I. — EMPIRE COMMERCIAL DE LA RACE PUNIQUE.
Tandis que Rome s’avançait lentement par la guerre du fond
du Latium jusqu’au détroit de dessine, sur l’autre rive de la Méditerranée, en
face de l’Italie, à moins de 30 lieues de la Sicile, grandissait, par
l’industrie et le commerce, la puissance carthaginoise.
Aujourd’hui, sur une grève déserte, à 4 lieues de Tunis,
se voient épars des tronçons de colonnes, les ruines d’un aqueduc romain,
quelques citernes à demi comblées, et dans la mer des restes de jetées que
les vagues ont détruites. C’est là tout ce qui subsiste de Carthage[1] ....etiam periere ruinæ. Et cependant elle a
deux fois glorieusement vécu comme cité punique et comme ville romaine. Ses
tours s’élevaient à quatre étages ; sa triple enceinte montait à 30 coudées,
et telle était la force de ses murs, que des loges pratiquées dans leur
épaisseur pouvaient abriter trois cents éléphants de guerre, quatre mille chevaux
et vingt-quatre mille soldats avec les approvisionnements, les harnais et les
armes[2]. Des lames d’or
couvraient son temple du Soleil, dont la statue en or pur pesait, disait-on,
1000 talents ; et sur ses places, qui retentissaient de mots prononcés en vingt
langues, se rencontraient le Numide et le Maure à demi nus, l’Ibère aux vêtements
blancs, le Gaulois à la saie brillante, le robuste Ligure, l’agile Baléare,
des Grecs accourus pour chercher fortune dans la grande cité, des Nasamons et
des Lotophages appelés de la région des Syrtes, tous ceux enfin qui venaient
à Carthage vendre leur courage, payer leurs tributs ou apporter dans cet
entrepôt de toutes les terres civilisées et barbares les produits des trois
mondes. A son dernier jour, après une lutte séculaire, Carthage comptait
encore sept cent mille habitants[3].
Cette ville n’était cependant qu’une colonie d’une autre
ville, de Tyr, cité sans territoire, comme Venise ou Amsterdam, vaisseau à l’ancre
sur la mer, et votant de là passer les conquérants et les révolutions. Tyr et
Sidon étaient les principales villes d’un pays, qui, resserré entre le Liban
et la mer, avait à peine une superficie de 240 milles carrés. Mais des plus
petits pays sont sorties les plus grandes choses : de l’Attique, la
civilisation du monde ; de la
Palestine, la religion du Christ. Les Grecs ont été les
artistes, les penseurs et les poètes de l’ancien monde ; les Phéniciens n’en
furent que les marchands[4], mais avec tant
de courage, de persévérance et d’habileté, que, dans l’histoire de l’humanité,
ils ont pris place parmi les peuples civilisateurs. Dans leurs courses
lointaines, ces chercheurs d’or avaient trouvé ce qu’ils ne cherchaient pas,
les arts et la science de l’Égypte et de l’Assyrie, qu’ils emportèrent dans
leurs caravanes et sur leurs vaisseaux. Aux Grecs, ils transmirent l’écriture
alphabétique des Pharaons, le système métrique des Babyloniens et des
doctrines religieuses, des procédés d’art que modifia heureusement le clair
et charmant génie de la race aimée de Minerve. Aux Africains, aux Espagnols,
ils enseignèrent l’agriculture de la
Syrie et de la vallée du Nil ; partout, ils portèrent les
produits d’une industrie avancée qui éveilla l’industrie naissante de pays
barbares.
La terre manquant aux Phéniciens sur leur grève stérile,
ils avaient pris la mer pour domaine ; ils la couvrirent de leurs flottes et
jetèrent des colonies sur tous ses rivages ; non pas à la façon de Rome,
comme des forteresses qui devaient assurer l’empire et l’unité du peuple dominateur
; mais à la mode grecque, comme un trop-plein de population abandonné à lui-même
et faisant d’autant mieux sa fortune. Il fut un temps où la Méditerranée put s’appeler
la mer Phénicienne. La légende, résumant comme elle fait toujours l’ancienne
histoire d’un peuple dans celle d’un héros mythique, représentait les progrès
successifs de la colonisation phénicienne par le voyage symbolique du dieu
Melkart. L’Hercule tyrien, entraînant sur ses pas une puissante armée, avait
traversé le nord de l’Afrique, l’Espagne, la Gaule, l’Italie et la Sicile, domptant les
nations, fondant des villes et enseignant aux vaincus les arts de la paix. La Sardaigne possède encore
les étranges monuments élevés par ces colons phéniciens les Nuraghs.
Dans la mer Égée, les Phéniciens reculèrent devant la race
belliqueuse, sortie de la
Hellade, et, lui laissant le nord de la Méditerranée, ils
ne gardèrent que l’Afrique et l’Espagne. De Tyr à Cadix, sur une ligne de
1000 lieues, les vaisseaux phéniciens purent naviguer le long d’une côte
bordée de leurs comptoirs. Mais la Méditerranée était trop étroite pour ces
quelques milliers de marchands qui s’étaient faits les pourvoyeurs des
nations. Leurs caravanes ou leurs navires visitèrent les contrées les plus
reculées de l’Orient et du Midi.
Par la mer Rouge et l’océan Indien, ils allèrent jusqu’aux Indes, jusqu’à
Ceylan, et s’établirent dans le golfe Persique ; par la Perse et la Bactriane, ils
pénétrèrent jusqu’aux frontières de la Chine. L’ivoire et l’ébène de l’Éthiopie, la
poudre d’or de l’Afrique et de l’Asie centrale, les parfums de l’Yémen, la
cannelle et les épices de Ceylan, les pierres précieuses et les riches tissus
de l’Inde, les perles du golfe Persique, les métaux, les esclaves, les laines
de l’Asie antérieure, le cuivre de l’Italie, l’argent de l’Espagne[5], l’étain de l’Angleterre,
l’ambre de la Baltique,
vinrent s’entasser sur les marchés de Tyr. Mais ne regardons pas dans l’intérieur
de ces cités maritimes où, à tant de richesse, se mêlait tant de corruption.
Sous l’influence d’un climat ardent et d’une religion qui réduisaient le problème
de l’univers à celui de la fécondité, leurs solennités étaient les fêtes
lascives d’Astarté ou les cris de douleur dont leurs temples retentissaient
lorsque Moloch, l’horrible roi[6], exigeait qu’on
lui sacrifiât les enfants des plus nobles familles.
Carthage n’était qu’un anneau de cette chaîne immense que
les Phéniciens avaient attachée à tous les continents, à toutes les îles, et
dont ils semblaient vouloir enlacer le monde.
Mais il y a des villes que leur position seule appelle à
une haute fortune. Placée à cette pointe de l’Afrique qui semble aller à la
rencontre de la Sicile
pour fermer le canal de Malte, et qui commande le passage entre les deux
grands bassins de la
Méditerranée, Carthage devint la Tyr de l’Occident, dans des
proportions colossales, parce que l’Atlas, avec ses intraitables montagnards,
n’était pas, comme le Liban à Tyr, au pied de ses murs, lui barrant le passage,
lui disputant l’espace ; parce qu’elle n’était pas cernée, comme Palmyre, par
le désert et ses nomades ; parce qu’elle put enfin, s’appuyant à de grandes
et fertiles provinces[7], s’étendre sur le
vaste continent placé derrière elle, sans y être arrêtée par de puissants
États. Les Grecs de Cyrène contenus, l’intérieur de l’Afrique parcouru jusqu’au
Nil et au Niger, le Sénégal reconnu[8], l’Espagne et la Gaule tournées, les
Canaries découvertes, l’Amérique peut-être pressentie et annoncée à
Christophe Colomb par cette statue de l’île Madère qui, du bras étendu,
montrait l’Occident : voilà ce que fit la colonie déposée par Tyr au pied du
Beau Promontoire.
Il y eut un moment où cet empire commercial des hommes de
race punique, avec ses deux grandes capitales, Tyr et Carthage, s’étendait
comme mille ans plus tard celui des Arabes, leurs frères, de l’océan
Atlantique jusque dans l’océan Indien. Mais cette domination eut deux
implacables ennemis : à l’orient les Grecs, à l’occident les Romains.
Avec Xerxès, les vaisseaux phéniciens vinrent jusqu’à Salamine ; avec Alexandre,
les Grecs parurent sous les murs de Tyr, qu’ils renversèrent. Quand ils
eurent encore bâti Antioche et Alexandrie, la Phénicie, étouffée
entre ces deux villes, vit s’éloigner d’elle le commerce du monde. Ce qu’Alexandre
avait fait contre Tyr, Agathocle et Pyrrhus l’essayèrent contre Carthage.
Mais la Grèce
regarde à l’Orient ; elle a eu de ce côté sa plus brillante histoire ;
Pyrrhus échoua à l’Occident contre les colons phéniciens ; il fallait une
main plus forte pour arracher la
Sicile aux Carthaginois.
II. — CARTHAGINOIS ET
LIBYPHÉNICIENS ; POLITIQUE COMMERCIALE DE CARTHAGE.
Comme Rome, Carthage avait eu les plus obscurs commencements
; elle mit quatre siècles à fonder son empire. Tous les Numides n’étaient
pas, ainsi que leur nom grec l’indiquerait, des nomades : beaucoup de Libyens
se livraient à l’agriculture ; beaucoup aussi erraient comme nos Algériens
avec leurs troupeaux. Elle soumit les uns et gagna ou contint les
autres ; par les alliances qu’elle fit contractera leurs chefs avec les
filles de ses plus riches citoyens[9]. Elle encouragea
la culture du sol, et ses colons, se mêlant aux indigènes, formèrent à la
longue un même peuple avec eux, les Libyphéniciens[10]. Mais les
colonies romaines, toujours armées, enveloppaient leur métropole d’une
impénétrable ceinture. Les établissements de Carthage, tous sans murailles
pour qu’une révolte fût impossible, n’étaient, à vrai dire, que de grands
villages agricoles, chargés de nourrir l’immense population de la capitale et
d’approvisionner ses mille navires et ses armées. C’est ainsi que nous
apparaissent Ies villes carthaginoises : ouvertes à toutes les attaques et
aussi incapables de se défendre contre Carthage que contre ses ennemis.
Spolète, Casilinum, Nole et les imprenables cités de l’Italie centrale
sauvèrent Rome par leur résistance à Annibal ; deux cents villes se donnèrent
à Agathocle dès qu’il eut mis le pied en Afrique[11].
Le sénat avait favorise le mélange de ses colons avec les
Libyens (Berbères). Mais le peuple qui
en sortit fut regardé comme une classe inférieure, tenu loin des honneurs et
du commandement[12],
surveillé, traité en race ennemie, et par là même poussé à la révolte. L’histoire
de Mutine et de la guerre des mercenaires montre à la fois la faute de
Carthage et sa punition ; à Rome, Mutine fût devenu consul ; à Carthage, il
fut insulté, proscrit et forcé de trahir pour sauver sa tête.
Carthage avait été précédée ou suivie sur cette cote par d’autres
colonies phéniciennes : Utique, Hippone, Hadrumète, les deux Leptis, qu’elle contraignit
à reconnaître sa suprématie, à l’exception d’Utique, qui sut garder une
réelle indépendance[13]. N’ayant plus à
craindre leur rivalité, s’étant soumis les Numides voisins de son territoire,
tenant les autres divisés par sa politique ou son or, elle eut toute liberté
d’étendre son empire maritime. Née d’une ville marchande, Carthage n’aima que
le commerce, et ne fit la guerre que polar s’ouvrir, des débouchés, s’assurer
l’exploitation de riches pays, ou détruire des puissances rivales. Les Grecs
et les Phéniciens se partageaient l’un des deux grands bassins de la Méditerranée ; elle
voulut avoir l’autre. La
Sardaigne, la
Morse et les Baléares en dominent la navigation, elle s’en
empara. La Sicile
était mieux défendue par les Grecs de Syracuse. elle les y cerna en prenant
position à Malte, où elle entretenait deux mille hommes de garnison, à
Gaulos, à Cossura, qui y touchent, aux îles Ægates, aux îles Lipariennes qui
en dominent le littoral de l’ouest et du nord, dans la Sicile même, dont elle
finit par occuper les deux tiers. Là où elle régna en souveraine, de dures
lois, comme marchands en ont toujours écrit jusqu’à nos jours pour défendre
leurs monopoles, pesèrent sur les vaincus. Tandis qu’autour de ses murs elle
condamnait les Libyens à labourer pour son compte, elle interdisait, s’il en
faut croire les Grecs, aux habitants de la Sardaigne sous peine
de mort, la culture du sol[14] ; dans
l’Attique, dont elle avait bordé la côte orageuse de ses nombreux comptoirs,
en Espagne, où les anciennes colonies phéniciennes lui servaient d’entrepôts,
elle profitait de l’ignorance des barbares pour faire avec eux d’avantageux
marchés. Elle ne perdait ni son temps ni ses forces à les conquérir ou à les
civiliser ; elle aimait mieux leur créer des besoins, et imposer des échanges
onéreux : prenant pour quelques légers tissus fabriqués à Malte la poudre
d’or de l’Africain, ou l’argent de l’Espagnol ; gagnant toujours, sur tout et
avec tous.
Les Étrusques, les Massaliotes, Syracuse, Agrigente et les
villes grecques de l’Italie lui faisaient une rude concurrence. Contre les
uns, elle anima la haine et l’ambition de Rome (traités de 509, de 348 et de 276) ; contre
les autres, elle arma peut-être les Gaulois et les Ligures ; ou bien elle
cachait mystérieusement la route suivie par ses navires. Tout vaisseau
étranger surpris dans les eaux de la Sardaigne et vers les Colonnes d’Hercule était
pillé et l’équipage jeté à la mer[15]. Après les
guerres Puniques, il fallut modifier ce singulier droit des gens, comme l’appelle
Montesquieu. Un vaisseau carthaginois se voyant suivi dans l’Atlantique par
une galère romaine se fit échouer plutôt que de lui montrer la route des îles
Cassitérides (les
Sorlingues)[16]. L’amour du gain
s’élevait jusqu’à l’héroïsme.
Chose étrange, la plus grande puissance commerciale de
l’antiquité semble être restée longtemps sans frapper elle-même sa monnaie d’or
et d’argent ; du moins les médailles d’argent et d’or que nous possédons de la Carthage punique sont
toutes sorties des ateliers monétaires qu’elle avait en Sicile et où travaillaient
pour elle des artistes grecs. Syracuse même lui en fabriqua ; on le reconnaît
à la beauté du type et à l’image de la nymphe Aréthuse. Ces monnaies n’appartiennent
même pas au système pondéral d’après lequel furent taillées les vraies pièces
puniques[17].
Carthage, cependant, en eut au temps de son indépendance ; mais, suivant la
coutume de, l’Égypte et de l’Asie antérieure, elle faisait surtout ses
échanges avec des lingots, comme la
Chine fait encore les siens, et par la troque, on avec des
morceaux de cuir qui, portant l’estampille de l’État[18], jouaient le
rôle de notre papier-monnaie. Cet usage doit d’autant moins surprendre, qu’on
a trouvé quelque chose d’analogue chez les Assyriens, auxquels la Phénicie a tant
emprunté[19].
III. — MERCENAIRES.
Pour donner à son commerce l’essor et la sécurité, pour
être maîtresse des mers, Carthage n’avait besoin que de la tranquille
possession des îles et du littoral. Quelque restreintes que fussent ces
prétentions, il fallait des armées pour les réaliser. Mais, du moment où la
guerre n’est qu’une affaire de commerce, un moyen d’assurer la rentrée des
fonds et le placement des marchandises, pourquoi les marchands ne
payeraient-ils pas des soldats comme ils payent des facteurs et des commis ?
Venise, Milan, Florence, toutes les républiques italiennes du quinzième
siècle, eurent des condottieri ; l’Angleterre en a plusieurs fois acheté. C’était
une coutume phénicienne : Les Perses, les Lydiens
et les hommes de la Libye,
dit Ézéchiel à la ville de Tyr, étaient des gens
de guerre, et à tes murs ils ont suspendu, pour te faire honneur, leurs
casques et leurs boucliers (XXVII, 10). Carthage eut donc
des mercenaires. On achetait des chevaux et des navires qu’on armait à la
proue de nains difformes pour effrayer les gens, on acheta aussi des hommes,
et depuis les Alpes et les Pyrénées jusqu’à l’Atlas il y avait tant d’épées à
vendre ! Chacun des comptoirs de Carthage devint un bureau de recrutement.
Les prix étaient bas, car la concurrence était grande parmi ces barbares
avides et pauvres qui cernaient et l’étroite lisière des possessions
carthaginoises. D’ailleurs Carthage faisait bien les choses. Elle embarquait
les femmes, les enfants et jusqu’aux effets de ses mercenaires. C’étaient autant
d’otages de leur fidélité, ou, après une campagne meurtrière, des héritages
pour le trésor. Nul n’était refusé, ni le frondeur baléare[20], ni le cavalier
numide[21] armé d’un
bouclier en peau d’éléphant et couvert de la dépouille d’un lion ou d’une
panthère, ni le fantassin espagnol et gaulois, ni le Grec qu’on pouvait
employer à tout, espion, marin, constructeur, au besoin même général[22].
Plus il y avait de races différentes dans une armée
carthaginoise, plus le sénat était rassuré : une révolte paraissant
impossible entre tant d’hommes qui ne pouvaient se comprendre. D’ailleurs, le
général, ses principaux officiers et sa garde, qu’on appelait le bataillon
sacré[23], étaient
Carthaginois, et les sénateurs tenaient toujours auprès de lui quelques-uns
de leurs collègues pour veiller sur sa conduite et s’assurer que tous ces
gens gagnaient bien leur argent. L’amour de la gloire et de la patrie, le
dévouement à l’État, tous ces grands noms qui faisaient à Rome des miracles n’avaient
pas cours dans le sénat de Carthage. On y parlait beaucoup de recettes et de
dépenses, fort peu d’honneur national : aussi les ressources du pays ne se
mesuraient que sur celles du trésor. Tant qu’il était rempli, on dépensait
des soldats avec une insouciante prodigalité. Quand il était épuisé, on
reculait ou l’on traitait : c’était une affaire manquée. Avait-elle réussi,
les déboursés étaient bientôt couverts, et les mercenaires morts dans l’entreprise
oubliés. Qu’importait qu’il y eût quarante ou cinquante mille barbares de
moins dans le monde ! Ces mercenaires pouvaient devenir dangereux. Mais
on savait se délivrer de leurs exigences : témoin les quatre mille
Gaulois livrés à l’épée des Romains, la troupe abandonnée sur l’île déserte
des Ossements[24],
et Xanthippe qui périt peut-être comme Carmagnola.
Un pareil système était bon tant qu’il ne s’agissait que d’expéditions
lointaines, mais du moment où la guerre se rapprocha de ses murs, Carthage
fut perdue. Ses citoyens, s’étant reposés sur leurs mercenaires du soin de les
défendre, trouvèrent peu de ressources en eux-mêmes, quand ils furent seuls
en face de l’ennemi. Auraient-ils eu un sénat capable d’envoyer aux Romains,
descendus en Afrique, la réponse d’Appius au roi d’Épire, qu’ils n’auraient
pu faire de leurs courtauds de boutique les légionnaires d’Asculum et de
Bénévent ! Une foule de vertus tiennent aux
armes[25], et la guerre,
tout en étant un grand malheur, donne à un peuple militaire des qualités que,
loin des camps, on ne connaît pas. Comme les Juifs et les Tyriens, leurs
frères, les Carthaginois ne surent combattre qu’à leur dernier jour ; mais,
comme eux aussi, à l’heure suprême, ils furent héroïques.
IV. — CONSTITUTION.
Au reste, les mercenaires n’apparaissent qu’aux époques de
décadence : en Grèce, après Alexandre ; dans l’empire romain, après les Antonins
; dans l’Italie du moyen âge, après la ligue lombarde. Quand Rome et Carthage
se rencontrèrent, Polybe l’affirme (VI, 51), l’une était dans
toute la force de sa robuste constitution, l’autre avait atteint cette
vieillesse des États où l’organisme affaibli l’est plus dirigé par une
volonté énergique. La thèse des mérites de la pauvreté est tombée avec les
déclamations sur les vertus de l’âge d’or il Le pauvre n’est pas
nécessairement un bon citoyen, et le riche un mauvais ; mais la richesse,
comme la misère, peut être, elle aussi, mauvaise conseillère. Or il y avait à
Carthage trop d’opulence et trop peu de ce luxe de l’esprit qui met l’âme
au-dessus de la fortune. Cette grande cité a eu d’habiles négociants, de
hardis voyageurs, de sages conseillers et des généraux incomparables ; on ne
lui tonnait ni un poète, ni un artiste, lit un philosophe[26]. Il suffira de
voir la reproduction flue nous donnons de quelques-uns des trois mille
ex-voto trouvés à Carthage pour juger que, fidèle à son origine, ce peuple n’a
pas eu plus d’art que sa métropole. Il agissait beaucoup, ne pensait pas, et
sa religion, à la fois licencieuse et sanguinaire, par cela même très tenace,
n’exerçait aucune influence morale sur la vie privée, aucune action utile sur
le gouvernement, tandis que celle des Romains aimait les mœurs honnêtes et
que ses prêtres, à peu près tous magistrats ou sénateurs, ne parlaient au nom
du ciel que pour donner plus ; de force à la sagesse politique.
Les Romains pillaient l’ennemi ; ils ne pillaient pas l’État.
A Carthage, dans les derniers temps, tout était à vendre et tout se vendait,
les dignités comme les consciences. La fortune donnant le pouvoir, les
honneurs et le plaisir, aucun moyen de l’acquérir, fût-ce la force ou l’astuce,
ne semblait illégitime. Chez les Carthaginois,
dit Polybe, de quelque manière qu’on s’enrichisse,
on n’est jamais blâmé... les dignités s’achètent. » Aristote
affirme aussi que les riches seuls arrivaient aux honneurs. Carthage aimait l’or
; elle l’a possédé et elle est morte toute entière le jour où elle l’a perdu,
receperunt mercedem suam.
Aristote vante pourtant l’excellence de son gouvernement[27]. C’était une
constitution mêlée d’éléments divers, royauté, aristocratie, démocratie, mais
sans qu’il y eût entre ces pouvoirs le juste équilibre qui fait l’avantage de
ces sortes de gouvernements : au fond, l’oligarchie dominait. Deux suffètes (schofetim ou juges), choisis clans des familles
privilégiées et nommés d’abord à vie par l’assemblée générale, étaient les
premiers magistrats de la république : des écrivains grecs et romains leur
donnent le nom de rois[28]. Après eux
venait le sénat, où toutes les grandes familles avaient des représentants.
Pour faciliter l’action du gouvernement en la concentrant, on avait tiré du
sénat le conseil des centumvirs ou des cent quatre, suivant Aristote. Ceux-ci
usurpèrent peu à peu le pouvoir, de sorte que les suffètes, devenus annuels,
privés du commandement des armées, ne furent plus que les présidents de ce
conseil et les chefs religieux de la nation. Les centumvirs, qui se
recrutaient eux-mêmes par cooptation, pouvaient appeler les généraux à leur
rendre compte ; ils se servirent de ce droit pour mettre dans leur dépendance
toutes les forces militaires de la république. Avec le temps, les autres magistrats
et le sénat lui-même se trouvèrent soumis à leur contrôle[29]. Comme
sénateurs, ils remplissaient les commissions formées dans le sein du sénat
pour diriger chacune des branches de l’administration, la marine, la police
intérieure, les affaires militaires, etc. ; et, comme centumvirs, ils exerçaient
encore sur ces commissions une haute surveillance. Enfin ils formaient le
tribunal où étaient portées les affaires judiciaires, peut-être le comité des
Trente, dont les membres étaient à vie[30], et qui semble
avoir été un conseil supérieur de gouvernement[31]. La nomination à
quelque charge et le droit d’intervenir, en cas de désaccord, entre les
suffètes et le sénat, constituaient les seules prérogatives de l’assemblée
publique.
On ne peut assurer que ce qui vient d’être dit soit un
fidèle résumé de la constitution carthaginoise. Les renseignements des
anciens sont insuffisants et, sur beaucoup de points, contradictoires[32] ; mais ils s’accordent
à montrer la longue prépondérance, dans cette république, de l’oligarchie,
qui, pour écarter les pauvres du gouvernement, avait établi, comme Rome, la
gratuité dei fonctions publiques et permettait qu’un intime citoyen gérât plusieurs
charges à la fois. Pour désigner les sénateurs et les juges, Athènes
consultait le sort, qui est très démocratique ; Carthage ne consultait que la
richesse, qui lie l’est pas.
Le sénat et, dans le sénat, les centumvirs furent
longtemps les seuls maîtres du gouvernement. Si la liberté, comme l’entendaient
les Grecs de la décadence, en souffrait, la puissance y gagna, car le sénat
carthaginois eut cette politique immuable des grands corps aristocratiques
qui, poursuivant les mêmes desseins avec énergie et prudence durant plusieurs
générations, fait plus pour la fortune des États que l’influence si
changeante des assemblées populaires. Il maintenait, durant toute une guerre,
les mêmes généraux en charge, par exemple : Annibal[33], le défenseur d’Agrigente
; Carthalon, le destructeur de la flotte romaine sous les rochers de Camarine
; Aderbal, le vainqueur de Drépane ; Himilcon, qui tint neuf ans dans Lilybée,
et surtout Amilcar Barca, dont ne purent triompher, dur ont six années, tous
les efforts de ses puissants adversaires. Mais il surveillait leurs actes et
punissait les fautes, pas toujours le malheur : ainsi le vaincu de Myles,
surpris par une manœuvre inusitée, conserva sa confiance. On lui reproche
certains jugements rigoureux ; il eut raison d’éloigner des commandements les
incapables ou de frapper la sottise ambitieuse qui s’y était glissée et qui
mérite les sévérités suprêmes lorsqu’elle a perdu l’armée ou compromis l’État.
A l’intérieur, il ne livra pas, comme Athènes, les tribunaux au peuple, c’est-à-dire
la justice aux passions populaires, et il défendit si bien le pouvoir civil
contre les chefs militaires et les courtisans de la foule, qu’on ne vit pas,
durant un espace de cinq cents années, s’élever une seule de ces tyrannies
qui naquirent si souvent ailleurs des complaisances de l’armée ou des excès
de la démagogie[34].
Celle-ci, contenue par tout un ensemble d’institutions aristocratiques,
rattachée au gouvernement par l’opulence des établissements charitables[35], fut encore
périodiquement affaiblie par l’envoi au dehors de nombreuses colonies.
Cartilage se débarrassait ainsi de cette populace salis patrie et sans dieux,
qui accourt dans les grandes cités marchandes et au sein de laquelle s’agitent
les instincts bas, les passions brutales, l’envie haineuse et toutes les
convoitises. La guerre arrêta ce courant d’émigration, et des foules séditieuses
s’accumulèrent dans Carthage. A en croire le plus sage historien de l’antiquité,
les guerres Puniques qui, à Rome, consolidèrent l’union, auraient, à
Carthage, modifié la constitution au profit de la multitude. Chez les Carthaginois, dit-il, c’était le peuple, avant la guerre d’Annibal, qui décidait
de tout ; à Rome, c’était le sénat. Aussi les Romains, souvent vaincus,
triomphèrent à la fin par la sagesse de leurs conseils[36]. Il faut donc, d’après
Polybe, mettre cette grande chute de Carthage au compte de la démagogie ;
elle en a causé bien d’autres !
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