HISTOIRE DES ROMAINS

 

QUATRIÈME PÉRIODE — LES GUERRES PUNIQUES (264-201)

CHAPITRE XXI — CONQUÊTES DE ROME ET DE CARTHAGE ENTRE LES DEUX GUERRES PUNIQUES (240-219).

 

 

I. — EXPÉDITIONS ROMAINES AUTOUR DE L’ITALIE ET DANS LA CISALPINE.

Rome venait de montrer une admirable constance ; mais il semblait qu’après de si longs efforts elle dût être épuisée. La population était tombée, dans l’espace de cinq années, de 297.797 hommes en état de combattre à 241.212 [1] ; sept cents galères avaient été détruites avec un nombre immense de vaisseaux de charges[2] ; le trésor était accablé d’obligations envers les particuliers qui lui avaient fait des avances et, pour fournir aux dépenses d’une guerre si onéreuse, le sénat avait dû recourir au dangereux expédient de falsifier les monnaies. Le poids de l’as avait été successivement réduit de 12 onces à 6, à 4, à 3, à 2, et comme l’État, à cause de ses armements, était le débiteur universel, cet affaiblissement de la monnaie lui fit gagner cinq sixièmes sur ses dettes ou plus de 80 pour 100 : opération qui équivalait, pour les créanciers, à une banqueroute véritable[3]. Même diminution de poids pour la monnaie d’argent. En 269, on taillait 40 deniers à la livre ; en 244, on en tailla 75 ; en 241, 84, bien que le denier représentât toujours 10 as[4].

Mais la force de Rome n’était pas dans ses richesses ; quant aux petites gens, la fondation de plusieurs colonies, une très large distribution de terres et la formation, en 241, de deux nouvelles tribus, Velina et Quirina, reconstituèrent la classe des petits propriétaires que la guerre avait décimée[5]. Aussi Rome se trouva-t-elle bientôt prête pour de nouveaux combats.

La première guerre Punique avait coûté à Carthage la Sicile et l’empire de la mer : c’était trop de honte et de pertes pour qu’elle s’y résignât ; au fond, la paix qui venait d’être signée n’était qu’une trêve. Le sénat le comprit et employa les vingt-trois années qu’elle dura à fortifier sa position dans la péninsule, en occupant tous les points d’où elle pouvait être menacée, la Sicile, la Corse, la Sardaigne, la Cisalpine et l’Illyrie. Il voulait faire de l’Italie une forteresse.

La Sicile, théâtre de la première guerre Punique, avait vu ses villes tour à tour prises et reprises, toujours pillées, et leurs habitants vendus. Pendant vingt-trois ans, elle avait épuisé. ses campagnes pour nourrir des flottes et des armées qui comptèrent quelquefois plus de deus cent mille hommes ; mais cette terre, d’une admirable fertilité, eut promptement réparé ses pertes. Le sénat se hâta de la déclarer province[6] romaine : c’était une condition nouvelle. Il n’était pas nécessaire, en effet, d’employer, à l’égard des Siciliens, les ménagements politiques dont les Romains s’étaient servis avec les peuples d’Italie. Maintenant que le centre de leur empire est couvert par des municipes, des colonies et des alliés, il n’y aura plus au dehors que des sujets taillables et corvéables[7]. Lutatius désarma tous les habitants, fit la part du domaine public, et deux cents villes ne recouvrèrent leur territoire qu’à la condition de payer un tribut fixé chaque année par les censeurs romains et la dîme de tous les produits du sol ; souvent même le sénat exigera double dîme. Lutatius écrivit aussi la formule qui donna aux cités sujettes une organisation uniforme dans laquelle dominaient, à l’exemple de Rome, les principes aristocratiques. Chaque année, un préteur fut envoyé dans la nouvelle province, avec un pouvoir absolu, duquel on ne put appeler qu’après les faits accomplis. Fidèle cependant à sa maxime de ne faire jamais peser sur tous un joug égal, le sénat accorda des privilèges à quelques villes préférées, en petit nombre toutefois, car la Sicile était trop riche pour que Rome s’ôtât le droit de la spolier à loisir. Ainsi Panorme, Égeste, Centuripa, Halæsa, Halicyæ furent libres et exemptes du tribut, mais astreintes au service militaire : la petite république de Tauromenium et celle des Mamertins restèrent indépendantes comme l’était le royaume de Syracuse : plus tard, il y eut aussi des colonies. Messine devait cette faveur à son rôle dans la première guerre Punique, Syraruse, à la longue fidélité de Hiéron. Quant à Tauromenium, bâtie sur une montagne à 275 mètres au-dessus de la mer et défendue par une citadelle construite 150 mètres plus haut, sur un rocher presque inaccessible, elle avait sans doute manifesté dès ce temps-là les sentiments qu’elle montra plus tard à Marcellus et qui lui valurent le titre de civitas fœderata.

Comme il avait été fait pour le plus grand nombre des Italiens, il fût interdit aux habitants d’acquérir hors du territoire de leurs cités. De là une baisse extrême dans la valeur des terres, dont les spéculateurs romains, qui peuvent acheter partout, profiteront pour accaparer les meilleurs domaines. De jour en jour le nombre des propriétaires indigènes diminuera, et Cicéron en trouvera quelques-uns à peine dans chaque ville. Avec la petite propriété, la classe des cultivateurs libres disparaîtra de l’île entière. Des fermes immenses, cultivées, pour quelques riches chevaliers romains, par une multitude innombrable d’esclaves, des moissons, mais plus de poètes ni d’artistes, tel sera désormais l’état de la Sicile. Devenue le grenier de Rome, elle sauvera plus d’une fois de la famine le peuple et ses armées. Mais aussi de son sein sortiront les guerres Serviles : expiation cruelle d’une mesure impolitique. C’est une loi de l’humanité : le mal engendre le mal ; nous l’avons bien vu, de nos jours, dans l’Irlande qui a été si longtemps, par des causes analogues, une plaie saignante au flanc de l’Angleterre.

La Sardaigne et la Corse furent acquises au prix d’une trahison. A la nouvelle que les mercenaires de Carthage, ramenés de Sicile en Afrique, s’étaient révoltés, ceux qu’elle avait laissés en Sardaigne avaient massacré leurs chefs et tous les Carthaginois répandus dans l’île ; un soulèvement des habitants contre cette soldatesque la força de se mettre sous la protection de Rome. Le sénat, qui avait soutenu les révoltés d’Afrique en permettant que de tous les ports d’Italie ou leur portât des vivres[8], n’hésita pas à profiter des embarras de sa rivale pour déclarer que la domination carthaginoise ay1ant cessé dans file, il pouvait, sans rompre le traité, prendre possession de la Sardaigne. Puis, sur le bruit que Carthage faisait quelques Préparatifs, il feignit de croire l’Italie menacée et déclara la guerre, Cette colère tomba devant l’offre de 1200 talents et de l’abandon de la Sardaigne. Cependant il fallut conquérir les Sardes, que leurs anciens maîtres soutenaient probablement en secret. Le sénat y employa huit années, et deux consuls en revinrent avec le triomphe. L’un d’eux, Pomponius Matho, pour dépister les insulaires dans leurs retraites les mieux cachées, s’était servi de chiens dressés à chasser l’homme, expédient que les Espagnols ont renouvelé au nouveau mande. Cette conquête s’achevait comme elle avait commencé, par des moyens odieux.

La Corse partagea le sort de l’île voisine : le sénat la déclara province romaine ; en réalité, elle conserva cette liberté qu’aucun ennemi n’osait aller lui prendre au fond de ses impénétrables maquis[9]. Trop sauvage et trop pauvre pour fournir le tribut en blé, comme la Sardaigne, la Corse le paya avec la cire de ses abeilles ; elle en promit 100.000 livres[10]. La création de ces deux provinces força de porter à quatre le nombre des préteurs : deux, le prætor urbanus et le prætor peregrinus, restèrent à Rome ; les deux autres furent chargés de gouverner l’un la Sicile, l’autre la Sardaigne et la Corse (227).

La Sicile, la Sardaigne et la Corse tant soumises, la mer Tyrrhénienne devenait un lac romain. Sur l’autre mer, le littoral était gardé, depuis Rimini jusqu’à Brindes, par six colonies[11]. Mais la côte d’Illyrie, couverte d’îles innombrables, a été habitée dans tous les temps par de dangereux pirates. A l’époque qui nous occupe, l’Adriatique en était infestée. Rien ne passait sans payer tribut ; les rivages de la Grèce étaient sans cesse dévastés, ceux de l’Italie menacés[12]. Peu d’années auparavant ils avaient battu les Étoliens et les Épirotes, pris Phénice, la plus riche ville de l’Épire, pillé l’Élide, la Messénie, et attiré les Acarnaniens dans leur alliance. Sur les plaintes qui s’élevaient de toutes parts, le sénat envoya des ambassadeurs à la veuve de leur dernier roi, Teuta, qui gouvernait au nom de son fils Pinéus une partie de l’Illyrie[13]. Elle répondit avec hauteur que ce n’était pas la coutume des rois d’Illyrie de défendre à leurs .sujets d’aller en course pour leur utilité particulière. A ces paroles, le plus jeune des députés, un Coruncanius, répondit : Chez nous, reine, la coutume est de ne jamais laisser impunis les torts soufferts par nos concitoyens, et nous ferons en sorte, s’il plait aux dieux, que vous vous portiez de vous-même à réformer les coutumes des rois illyriens. Teuta, irritée, fit tuer le jeune audacieux, ceux qui avaient provoqué cette ambassade romaine, et brûler vifs les commandants des vaisseaux qui l’avaient amenée. Puis les courses recommencèrent avec plus d’audace : Corcyre fut prise, Épidamne et Apollonie assiégées, une flotte achéenne battue.

C’était une heureuse occasion pour les Romains de se montrer aux Grecs. Le sénat vit quel parti il pouvait tirer de ces événements, et il prit hautement le rôle de protecteur de la Grèce[14] qu’il devait jouer jusqu’au bout avec tant de succès. Afin de donner une grande idée de sa puissance, il envoya contre ces misérables ennemis deux cents vaisseaux, vingt mille légionnaires et les deux consuls (229). Il n’avait pas tant fait au début contre Carthage. Corcyre fut livrée par un traître, Démétrius ; les Illyriens assiégeaient Issa, dans l’île du même nom (Lissa), ils en furent chassés, et aucune des places qui voulurent résister ne put tenir. Teuta, effrayée, accorda tout ce que Rome lui demanda : un tribut, la cession d’une partie de l’Illyrie, la promesse de ne pas mettre en mer au delà du Lissus plus de deux navires, et la tête de ses principaux conseillers pour apaiser par leur sang répandu les mânes irritées du jeune Coruncanius (228). Les villes grecques soumises par les Illyriens, Corcyre et Apollonie, furent rétablies dans leur indépendance[15].

Les consuls se hâtèrent de faire connaître ce traité aux Grecs, en rappelant que c’était pour leur défense qu’ils avaient passé la mer. Les députés se montrèrent dans toutes les villes aux applaudissements de la foule : à Corinthe, ils furent admis aux jeux isthmiques ; à Athènes, on leur donna le droit de cité, et ils furent initiés aux mystères d’Eleusis. Ainsi se nouèrent les premières relations de Rome et de la Grèce.

Les Romains avaient donné à Démétrius file de Pharos et quelques districts de l’Illyrie. Ne se croyant pas assez récompensé, il s’unit aux corsaires et entraîna dans sa révolte le roi Pinéus. La guerre gauloise dont nous allons parler était finie ; le sénat, libre de toute inquiétude en Italie, put envoyer encore un consul en Illyrie. Démétrius se réfugia auprès du roi de Macédoine, qu’il armera bientôt contre les Romains, et Pinéus se soumit aux conditions du premier traité (219) ; Rome posséda alors sur le continent grec de bons ports et sine vaste province, poste avancé, qui couvrit l’Italie et menaça la !Macédoine. L’Adriatique était pacifiée comme la mer Tyrrhénienne, et les villes marchandes de l’Italie se rattachaient de cœur à la fortune d’un gouvernement qui donnait à leur commerce la sécurité et l’essor[16].

De la Sicile aux extrémités septentrionales de l’Ombrie et de l’Étrurie, la domination romaine était acceptée ou soufferte en silence. Au delà du Rubicon et de l’Apennin, tout restait libre : la Cisalpine, malgré la défaite des Boïes au lac Vadimon en 283, n’avait pas été entamée. La fertilité de ces plaines, qui fait de la Lombardie un jardin, étonnait Polybe, même après qu’il eût vu la Sicile et l’Afrique. On y recueille, dit-il, une si grande abondance de grains, quand on cultive la terre, que nous avons vu la mesure de froment à 4 oboles, et celle d’orge à moitié de ce prix. La mesure de vin s’échange contre une égale mesure d’orge. Le millet y croît en abondance. De nombreux bois de chênes répandus dans la campagne donnent du gland en telle quantité, que les plaines du Pô produisent une bonne partie de la viande de porc dont on fait en Italie un si grand usage soit pour la nourriture du peuple, soit pour l’approvisionnement des armées. Enfin on peut satisfaire à toutes les nécessités de la vie en dépensant si peu, que les voyageurs qui descendent dans les hôtelleries n’offrent pas un prix séparé pour chaque objet de consommation, nais payent leur écot par tête ; et il arrive souvent qu’ils en sont quittes pour la quatrième partie d’une obole[17].

Dans ce pays plantureux, la race gauloise avait pullulé avec une incroyable fécondité : Caton comptait cent deux tribus boïennes. Polybe, qui les vit près d’un siècle après l’époque où notre histoire nous a conduits, les trouva habitant des bourgs sans murailles, couchant sur l’herbe ou sur la paille, sans meubles et ne se nourrissent que de viande. La guerre était leur principale industrie ; de l’or et du bétail, la seule richesse qu’ils estimaient, parce qu’ils pouvaient la transporter partout où les menait une vie aventureuse. Des guerres intestines, nées de la rivalité des chefs, la jalousie des tribus, la haine des Taurins contre les Insubres, des Cénomans contre les Boïes, des Vénètes contre tous, et le service lucratif dans les armées de Carthage qui attirait les plus remuants de ces aventuriers, avaient depuis quarante-cinq ans sauvé la péninsule des dangers d’une invasion gauloise. Le repos que la paix de 241 avait rendu au monde ne convenait pas à ces batailleurs. En 258, deux chefs Boïens, soutenus de la jeunesse du pays, voulurent, malgré les vieillards, entraîner leur peuple dans une guerre contre Rome. Ils appelèrent quelques tribus des Alpes et les lancèrent sur Ariminum. Mais les partisans de la paix l’emportèrent ; les deux chefs furent massacrés, leurs auxiliaires chassés, et le calme était rétabli avant que les légions fussent arrivées sur la frontière.

A ce moment, les expéditions de Sardaigne et d’Illyrie n’étaient pas commencées ; les Gaulois semblaient intimidés, et Carthage abattue ; le sénat, pour la première fois depuis Numa, ferma le temple de Janus. Presque aussitôt des troubles éclatèrent de toutes parts, et Rome redevint la cité de Mars.

Les Ligures, descendus de leurs montagnes, pillaient les plaines étrusques ; pour les rejeter dans l’Apennin, il fallut six années d’efforts et les talents de Fabius. Cette guerre n’était que fatigante, celle des Boïes fut dangereuse. Le sénat avait défendu qu’on leur vendît des armes, et le tribun Flaminius avait proposé le partage, le long de leurs frontières, des terres du pays sénon restées à peu près désertes depuis la guerre d’extermination de 283. Cette proposition rentrait dans la politique de Rome : elle débarrassait la ville de ses pauvres ; elle récompensait les vétérans de la guerre Punique et elle plaçait aux approches de la Cisalpine une population romaine qui serait comme un vivant boulevard contre les invasions gauloises. Mais elle enlevait aux grands des pâturages qu’ils regardaient comme leur propriété ; ils la repoussèrent avec violence, et lorsque Flaminius l’eut fait voter dans les comices par tribus, malgré l’opposition du sénat, ils l’accusèrent d’avoir causé le soulèvement des Boïes. Ceux-ci, effrayés à l’idée d’avoir les Romains pour voisins, s’unirent aux Insubres et appelèrent de la Transalpine une formidable armée de Gésates, guerriers appartenant à diverses tribus que réunissait le goût des aventures. Jamais, dit Polybe, plus braves soldats n’avaient passé les Alpes. Heureusement les Cénomans et les Vénètes trahirent la cause commune. Rome s’était de longue date aménagé des intelligences chez les premiers ; les autres avaient été lie tout temps ennemis des Gaulois cisalpins. Cette diversion fora les confédérés à laisser une partie de leurs forces à la défense le leurs foyers ; le reste, 50.000 fantassins et 20.000 cavaliers ou soldats montés sur des chars de guerre, prit la route de Rome. Les Cisalpins étaient commandés par l’Insubrien Britomar ; les Gésates, armés d’un sabre sans pointe et à un seul tranchant, le gais, suivaient les rois Concolitan et Anéroeste. Tous avaient juré, chefs et soldats, de ne point détacher leurs baudriers qu’ils ne fussent montés au Capitole.

L’effroi fut au comble dans la ville ; les livres sibyllins consultés demandèrent le sacrifice d’un Gaulois et d’une Gauloise, d’un Grec et d’une Grecque. On les enterra vivants au milieu du forum Boarium et l’on crut avoir accompli l’oracle qui avait annoncé que les Gaulois et les Grecs prendraient possession du sol romain. Mais, dans la croyance populaire, ces malheureux pouvaient, après leur mort, devenir redoutables ; pour adoucir leur colère, on institua un sacrifice qui se célébra chaque année sur la fosse gauloise. Le compte, ainsi réglé avec les dieux et avec les victimes assassinées, Rome se mit en devoir de faire tête au péril. Les vaines terreurs ne diminuaient pas en elle les résolutions viriles ; elle se fiait aux dieux, mais surtout elle-même, et c’est ce qui l’a faite si grande, malgré son esprit superstitieux. Le sénat déclara qu’il y avait tumulte, et tout homme en état de tenir une épée s’arma, même ceux des prêtres que la loi dispensait du service ; 150.000 soldats furent échelonnés en avant de Rome ; et l’on en tint en réserve 620.000, fournis par les alliés. Les Samnites avaient promis 70.000 fantassins et 46.000 chevaux ; les Latins, 80.000 fantassins et 5.000 chevaux ; les Japyges et les Messapiens, 50.000 fantassins et 46.000 chevaux ; les Lucaniens, 30.000 fantassins et 3.000 chevaux ; la confédération marse, 20.000 fantassins et 4.000 chevaux. Les Romains et les Campaniens pouvaient à eux seuls donner 273.000 hommes. Ainsi l’Italie entière se levait pour défendre Rome et repousser les barbares.

Deux routes conduisaient de la haute Italie dans la vallée du Tibre ; pour les fermer, un des consuls : se posta à l’est de l’Apennin en avant d’Ariminum ; un préteur s’établit à l’ouest, vers Fæsulæ, avec 54.000 Étrusques et Sabins, et l’autre armée consulaire fut rappelée en toute hâte de la Sardaigne avec ordre de débarquer à Pise et de garder, si elle arrivait à temps, les passes de l’Apennin de Ligurie. Tant de précautions et de préparatifs faillirent être inutiles. Les Gaulois, franchissant l’Apennin par où les légions ne les attendaient pas, laissèrent derrière eux l’armée prétorienne qui gardait le passage des montagnes du côté de l’Ombrie et arrivèrent à trois journées de Rome. Le préteur les avait suivis ; ils se retournèrent contre lui, lui tuèrent six mille hommes et cernèrent sur une colline les débris de ses légions. Heureusement, dans la nuit, arriva le consul Æmilius, qui, à la nouvelle de cette marche audacieuse, était accouru d’Ariminum. Les Gaulois, embarrassés d’un immense butin et de nombreux captifs, voulurent mettre leur gain en sûreté chez eux, sauf à revenir ensuite livrer bataille. Cette résolution les perdit. Ils longeaient la côte, suivis par Æmilius, pour gagner la Ligurie, quand le consul Atilius, débarqué à Pise, vint donner avec ses légions, dans leur avant-garde auprès du cap Telamone (près de l’embouchure de l’Ombrone). Les Gaulois étaient pris entre trois armées ; ils mirent leurs chariots sur les flancs pour se couvrir, leur butin et leurs captifs sur une colline au milieu d’eux, et, tandis que les Gésates et les Insubres faisaient face, en arrière, à Æmilius, les Boïes et les Taurisques résistaient de front au consul Atilius. Ce fut un étrange spectacle. D’innombrables trompettes et les cris de guerre des barbares remplissaient l’air de bruits terribles que les collines répercutaient ; et l’on voyait ces grands corps nus agiter violemment leurs armes. Mais, si les cris effrayaient, les colliers et les bracelets d’or qui chargeaient leurs bras et leur cou donnaient l’espérance d’un riche butin. Le consul Atilius fut tué dans un combat de cavalerie qui précéda l’action générale. Celle-ci fut engagée par les archers des légions qui firent pleuvoir sur la ligne ennemie une grêle de traits dont pas un n’était perdu, car les Gésates qui, par ostentation de courage et pour être plus libres de leurs mouvements, avaient dépouillé leurs vêtements jusqu’à la ceinture, ne pouvaient s’en garantir sous leur petit bouclier. Après les archers, l’infanterie, couverte d’une bonne armure, arriva au pas course et attaqua, ave sa courte et forte épée, bien affilée des deux côtés et à la pointe. Les Gaulois, dont le sabre pliait à chaque coup, résistèrent quelque temps par leur masse et leur indomptable courage qui eût mérité de meilleures armes. S’ils avaient eu celles des Romains, ils remportaient la victoire. Et Polybe, en parlant ainsi, exprimait l’opinion du plus vieil historien de Rome, Fabius Pictor, qui avait assisté à la bataille[18]. Quand la cavalerie romaine, brisant la ligne des chars, vint les charger de flanc, une effroyable confusion se mit dans l’armée barbare pressée de front, en queue et sur le côté.

Quarante mille barbares restèrent sur le champ de bataille, dix mille furent faits prisonniers. On prit un des brenns gaulois, Concolitan ; un autre, Anéroeste, tua de sa main ceux de ses dévoués qui avaient survécu au combat et se poignarda lui-même (225). On ne sait pas le sort de Britomar. Les captifs tinrent leur serment : ils montèrent au Capitole couverts de leurs baudriers, mais précédant le char triomphal d’Æmilius. A mi-chemin, ils les déposèrent pour entrer au Tullianum, d’où nul ne sortait vivant.

Rome avait eu peur. Le sénat, décidé à délivrer l’Italie de pareilles craintes, renvoya l’année suivante les deux consuls dans la Cisalpine pour en commencer la conquête. Les Gaulois au sud du Pô, affaiblis par le grand désastre de Telamone, donnèrent des otages et remirent aux Romains trois de leurs places fortes, parmi elles Modène (224). Mais ceux du Nord, les Insubres, reçurent vigoureusement, les consuls, lorsque, l’année suivante, ceux-ci risquèrent pour la première fois les enseignes romaines sur la rive gauche du fleuve : les Romains furent heureux d’accepter un traité qui leur permit de se retirer sans combat. Ils gagnèrent le pays des Cénomans, où quelques jours de repos et d’abondance refirent leurs troupes ; oubliant alors le traité, ils rentrèrent par le pied des Alpes sur le territoire insubrien. Cinquante mille hommes marchèrent à leur rencontre pour venger cette perfidie. Ils avaient tiré des temples leurs drapeaux sacrés, les Immobiles, qui ne sortaient que dans les plus grands dangers. Un des consuls, Flaminius, était cet ancien tribun odieux aux grands pour sa proposition du partage des terres sénonaises. Le sénat, n’ayant pu empêcher son élection, fit parler les dieux pour la casser ; les miracles se multiplièrent, et les augures déclarèrent illégale la nomination de Flaminius et de son collègue Furius. Un décret les rappela ; Flaminius le reçut au moment de livrer bataille et n’en tint compte ; il ne pouvait échapper à une condamnation que par une victoire ; il en imposa à ses soldats la nécessité, en les postant en avant d’une rivière profonde dont il fit rompre derrière eux les ponts. Les épées des barbares, mal trempées et sans pointe, s’émoussaient et pliaient aisément. Après le premier coup, il fallait que le soldat les appuyât contre terre et les redressât avec le pied. Sur cette observation faite à la batalle du cap Telamone, les tribuns distribuèrent aux hommes du premier rang les piques des triaires, avec ordre de n’attaquer à l’épée que lorsqu’ils verraient que les sabres des Gaulois se seraient faussés en frappant sur le fer des piques. Les Insubres perdirent huit mille morts et dix mille prisonniers (223). Ils demandèrent la paix, et, sur le refus du dénat, appelèrent en toute hâte des régions transalpine trente mille Gésates commandés par le roi Virdumar, qui vint fièrement assiéger, au sud du Pô, la forte place de Clastidium, devenue, entre les mains de Rome, une des entraves de la Gaule Cisalpine. Le consul romain Marcellus, celui qui gagna, quelques années plus tard, contre Annibal, le surnom de l’Épée de Rome, accourut pour la dégager. Comme il rangeait ses troupes en bataille, son cheval, effrayé des cris confus des barbares, tourna bride tout à coup et l’emporta malgré lui en arrière. Avec des soldats superstitieux comme l’étaient les Romains, cet incident naturel pouvait être pris pour le présage d’une défaite et l’amener. Marcellus, au contraire, en tira avantage. Il feignit de vouloir accomplir un acte religieux, fit achever le cercle de son cheval, et, revenu en face de l’ennemi, adora le soleil. Dès lors on pouvait; combattre, il n’y avait eu qui une des cérémonies ordinaires de l’adoration des dieux. Quand le roi des Gésates aperçut Marcellus, jugeant à l’éclat de ses armes qu’il devait être le chef, il poussa son cheval hors des rangs, et l’appela en combat singulier entre les deux armées.

Le consul venait au moment même de vouer à Jupiter Férétien les plus belles armes qui seraient prises sur l’ennemi. A la vue de ce Gaulois, dont l’armure resplendissait de l’éclat de l’or, de l’argent et de la pourpre, Marcellus ne doute pas que ce ne soient là les dépouilles promises, et que les dieux n’envoient le barbare à ses coups. Il pousse droit à lui, au galop de son cheval, le frappe de sa pique en pleine poitrine avec tant de force, que la cuirasse est percée et que Virdumar tombe. Marcellus lui porte, avant qu’il se relève, un second coup, puis saute à terre, lui arrache ses armes et, les élevant vers le ciel : Jupiter, s’écrie-t-il, reçois les dépouilles que je t’offre, et daigne nous accorder, dans le cours de cette guerre, une fortune semblable. Les Romains, excités par l’exploit de leur chef, se jetèrent impétueusement sur l’ennemi. Après une mêlée sanglante, les Gésates s’enfuirent. Le désespoir gagna les Insubres. Ils se remirent à la discrétion du sénat, qui leur fit payer une forte indemnité et confisqua une partie de leur territoire pour y établir des colonies (222).

Tout ce que l’appareil des fêtes romaines avait de plus magnifique fut déployé pour célébrer la victoire de Marcellus, le troisième triomphateur opime ; les rues que devait traverser le cortége étaient jonchées de fleurs, et l’encens fumait partout ; une troupe nombreuse de musiciens ouvrait la marche ; puis venaient les bœufs du sacrifice, dont on avait doré les cornes, et, après une longue file de chariots portant les armes enlevées à l’ennemi, les captifs gaulois, dont la haute stature et la figure martiale attiraient les regards. Un pantomime habillé en femme et une troupe de satyres insultaient par des chants joyeux à leur douleur. Enfin apparaissait, au milieu de la fumée des parfums, le triomphateur vêtu d’une robe de pourpre brodée d’or, la. tète couronnée de lauriers et le visage peint de vermillon comme les statues des dieux ; sur son épaule, il portait, ajustés autour d’un tronc de chêne, le casque, la cuirasse et la tunique de Virdumar. À la vue de ce glorieux trophée, la foule faisait retentir les airs du cri de : Triomphe ! triomphe ! interrompu seulement par les hymnes guerriers des soldats[19].

Dès que le char triomphal commença à tourner du Forum vers le Capitole, Marcellus fit un signe, et l’élite des captifs gaulois fut conduite dans une prison, où des bourreaux étaient apostés et des haches préparées ; puis le cortége, suivant la coutume, alla attendre au Capitole, dans le temple de Jupiter, qu’un licteur apportât la nouvelle que les barbares avaient vécu. Alors Marcellus entonna l’hymne d’actions de grâces, et le sacrifice s’acheva. Avant de quitter le Capitole, le triomphateur planta de ses mains son trophée dans l’enceinte du temple, dont il avait fait creuser le pavé. Le reste du jour se passa en réjouissances, en festins, et le lendemain peut-être quelque orateur du sénat ou du peuple recommença les déclamations d’usage contre cette race gauloise qu’il fallait exterminer, parce qu’elle égorgeait ses prisonniers et qu’elle offrait à ses dieux le sang des hommes[20].

Marcellus avait promis, pour sa victoire, d’élever un temple à l’Honneur et au Courage. Les pontifes se refusèrent à réunir les deux divinités dans un même sanctuaire. Que la foudre y tombe, disaient-ils, ou qu’il s’y manifeste un prodige, et il sera difficile de faire les expiations, parce  qu’on ne saura à quel  dieu offrir le sacrifice et que les rites ne permettent pas d’immoler une même victime à deux divinités. Marcellus dédia le temple de l’Honneur, et on en construisit un autre au Courage dont son fils, dix-sept ans plus tard, fit la dédicace[21].

La défaite des Insubres avançait la conquête de la Cisalpine. Afin d’y consolider sa puissance, le sénat envoya à Crémone et à Plaisance, en 218, deux colonies, chacune de six mille familles romaines : elles devaient garder la ligne du Pô que défendaient déjà Tannetum, Clastidium et Modène. La voie militaire commencée par le censeur Flaminius à travers l’Apennin, depuis Rome jusqu’au milieu du pays sénon, fut continuée pour relier ces postes avancés à la grande place d’Ariminum[22]. Ainsi la domination romaine s’approchait des Alpes, ce boulevard élevé, disait Cicéron, par une main divine pour la défense de l’Italie, et la charrue allait achever dans la Cisalpine l’œuvre de l’épée, quand l’arrivée d’Annibal arrêta tout.

En 221, les Romains avaient encore occupé l’Istrie : là, ils étaient maîtres d’une des portes de l’Italie et s’établissaient au nord de la Macédoine, qu’ils menaçaient déjà du côté de l’Illyrie.

Depuis la défaite de Pyrrhus, ils étaient en relations amicales avec les rois d’Égypte. Ceux-ci se rapprochaient naturellement d’un peuple qui pouvait être un jour l’adversaire redoutable des ennemis que les Ptolémées avaient en Grèce. Après la première guerre Punique, Évergète renouvela l’alliance que son père avait conclue avec Rome. Le sénat lui offrit des troupes auxiliaires contre Antiochus de Syrie[23] : il les refusa, mais resta fidèle à l’amitié des Romains.

 

II. — CARTHAGE : GUERRE DES MERCENAIRES ; CONQUÊTE DE L’ESPAGNE.

Durant ces vingt-trois années si bien mises à profit par Rome, Carthage aussi avait étendu son empire, mais après avoir passé par une crise qui avait failli l’emporter et qui ébranla pour toujours sa constitution.

truand Amilcar signa la paix avec Lutatius, il y avait en Sicile vingt mille mercenaires que depuis longtemps on ne payait plus qu’avec des paroles. La guerre finie, ils réclamèrent l’exécution de ces promesses et leur solde. Le gouverneur de Lilybée, Gescon, les renvoya à Carthage, par détachements, pour donner le temps au sénat de les satisfaire ou de les disperser. Mais le trésor était vide ; on les laissa tous arriver, et lorsqu’ils furent réunis, on leur peignit la détresse de la république, on fit appel à leur désintéressement. Cependant l’or et l’argent brillaient partout dans cette opulente métropole de l’Afrique ; les mercenaires commencèrent à se parer de leurs mains. Le sénat craignit le pillage : il commanda aux officiers de conduire l’armée à Sicca, en donnant à chaque soldat une pièce d’or pour les besoins les plus pressants. Les Carthaginois auraient pu garder comme otages leurs femmes et leurs enfants : ils les renvoyèrent pour que ces étrangers ne fussent pas tentés de revenir les chercher. Puis, fermant leurs portes, ils se crurent, derrière leurs hautes murailles, à l’abri de toute colère.

Les mercenaires, dit Polybe dont nous abrégeons le récit, étaient réunis à Sicca. Pour de pareilles troupes, l’oisiveté est mauvaise conseillère : ils se mirent à compter, à exagérer ce qu’on leur devait, ce qu’on leur avait promis aux heures de péril, et dans ces âmes avides naissaient d’immenses désirs.

On leur envoya Hannon, qui, au lieu d’apporter de l’or, demanda des sacrifices, en parlant humblement du dénuement de la république. Des citoyens auraient pu entendre ce langage. Les mercenaires s’irritèrent, et une sédition éclata ; les gens de chaque nation s’attroupèrent d’abord, puis toutes les nations se mêlèrent. On ne se comprenait pas, mais on s’entendait pour lancer mille imprécations. Hannon essaya de faire parler aux soldats par leurs chefs : les chefs répétaient toute autre chose que ce qui leur était dit, et la colère de cette foule croissait. Pourquoi aussi, demandaient les mercenaires, leur avait-on député, au lieu des généraux qui les avaient vus à l’œuvre et savaient ce qui leur était dû, Hannon, qui ne les connaissait pas. Ils lèvent leur camp, marchent sur Carthage, s’arrêtent à 120 stades de la ville, au lieu appelé Tunis.

Carthage n’avait ni soldats pour repousser ces barbares ni otages pour les arrêter. Elle essaya de les adoucir ; elle leur envoya des vivres, dont ils fixèrent eux-mêmes le prix, et des députés qui leurs promirent que tout ce qu’ils demanderaient serait accordé. Ces lâchetés accrurent leur audace. Ils avaient tenu tête aux Romains en Sicile : qui donc oserait les regarder en face ? A coup sûr, ce ne seraient pas ces Carthaginois.... Et tous les jours, ils inventaient de nouvelles demandes, réclamant, outre leur solde, le prit de leurs chevaux tués, exigeant qu’on leur payât les vivres qu’on leur devait au prix exorbitant où ils avaient été pendant la guerre. Pour en finir, on leur envoya Gescon, un de leurs généraux de Sicile, qui avait toujours pris leurs intérêts à cœur, et qui vint avec beaucoup d’or. Il prend les chefs à part, puis réunit chaque nation séparément pour payer la solde ! L’accommodement allait se faire ; mais il y avait dans l’armée un certain Spendius, Campanien, autrefois esclave à Rome, qui craignit d’être livré à son maître, et un Africain, Mathos, auteur principal de ces troubles ; l’un et l’autre s’attendaient, si l’accord avait lieu, à payer pour tous. Mathos remontra aux Libyens que, les autres nations parties, Carthage ferait retomber sur eux le poids de sa colère et les châtierait de manière à épouvanter leurs compatriotes. Une grande agitation suivit ce discours, et, comme Gescon remettait à un autre temps le payement des vivres et des chevaux, les Libyens se réunirent tumultueusement. Ils ne voulurent entendre que Spendius et Mathos ; si quelque autre orateur tentait de parler, il était lapidé sur-le-champ. Un seul mot était compris de tous ces barbares : Frappe ! Dès que quelqu’un avait dit : Frappe ! tous frappaient, et si vite, qu’il était impossible d’échapper. Beaucoup de soldats, même des chefs, périrent ainsi : à la fin Spendius et Mathos furent élus généraux.

Gescon savait que, ces bêtes féroces une fois lâchées, Carthage serait perdue. Au péril de sa vie, il resta au camp, tâchant de ramener les chefs. liais un jour que les Africains, qui n’avaient pas reçu leur solde, la réclamaient insolemment, il leur dit de s’adresser à Mathos. Eux, à ces mots, se jettent sur l’argent, saisissent Gescon et ses compagnons, et les chargera de chaînes.

Carthage était dans la terreur. Toute meurtrie de ses défaites de Sicile, elle avait espéré, une fois la paix faite avec Rome, un peu de repos et de sécurité, et voilà que la guerre recommençait plus terrible : car il ne s’agissait plus de la Sicile, mais du salut même et de l’existence de la patrie. Elle n’avait ni armée ni flotte : ses greniers étaient vides, son trésor épuisé, ses alliés indifférents ou ennemis. Sa domination sur les peuples d’Afrique avait été cruelle. Dans la dernière guerre, elle avait exigé des habitants des campagnes la moitié de leurs revenus et doublé l’impôt des villes : Leptis Parva lui devait un talent par jour. Les plus pauvres n’avaient à espérer des gouverneurs carthaginois ni grâce ni merci ; car, pour être populaire à Carthage, il fallait être impitoyable envers les sujets, et tirer d’eux beaucoup d’argent.

Aussi, dès que Mathos eut appelé les villes d’Afrique à la révolte, les femmes mêmes, qui avaient vu tant de fois traîner en prison leurs maris et leurs proches pour le payement de l’impôt, jurèrent entre elles de ne rien cacher de leurs effets ; elles donnèrent tout ce qu’elles avaient de meubles et de parures, et l’argent abonda au camp des mercenaires. Leurs troupes se grossirent de nombreux auxiliaires ; l’armée monta à soixante-dix mille hommes, avec lesquels ils assiégèrent Utique et Hippone, les deux seules villes qui n’eussent pas répondu à leur appel.

Les Carthaginois confièrent d’abord à Hannon la conduite de la guerre ; mais deux fois il laissa échapper l’occasion de détruire l’ennemi. On mit Amilcar à sa place ; avec dix mille hommes et soixante-quinze éléphants, il sut faire lever aux mercenaires le siège d’Utique, dégager les approches de Carthage et gagner une seconde bataille contre Spendius. Alors les Numides passèrent à lui, il se trouva maître de la campagne, et les vivres commencèrent à manquer aux mercenaires. En même temps il montrait à l’égard de ses prisonniers beaucoup de douceur. Les chefs redoutèrent des défections : pour les empêcher, ils assemblent l’armée, font paraître un homme qu’ils prétendent arriver de Sardaigne avec une lettre où leurs amis les invitaient à observer de près Gescon et les autres prisonniers, à se défier des pratiques secrètes qu’on faisait dans le camp en faveur des Carthaginois. Spendius, prenant alors la parole, fait remarquer la douceur perfide d’Amilcar et le danger de renvoyer Gescon. Il parlait encore lorsqu’un nouveau messager qui se dit arrivé de Tunis apporte une lettre dans le sens de la première. Autarite, chef des Gaulois, déclare qu’il n’y a de salut que dans une rupture sans retour avec les Carthaginois, que tous ceux qui parlent autrement sont des traîtres, et que, pour s’interdire tout accommodement, il faut tuer Gescon et les prisonniers.... Cet Autarite avait l’avantage de parler phénicien et de se faire ainsi entendre du plus grand nombre, car la longueur de la guerre faisait peu à peu du phénicien la langue commune, et les soldats se saluaient ordinairement dans cette langue.

Après Autarite, parlèrent des hommes de chaque nation qui avaient des obligations à Gescon et qui demandaient qu’on lui fit grâce au moins des supplices. Comme ils parlaient tous ensemble et chacun dans sa langue, on ne pouvait rien entendre. Mais dès qu’on entrevit ce qu’ils voulaient dire et que quelqu’un eut crié : Tue ! tue ! ces malheureux intercesseurs furent assommés à coups de pierres. On prit alors Gescon et les siens au nombre de sept cents ; ou les mena hors du camp, on leur coupa les mains et les oreilles, on leur cassa les jambes, et on les jeta encore vivants dans une fosse. Quand Amilcar envoya demander au moins les cadavres, les barbares déclarèrent que les députés seraient traités de même, et proclamèrent comme loi que tout prisonnier carthaginois périrait dans les supplices, que tout allié de Carthage serait renvoyé les mains coupées, et cette loi fut observée à la rigueur. Amilcar en représailles fit jeter ses prisonniers aux bêtes.

Les affaires des Carthaginois prenaient une bonne tournure, quand ces revers soudains se ramenèrent au premier état. La Sardaigne se révolta ; une tempête submergea un grand convoi de vivres ; Hippone et Utique firent défection en massacrant leur garnison, et Mathos songeait déjà à ramener ses mercenaires au pied des murs de Carthage. Mais Hiéron, que la victoire définitive de cette armée barbare eût effrayé, donna tous les secours que les Carthaginois lui demandèrent ; Rome même se montra favorable. Le sénat leur rendit ce qui lui restait de prisonniers laits en Sicile, permit aux marchands italiens de leur porter des vivres, et refusa l’offre des habitants d’Utique de se donner aux Romains. Amilcar chassa une seconde fois les mercenaires des environs de Carthage et, avec sa cavalerie numide, les poussa dans les montagnes, où il parvint à enfermer une de leurs deux années dans le défilé de la Hache. Là, ne pouvant ni fuir ni combattre, ils se trouvèrent réduits par la famine à se manger les uns les autres. Les prisonniers et les esclaves y passèrent d’abord ; quand cette ressource manqua, il fallut bien que Spendius, Autarite et les autres chefs, menaces par la multitude, demandassent un sauf-conduit pour aller trouver Amilcar. Il ne le refusa point, et convint avec eux que, sauf dix hommes à son choix, il renverrait les autres, en leur laissant à chacun un habit. Le traité fait, Amilcar dit aux envoyés : Vous êtes des dix, et il les retint. Les mercenaires en apprenant l’arrestation de leurs chefs se crurent trahis et coururent aux armes : ils étaient si bien enveloppés, que, de quarante mille, il ne s’en sauva pas un. Cependant Mathos, assiégé dans Tunis, fit une énergique résistance ; dans une sortie, il prit le collègue d’Amilcar, Annibal, et l’attacha à la croix de Spendius ; trente des principaux Carthaginois périrent dans d’atroces supplices ; mais, attiré en rase campagne, il fut vaincu dans une grande bataille, amené dans Carthage et livré pour jouet à la populace.

La guerre inexpiable, comme on l’appela, avait duré trois ans et quatre mois. Je ne sache pas, dit Polybe, que dans aucune autre on ait porté si loin la barbarie et l’impiété. L’homme y était tombé, ce qui lui arrive souvent, au-dessous de la bête fauve, qui tue pour vivre, mais ne torture pas.

Dans une république commerçante qui se laisse entraîner à de longues guerres, il se forme nécessairement un parti militaire dont l’importance croit avec, les services, et qui finit par sacrifier à son chef les libertés du pays. Ainsi périt la république hollandaise[24] : ainsi devait finir Carthage. En outre, il faut qu’une constitution soit bien fortement enracinée dans un pays pour n’être pas ébranlée par une guerre malheureuse. L’oligarchie carthaginoise porta la peine des désastres de la première guerre Punique, et la nécessité d’armer les citoyens pour résister aux mercenaires l’avait encore affaiblie, et fortifiant l’élément populaire. Si l’histoire intérieure de Carthage nous était mieux connue, nous y trouverions de curieuses révélations sur là deux grands partis qui la divisaient et que les historiens nous font à peine entrevoir. Peut-être Hannon et les siens, qu’on nous représente comme vendus à Rome ou bassement jaloux d’Amilcar et de son fils, apparaîtraient-ils comme des citoyens justement alarmés de la faveur croissante, auprès de la populace et des soldats, d’une famille qui sembla investie, par droit héréditaire, du commandement des armées et qui menaçait Carthage d’une dictature militaire. Dans la première guerre Punique, Amilcar avait rendu d’immenses services ; cependant ce fut Hannon qu’on nomma contre les mercenaires. Quand son incapacité eut contraint le sénat de rendre Amilcar aux vœux de l’armée, un autre Hannon lui fut donné pour collègue. Mais les soldats le chassèrent[25], et Amilcar le remplaça par un général du nom d’Annibal et probablement de sa faction. Celui-ci mort, le sénat se hâta de renvoyer Hannon, avec trente sénateurs pour réconcilier les deux chefs et surveiller Amilcar. Il fallut que le héros partageât avec son rival la gloire de terminer cette guerre. Le sauveur de Carthage méritait d’éclatantes récompenses, on l’humilia par de honteuses accusations[26]. L’armée et le peuple étaient pour lui ; mais soit patriotisme, soit conscience de la force que conservaient encore ces grands qui l’outrageaient, soit désir d’accroître par de nouvelles victoires sa renommée et l’influence de son parti, il se laissa exiler avec ses troupes victorieuses, et il partit pour soumettre à Carthage les côtes de l’Afrique et l’Espagne. Cette conquête serait, pensait-on, une compensation à la perte de la Sicile et de la Sardaigne[27].

Amilcar y employa neuf années durant lesquelles, dit Polybe, il soumit un grand nombre de peuples, par les armes ou par des traités, jusqu’à ce qu’il périt dans une bataille contre les Lusitaniens, au bord du Guadiana. Le butin conquis dans la riche Espagne avait servi à acheter le peuple et une partie du sénat[28]. La faction barcine grandissait, et comme son principal appui était dans le peuple, elle favorisait les envahissements de l’assemblée populaire, qui devint peu à peu prépondérante dans le gouvernement[29]. Aussi le gendre d’Amilcar, le favori du peuple de Carthage, Asdrubal, hérita-t-il, malgré le sénat[30], du commandement de son beau-père. Il continua ses conquêtes avec une armée de cinquante-six mille soldats et deux cents éléphants, poussa jusqu’à Èbre, où les Romains, effrayés de ses progrès, l’arrêtèrent par un traité (227), et, pour consolider sa puissance, il fonda Carthagène[31] dans la plus heureuse position, au milieu de la côte d’Espagne, en face de l’Afrique, devant un large port, auprès de mines qui lui livraient chaque jour 300 livres pesant d’argent. D’immenses travaux en firent en quelques années une grande ville ; c’était comme la capitale des futurs États de la maison barcine[32].

Cependant Asdrubal fut assassiné par un esclave gaulois qui vengeait sur lui la mort de son maître tué en trahison. Les soldats élurent, à sa place, le fils de leur ancien commandant, Annibal, qui depuis trois ans combattait dans leurs rangs. Le peuple confirma[33], et le sénat accepta le nouveau roi. L’Espagne et l’armée n’étaient plus en effet qu’un héritage des Barcas[34].

Telle était en 219 la situation de Carthage. Tout annonçait une prochaine transformation de cette vieille république. Mais Annibal, comme César deux siècles plus tard, avait besoin de soldats et de victoires pour rentrer en maître dans sa patrie. César conquit la dictature dans les Gaules. Annibal la chercha dans cette seconde guerre Punique que son père lui avait léguée.

 

 

 

 



[1] Tite-Live, Épitomé, XVIII et XIX. Le dernier chiffre, 241.212, est celui de l’année 247. On a porté à 200.000 hommes les pertes des Romains durant cette guerre.

[2] Polybe, I, 65.

[3] Ila quinque parles lucri factæ dissolutumque œs alienum (Pline, XXXIII, 15).

[4] Mais l’as était alors à 2 onces. En 216, il ne sera plus que de 1 once ; en 89, de ½ once. Toutefois, durant la république, si l’on diminua le poids, on n’altéra point le titre, et les monnaies étaient presque pures de tout alliage. M. d’Arcet a trouvé, pour le titre moyen des monnaies d’argent, 0,983. Le denier d’argent valait originairement 10 livres de cuivre, dena, de là son nom.

[5] Cette distribution, dont la date est incertaine, mais doit se placer à la fin ou dans les derniers temps de la première guerre Punique, fut si forte, qu’il fallut quinze commissaires pour le partage. Parmi eux, Pline (VII, 45) nomme L. Metellus, le vainqueur de Panorme.

[6] Festus fait venir ce mot de provicit, pour ante vicit ; Niebuhr, de proventus ; dans le premier cas, le mot provincia aurait rappelé que les Romains prétendaient exercer dans les provinces tous les droits dérivant de la conquête ; dans le second, que la province, n’ayant pas le droit de posséder des armes, servait exclusivement le souverain par ses finances. Mais provincia désigne surtout une charge qu’on s’est engagé par serment à remplir et par suite l’objet même de cette charge : aussi M. Bergaigne le fait venir de vincire (page 118 du volume composé pour le dixième anniversaire de la fondation de l’École des Hautes Études, sacra decennalia).

[7] Tite-Live, XXXI, 31 : civitates stipendiarias ac vectigales. Nous reviendrons plus tard sur la condition des provinces.

[8] Polybe, I, 83. Ils l’interdirent quand les mercenaires furent sur le point de triompher.

[9] Tite-Live dit même des Sardes, au temps d’Auguste, gente ne nunc quidem pacata (XI, 54).

[10] Val. Maxime, 111, V ; Pline, Hist. nat., XV, 29.

[11] Ariminum, Sena, Hatria, Castrum Novum, Firmum, Brundisium.

[12] Pline (Hist. nat., III, 26) appelle un peuple illyrien, les Vardæ, populatores quondam Italiæ.

[13] Appien, Illyrie, 7.

[14] Deux ans après, il plaça aussi les Grecs de Sagonte sous sa protection. Dès l’an 267, il avait tait alliance avec les Apolloniates (Tite-Live, Epit., XV), et en 237, à la demande, des Acarnaniens, il avait ordonné aux Étoliens de respecter l’Acarnamie, le seul pays de toute la Grèce, disaient ses ambassadeurs, qui n’eut point pris part à la guerre de Troie. (Justin, XXVIII, 1 et 2.)

[15] Polybe, II, 41 ; Zonare, VIII, 19. Cf., pour cette guerre, Appien, Illyrie, 7.

[16] Ce commerce était beaucoup plus considérable qu’on ne le suppose, et Rome le protégeait énergiquement. Le motif de la déclaration de guerre faite à Carthage, durant la guerre des mercenaires, fut la prise d’un grand nombre de vaisseaux marchands d’Italie, et les pirateries des sujets de Teuta contre le commerce italien furent la première cause de la guerre d’Illyrie.

[17] Polybe, II, 15 et 47. Ce tableau est encore en partie vrai aujourd’hui. On peut vivre à très bon compte dans la plaine du Pô, en dehors des grands hôtels, et Bologne expédie à toute l’Europe sa mortadelle.

[18] ...Qui ci bello interfuit (Eutrope, III, 5).

[19] Le cortége, organisé au Champ de Mars, traversait le cirque Flaminien, la porte Triomphale, où les sénateurs et les magistrats l’attendaient, puis le cirque Maxime et, par la vallée qui séparait le Cœlius du Palatin, gagnait la voie Sacrée et arrivait au Capitole par le clivus victoriæ. Voyez le plan de Rome.

[20] Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, I, 257.

[21] Tite-Live, XXVII, 25, et XXIX, 11.

[22] Strabon (V, p. 217) fait construire par un Æmilius, consul en 187, la vois Émilienne qui conduisit d’Ariminum à Bononia et à Aquilée en faisant le tour des marais et en suivant le pied des Alpes.

[23] Zonare, VIII, 6 ; Eutrope, III, 1.

[24] Annibal était le futur stathouder de Carthage ; les Hannon ses de Witt. Il en a été de même à Syracuse, dans toutes les républiques grecques de la Sicile, dans toutes celles de l’Italie au moyen âge.

[25] Polybe, I, 82.

[26] Corn. Nepos, Amilcar.

[27] Suivant Appien, il partit malgré le sénat pour l’Espagne, où Carthage avait déjà quelques possessions et des relations de commerce.

[28] ....pecunia totam locupletavit Africam (Corn. Nepos, Amilcar, 4).

[29] Polybe, VI, 51 ; Cf. Appien, VI, 5. La première guerre Punique, en arrêtant le courant d’émigration qui emportait périodiquement hors de la ville une partie des pauvres, augmenta l’influence du peuple.

[30] Factionis Barcinœ opibus, quæ apud milites plebemque plus quam modicæ erant, haud sane voluntate principum, in imperio potitus (Tite-Live, XXI, 2). Selon Cornelius Nepos (Amilcar, 3), largitione vetustos pervertit mores.

[31] Gadès était la capitale phénicienne de l’Espagne, mais les Barras voulaient une ville nouvelle ; Gadès, d’ailleurs, occupait une position trop excentrique et conservait le regret amer de son indépendance qu’Asdrubal avait supprimée.

[32] Hannon dit, en s’opposant à l’envoi d’Annibal auprès d’Asdrubal : An hoc timemus, ne.... nimis sero imperia immodica et regni paterni speciem videat... ? Et il ajoute en parlant d’Amilcar : cujus regis.... et de l’armée : hereditarii exercitus.... (Tite-Live, XXI, 5). Ces discours d’Hannon sont faits par Tite-Live, mais ils représentent l’opinion que les anciens avaient et que, d’après tous les indices, nous devons avoir nous-mêmes, de l’ambition des Barcas. Un chef militaire, Malchus, avait déjà conduit son armée contre Carthage et pris la ville sans toutefois s’y faire proclamer roi. Mais il fut condamné et mis à mort sous l’inculpation d’avoir aspiré à la tyrannie. (Justin, XVIII, 7.)

[33] Polybe, III, 15.

[34] L’historien Fabius, contemporain d’Amilcar et sénateur à Rome, disait expressément qu’Asdrubal, après avoir voulu s’emparer de la tyrannie à Carthage...., s’était conduit en Espagne comme si ce pays lui appartenait.... (Polybe, III, 8). Polybe dit lui-même (I, 10) d’Asdrubal qu’il avait bâti à Carthagène un palais de roi.