I. — ANNIBAL EN ESPAGNE[1].Si le sénat, répondant à l’appel d’Utique et des
mercenaires, durant la révolte des armées de Carthage, leur avait envoyé deux
légions, c’en était fait de la grande cité africaine ; Amilcar n’entreprenait
pas la conquête de l’Espagne, Annibal ne tentait point celle de l’Italie, et
des maux infinis étaient épargnés à d’innombrables populations. Rome manqua
d’audace. Ce n’est pas que le respect de la foi jurée l’arrêtât. Ses prêtres,
ses augures, lui auraient aisément trouvé les moyens de mettre en repos une
conscience peu scrupuleuse ; mais, au lendemain de la première guerre Punique,
elle avait à panser ses blessures ; et, n’osant risquer une grande iniquité,
elle se contenta d’une petite, le secours indirect donné aux mercenaires
d’Afrique et le rapt de En l’année 218, à la veille de la seconde guerre l’unique,
les possessions des Carthaginois étaient dispersées depuis Ce qui ajoutait à la force de cette domination c’est que dans
la plus grande partie de l’Italie elle était acceptée, sinon avec amour, du
moins avec résignation[2]. Les peuples
pauvres et belliqueux aiment mieux payer tribut avec du sang qu’avec de l’or[3] ; et Rome ne
demandait aux Italiens que des soldats. En échange de leur orageuse
indépendance, elle leur avait donné la paix, qui favorisait le développement
de la population, de l’agriculture et du commerce. Ils n’avaient plus à
redouter que chaque nuit une troupe ennemie virile, moissonne leurs champs,
leurs vignes et leurs arbres, ravisse leurs troupeaux, briller leurs
villages, emmène en servitude leurs femmes et leurs enfants. Rome avait mis
un terme à ces maux et à ces terreurs qui, avant elle, se renouvelaient
chaque jour sur mille points de l’Italie. Ses censeurs couvraient la
péninsule de routes, desséchaient les marais, jetaient des ponts sur les
fleuves et construisaient des temples, des portiques, des égouts clans les
cités italiennes, de sorte que Rome n’était pas seule à bénéficier des
dépouilles du monde[4]. Pour défendre
les eûtes contre les descentes de l’ennemi ou des pirates, le sénat les avait
dernièrement encore garnies de colonies maritimes ; pour protéger les
marchands italiens, il avait déclaré la guerre aux Illyriens et à Carthage[5]. Quelques-uns des
grands usaient noblement de leur titre de patrons des villes, pour exécuter
au profit des alliés d’immenses travaux. Ainsi Curius était devenu le
protecteur de Reate en creusant un canal dans le roc d’une montagne pour
jeter dans La gloire de Rome rejaillissait d’ailleurs sur les
Italiens comme celle d’Athènes et de Sparte avaient été l’honneur de Il s’en fallait que l’empire des Carthaginois, en
apparence si colossal, reposât sur d’aussi fermes appuis. Les énormes
contributions frappées sur leurs sujets et les atrocités de la guerre
inexpiable ne les, avaient pas sans doute réconciliés avec les Africains.
Utique même et Hippone-Zaryte avaient voulu se donner aux Romains Sur les
côtes de Amilcar avait élevé ses fils dans la haine de Rome. Ce sont quatre lionceaux, disait-il en les montrant, qui grandiront pour sa ruine ; et Annibal dans sa vieillesse contait au roi Antiochus qu’avant de partir pour l’Espagne, son père, au milieu d’un sacrifice solennel, lui avait fait jurer une haine éternelle aux Romains. Dès son arrivée au camp d’Asdrubal, dit Tite-Live, il attira sur lui tous les yeux. Les vieux soldats crurent revoir Amilcar dans sa jeunesse : c’était sur son visage la même expression d’énergie, le même feu dans le regard. II ne tarda guère à n’avoir plus besoin du souvenir de son père pour se concilier la faveur. Jamais esprit ne fut plus propre à deux choses opposées, obéir et commander ; aussi eût-il été difficile de décider qui le chérissait davantage du général ou de l’armée. Asdrubal ne cherchait point d’autre chef quand il s’agissait d’un coup de vigueur ; et, sous nul autre, les soldats ne montraient plus de confiance. D’une audace incroyable pour affronter le danger, il gardait dans le péril une merveilleuse prudence. Nul travail ne fatiguait son corps, n’abattait son esprit. Il supportait gaiement le froid et le chaud. Pour sa nourriture, il donnait satisfaction au besoin, jamais au plaisir. Ses veilles, son sommeil, n’étaient point réglés par le jour et la nuit. Les affaires terminées, il ne cherchait le repos ni sur une couche moelleuse ni dans le silence. Souvent on le vit, couvert d’une casaque de soldat, étendu sur la terre, entre les sentinelles avancées ou au milieu du camp. Son vêtement ne se distinguait pas de celui de ses compagnons ; tout son luxe était dans ses chevaux et dans ses armes. Le meilleur à la fois des cavaliers et des fantassins, il allait le premier au combat et se retirait le dernier. Tant de qualités étaient accompagnées de grands vices : une cruauté féroce, une perfidie plus que punique, nulle franchise, nulle pudeur, nulle, crainte des dieux, nul respect pour la foi du serment, nulle religion. Avec ce mélange de vertus et de vices, il servit trois ans sous Asdrubal ; sans rien négliger de ce que devait faire ou voir un futur général des armées carthaginoises. Tite-Live exagère certainement les vices d’Annibal, et il ne met en relief que les qualités du soldat. L’histoire de la seconde guerre Punique va nous montrer le grand capitaine. héritier de l’ambition des Barcas avec plus de génie et d’audace, Annibal voulut se faire, aux dépens de Rome, un empire qu’il n’était pas assez fort pour se faire aux dépens de Carthage[10]. Une guerre italienne était d’ailleurs un moyen glorieux de mettre un terme à la lutte que soutenaient sa famille et son parti ; et, malgré les traités, malgré la plus saine partie du sénat[11], il la commença. Il ne demanda rien à Carthage, ne mit d’espoir qu’en lui-même et dans Ies siens : puis, entraînant sur sa route Espagnols et Gaulois, il franchit les Alpes. Sa conduite devant. Sagonte, le choix de la route qu’il prit, pour ne point se mettre dans la dépendance des flottes de Carthage ; ses promesses à ses troupes[12], son traité avec Philippe, l’abandon où Carthage le laissa après Cannes, le pouvoir presque illimité. que, vaincu, il sut encore saisir dans sa patrie, montrent ses secrets desseins et ce qu’il aurait fuit de la liberté de son pays, s’il y était rentré victorieux. La seconde guerre Punique n’est qu’un duel entre Annibal et Rome, et en parlant ainsi nous ne croyons pas diminuer l’importance de la lutte, parce qu’elle montrera ce qu’il y a de force et d’inépuisables ressources dans le génie d’un grand homme, comme dans les institutions et les mœurs d’un grand peuple[13]. Amant de commencer cette guerre, il fallait être sûr de
l’Espagne. Le Sud et l’Est étaient soumis, mais les montagnards du centre et
de la haute vallée du Tage résistaient encore. Annibal écrasa les Olcades
dans la vallée du Xucar (221),
les Vacéens dans celle du Douro et les Carpétans sur les rives du Tage aux
environs de Tolède (220).
Les Lusitaniens et les peuples de Dans le traité imposé par Rome à Asdrubal, l’indépendance de Sagonte au sud de l’Èbre avait été formellement garantie. Pour engager irrévocablement la guerre, Annibal, à la tête de cent cinquante quille hommes, vint assiéger cette place, qui aurait servi d’arsenal et de point d’appui aux légions s’il leur avait laissé le temps d’arriver en Espagne. Cette conduite était injuste, mais habile. Sagonte, ville grecque et commerçante, à mi-chemin entre l’Èbre et Carthagène, faisait, sur cette côte, concurrence aux marchands carthaginois ; Annibal voulut la leur offrir comme victime, en expiation de la guerre qu’il les forçait d’accepter. Par le pillage d’une des plus grandes cités de la péninsule il comptait aussi acheter d’avance le dévouement de ses soldats. Rome lui envoya des députés ; il refusa de les recevoir, sous prétexte qu’il ne pourrait répondre de leur vie s’ils se risquaient au milieu de tant de soldats barbares. Les députés allèrent à Carthage demander qu’on leur livrât l’audacieux général. Malgré le juste ressentiment qu’elle avait gardé de la
conduite de Rome dans l’affaire de Durant ces ambassades, Sagonte était presse avec la dernière vigueur. Située, dit Tite-Live, à environ 1000 pas du rivage[14], elle n’avait pas la mer pour défense, et Annibal put l’attaquer de trois côtés à la fois. Un angle de la muraille s’avançait dans une vallée ouverte : il poussa de ce côté ses mantelets à l’abri desquels le bélier pouvait être conduit jusqu’au pied du rempart. Mais ce mur, étant la partie de l’enceinte la plus menacée, en était aussi la pus forte : une haute tour le dominait, et la garde en était confiée aux plus braves des Sagontins. Ils gênaient les travaux en lançant sua les assiégeants une grêle de traits et de projectiles de toutes sort s ; puis, lorsqu’ils croyaient avoir écarté l’ennemi, ils se jetaient sur les ouvrages et tâchaient de les détruire. Ces combats se renouvelaient souvent ; dans l’un d’eux, Annibal eut la cuisse traversée d’une javeline. Quand ses soldats le virent tomber, il y eut parmi eux tant de confusion et d’épouvante, que les mantelets faillirent être abandonnés et que, pendant quelques jours, le siège se changea en blocus. Annibal guéri, l’attaque fut
reprise avec acharnement, et les travaux d’approche atteignirent le pied du
mur, que le bélier ébranla en plusieurs endroits. Trois tours et la muraille
qui les joignait s’écroulèrent avec fracas. Déjà les Carthaginois se
croyaient maîtres de la ville. Mais les Sagontins, couvrant, à défaut de
murs, la cité de leurs corps, arrêtèrent l’ennemi au milieu des décombres.
Ils avaient un javelot en bois de sapin terminé par un fer acéré, long de Ces attaques avaient eu lieu avant l’arrivée des députés romains au camp d’Annibal et à Carthage. Elles recommencèrent après la rupture des négociations, et pour exciter l’ardeur des soldats, Annibal leur promit tout le butin de la ville. Durant la trêve, les Sagontins avaient élevé un nouveau mur derrière la brèche, mais les assauts recommencèrent plus terribles : l’innombrable armée punique enveloppant presque toute l’enceinte, les assiégés ne savaient, au milieu des clameurs qui retentissaient de toutes parts, quel endroit ils devaient secourir de préférence. Annibal était présent partout. II avait fait construire une tour mobile plus élevée qu’aucune des fortifications de Sagonte et divisée en étages dont chacun était armé de balistes ou de catapultes qui couvraient de leurs projectiles le haut du mur et en chassaient les défenseurs. Ceux-ci ne pouvant plus défendre l’approche de, leur muraille, il envoya cinq cents Africains qui attaquèrent l’enceinte à coups de pioche ; et, comme elle n’était formée que de pierres liées avec un ciment de terre, une large ouverture fut pratiquée par où l’ennemi pénétra dans la ville. Mais le combat recommença de maison à maison, et les Carthaginois, ayant réussi à s’emparer d’une hauteur, l’environnèrent ; d’un mur et y établirent des catapultes et des balistes pour battre de là l’intérieur de Sagonte. C’était une citadelle qu’ils avaient dans la ville même et qui la dominait. Les Sagontins, de leur côté, couvrirent d’un nouveau mur ce. qu’ils possédaient encore de leur ville. Resserrés de jour en jour davantage, ils voyaient. leur dénuement s’accroître et l’espoir d’un secours s’évanouir. La confiance revint un moment, lorsqu’on apprit qu’Annibal était obligé de marcher contre les Orétans et les Carpétans, que soulevait la rigueur des levées. Mais Sagonte ne gagna rien à ce départ dit général ; Maharbal, chargé de continuer le siège, déploya une telle activité, que ni les assiégeants ni les assiégés ne s’aperçurent de l’absence du chef. Ce dernier, au retour de sa courte et heureuse campagne, engagea un combat sanglant à la suite duquel une partie de la citadelle des Sagontins fut emportée. Alors deux hommes, Alcon de Sagonte et l’Espagnol Alorcus, essayèrent de ménager un accommodement. Les conditions exigée, par le vainqueur furent telles, qu’Alcon n’osa même pas les faire connaître à ses concitoyens : Annibal ne laissait aux habitants que la vie et deux vêtements ; ils devaient livrer leurs armes, leurs richesses, abandonner leur ville et se retirer en un lieu qu’il leur désignerait. Alorcus, qui avait été autrefois l’hôte des Sagontins, s’offrit à leur porter ces dures propositions. Il s’avança en plein jour vers les sentinelles ennemies, auxquelles il remit ses armes, et, avant franchi les retranchements, il se fit conduire chez le principal magistrat, qui l’introduisit dans le sénat. Il n’avait point fini de parler que les plus considérables parmi les sénateurs faisaient dresser sur la place publique un bûcher, y jetaient l’or et l’argent trouvés dans le trésor public ou dans leurs maisons et s’y précipitaient eux-mêmes. Ce spectacle avait déjà répandu la consternation dans la foule accourue des remparts sur le forum, lorsque de glands cris s’élevèrent : une tour s’écroulait et une cohorte carthaginoise, s’élançant sur les ruines, apprenait au chef de l’armée que la place était dégarnie de défenseurs. Annibal, accouru avec toutes ses forces, s’ouvrit facilement passage et commanda de tuer tous ceux qui étaient en âge de porter les armes : Mesure cruelle, dit Tite-Live, mais dont la nécessité fut démontrée par l’événement : car comment épargner des hommes qui se brûlaient dans leurs maisons avec leurs femmes et leurs enfants, ou qui, les armes à la main, combattaient jusqu’au dernier soupir[16] (219). Cette résistance héroïque dont l’Espagne donnera d’autres exemples avait duré huit mois. Une partie des richesses de Sagonte envoyée à Carthage diminua encore le nombre des partisans de la paix, et, quand une seconde ambassade arriva de Rome pour demander une solennelle réparation, ce furent les Romains qu’on accusa de violer les traités. La discussion se prolongeait dans le conseil des anciens. A la fin Fabius, relevant un pan de sa toge, s’écria : Je porte ici la paix ou la guerre, choisissez ! — Choisissez vous-même, répondit-on de toutes parts. — Eh bien ! la guerre, reprit Fabius ; et il laissa retomber sa toge comme s’il secouait sur Carthage la mort et la destruction (219). Annibal hâta ses préparatifs. Il envoya quinze mille
Espagnols tenir garnison dans les places de l’Afrique, et il appelé en
Espagne quinze mille Africains : les uns et les autres seraient dis otages
qui répondraient de la fidélité des deus pays. Son armée s’élevait à
quatre-vingt-dix mille fantassins, avec douze mille chevaux et cinquante-huit
éléphants. Une défaite navale aurait ruiné sans retour ses projets, et les
flottes de Carthage ne dominaient plus sur Quand il conçut ce plan audacieux, Annibal n’avait que vingt-sept ans : l’âge de Bonaparte à Lodi[18]. II. — ANNIBAL EN GAULE ; PASSAGE DES ALPES.Après un sacrifice solennel offert dans Cades à Melkarth,
le grand dieu de la race phénicienne, Annibal partit de Carthagène au
printemps de l’année 218 et arriva au bord de l’Èbre avec cent deux mille
hommes. Au delà de ce fleuve, le pays est difficile, hérissé de montagnes,
dont une, le Monserrat, haut de En quittant Carthage, les ambassadeurs romains s’étaient
rendus en Gaule pour engager les barbares à fermer aux Carthaginois les
passages des Pyrénées. A cette proposition de combattre pour le peuple qui
avait abandonné Sagonte et qui opprimait les Gaulois italiens, il s’éleva
dans l’assemblée des Bébryces (Roussillon) de tels rires,
dit Tite-Live (XXI, 20), mêlés de cris furieux, que les vieillards eurent peine à
calmer la jeunesse. De retour à Rome, les députés racontèrent que
dans toutes les cités transalpines, Marseille exceptée, ils n’avaient pas
entendu une parole de paix ou d’hospitalité, et que la haine pour Rome,
l’argent répandu par les émissaires d’Annibal, préparaient au Carthaginois
une route facile. Il fallait donc le retenir dans sa péninsule. Le consul
Sempronius, qui de On prit aussi des précautions contre les Cisalpins. Pour les contenir, deux colonies, chacune de six mille hommes, furent envoyées à Crémone cet à Plaisance. Mais les Boïes et les Insubres dispersèrent les colons, les chassèrent jusque dans Modène, qu’ils assiégèrent, et surprirent au milieu d’une forêt le préteur Manlius, qui faillit y périr. Ces événements retardèrent le départ de Scipion et le prièrent d’une légion qu’il dut envoyer aux colonies du Pô. Cependant, quand sa flotte entra dans le port de Marseille, il croyait Annibal encore au delà des Pyrénées ; le Carthaginois était déjà sur le Rhône[19]. Les Bébryces avaient fait avec lui un traité d’alliance[20] ; les Volks Arécomiques virent une menace pour leur indépendance dans cette grande armée qui s’approchait et se retirèrent derrière le Rhône afin d’en disputer le passage. Annibal les trompa : il envoya une partie de ses troupes traverser secrètement le fleuve à 25 milles au-dessus du camp des barbares, avec mission de les prendre à dos, quand il tenterait lui-même le débarquement. Troublés par cette double attaque et par l’incendie de leur camp, les Folks se dispersèrent. Annibal avait mis ses éléphants sur d’immenses radeaux, et ses troupes sur des barques achetées à tous les peuples riverains ; les chevaux suivaient à la nage ; les Espagnols avaient passé sur des outres et sur leurs boucliers[21]. Le lendemain, cinq cents Numides descendirent le Rhône pour éclairer le bas du fleuve. Ils rencontrèrent une reconnaissance de trois cents cavaliers romains conduits par des guides gaulois à la solde de Marseille. Les deux troupes se chargèrent. Il ne revint que trois cents Numides ; les Romains avaient perdu cent soixante hommes, mais ils citaient restés maîtres du champ de bataille. Plus tard on vit dans ce combat un présage de l’acharnement de cette guerre, du sang qu’elle coûterait et de l’issue qu’elle devait avoir. Annibal hésitait, il avait encore quarante-six mille hommes : devait-il poursuivre sa marche ou se retourner contre le consul, qui levait son camp pour venir l’attaquer ? Une victoire en Gaule n’aurait rien décidé ; d’ailleurs un chef boïen venait d’arriver au camp offrant des guides et l’alliance de son peuple. Annibal s’éloigna du consul en remontant le long du fleuve. Quelle route prit-il ? Ici Polybe et Tite-Live différent, et après eux tous les modernes[22]. Polybe avait visité les lieux et interrogé des montagnards qui avaient vu passer l’expédition : son récit doit être suivi ; malheureusement il ne lève pas toutes les difficultés, qui resteront sans doute insurmontables. Au reste, qu’Annibal ait passé par le mont Cenis, le mont Viso, le mont Genèvre ou le petit Saint-Bernard, il importe peu à l’histoire, qui s’intéresse surtout au résultat : les Alpes audacieusement franchies par une grande armée. Après quatre jours de marche, Annibal entra dans l’île des Allobroges, que forment le Rhône et l’Isère. Deux frères, dans ce pays, se disputaient le pouvoir ; il prit le parti de l’aîné, le fit triompher, et reçut en retour des vivres et des vêtements dont ses soldats allaient avoir un si grand besoin. Le nouveau roi voulu même l’accompagner avec tous ses barbares jusqu’au pied des montagnes. Déjà on voyait les Alpes, leurs neiges éternelles et leurs pics menaçants. Mais Annibal avait fait traduire à ses troupes les discours des députés boïens, leur promesse de les guider par une route courte et sûre, le tableau qu’ils traçaient de la magnificence et de la richesse des pays au delà des Alpes. Aussi la vue de ces montagnes redoutées, loin d’abattre les courages, animait les soldats[23], comme si elles étaient elles-mêmes le terme de la guerre, comme si c’étaient les murs de Rome, ainsi que le disait Annibal, qu’ils allaient escalader en les passant. Ce fut au milieu d’octobre que les Carthaginois entrèrent dans les Alpes[24]. La neige cachait déjà les pâturages et les sentiers, et la nature semblait frappée d’engourdissement ; un pâle soleil d’automne ne dissipait que lentement l’épais brouillard qui chaque matin enveloppait l’armée, et de longues et froides nuits, troublées par le bruit solennel des lointaines avalanches et des torrents roulant au fond des précipices, glaçaient les membres de ces hommes d’Afrique. Cependant le froid et la neige, et les précipices et les chemins non frayés, ne furent pas les plus grands obstacles. Mais les montagnards essayèrent plusieurs fois de barrer la route aux Carthaginois. Un jour Annibal se trouva en face d’un défilé gardé par les Allobroges et que dominaient dans toute sa longueur des rochers à pic couronnés d’ennemis. Il s’arrêta et fit dresser un camp ; heureusement les guides gaulois l’avertirent que la nuit les barbares se retiraient dans leur ville. Avant le jour, il occupa le défilé et les hauteurs avec des troupes légères. Il n’y en eut pas moins un sanglant combat, et, pendant quelques heures, une horrible confusion. Les hommes, les chevaux, les bêtes de somme, roulaient dans les précipices ; nombre de Carthaginois périrent. Cependant l’année passa, prit la ville et y trouva des vivres et des chevaux qui remplacèrent ceux qu’on avait perdus. Plus loin, une autre peuplade vint au-devant d’Annibal, portant des rameaux en signe de paix et offrant des otages et des guides. Il accepta, mais en prenant des mesures pour n’être point trompé. La cavalerie et les éléphants, dont la vue seule effrayait les barbares, formèrent l’avant-garde ; l’infanterie resta derrière, les bagages au centre. Le deuxième jour, l’armée entra dans une gorge étroite où les montagnards l’attendaient, cachés dans le creux des rochers. Toute une nuit, Annibal fut coupé de sols avant-garde ; ce fut la dernière attaque. Après neuf jours de marche, il atteignit le sommet de la montagne et s’y arrêta deux jours pour faire reposer ses troupes. De là il leur montrait les riches plaines du Pô, et, dans le lointain, le lieu où était Rome, la proie qu’il leur avait promise. La descente fut difficile ; on rencontra dans un défilé un glacier recouvert par une neige nouvelle et où les hommes et les chevaux restaient engagés. La gorge était d’ailleurs si étroite, que les éléphants n’auraient pu passer : on perdit trois jours à leur creuser un chemin dans le roc. Enfin, le quinzième depuis son départ de l’île, il arriva sur les terres des Insubres, dans le voisinage du territoire des Taurins[25]. Le passage lui avait coûté, de son aveu, trente-six mille hommes. Il ne lui restait que vingt mille fantassins et six mille cavaliers[26]. Napoléon, qui mettait Annibal au-dessus de tous les généraux de l’antiquité, disait : Il paya de la moitié de son armée la seule acquisition de son champ de bataille. III. — ANNIBAL DANS
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[1] Pour les noms carthaginois, je suis l’orthographe consacrée. Si Annibal, Asdrubal et Amilcar étaient d’obscurs personnages, il faudrait les appeler de leur vrai nom que nous donnent des inscriptions puniques : Hannibaal, Azroubaal et Ahmilcar ou Abmilcar, la forme latine Amilcar répondant à deux noms différents l’un qui signifie frère (ah), l’autre serviteur (abd) de Melkart. Écrire Hasdrubal et Hamilcar est une gaie faute, car l’aspiration dans ces deux noms est trop faible pour être marquée par un h ; elle est très forte au contraire dans Annibal qui devrait en prendre un. (Note de M. de Saulcy.)
[2] Tite-Live dit des
alliés avant Cannes ... justo et moderato
regebantur imperio ; nec abnuebant, quod unum vinculum fadei est, melioribus
parere (XXII,13) ; et Polybe, parlant des ravages d’Annibal jusque
dans
[3] En défendant les Guerres de ville à ville.
[4] Le consulat de
Corn. Cethegus fut passé à dessécher une partie des marais Pontins ....siccatœ, agerque ex iis factus (Tite-Live, Épitomé,
XLVI). Voyez, pour une époque postérieure, les travaux d’Æm. Scaurus dans
[5] Durant la guerre des mercenaires. Plus tard, en 179, Tarente et Brindes se plaignant des pirates illyriens, le sénat arma une flotte ; il fit de même pour les Massaliotes troublés dans leur commerce par les pirates liguriens. (Tite-Live, XL, 18.)
[6] Cicéron, ad. Attic., IV, 15. Les Romains avaient aussi abaissé le niveau du lac d’Albe, qui menaçait fréquemment d’inonder le Latium.
[7] Unus velut morbus invaserat omnes Italiœ civitates, ut plebes ab optumatibus dissentirent, senatus Romanis faveret, et plebs ad Pænos rem traheret (Tite-Live, XXIV, 2). A Capoue, durant la révolte, c’étaient des hommes des classes inférieures qui gouvernaient. L’auteur du mouvement fut, il est vrai, un noble ; mais, avant le siége, cent douze chevaliers passèrent aux Romains.
[8] Tite-Live, XXIII, 4. Il ajoute pour Capoue : ....conubium vetustum mullas familias claras ac potentas Romanis miscuerat.
[9] Voyez dans Polybe (IX, 14, et X, 18, 35) la hauteur et les exactions des généraux carthaginois. Asdrubal Giscon avait forcé Indibitis, Mandonius et Édécon à lui payer de grosses sommes et à donner leurs femmes et leurs filles en otages, et celles-ci eurent beaucoup à se plaindre de la conduite des Carthaginois à leur égard.
[10] Juvenem flagrantem cupidine regni (Tite-Live, XXI, 40).
[11] Fabius disait ώδένα.... άξιελόγων (Polybe, III, 8), dans Tite-Live (XXX, 22), les ambassadeurs soutenaient, après Zama, qu’il n’y avait eu de guerre qu’entre Rome et Annibal, que Carthage était étrangère à cette querelle. Les guerres Puniques sont bien, comme le siége de Tyr et celui de Jérusalem, une guerre de deux races et de deux civilisations ; mais la seconde guerre Punique est essentiellement la guerre d’Annibal et de Rome.
[12] Quant au traité avec Philippe, il portait qu’à Annibal et aux Carthaginois appartiendrait l’Italie, à Annibal tout le butin.
[13] Polybe le dit : Après Cannes, ce qui fit triompher Rome, ce fut la force de ses institutions (III, 128).
[14] Près de
[15] Le bouclier des soldats romains était en bois.
[16] Tite-Live, XXI, 6-14. Il dit que tous les défenseurs de la place furent tués, belli jure (XXI, 13) ; mais lui-même raconte plus loin qu’un des premiers soins des Scipions fut de racheter les Sagontins. Tous n’avaient donc pas péri. Sagonte non plus ne fut pas détruite, car les Scipions la prirent en 215, et les Romains en firent une colonie qui existait encore sous l’empire. Une de ses monnaies, d’un travail très grossier, représente, sur la face, Tibère ; au revers, une proue de navire. On voit encore ses ruines près de Murviedro (Muri Veteres), et les Espagnols y soutinrent un siège, en 1811, contre le maréchal Suchet. Le théâtre construit au penchant d’une colline fut alors en partie détruit, ses pierres ayant été utilisées aux fortifications.
[17] Nous suivrons principalement le récit de Polybe. Malheureusement il n’en reste plus, à partir de la bataille de Cannes, que des fragments. Tite-Live deviendra alors notre guide ; il a beaucoup emprunté à Cincius Alimentus, qui fut prisonnier d’Annibal, et certainement aussi à Polybe, qu’il copie si souvent sans le dire. Appien a suivi Fabius Pictor, aussi un contemporain. Cornelius Nepos ne donne que bien peu de renseignements dans ses Vies d’Annibal et d’Amilcar. Les Vies de Fabius et de Marcellus, dans Plutarque, sont riches de détails. Silius Italicus a mis Tite-Live en vers.
[18] Clinton (Fasti Hell., III, p. 20 et 52) met sa naissance en 247. Il n’avait donc que vingt-six ans lorsque les soldats lui donnèrent la succession d’Asdrubal, et vingt-sept quand il soumit l’Espagne.
[19] Sur le passage des Pyrénées par Annibal, voyez l’ouvrage du commandant Hennebert, qui semble avoir assisté à l’expédition (t. I, p. 419-442).
[20] Ce traité remettait à leurs femmes le jugement des réclamations des Carthaginois contre les indigènes. (Plutarque, De virt. mulier.)
[21] Le passage
s’effectua au-dessus de Roquemaure, à
[22] Sur 90
dissertations parues avant 1555, on en comptait 33 pour le Petit Saint-Bernard,
qui, élevé seulement de
[23] Polybe se moque
d’avance des déclamations faites et à faire sur ces terreurs des alpes, males propè cœlo immictæ, etc. ; la vue des
hautes montagnes, loin de repousser, attire. L’Espagne d’ailleurs et les
Pyrénées, d’où sortaient les soldats d’Annibal, renferment des cimes aussi
imposantes que celle des Alpes. Le Cerro de Mulhacen, qu’ils avaient vu dans
[24] Ideler, Chronol., I, p. 241. Dande de Lavalette (Recherches sur histoire du passage d’Annibal d’Espagne en Italie) le fait arriver au sommet des Alpes le 26 octobre.
[25] Polybe, III, 56.
[26] Il avait fait graver ces chiffres sur une colonne dans le temple de Junon Lacinienne ; Polybe les a vus. Dans les guerres des anciens, comme dans les nôtres jusqu’au dix-septième siècle, les blessés et les malades avaient grande chance de périr ; dans une marche comme celle d’Annibal, les simples éclopés étaient perdus. Il doit avoir eu aussi beaucoup de déserteurs.
[27] Agrum sese daturrum esse in Italia, Africa, Hispania, ubi quisque velit, immunem ipsi, qui æcepisset, liberisque... qui sociorum cives Carthaginienses fieri vellent, potestatem facturum (Tite-Live, XXI, 45). Bonaparte ou César auraient à peine osé parler avec un pareil mépris des droits du souverain véritable, le peuple, le sénat et la loi. Mais, avec Tite-Live, il faut toujours avoir un scrupule : ces paroles sont-elles du général ou de son historien ? Elles nous disent, au moins, ce que Tite-Live pensait du héros Carthaginois.
[28] Largeur à
Buffalora : 150 à
[29] C’est l’opinion du
commandant Hennebert (op. cit., t. II, p. 481), et le texte de Polybe,
qui place nettement l’armée carthaginoise à l’est de
[30] Suivant Polybe, presque tous les morts du côté d’Annibal étaient Gaulois.
[31] Habitués à
combattre dans un pays de montagnes, les Romains n’avaient que peu de cavalerie
; à
[32] Sempronius, enfermé dans cette ville, remporta cependant quelques avantages sur Annibal. (Tite-Live, XXI, 57, 59.)
[33] Appien, Bell. Ann., 6.
[34] On place d’ordinaire, avec Tite-Live, ces marais au sud de l’Apennin, dans la vallée de l’Arno. Micali soutient (IIe partie, chap. XV) qu’ils étaient de l’autre côté des montagnes, dans le Parmesan et le Modénois. Le récit de Polybe n’y est pas contraire, et Strabon (V, I, 11) le dit expressément.
[35] Tite-Live, XXI, 65.
[36] Auspiciis ementiendis (Tite-Live, XXI, 63). Le tribun Herennius accusa, l’an d’après, les augures de fraudes pieuses (Tite-Live, XXII, 34).
[37] .... loca nala insidiis (Tite-Live, XXII, 4)
[38] Tite-Live dit dix mille, mais le récit de Polybe donne à penser que l’armée fut comme anéantie.
[39] Polybe, III, 85.
[40] Les habitants de Spolète ont conservé ce glorieux souvenir dans une inscription gravée sur une de leurs portes, mais qui est moderne.
[41] Polybe, III, 88. Il dit ailleurs (IX, 2) qu’Annibal dut toutes ses victoires à cette formidable cavalerie que jamais les Romains n’osèrent attaquer en plaine.
[42] Plutarque, Fabius, 4.
[43] Voici comme furent rangés les convives à ce repas divin : Sex pulvinaria in conspectu fuerunt : Jovi ac Junoni unum, allemm Neptuno ac Minervæ, tertium Marti et Veneri, quartum Apollini ac Dianæ ; Quintum Vulcano ac Vestœ, sextum Mercurio ac Ceceri (Tite-Live, XXII, 10). A l’exemple des femmes romaines, feminœ cum viris cubantibu sedentes cœnitabant, les déesses étant assises in sellas, les dieux couchés in lectulum. (Val. Maxime, II, I, 2.)
[44] Voyez le tableau que Varron trace de cette armée féroce et sauvage qui fait des ponts et des digues avec des monceaux de cadavres et qui se repaît de chair humaine. Mais c’est Tite-Live (XXIII, 5) qui parle ainsi. Nous pourrions donc penser qu’il nous donne une phrase au lieu d’un fait, si Polybe ne disait qu’un des généraux d’Annibal lui avait conseillé d’habituer ses soldats à cette nourriture. On sait d’ailleurs avec quelle cruauté les hommes d’Afrique font la guerre. Cf. Horace, Carm., III, VI, 36 : Annibalemque dirum, et Epod., XVI, 8.
[45] Vastata Pœnorum tumultu fana (Horace, Carm., IV, IV, 47). Cf. Tite-Live, XXVIII, 46 ; Cicéron, de Divin., I, 24 ; Polybe, III, 33.
[46] Comme les mercenaires suisses dans les guerres d’Italie de Louis XII et de François Ier.
[47] Cicéron, de Senect., IV, 17 : le mot est d’Ennius : Non ponebat enim rumores ante salutem. Clisson disait aussi à Charles V, regardant du haut des tours du Louvre les ravages des Anglais : Toutes ces fumeries ne vous feront pas perdre votre héritage.
[48] Nubem.... cura procella imbrem dedisse (Tite-Live, XXII, 50).
[49] Mais Virgile ne répète pas le second vers cité à la note 45, qu’il aurait dû lui prendre aussi : Il ne sacrifiait pas le salut public à de vaines rumeurs. Ce vers est plus important que l’autre, car il marque une des qualités les plus nécessaires au chef.
[50] Tite-Live, XXII, 55.
[51] In arce (Tite-Live, XXII, 55).
[52] Avant Cannes, les chefs de l’armée écrivent au sénat : τών συμμάχων πάντων μετεώρων όντων ταϊς διανοίαις (Polybe, III,107).
[53] Je passe sous silence les déclamations de Varron et d’Herennius sur la trahison des nobles, qui voulaient éterniser la guerre. A cette époque, ce reproche état absurde ; dans vingt ans, il sera vrai.
[54] Dix mille étaient restés dans les deux camps consulaires.
[55] Tite-Live exagère
à dessein la position critique d’Annibal avant la bataille. Il n’avait plus,
dit-il, que pour dix jours de cirres ; les Espagnols menacés de la famine
étaient prêts à trahir, et Annibal songeait déjà à regagner
[56] Les Romains
avaient tournés au
[57] C’est le chiffre donné par Polybe. Tite-Live dit seulement 48.200 morts et 24.000 prisonniers. Il porte à 8.000 le nombre des morts d’Annibal que Polybe (III, 17) réduit à 5.700.
[58] .... neve civis Campanus invitus militaret, munusce faceret. (Traité de Capoue avec Annibal. Tite-Live, X.XIII, 7.) ...μήτε φόρους πράξεσθαι xατά μηδένα τρόπον, μήτ’ άλλο μηδέν έποιτάξειν Ταρxντίνοις Καρχηδονίους. (Traité d’Annibal avec Tarente. Polybe, VIII, 27.)
[59] Il n’en reçut pendant toute cette guerre que dix mille hommes.
[60] Si l’on me demande, dit Polybe, qui était l’âme de cette guerre, .... je dirai Annibal.... (IX, fr. 7). Nous perdrons malheureusement ici ce consciencieux historien ; après la bataille de Cannes, il ne reste de lui que des fragments.