I. — COMMENCEMENTS DE LA LITTÉRATURE ROMAINE.
JEUX ET FÊTES POPULAIRES.
Pour rendre à l’Italie ses annexes naturelles, la Sicile, la Sardaigne et la Corse, et faire de ces îles
les postes avancés du nouvel empire ; pour protéger son commerce contre les
corsaires d’Illyrie, son repos et sa fortune contre les pirates de terre,
cantonnés dans la
Cisalpine, Rogne avait livré de nombreux combats et donné
d’immortelles leçons de persévérance. De ces luttes terribles elle était
sortie assurée de sa force et de la fidélité de ses sujets : ce temps est
l’âge d’or de son existence républicain[1].
Cependant, depuis la guerre du Samnium, tout, mœurs,
religion, organisation politique, avait fait un pas en avant. Les richesses
trouvées dans le pillage de cités industrieuses et commerçantes, les tributs
payés par la Sicile
et Carthage, les idées acquises au contact de tant d’hommes et de choses,
produisaient des nouveautés auxquelles les Romains s’habituaient
insensiblement. Avant trois quarts de siècle, Rome ne sera plus dans Rome.
Suivons ces lentes infiltrations de coutumes et d’idées étrangères qui vont
modifier si profondément la société latino-sabine des premiers siècles. C’est
dans l’étude de ces inévitables transformations que se trouvent l’intérêt et
l’utilité de l’histoire.
La langue latine, instrument sonore, mais incomplet,
conservait cette majesté impérative qui est si bien marquée dans les XII Tables et que,
après la fluide éloquence de Cicéron et de Tite-Live, elle retrouvera dans la
mâle concision de Tacite et des grands jurisconsultes de l’empire. Elle
restait impropre à traduire les idées abstraites, que d’ailleurs ce peuple
n’avait pas ; Aristote et Platon auraient eu peine à s’en servir.
Cependant, par l’usage même, elle s’assouplissait et
perdait ses aspérités. Au forum, à la curie, Rome avait des orateurs écoutés.
Dans les camps et jusque sur les champs de bataille, les généraux
haranguaient leurs troupes pour convaincre avant de commander. Et il ne
pouvait en être autrement dans un État républicain où la parole vaut l’épée par
le bien et le mal qu’elle peut faire. L’éloquence avait même son dieu protecteur,
Mercure, dont la statue dressée dans les villes sur la place publique, y
présidait tout à la fois au commerce et aux délibérations.
L’usage des oraisons funèbres était fort ancien. On a lu
un fragment de celle que Q. Metellus consacra au vainqueur de Panorme[2]. C’est un genre
qui se perfectionnera rapidement : à la génération suivante le
Temporiseur prononcera devant tout le peuple, en face du lit de mort de son
fils, une harangue que Plutarque osera comparer à celles de Thucydide.
Un autre genre commençait aussi, qui se développera
jusqu’à devenir une des gloires les plus pures de Rome. Le premier grand pontife
plébéien Coruncanius, venait d’ouvrir une école de jurisprudence[3], c’est-à-dire
d’expliquer la loi à tous ceux qui se présentaient, au lieu d’admettre, comme
ses prédécesseurs, que les seuls patriciens qui comptaient briguer une place
au collège des pontifes. Ces écoles se multiplieront, et il s’y formera la
seule science que les Romains aient créée, le droit civil.
La tradition orale conservait beaucoup de choses, mais les
besoins intellectuels étaient si bornés, que les récits de l’atrium et du
foyer[4] suffisaient à une
curiosité qui ne s’éveillait pas. Rome vécut cinq cents ans sans faire un
livre ni un poème, pas même une de ces chansons de soldats, un de ces bandits
guerriers qu’on trouve chez tous les peuples. La première pièce du Tarentin
Livius Andronicus, qu’un consulaire avait affranchi, fut représentée en 240,
pour la célébration des jeux romains ; celle du Campanien Nœvius parait être
de 251, et, dans l’intervalle des deux guerres Puniques, Fabius Pictor commença
ses livres d’Annales[5]. Ils débutaient à
l’arrivée d’Énée dans le Latium, et le soldat de Trasimène les continua
jusqu’aux événements dont il fut témoin[6]. Polybe, Tite-Live,
Denys d’Halicarnasse et Dion Cassius faisaient cas de son ouvrage, où l’art
manquait, avais où se trouvaient quantité de renseignements précieux pour la
connaissance des institutions. Il l’avait écrit en grec, par dédain pour
l’idiome vulgaire. On croit cependant qu’il en lit une traduction latine.
Il ne nous appartient pas d’étudier de prés ces premiers
écrits : l’histoire littéraire ne nous intéresse que comme expression de
l’état des mœurs et des esprits. Il suffira de marquer que le. moment où nous
sommes est celui où, sous l’influence des grands événements qui
s’accomplissent et par l’influence de la Grèce, qui gagne de proche en proche, le génie
latin s’éveille enfin pour les choses de l’esprit.
Pourquoi ce long sommeil et ces débuts de la littérature
laissés à des étrangers ? C’est que ce peuple aime par-dessus tout la force
et l’adresse, et que, n’ayant aucun penchant pour l’idéal, ni l’imagination
qui y porte, il ne voit que la réalité des choses et ne sait pas la cacher
sous de gracieuses fictions. Qu’on ne lui parle pas de l’art d’Eschyle ou de
Sophocle et des religieuses terreurs du théâtre athénien ; il lie s’émeut
qu’en face de vraies douleurs, de sang sorti vivant de blessures qui vont
donner la mort. Si on lui offrait les comédies d’Aristophane, il courrait
bien vite aux jeux floraux et aux Atellanes, à l’amour brutal et à
l’obscénité. Ce que les Grecs racontaient en vers indignés ou enveloppaient
d’un mythe divin, il le, mettra en action sur la scène : Léda, par exemple,
et le cygne adultère, ou l’immonde Pasiphaé, que représenteront les théâtres
de l’empire.
Les Romains avaient assurément beaucoup de fêtes très
graves, et dans leurs processions religieuses, des chœurs de jeunes garçons
et de jeunes filles chantaient des hymnes pieux que toute oreille pouvait
entendre. Tite-Live en mentionne plusieurs[7], et Catulle nous
en a conservé un, mais qui est l’œuvre du poète[8] :
Nous qui sommes voués au
culte de Diane, jeunes filles et jeunes garçons au cœur pur, nous célébrons
ses louangés.
Ô puissante fille du grand
Jupiter ! Toi qui règnes sur les monts et les forêts verdoyantes, sur les
bocages mystérieux et les flots retentissants ;
Toi que les femmes
invoquent dans les douleurs de l’enfantement ; toi encore, puissante Hécate,
à qui le soleil prête sa lumière ;
Qui, dans ton cours
mensuel, traces le cercle de l’année et remplis d’une moisson abondante la
grange du laboureur rustique ;
Ô très sainte ! Sous
quelque nom qu’il te plaise d’être invoquée, sois, comme toujours, secourable
à l’antique race de Romulus...
Mais ces gens si pieux et habituellement si graves,
étaient en même temps très grossiers. Ils aimaient, tout à la fois, le
solennel et le grotesque. Lux pompes triomphales que nous nous représentons
avec la triple majesté du sénat, du peuple et de l’armée, s’avançant entre
deux rangées de temples, vers le Capitole aux cent marches, ils promenaient
des pantins gigantesques et des masques, des Lamiæ
aux dents aiguës, sortes de vampires du ventre desquels on tirait vivants les
enfants qu’ils avaient dévorés[9], et Manducus, croquemitaine colossal, qui
s’avançait avecques amples, larges et horrifiques
maschoueres bien endentelées, tarit au-dessus comme au-dessoubs, lesquelles
avecques l’engin d’une petite chorde cachie, l’on faisoyt l’une contre
l’autre terrifiquement cliqueter[10]. Ces
monstrueuses machines faisaient pleurer les enfants, crier les femmes, rire
les hommes, et la fête était complète. Nous aimons le soldat qui, derrière le
char triomphal, fait payer à son général, par des sarcasmes acérés, la rançon
de sa gloire et qui, pour être plus libre en ses vers railleurs, se cache
sous une peau de bouc et se couvre la tête d’une aigrette de poils hérissés[11]. Il nous plaît
encore d’entendre l’esclave, chargé de tenir la couronne d’or au-dessus de la
tête du triomphateur, lui murmurer à l’oreille : Souviens-toi que tu es homme[12]. Mais Petreia,
la vieille femme ivre qui ouvre, en trébuchant, la marche du cortége, nous
dégoûte, et les propos que Citeria, commère à la langue effilée, jette en
passant aux spectateurs, ne nous amuseraient pas[13].
Ils amusaient beaucoup les Romains qui, du moment qu’ils
cessaient d’être sérieux, voulaient le gros rire, les paroles salées et les mordantes
épigrammes. Horace, un délicat, n’aimait pas ces improvisations hardies et
bouffonnes qui, exprimées dans le plus libre des vers, le mètre saturnin,
prenaient une apparence de littérature ; littérature très profane, il est
vrai, mais si nationale en Italie, qu’elle y fait encore la joie du
populaire, parfois même celle des lettrés. Les laboureurs
d’autrefois, dit-il, hommes robustes
et heureux à peu de frais, la moisson rentrée, se délassaient par des fêtes.
Avec leurs serviteurs, leurs enfants et leur femme, ils offraient un porc à la Terre, du lait à Silvain,
des fleurs et du vin au Génie du foyer. La licence fescennine, née dans ces
fêtes, répandit en vers dialogués ses sarcasmes rustiques. Ce ne fut d’abord
qu’un gai passe-temps, mais ce badinage finit par devenir méchant et
assaillit les plus honorables familles. Ceux qu’avait déchirés cette dent
cruelle firent rendre la loi[14] qui défendit, sous peine de châtiment, d’attaquer
personne. On changea de manière, de peur du bâton[15]. Mais le bâton
n’était pas toujours levé. D’ailleurs, quand Pasquino, qui est si vieux à
Rome, se rangea, la noblesse y gagna peut-être, mais non pas le goût public ;
durant des siècles, les vierges, au jour de leurs épousailles, eurent à
entendre des vers fescennins qui leur faisaient monter la rougeur au front.
Les habitants d’Atella, en Campanie, se plaisaient à des
farces grossières : lazzi et grimaces, coups de bâton et coups de pied,
bons mots très roturiers et parfois très fins, allusions mordantes aux
événements du jour et aux malheurs domestiques ; toute l’épopée, enfin, de la Comedia dell’arte des Italiens modernes, dont le
héros, le très sémillant seigneur Pulcinella,
descend en droite ligne de Maccus, le joyeux compère de la vieille Campanie.
Quand les bouffons d’Atella, qui couraient l’Italie, arrivèrent à Rome, la
gravité romaine se dérida si bien, que les citoyens qui laissaient aux
histrions la représentation des pièces trop sévères de Livius Andronicus,
jouèrent sous le masque les fables Atellanes, où l’on riait de tout. Il fut établi, dit Tite-Live, qu’on pût les jouer sans être exclu de sa tribu ni des
légions (VII,
2).
La grande vogue des Atellanes est postérieure à l’époque
qui nous occupe, mais les personnages avaient déjà leur costume et leur
caractère traditionnels. Maccus était le vaurien à qui sa gourmandise et sa
luxure attiraient de méchantes aventures ; Bucco, le parasite, mangeur
effronté et habile qui savait toujours trouver un dîner ; Pappus, le vieil avare
libidineux, en quête de sa femme et de son argent qu’on lui a dérobés, et
Dossennus, un philosophe qui prêtait fort à rire par le contraste entre sa
conduite et ses sentences. Vers fescennins, farces atellanes se mêlèrent dans
les jeux scéniques. En 364, une peste désola Rome ; on recourut aux dieux,
qui firent la sourde oreille, puis aux Étrusques, qui avaient la réputation
de savoir conjurer les fléaux. Ils répondirent que les dieux seraient
satisfaits si on les honorait par des jeux scéniques, et, pour que les
Romains pussent célébrer ces jeux, ils leur envoyèrent en même temps des
histrions qui exécutaient, au son de la flûte, des danses religieuses. La
peste finissant alors, le remède parut efficace, et l’on suivit le conseil.
De jeunes Romains apprirent les danses venues d’Étrurie et en coupèrent le
rythme par des chants souvent improvisés, qu’on finit par relier à une action[16]. La comédie romaine
était trouvée, mais elle rappela qu’elle était née sur les tréteaux jusqu’au
jour ou un poète de génie, Plaute, s’en empara ou plutôt la relégua dans les
carrefours, en produisant au théâtre la comédie grecque, qu’il sut faire
assez romaine pour que nous y retrouvions çà et là les mœurs des Romains.
Les jeux floraux datent de l’époque où nous sommes. Ils
furent institués en 258, pour obtenir de Flora, la déesse du printemps, que
toutes les fleurs dont les campagnes étaient couvertes aux jours de sa fête[17] donnassent des
fruits[18]. Déesse de la
fécondité joyeuse, Flora n’inspirait pas de graves pensées ; ses jeux se
célébraient avec de bruyants éclats et une liberté qui ne tarda guère à
dépasser toute licence. Au siècle suivant, les danseuses de Flore paraîtront
sans voiles devant les spectateurs, et Caton le Censeur, pour ne pas gêner
les plaisirs du peuple qui n’osait, devant un si grave personnage, demander les tableaux vivants, sortira du théâtre avant
que les almées s’y montrent[19]. Les poses et les
paroles des mimes valaient les danses lascives des ballerines et, plus tard,
en dépasseront l’indécence.
Les fêtes d’Anna Perenna, la déesse de la vie, étaient
l’occasion de joyeuses réunions dans les prairies que le Tibre baigne de ses
eaux éternelles (perennes).
Dans ces festins, boire jusqu’à perdre la raison et y rappeler en vers très
libres les mécomptes de Mars prenant une déesse décrépite pour la belle
Minerve, étaient regardés comme des œuvres pies, et le soin de chanter la
scabreuse histoire revenait aux jeunes filles[20].
La pudeur native de la femme s’effarouchait sans doute
chez quelques-unes ; mais les anciens comprenaient ce sentiment autrement que
nous ; ils ne le mettaient pas dans la sainte
ignorance de la jeune fille, ils le mettaient dans la fidélité de
l’épouse. Lucrèce était le modèle des matrones, et les noces uniques valaient
un renom de chasteté à la femme univira[21]. Le fond du
paganisme étant le culte de la vie, la transmettre devenait un devoir et un
acte quasi religieux. On en voyait partout le symbole trop expressif, et l’on
écoutait, sans que la vertu en fut troublée, les allusions qui y étaient
faites ; comme du temps des trouvères et de Rabelais, de Molière et de La Fontaine, nos
grand’mères entendaient bien des choses qui nous scandalisent aujourd’hui.
Les grands jeux romains étaient plus anciens ; on en
faisait remonter l’institution au premier Tarquin. C’étaient des courses de
char et des luttes au pugilat. Ils étaient célébrés dans le cirque Maxime,
entre L’Aventin et le Palatin, en l’honneur des trois divinités poliades de Rome
: Jupiter, Junon et Minerve. Les citoyens y assistaient, mais, à la différence
des Grecs, ne descendaient pas dans l’arène, qui était livrée aux écuyers à
gages et aux cochers de profession[22].
Il convient de noter cette origine des jeux publics de
Rome, qui furent tous établis en vue d’apaiser les dieux ou de gagner leur
faveur[23], et il faudra
s’en souvenir pour comprendre comment, même à l’époque des plus grands excès,
ils conservèrent toujours le caractère de fêtes nationales et religieuses. Varron, dit saint Augustin, range les choses du
théâtre parmi les choses divines[24].
Les combats de gladiateurs provenaient eux-mêmes de l’idée
religieuse que les mânes aiment le sang : vieille croyance, générale dans l’antiquité
et qui dure encore chez les peuples barbares. Les Grecs, qui immolaient des captifs
et des esclaves sur la tombe des héros, renoncèrent à cette coutume, qu’ils
remplacèrent par des simulacres de combats et une danse guerrière, la
pyrrhique ; les Étrusques la gardèrent et la transmirent aux Romains. Le premier
combat de gladiateurs qu’on ait vu à Rome fut celui que deux Brutus donnèrent
aux funérailles de leur père, l’année même où commença la première guerre
Punique (264).
II. — CHANGEMENTS DANS LES MŒURS, LA RELIGION ET LA CONSTITUTION.
Rome, devenue riche et puissante, voulait se faire belle,
sans trop sacrifier aux Grâces. Le colosse de Carvilius, la Louve du Capitole[25], placée en 296,
par les édiles sur le mont Palatin, près du figuier ruminal ; les peintures
de Fabius Pictor, dans le temple du Salut (302), montrent que, jusqu’aux guerres
Puniques, l’art était resté sacerdotal ; je veux dire qu’il avait surtout
servi à l’ornementation des temples. Les Romains, qui prenaient tout à leurs
voisins, furent très lents à leur prendre le goût des belles inutilités de
l’art. Ils enlevèrent les statues de Véies, de Volsinii et de Syracuse, matis
eux-mêmes n’en firent pas. Si, pour rappeler de patriotiques souvenirs, ils
dressaient, au cinquième siècle, la statue d’Hermodore qui avait aidé les
décemvirs de ses conseils, et celles des ambassadeurs romains égorgés à
Fidènes ; au quatrième et au troisième, celles de l’augure Navius, d’Horatius
Cœlès et de Clélie, des rois de Rome et de Brutus, c’étaient des artistes
étrusques ou grecs qui avaient sculpté ces images ; car Romulus et Tatius
furent représentés sans vêtements, comme l’étaient toujours les héros grecs.
Avec le produit des amendes, les édiles élargissaient les
rues de l’ancienne Rome, si étroites, que Ies Vestales seules et les matrones
avaient le droit d’y passer en char pour les solennités religieuses, et, depuis
l’exemple donné par Appius, le hardi constructeur de la voie Appienne et du
premier aqueduc romain, une partie des ressources de l’état étaient employées
à l’achèvement de grands travaux d’utilité publique. Manius Curius, après la
guerre de Pyrrhus, avait construit un second aqueduc, et Flaminius, après la
défaite des Insubres, commença une seconde voie militaire, via Flaminia, qui partit de Rome pour
atteindre, par delà l’Apennin du nord, Ariminum, l’Adriatique et la Cisalpine : comme la via Appia devait conduire, à travers
l’Apennin du sud, à Bénévent, à Brindes et à la mer Ionienne[26]. Avec le temps,
toutes deux se bordèrent de tombeaux magnifiques, et le voyageur qui arrivait
des riantes cités de la
Campanie rencontrait les grands morts de Rome avant de voir
ses consuls et ses empereurs. Les tombeaux de la voie Flaminienne ont été
remplacés par les prosaïques maisons du Corso, mais la voie Appienne a gardé
une partie des siens ; en face de ces ruines, que le majestueux horizon des
montagnes latines encadre si bien, ou oublie les côtés vulgaires des mœurs de
Borne pour ne voir que la sévérité de son génie.
Les temples aussi se multipliaient. Tous les consuls ne
ressemblaient pas au parcimonieux Papirius qui, le jour de la bataille
d’Aquilonie, promit à Jupiter une coupe de bon vin, si les légions étaient
victorieuses, offrande, dit gravement Tite-Live,
qui fut accueillie du dieu[27]. Chaque fois
qu’un général se trouvait dans l’embarras, il promettait à quelque divinité
de lui bâtir un sanctuaire à condition qu’elle lui donnerait la victoire.
Rome, la cité aux trois cent soixante-cinq églises, a possédé presque autant
de temples quand Jupiter y régnait. Les païens avaient à leur disposition
assez de dieux pour les dédicaces, et, lorsqu’ils en manquaient qui fussent
propres à la circonstance, une épithète ajoutée à un nom faisait d’un dieu
ancien un dieu nouveau. Jupiter, Junon, la Fortune, etc., eurent ainsi des surnoms à
l’infini. Je ne sais pas si la piété y gagnait beaucoup, mais la vanité des
familles y trouvait son compte. Ces monuments qui rappelaient sans cesse la
gloire de ceux qui les avaient élevés, préparaient à eux-mêmes et à leurs enfants
de favorables élections. Quand il n’y eut plus de comices à Rome, décorer sa
ville d’un temple ou d’une image divine fut encore, dans les cités du haut
empire, le plus sûr moyen de gagner la faveur populaire.
Les particuliers recherchaient pour eux-mêmes ce luxe que
jadis on ne déployait que pour les dieux. L’art grec entrait à Rome où il
décorait le vaste tombeau que les Scipions se faisaient élever ; et quelques
maisons, dit Florus, étalaient déjà l’or, la pourpre, les statues et toutes
les recherches du luxe de Tarente. Il ne faut cependant pas que ces mots de
temples et de statues nous donnent l’idée d’une ville où la civilisation
avait déjà droit de cité. D’abord, il n’y eut jamais d’art romain, quoiqu’il
y ait eu plus tard de magnifiques monuments inspirés par le génie de Rome.
Chose singulière, la Rome
chrétienne n’a pas été plus féconde en artistes[28] ; mais, dans l’une
et dans l’autre, que d’hommes de gouvernement ! Ensuite certains faits
accusent encore une grande rudesse. L’introduction à Rome, vers l’an 300, de
la coutume qu’avaient les Grecs de se raser la barbe, n’a aucune
signification. Mais je vois, peu de temps après, Papirius Cursor y apporter,
comme objet triomphal, un cadran solaire qu’il plaça sur les murs du temple
de Quirinus[29].
On l’y admira beaucoup. Par malheur, ce solarium n’ayant pas été construit
pour la latitude de Rome, ne donnait pas l’heure vraie, et l’on ne sut qu’au bout
d’un siècle en établir un plus exact ; on attendit plus tard encore, jusqu’en
l’année 159, pour avoir une clepsydre publique qui marquât l’heure la nuit
comme le jour[30].
En 219, un médecin grec, Archagathos, vint s’établir à Rome. Il y fut d’abord
très bien accueilli, reçu le droit de cité et obtint que, des deniers
publics, le sénat lui achetât une maison où il pût traiter et panser les
malades. On ne le venait trouver que pour des fractures ou des plaies, les
maladies internes tant du ressort des charlatans et des dieux. Aussi
l’appelait-on vulnerarius, le
médecin des blessures. Il fut quelque temps à la mode ; puis, comme sa
thérapeutique consistait surtout à brûler les plaies et à couper les membres cassés,
on finit par le traiter de bourreau, et toute la ville déclara les médecins
inutiles. C’était l’avis de Caton l’Ancien, qui croyait aux remèdes de bonnes
femmes et nous a laissé quantité de recettes que nos derniers sorciers de
village n’auraient pas désavoués. Dans ses conseils à son fils, il lui dit : La race grecque est très vicieuse et, crois ceci comme
parole d’oracle, avec sa littérature elle gâtera tout à Rome : ce sera bien
pis si elle nous envoi ses médecins. Ils ont juré entre eux de tuer tous les
barbares avec leurs médecines ; ils se font payer très cher pour gagner notre
confiance, et nous empoisonner plus facilement. Mon fils, souviens-toi que je
t’interdis les médecins. — Il pensait,
ajoute Pline, que le service médical doit être
gratuit, et c’est pour cela que, tout en appelant Esculape à Rome, les
Romains l’ont relégué dans un temple bâti hors des portes, dans l’île
Tibérine[31].
On avait des besoins autrefois inconnus et qui annonçaient
que les conditions économiques de la société changeaient. En 268, on avait
frappé de la monnaie d’argent ; en 207, il faudra de la monnaie d’or[32]. Le dictateur
Furius (350)
avait voué un temple à Junon Moneta, et il l’avait construit sur le Capitole,
à la place où la maison de Manlius avait été rasée[33]. Durant la
guerre de Pyrrhus, on y adjoignit une officine monétaire, et la bonne conseillère devint la protectrice des
monnayeurs, ce qui ne peut surprendre en un pays où Jupiter Hercius, le
protecteur de la propriété, prit aussi le surnom de Pecunia, le dieu du gain[34]. Enfin, depuis
longtemps, les argentarii encombraient
le Forum et, autre signe des temps, les nobles avaient si bien oublié les anciens
préjugés contre le commerce, qu’une loi venait de défendre aux sénateurs
d’avoir en mer un navire contenant plus de trois cents amphores. Cette
interdiction fit les affaires des affranchis et des ærarii, qui purent alors accaparer tout le commerce
de la république. Depuis que la honte s’attachait à l’usure, c’étaient eux
surtout qui vivaient de ce lucratif métier. Autrefois, le propriétaire
endetté demeurait dans sa classe ; à partir de la loi Pætelia (326), le créancier
se fit compter le bien qu’il avait reçu en gage : de sorte qu’il gagnait à la
fois l’intérêt de son argent et de la considération publique, puisque sa
condition sociale s’élevait en proportion de ce que baissait celle de son
débiteur. Les grandes guerres où Rome se trouvait maintenant engagée
accrurent l’influence des hommes d’affaires : ils se firent fournisseurs des
armées et, s’entendant entre eux, formèrent un ordre redouté même du sénat.
On verra plus loin l’insolence du munitionnaire Postumius, de Pyrgi, et les
ménagements des sénateurs, qui ordinem publicanorum
offensum nolebant.
De fâcheux symptômes révélaient les dangers que la
conquête du monde fera courir aux mœurs romaines. Treize sénateurs avaient
été dégradés par les censeurs de l’an 252 ; et un général, Papirius Matho, auquel
le sénat refusait l’ovation pour ses victoires, en Sardaigne, était allé
triompher sur le mont Albain, vers d’autres dieux que ceux du Capitole[35]. Des patriciens
renonçaient aux formalités sévères du mariage par confarreatio pour l’union conclue par
achat, coemptio : c’était en
quelque sorte le mariage civil qui remplaçait le mariage religieux. Valère
Maxime prétend qu’on s’indigna du divorce de Carvilius Ruiga (253) ; il n’y a pas
lieu d’y voir un symptôme de l’affaiblissement des mœurs : Carvilius avait
juré devant les censeurs qu’en répudiant sa femme stérile, il n’avait d’autre
motif que de donner des citoyens à la république[36]. Bien d’autres,
ayant lui, avaient dit à leur femme la formule de répudiation : Prends ce qui t’appartient et rends les clefs,
car, dans une société où l’époux avait droit de vie et de mort sur l’épouse,
il devait avoir aussi le droit de divorce que les Douze Tables d’ailleurs lui
reconnaissaient[37].
C’est bien longtemps après l’époque où nous sommes, que les divorces en se
multipliant, jetteront le désordre dans les familles. Enfin les sévérités de
Camille contre les célibataires, renouvelées par les censeurs de cette même
année, sont moins une mesure d’ordre moral que d’ordre militaire.
La religion conservait son caractère de culte intéressé.
Elle n’enfantait ni corps de doctrines ni enseignement moral[38], et n’avait
toujours qu’un but : connaître les volontés des cieux pour tâcher de les
fléchir. Mais depuis que les augures, abandonnés aux plébéiens, ont cessé
d’être un instrument politique, ils ont perdu beaucoup de leur autorité. Ces
dieux avaient si souvent trompé les espérances de leurs fidèles, que déjà quelques-uns
doutaient et que les prêtres cherchaient à conjurer les effets de ce doute
par des adoucissements à l’antique sévérité. Le rituel prescrivait de cesser
tout travail les jours fériés, sous peine de profanation. On échappa à ces
rigueurs par d’habiles interprétations. Qu’est-il
permis de faire les jours de fête ? demande-t-on au grand pontife
Scævola. — Tout ce qui ne peut être négligé sans dommage.
Le pieux Virgile dira : Rien n’empêche de baigner
le troupeau bêlant dans l’eau salubre du fleuve ; et Varron : Il n’importe pas à la guerre de distinguer les jours
fastes et néfastes[39]. En effet,
Fabius Cunctator va déclarer que tout ce qui sert la république est accompli
sous de bons auspices ; tout ce qui lui est contraire, sous des auspices
néfastes[40],
et Flaminius les bravera audacieusement.
Les signes avaient été un continuel objet de
préoccupations et de terreurs ; Marcellus, qui sera cinq fois consul et qui
est déjà augure, sauve son caractère sacerdotal en disant : Quand je médite une entreprise, je ferme ma litière de
manière à ne pas voir les auspices contraires[41]. Les théologiens
de Rome, devenus aussi complaisants que d’autres l’ont été pour nous,
établiront que, lorsque le signe n’a pas été demandé aux dieux, on est libre
de n’en pas tenir compte[42] ; et Pline
estime que cette liberté est la plus grande faveur que les dieux aient
accordée à l’homme[43]. Depuis Pascal,
nous donnons un nom particulier à cette manière d’interpréter les lois
religieuses : elle est de tous les temps, parce qu’elle est dans la nature
humaine.
Assurément, on compte encore beaucoup de croyants : le
grand pontife Metellus vient de perdre la vue en sauvant des flammes le Palladium[44], acte du reste
plus politique encore que religieux. Mais ce que nous voulons marquer, c’est
qu’il y a des incrédules, comme ce Claudius qui fit jeter à la mer les poulets
sacrés, et son collègue Junius qui dédaigna de les consulter. Ennius osera
dire bientôt : Sans doute je crois que les dieux
existent ; mais ils ne s’inquiètent guère de ce monde ; et
beaucoup applaudiront[45].
Il y a aussi les indifférents, comme les Potitii qui
laissent à des esclaves le soin des sacrifices d’hercule, et l’on abandonne
les vieux rites. Au temps de la seconde guerre
Punique, dit Tite-Live, il ne se
faisait plus de sacrifices publics ou domestiques suivant l’usage antique,
mais seulement à la mode étrangère[46]. Les vieilles
déités italiotes perdant de leur crédit, la piété se tournait vers les dieux
nouveaux. Dés l’époque des décemvirs, une divinité grecque, Apollon, s’était
introduit à Rome, non pas comme inspirateur des Muses, les Romains ne
regardaient pas si haut, mais à titre de dieu utile qui écarte les maladies. En
429, un temple lui fut consacré à l’occasion d’une peste qui avait désolé la
ville[47], et, au moment
des plus grands périls de la seconde guerre Punique, on croira que le moyen
le plus sûr de ruiner Annibal sera de vouer des jeux Apollinaires au dieu qui sauve, deus
sosptalis. En 293, à la suite d’une peste violente, des ambassadeurs
étaient allés demander à Épidaure le serpent d’Esculape[48], à la fois
l’image et le génie du dieu qui semblait s’incarner en lui. Nos vigilants pontifes, en consultant les livres sibyllins,
dit Valère Maxime (I,
VIII, 2), trouvèrent que le seul moyen de ramener la santé dans Rome
était de faire venir d’Épidaure Esculape même. La république, dont l’autorité
était déjà immense dans l’univers, se persuada qu’elle obtiendrait, par une ambassade,
l’unique remède indiqué par les destins. Le succès répondit à son attente.
Aussitôt arrivés, les députés furent conduits par les Épidauriens dans le
temple d’Esculape, qui est situé à 5 milles de leur ville, et les invitèrent
à y prendre tout ce qu’ils croiraient utile au salut de leur patrie. Le dieu
ratifia la parole des mortels, car le serpent, qui se montrait rarement aux Épidauriens,
mais toujours pour leur présager quelque chose d’heureux, et qu’ils
honoraient comme Esculape, se mit à parcourir les quartiers les plus
fréquentés de la ville. Après s’être offert ainsi, pendant trois jours, à la
religieuse admiration de la foule, il se dirigea vers la galère romaine,
témoignant, par des mouvements joyeux, le désir qu’il avait d’une plus glorieuse
résidence. Il entra dans le vaisseau, en présence des matelots effrayés, gagna
la chambre de l’ambassadeur Q. Ogulnius, et, se roulant en replis nombreux,
il y demeura dans une profonde tranquillité. Les ambassadeurs au comble de
leurs vœux, rendirent aux dieux des actions de grâces ; et, après s’être
informés de la manière d’honorer le serpent, ils se hâtèrent de quitter
Épidaure. Une heureuse navigation les fit bientôt aborder à Antium. Là, le
serpent sortit du vaisseau et se dirigea vers le vestibule dit temple
d’Esculape où s’élevait un palmier dont la cime dominait majestueusement un
myrte touffu. Il s’enroula au tronc de l’arbre et y resta trois jours pendant
lesquels on lui apporta sa nourriture. Les ambassadeurs craignaient qu’il ne
voulût plus retourner dans la galère ; mais, quittant le séjour hospitalier
du temple, il alla reprendre sa première place pour être porté à Rome. Enfin
les députés eurent à peine mis le pied sur le rivage du Tibre, qu’il se
rendit à la nage dans l’île où un temple lui fut dédié depuis ; et son
arrivée dissipa l’horrible fléau contre lequel on avait imploré son secours.
Sur l’île du Tibre était déjà un sanctuaire de Faunus qui,
comme Esculape, rendait des oracles en envoyant des songes ; et les oracles
de la vieille déité latine ne devaient être que des recettes pour guérir gens
et bêtes. La résidence du dieu d’Épidaure était donc désignée d’avance ; mais
l’imagination populaire ne pouvait admettre qu’il fût entré simplement dans
Rome : de là, les circonstances merveilleuses que nous venons de raconter. Ce
récit fait partie de l’histoire romaine, même de l’histoire de l’esprit humain
; car le spectacle de cette étrange superstition, chez un peuple si sage dans
le conseil, si résolu dans l’action, qui ne donnait rien au hasard,
c’est-à-dire à la providence de ses dieux, et qui semblait lui demander tout,
montre qu’il n’est point d’âge du monde où l’esprit de l’homme ne puisse
associer les contraires : la plus ferme pensée et la plus puérile
crédulité.
Le sénat en donna une autre preuve au moment où allait
s’accomplir ce qui fut pour Rome le plus grand événement de son histoire et
le gage de la conquête du monde. En 205, à la veille de Zama et de la chute
de Carthage, il envoya encore, sur l’ordre des oracles sibyllins, chercher
dans l’Asie Mineure une divinité phrygienne en grand renom parmi les peuples
de la péninsule.
Cette singulière déesse, difficile à bien connaître, qui
fut sans doute à l’origine une représentation de la Terre et dont les Grecs
avaient fait la Mère
des dieux, ne pouvait entrer dans Rome d’une manière moins miraculeuse
qu’Esculape. On lui fit aussi l’honneur d’une légende. Cinq des plus nobles personnages de la république envoyés
à Delphes, y reçurent cette réponse : Le roi Attale fera obtenir aux Romains ce qu’ils désirent,
et la déesse, transportée à Rome, devra y recevoir l’hospitalité chez le plus
vertueux des citoyens. Le roi de Pergame, en guerre avec Philippe
de Macédoine, avait besoin de l’amitié des Romains ; il ne parut pas à ce
Grec sceptique qu’il la payerait trop cher au prix d’un sacrilège, et il
persuada aux prêtres de Pessinunte de livrer l’image de leur divinité la Mère
Idéenne. Ces prêtres formaient une riche corporation
dont le chef était une sorte de souverain. Mais entourés de gaulois qui
prétendaient faire de Pessinunte une de leurs capitales, ils n’avaient rien à
refuser au prince, ennemi lui-même des Galates, dont la protection leur était
si nécessaire. Ils donnèrent l’idole et s’arrangèrent pour persuader aux dévots
que Cybèle, tout en partant pour les rives du Tibre, demeurait sur celles du
Sangarius.
A Rome, restait à désigner, pour recevoir la déesse,
l’homme le plus vertueux de la république. Bien des compétitions s’élevèrent
; des consulaires, d’anciens dictateurs, briguaient cet honneur. On le
décerna à un patricien qui avait à peine l’âge de la questure, Publius Scipion,
proche parent de celui qui, en ce moment, arrivait devant Carthage et venait
d’arracher Annibal de l’Italie. Les habiles gens qui siégeaient au sénat
flattaient par ce choix le libérateur de Rome, et désintéressaient en même
temps ceux qui, à raison de leur âge et de leurs dignités, ne pouvaient
prendre jalousie d’une faveur toute politique faite à un jeune homme encore
dans l’obscurité.
Lorsque le vaisseau fut arrivé à l’embouchure du Tibre P.
Scipion se rendit à bord et reçut la déesse des mains des prêtres. Mais le navire
s’engage sur un bas fond, et tous les efforts sont impuissants à l’en tirer.
Une des plus nobles dames, Claudia Quinta, dont la médisance avait attaqué la
conduite, sort du milieu des matrones, implore Cybèle et lui demande d’attester
sa vertu en cédant, elle, la déesse chaste, à de
chastes mains. Elle attache sa ceinture au navire, qu’elle
entraîne, et Rome possède une divinité titulaire et un miracle de plus. Tite-Live
n’ose pas raconter cette histoire qu’Ovide donne tout au long. Mais Cicéron, Pline
même y croient, et la statue de Claudia placée sous le vestibule du temple de
Cybèle ne permettait pas à un Romain d’en douter[49].
Cybèle était vénérée sous la forme d’une pierre noire, qui
était sans doute un aérolithe[50], et son culte
orgiastique contrastait singulièrement avec la gravité des solennités
romaines. Aussi, bien que le Panthéon romain s’ouvrit à l’étrange divinité,
les patriciens n’ouvrirent pas leurs rangs à ses prêtres et refusèrent d’être
ses pontifes. Un citoyen eût été déshonoré par la castration à laquelle se condamnaient
les Galles phrygiens ; ceux-ci restèrent les ministres leur divinité. Chaque
année Cybèle prenait un bain mystique au confluent de l’Anio et du Tibre. Un
prêtre vêtu de pourpre y lavait la pierre sainte, tandis que les Galles menaient
grand bruit de flûtes et de tambourins, poussaient des hurlements efféminés,
se donnaient la discipline avec des fouets garnis d’osselets. Auguste laissa
mettre sur une de ses médailles l’informe image de la mère Idéenne ; Hadrien, mieux inspiré, emprunta leur type
aux Grecs qui représentaient la déesse assise sur un trône, une couronne murale
au front et des lions couchés à ses pieds.
Après les dieux grecs et phrygiens, ceux de la race
punique : en 217 on décréta l’érection d’un temple à Vénus Érycine, qui fut
alors admise pour la première fois à siéger avec les grands dieux latins au
repas religieux du lectisternium.
Cette Vénus était la Vierge
céleste de Carthage et de Tyr ; mais, en Chypre, elle était devenue la reine
de Paphos et des Amours ; à Rome, on en fera bientôt aussi la déesse de la
volupté.
On vient de parler du lectisternium.
Cette coutume, comme tant d’autres des anciens, nous étonne ; mais, par les
sacrifices, les fidèles entraient en communion avec le dieu, auquel ils
donnaient une part de la victime. Dans les repas funéraires, on faisait des
offrandes aux morts ; dans les repas domestiques, des libations aux Lares ; dans
les grandes circonstances, la ville entière ou les sénateurs, ses
représentants, communiaient avec les divinités poliades par un repas public.
C’était un acte religieux, et il importait, croyait-on, au salut de la cité
qu’il fût accompli[51]. On retrouvera cet
usage, commandé par la religion, dans les collèges funéraires de l’empire et
dans les agapes des premiers chrétiens.
Ce qui précède montre que la religion de l’État chancelle
et que les religions orientales, qui seront fatales à l’esprit latin, font déjà
effort pour envahir la cité de Janus. Hais les terreurs de la seconde guerre
Punique raffermiront le vieux culte. Plus Annibal approchera de Rome, plus
les présages se multiplieront, et plus la foi se ranimera. Nous verrons plus
tard ce que feront d’elle la victoire, la sécurité et les besoins nouveaux de
l’esprit.
Dans l’organisation politique, un grand changement venait
aussi de s’opérer. Le peuple avait effacé de la constitution le principe
timocratique que Servius y avait introduit. On avait conservé les centuries
de chevaliers, mais les classes étaient abolies, et l’assemblée centuriate
différait seulement de l’assemblée des tribus par une division qu’imposait le
respect héréditaire de tous les Romains pour l’âge et l’expérience (centuriæ juniorum et seniorum)[52]. C’était le
triomphe définitif du principe de l’égalité au nom duquel les tribuns avaient
toujours combattu. La constitution devenait donc plus démocratique. On s’en
aperçoit à la nomination de Flaminius et de Varron, portés, malgré le sénat
et les présages, aux plus hautes charges ; à celle de Minucius et des
aventuriers auxquels le peuple confiera des armées contre Annibal. D’ailleurs
l’antique et populaire assemblée des tribus subsiste toujours, et quand les
tribuns reprendront leur rôle révolutionnaire, elle servira leurs desseins.
Mais un siècle nous sépare encore des Gracques, et
l’aristocratie était entrée si avant dans les mœurs, qu’au temps même où
l’égalité était proclamée comme le principe de la société romaine, une
noblesse nouvelle s’élevait sur les ruines de celle que les lois de Licinius,
de Publ. Philo et d’Hortensius avaient détruite. S’il y avait encore des
patriciens, le patriciat n’existait plus comme corps politique. Au sénat,
dans les hautes charges, les plébéiens étaient maintenant plus nombreux que
les descendants des familles patriciennes. En 215 les deux consuls furent
plébéiens. Mais ces hommes nouveaux n’étaient entrés que l’un après l’autre
dans le sénat ; loin d’en modifier l’esprit, ils avaient subi son influence
et accepté cette politique séculaire qui retenait la république dans les
sages limites d’une démocratie modérée. La communauté des intérêts mena des
alliances de familles qui unirent la nouvelle noblesse à l’ancienne, et
l’aristocratie romaine se trouva, par toutes ces lois Populaires, non pas
détruite, mais renouvelée.
Ceux dont les ancêtres avaient le plus vivement combattu
pour l’égalité, se hâtèrent d’élever une barrière entre eux et le peuple, en
usant du droit d’images que donnait toute charge curule. Quand il meurt à Rome quelque personnage de haut rang,
dit Polybe, on le porte solennellement au Forum
avec les images de ses aïeux, précédées des faisceaux et des haches, et
couvertes d’une prétexte, d’une robe de pourpre ou d’une étoffe d’or, selon
qu’ils ont eu le consulat ou la préture, la censure ou le triomphe. Au pied
de la tribune aux harangues, on les place sur des sièges d’ivoire, et le fils
du mort raconte ses exploits, puis ceux de ses pères. Par là se renouvelle
toujours la réputation des grands citoyens ; leur gloire devient immortelle,
et le peuple ne peut en perdre la mémoire. Le froid Polybe s’anime
lui-même à cette vue : C’est le plus enivrant
spectacle, s’écrie-t-il. C’était aussi le plus sûr moyen pour les
nobles de justifier, même aux yeux du peuple, leur ambition, en lui rappelant
sans cesse leurs services. Aussi jaloux que l’était autrefois le patriciat,
de repousser des honneurs les hommes nouveaux, ils avaient établi, depuis la
première guerre Punique, que les édiles, et non plus le trésor, feraient tous
les frais des jeux publics. Or il fallait passer par l’édilité avant
d’arriver aux grandes charges. C’était en fermer l’accès à tous ceux qui
n’avaient pas une fortune assez considérable pour oser briguer cette
magistrature onéreuse.
A l’ascendant que leur donnaient la fortune, la naissance,
l’habitude du commandement et la connaissance exclusive des formules du droit[53], se joignait
pour un grand nombre le patronage des alliés. Tout peuple libre d’Italie
avait à Rome un patron qui représentait ses intérêts, et au besoin le
défendait devant le sénat oui le peuple. Le sénat s’était, il est vrai,
réservé le droit de juger les différends des villes, de statuer sur les
plaintes des citoyens contre leur cité, sur les crimes contre Rome, sur les
discordes intérieures, etc. ; niais ordinairement il abandonnait ce soin aux
patrons[54],
toujours choisis parmi les familles influentes. Cette clientèle d’une cité,
d’un peuple entier, augmentait la considération et la puissance des nobles
d’une manière dangereuse pour la liberté. Aussi créa-t-on, en 243, un prætor peregrinus qui étendit sa
juridiction sur les étrangers, et qui, placé entre eux et les grands, contint
le patronage des alliés dans des bornes où il ne pouvait être qu’utile à la
république.
A un autre point de vue, cette institution eut de. graves
conséquences sociales. Le prætor peregrinus,
ne pouvant accorder à des étrangers le bénéfice des lois civiles de Rome, fut
obligé de chercher, des règles de droit ou des principes d’équité naturelle
communs aux divers peuples et qui constituèrent un domaine juridique nouveau,
celui du droit des gens. Dès lors le jus
gentium ne cessa de battre en brèche le jus civile, ou droit particulier de Rome,
dont il finira par forcer l’étroite enceinte, et avec elle Tomberont les privilèges
des Quirites.
Ainsi, depuis les lois d’Hortensius, la constitution était
devenue plus démocratique, et cependant l’aristocratie s’était reformée. On
avait détruit le patricial en tant que caste privilégiée ; on laissait
subsister la noblesse comme classe investie de distinctions honorifiques[55]. En un mot, les
lois étaient démocratiques, les mœurs ne l’étaient pas ; et ce contraste,
loin d’être pour Rome une cause de faiblesse, lui donnait une grande force,
puisqu’elle réunissait ainsi les avantages d’un gouvernement populaire et
ceux d’un État aristocratique, sans les inconvénients qu’entraîne la
prédominance exclusive de l’une ou de l’autre de ces deux formes politiques.
Si d’ailleurs les anciens tribuns n’avaient pu arracher l’aristocratie des
entrailles de la société romaine, si, délaissant eux-mêmes le peuple, ils
étaient passés dans le camp ennemi, ils avaient des successeurs dans le
tribunat qui continuaient leur ouvrage. Ils viennent d’abolir les classes et
ils n’ont laissé aux nobles que cette influence qui s’attache partout aux
grands noms et aux grandes fortunes. Dans le même temps, les censeurs ont
refoulé les affranchis[56] dans les quatre
tribus urbaines. La noblesse et la foule étrangère sont donc contenues, et le
vrai peuple romain règne en maître au Forum, fidèle à ses dieux, à ses mœurs,
à sa discipline, parce que ces besoins nouveaux, cet amour naissant du luxe,
ce mépris des vieux usages et ces vieilles croyances que nous avons signalés
plus haut, n’étaient pas encore descendus au cœur de la nation. Cette classe
moyenne qui avait vaincu les Samnites, Pyrrhus et Carthage, était toujours
aussi dévouée, aussi brave, même aussi nombreuse. Car si la loi agraire n’était
pas fidèlement observée, du moins la surveillance et les amendes des édiles
prévenaient la concentration des propriétés, tandis que les distributions de
terres multipliaient les petits héritages et formaient cette pépinière de
soldats d’où Rome tirera bientôt vingt-trois légions.
Cette époque est le beau temps de la liberté romaine. Mais
il faut bien entendre que cette liberté ne ressemblait pas à celle que nous aimons
; car le citoyen romain, que nous nous représentons si fier de ses droits,
n’était assuré ni de son rang social qu’à chaque lustre le censeur pouvait lui
ôter sans jugement, ni de l’indépendance d’une vie privée, où le même
magistrat pénétrait armé des sévérités de sa magistrature irresponsable. Ce
républicain était le serf de l’État, et tout, liberté, justice, morale,
cédait, au besoin, devant la maxime que le salut de l’État est la loi suprême
: maxime excellente quand le citoyen la comprend comme une obligation pour
lui de dévouer à la patrie sa fortune et sa vie ; maxime qui peut devenir
détestable quand ce sont les gouvernants qui décident ce qui est exigé par le
salut de l’État.
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