Sardaigne ; appeler ses frères de l’Espagne, Philippe, de la Macédoine, jusqu’au cœur de l’Italie, où il les attend pour accabler Rome du poids de l’Afrique et de l’Europe réunies contre elle[60].

 

 

 

 



[1] Pour les noms carthaginois, je suis l’orthographe consacrée. Si Annibal, Asdrubal et Amilcar étaient d’obscurs personnages, il faudrait les appeler de leur vrai nom que nous donnent des inscriptions puniques : Hannibaal, Azroubaal et Ahmilcar ou Abmilcar, la forme latine Amilcar répondant à deux noms différents l’un qui signifie frère (ah), l’autre serviteur (abd) de Melkart. Écrire Hasdrubal et Hamilcar est une gaie faute, car l’aspiration dans ces deux noms est trop faible pour être marquée par un h ; elle est très forte au contraire dans Annibal qui devrait en prendre un. (Note de M. de Saulcy.)

[2] Tite-Live dit des alliés avant Cannes ... justo et moderato regebantur imperio ; nec abnuebant, quod unum vinculum fadei est, melioribus parere (XXII,13) ; et Polybe, parlant des ravages d’Annibal jusque dans la Campanie, sans qu’une seule ville fit défection, dit : Έξ ών xαί παρασημήναιτ’ άν τις xατάπληξιν xαί xαταξίωσιν τοϊς συμμάχοις τοΰ ‘Ρωμαίων πολιτεύματος (III, 90). Voyez, dans Tite-Live, la conduite de Naples et de Pæstum, après Trasimène ; de Canusium, de Venouse, de Nuceria et d’Acerræ, après Cannes ; de Pétélie, de Consentia et de Cortone, après la défection du Bruttium ; l’héroïque résistance des soldats de Préneste et de Pérouse dans Casilinum, et. le courage d’une cohorte de Péligniens, qui entra la première dans le camp d’Hannon. En Sicile, en Sardaigne, les préteurs demandant pour leurs soldats de l’argent et des vivres, le sénat répond qu’il n’a rien à leur envoyer, et les alliés s’empressent de fournir tout ce qui est nécessaire. (Tite-Live, XXXIII, 22.) Pour Pétélie, cf. surtout Polybe, VII, fr. 1. Elle résista onze mois, les habitants mangèrent jusqu’au cuir et à l’écorce des arbres. Ce sont deux escadrons de Samnites (Tite-Live, XXVII, 44) qui conduisirent à Néron les messagers d’Asdrubal, et ce général, dans sa marche de Canusium au Métaure, put montrer à ses soldats quo concursu, qua admiratione, quo favore hominum iter suum celebratur. Tout le long de la route de nombreux volontaires le rejoignent. On sait enfin qu’une armée et une flotte furent données à Scipion par les alliés.

[3] En défendant les Guerres de ville à ville.

[4] Le consulat de Corn. Cethegus fut passé à dessécher une partie des marais Pontins ....siccatœ, agerque ex iis factus (Tite-Live, Épitomé, XLVI). Voyez, pour une époque postérieure, les travaux d’Æm. Scaurus dans la Cisalpine, durant sa censure (Strabon, V, I, 11), et, dans Tite-Live (XLI, 27), la longue énumération des constructions faites à Rome et dans plusieurs villes d’Italie par les censeurs de l’armée 174.

[5] Durant la guerre des mercenaires. Plus tard, en 179, Tarente et Brindes se plaignant des pirates illyriens, le sénat arma une flotte ; il fit de même pour les Massaliotes troublés dans leur commerce par les pirates liguriens. (Tite-Live, XL, 18.)

[6] Cicéron, ad. Attic., IV, 15. Les Romains avaient aussi abaissé le niveau du lac d’Albe, qui menaçait fréquemment d’inonder le Latium.

[7] Unus velut morbus invaserat omnes Italiœ civitates, ut plebes ab optumatibus dissentirent, senatus Romanis faveret, et plebs ad Pænos rem traheret (Tite-Live, XXIV, 2). A Capoue, durant la révolte, c’étaient des hommes des classes inférieures qui gouvernaient. L’auteur du mouvement fut, il est vrai, un noble ; mais, avant le siége, cent douze chevaliers passèrent aux Romains.

[8] Tite-Live, XXIII, 4. Il ajoute pour Capoue : ....conubium vetustum mullas familias claras ac potentas Romanis miscuerat.

[9] Voyez dans Polybe (IX, 14, et X, 18, 35) la hauteur et les exactions des généraux carthaginois. Asdrubal Giscon avait forcé Indibitis, Mandonius et Édécon à lui payer de grosses sommes et à donner leurs femmes et leurs filles en otages, et celles-ci eurent beaucoup à se plaindre de la conduite des Carthaginois à leur égard.

[10] Juvenem flagrantem cupidine regni (Tite-Live, XXI, 40).

[11] Fabius disait ώδένα.... άξιελόγων (Polybe, III, 8), dans Tite-Live (XXX, 22), les ambassadeurs soutenaient, après Zama, qu’il n’y avait eu de guerre qu’entre Rome et Annibal, que Carthage était étrangère à cette querelle. Les guerres Puniques sont bien, comme le siége de Tyr et celui de Jérusalem, une guerre de deux races et de deux civilisations ; mais la seconde guerre Punique est essentiellement la guerre d’Annibal et de Rome.

[12] Quant au traité avec Philippe, il portait qu’à Annibal et aux Carthaginois appartiendrait l’Italie, à Annibal tout le butin.

[13] Polybe le dit : Après Cannes, ce qui fit triompher Rome, ce fut la force de ses institutions (III, 128).

[14] Près de 50 mètres. Le rocher, haut de 115 mètres, sur lequel Sagonte avait été bâtie, est aujourd’hui à 4000 mètres de la mer. (Hennebert, Hist. d’Annibal, I, 136.)

[15] Le bouclier des soldats romains était en bois.

[16] Tite-Live, XXI, 6-14. Il dit que tous les défenseurs de la place furent tués, belli jure (XXI, 13) ; mais lui-même raconte plus loin qu’un des premiers soins des Scipions fut de racheter les Sagontins. Tous n’avaient donc pas péri. Sagonte non plus ne fut pas détruite, car les Scipions la prirent en 215, et les Romains en firent une colonie qui existait encore sous l’empire. Une de ses monnaies, d’un travail très grossier, représente, sur la face, Tibère ; au revers, une proue de navire. On voit encore ses ruines près de Murviedro (Muri Veteres), et les Espagnols y soutinrent un siège, en 1811, contre le maréchal Suchet. Le théâtre construit au penchant d’une colline fut alors en partie détruit, ses pierres ayant été utilisées aux fortifications.

[17] Nous suivrons principalement le récit de Polybe. Malheureusement il n’en reste plus, à partir de la bataille de Cannes, que des fragments. Tite-Live deviendra alors notre guide ; il a beaucoup emprunté à Cincius Alimentus, qui fut prisonnier d’Annibal, et certainement aussi à Polybe, qu’il copie si souvent sans le dire. Appien a suivi Fabius Pictor, aussi un contemporain. Cornelius Nepos ne donne que bien peu de renseignements dans ses Vies d’Annibal et d’Amilcar. Les Vies de Fabius et de Marcellus, dans Plutarque, sont riches de détails. Silius Italicus a mis Tite-Live en vers.

[18] Clinton (Fasti Hell., III, p. 20 et 52) met sa naissance en 247. Il n’avait donc que vingt-six ans lorsque les soldats lui donnèrent la succession d’Asdrubal, et vingt-sept quand il soumit l’Espagne.

[19] Sur le passage des Pyrénées par Annibal, voyez l’ouvrage du commandant Hennebert, qui semble avoir assisté à l’expédition (t. I, p. 419-442).

[20] Ce traité remettait à leurs femmes le jugement des réclamations des Carthaginois contre les indigènes. (Plutarque, De virt. mulier.)

[21] Le passage s’effectua au-dessus de Roquemaure, à 19 kilomètres au nord d’Avignon ; c’est du moins l’opinion de Letronne, adoptée par le commandant Hennebert.

[22] Sur 90 dissertations parues avant 1555, on en comptait 33 pour le Petit Saint-Bernard, qui, élevé seulement de 6.750 pieds, est le plus facile passage de toute la chaîne ; 24 pour le mont Genèvre ; 19 pour le Grand Saint-Bernard ; 11 pour le mont Cenis ; 3 pour le mont Viso. Combien d’autres depuis cette époque ! Le passage par le Simplon, qui a aussi été indiqué, aurait rejeté Annibal trop loin vers le nord et l’est et lui aurait fait perdre un temps précieux ; le passage par le Grand Saint-Bernard est bien difficile, surtout au commencement d’octobre. Ses guides insubriens devaient connaître le chemin le plus court, et ce chemin était celui du Petit Saint-Bernard par lequel Annibal arrivait en droite ligne de la vallée de l’Isère dans le voisinage des Insubres, ses alliés. L’immense détour qu’on lui fait faire pour gagner la Durance, par un pays très difficile et où Scipion, qu’il évitait, aurait pu, de Marseille, soit le prévenir, soit le rejoindre, le faisait déboucher par le mont Genèvre ou par le mont Viso sur les terres des Ligures Taurins, les ennemis de ses alliés. De ce côté il avait à craindre que le Taurins, directement menacés par son approche, n’appelassent à eux la masse des populations liguriennes de cette région. Ses guides n’ont pu lui indiquer une pareille route. Son but était d’arriver au plus vite en Italie et d’y descendre en pays ami pour avoir le temps de refaire son aimée avant de combattre. Les données stratégiques doivent primer les données géographiques, qui, d’ailleurs, sont incertaines. Toutefois la thèse du passage par le mont Genèvre vient de trouver encore tout récemment d’habiles défenseurs dans M. Desjardins (Géogr. de la Gaule romaine, t. I, p. 86-91), et le commandant Hennebert (op. cit., t. I, p. 43 et suiv.). Sans vouloir en tirer aucune conséquence relativement au passage d’Annibal, je rappelle que la route du Petit Saint-Bernard était si pratiquée dés une haute antiquité, qu’on l’avait consacrée par un monument mégalithique. Sur le point culminant du col, à 2.486 mètres d’altitude, existe un cromlech, ou cercle de pierres levées, qui a 73 mères de diamètre et que la route traverse. On n’y a trouvé aucune trace de sépulture ni de culte, et ce ne pouvait être un lieu de réunion pour les députés des nations voisines. Quel souvenir ce monument a-t-il voulu conserver ? Je ne le sais. M. Al. Bertrand, le savant conservateur du musée de Saint-Germain, croit ce cromlech très ancien. C’est une preuve de plus que le passage par ce col était connu et fréquenté avant Annibal.

[23] Polybe se moque d’avance des déclamations faites et à faire sur ces terreurs des alpes, males propè cœlo immictæ, etc. ; la vue des hautes montagnes, loin de repousser, attire. L’Espagne d’ailleurs et les Pyrénées, d’où sortaient les soldats d’Annibal, renferment des cimes aussi imposantes que celle des Alpes. Le Cerro de Mulhacen, qu’ils avaient vu dans la Bétique, n’a que 3.800 pieds de moins que le mont Blanc.

[24] Ideler, Chronol., I, p. 241. Dande de Lavalette (Recherches sur histoire du passage d’Annibal d’Espagne en Italie) le fait arriver au sommet des Alpes le 26 octobre.

[25] Polybe, III, 56.

[26] Il avait fait graver ces chiffres sur une colonne dans le temple de Junon Lacinienne ; Polybe les a vus. Dans les guerres des anciens, comme dans les nôtres jusqu’au dix-septième siècle, les blessés et les malades avaient grande chance de périr ; dans une marche comme celle d’Annibal, les simples éclopés étaient perdus. Il doit avoir eu aussi beaucoup de déserteurs.

[27] Agrum sese daturrum esse in Italia, Africa, Hispania, ubi quisque velit, immunem ipsi, qui æcepisset, liberisque... qui sociorum cives Carthaginienses fieri vellent, potestatem facturum (Tite-Live, XXI, 45). Bonaparte ou César auraient à peine osé parler avec un pareil mépris des droits du souverain véritable, le peuple, le sénat et la loi. Mais, avec Tite-Live, il faut toujours avoir un scrupule : ces paroles sont-elles du général ou de son historien ? Elles nous disent, au moins, ce que Tite-Live pensait du héros Carthaginois.

[28] Largeur à Buffalora : 150 à 200 mètres ; plus bas, elle va parfois à 600. (Hennebert, op. cit., I, 522.)

[29] C’est l’opinion du commandant Hennebert (op. cit., t. II, p. 481), et le texte de Polybe, qui place nettement l’armée carthaginoise à l’est de la Trébie, rend cette conjecture très probable.

[30] Suivant Polybe, presque tous les morts du côté d’Annibal étaient Gaulois.

[31] Habitués à combattre dans un pays de montagnes, les Romains n’avaient que peu de cavalerie ; à la Trébie 4.000 chevaux pour 56.000 fantassins ou 1 pour 9. Annibal en avait plus de 10.000 pour 20.000 fantassins ou 1 pour 2. Napoléon aussi augmenta beaucoup la proportion de la cavalerie dans les armées françaises, et les auteurs militaires s’accordent à poser en principe que la cavalerie doit être à l’infanterie comme 1 est à 4, à 5, à 6, selon la nature du terrain où l’on combat.

[32] Sempronius, enfermé dans cette ville, remporta cependant quelques avantages sur Annibal. (Tite-Live, XXI, 57, 59.)

[33] Appien, Bell. Ann., 6.

[34] On place d’ordinaire, avec Tite-Live, ces marais au sud de l’Apennin, dans la vallée de l’Arno. Micali soutient (IIe partie, chap. XV) qu’ils étaient de l’autre côté des montagnes, dans le Parmesan et le Modénois. Le récit de Polybe n’y est pas contraire, et Strabon (V, I, 11) le dit expressément.

[35] Tite-Live, XXI, 65.

[36] Auspiciis ementiendis (Tite-Live, XXI, 63). Le tribun Herennius accusa, l’an d’après, les augures de fraudes pieuses (Tite-Live, XXII, 34).

[37] .... loca nala insidiis (Tite-Live, XXII, 4)

[38] Tite-Live dit dix mille, mais le récit de Polybe donne à penser que l’armée fut comme anéantie.

[39] Polybe, III, 85.

[40] Les habitants de Spolète ont conservé ce glorieux souvenir dans une inscription gravée sur une de leurs portes, mais qui est moderne.

[41] Polybe, III, 88. Il dit ailleurs (IX, 2) qu’Annibal dut toutes ses victoires à cette formidable cavalerie que jamais les Romains n’osèrent attaquer en plaine.

[42] Plutarque, Fabius, 4.

[43] Voici comme furent rangés les convives à ce repas divin : Sex pulvinaria in conspectu fuerunt : Jovi ac Junoni unum, allemm Neptuno ac Minervæ, tertium Marti et Veneri, quartum Apollini ac Dianæ ; Quintum Vulcano ac Vestœ, sextum Mercurio ac Ceceri (Tite-Live, XXII, 10). A l’exemple des femmes romaines, feminœ cum viris cubantibu sedentes cœnitabant, les déesses étant assises in sellas, les dieux couchés in lectulum. (Val. Maxime, II, I, 2.)

[44] Voyez le tableau que Varron trace de cette armée féroce et sauvage qui fait des ponts et des digues avec des monceaux de cadavres et qui se repaît de chair humaine. Mais c’est Tite-Live (XXIII, 5) qui parle ainsi. Nous pourrions donc penser qu’il nous donne une phrase au lieu d’un fait, si Polybe ne disait qu’un des généraux d’Annibal lui avait conseillé d’habituer ses soldats à cette nourriture. On sait d’ailleurs avec quelle cruauté les hommes d’Afrique font la guerre. Cf. Horace, Carm., III, VI, 36 : Annibalemque dirum, et Epod., XVI, 8.

[45] Vastata Pœnorum tumultu fana (Horace, Carm., IV, IV, 47). Cf. Tite-Live, XXVIII, 46 ; Cicéron, de Divin., I, 24 ; Polybe, III, 33.

[46] Comme les mercenaires suisses dans les guerres d’Italie de Louis XII et de François Ier.

[47] Cicéron, de Senect., IV, 17 : le mot est d’Ennius : Non ponebat enim rumores ante salutem. Clisson disait aussi à Charles V, regardant du haut des tours du Louvre les ravages des Anglais : Toutes ces fumeries ne vous feront pas perdre votre héritage.

[48] Nubem.... cura procella imbrem dedisse (Tite-Live, XXII, 50).

[49] Mais Virgile ne répète pas le second vers cité à la note 45, qu’il aurait dû lui prendre aussi : Il ne sacrifiait pas le salut public à de vaines rumeurs. Ce vers est plus important que l’autre, car il marque une des qualités les plus nécessaires au chef.

[50] Tite-Live, XXII, 55.

[51] In arce (Tite-Live, XXII, 55).

[52] Avant Cannes, les chefs de l’armée écrivent au sénat : τών συμμάχων πάντων μετεώρων όντων ταϊς διανοίαις (Polybe, III,107).

[53] Je passe sous silence les déclamations de Varron et d’Herennius sur la trahison des nobles, qui voulaient éterniser la guerre. A cette époque, ce reproche état absurde ; dans vingt ans, il sera vrai.

[54] Dix mille étaient restés dans les deux camps consulaires.

[55] Tite-Live exagère à dessein la position critique d’Annibal avant la bataille. Il n’avait plus, dit-il, que pour dix jours de cirres ; les Espagnols menacés de la famine étaient prêts à trahir, et Annibal songeait déjà à regagner la Gaule. Il n’y a rien de tout cela dans Polybe (III, 307), qui le montre faisant à Gerunium, dont il s’était emparé, d’immenses magasins et prenant, peu de jours avant la bataille, le château de Cannes où les Romains avaient leurs approvisionnements en vivres, armes et machines. Ce fut même la prise de Cannes qui décida le sénat à laisser combattre. D’ailleurs, avec sa cavalerie, Annibal aurait toujours trouvé des vivres.

[56] Les Romains avaient tournés au midi (Tite-Live et Polybe.)

[57] C’est le chiffre donné par Polybe. Tite-Live dit seulement 48.200 morts et 24.000 prisonniers. Il porte à 8.000 le nombre des morts d’Annibal que Polybe (III, 17) réduit à 5.700.

[58] .... neve civis Campanus invitus militaret, munusce faceret. (Traité de Capoue avec Annibal. Tite-Live, X.XIII, 7.) ...μήτε φόρους πράξεσθαι xατά μηδένα τρόπον, μήτ’ άλλο μηδέν έποιτάξειν Ταρxντίνοις Καρχηδονίους. (Traité d’Annibal avec Tarente. Polybe, VIII, 27.)

[59] Il n’en reçut pendant toute cette guerre que dix mille hommes.

[60] Si l’on me demande, dit Polybe, qui était l’âme de cette guerre, .... je dirai Annibal.... (IX, fr. 7). Nous perdrons malheureusement ici ce consciencieux historien ; après la bataille de Cannes, il ne reste de lui que des fragments.