I. — PREMIÈRE GUERRE SAMNITE ; ACQUISITION
DE CAPOUE (343-342).
Depuis que les lois Liciniennes avaient rétabli la
concorde dans la ville, Rome avait déployé, au dehors, une redoutable
énergie. Dans l’espace de vingt-trois années elle s’était délivrée pour plus
d’un demi-siècle des Gaulois ; les seules villes étrusques qui avaient osé l’attaquer
avaient reçu des preuves sanglantes de leur faiblesse et toute la plaine du
Latium était occupée par des citoyens romains ou par des alliés. S’il restait
dans la montagne quelques cités volsques ou latines indépendantes et
secrètement ennemies, le sénat les tenait enveloppées par les garnisons
établies à Terracine, sur la mer, et à Sora, dans la vallée du Liris. Au
dedans, les patriciens avaient échoué dans leurs tentatives
contre-révolutionnaires, et les lois de Genucius et de Publilius allaient
achever la révolution plébéienne[1]. Cependant rien
n’annonçait, si ce n’est la forte organisation de ce petit peuple, que sa
fortune sortirait de ces étroites limites. Les combats avec les Samnites
décidèrent de l’avenir de Rome. Jusqu’alors, depuis les rois, elle s’était
péniblement défendue. La lutte nouvelle, où il ira de son existence, et au
terme de laquelle elle trouvera la domination de l’Italie, la rendra
nécessairement conquérante. Le combat du mont Gaurus sera la première
bataille d’une guerre qui ne finira qu’aux sommets de l’Atlas et aux bords du
Rhin, du Danube et de l’Euphrate.
On a vu quel était le pays des Samnites cimes neigeuses,
vallées sauvages où la vie était rude, les mœurs belliqueuses et le besoin de
rançonner les plaines subapennines toujours pressant. Ils aimaient la guerre,
et, pour y réussir, s’étaient donné une organisation militaire à peine
inférieure à celle des Romains. Niais, épars dans la montagne, ils n’avaient
ni grande ville qui fût leur citadelle, ni organisation politique qui enveloppât
de liens étroits tous les habitants du territoire. Une ligue temporaire
unissait parfois leurs forces, et, pour une entreprise déterminée, ils
élisaient un chef qui conduisait leurs guerriers ; mais un pouvoir exécutif
comme celui des consuls, un conseil permanent comme le sénat, une assemblée
souveraine comme les comices de Rome, c’est-à-dire une des plus vigoureuses
constitutions politiques que l’antiquité ait eues, ils ne les connaissaient
pas.
Tandis que Rome s’avançait dans le Latium, l’Étrurie
méridionale et la Sabine,
en assurant chacun de ses pas par l’occupation de toutes les positions
stratégiques et en laissant le moins possible au hasard, les Samnites
couraient les aventures. Un jour, ils conquéraient la Campanie ; un autre, la Grande-Grèce ; mais
aucun lien ne rattachait les établissements nouveaux à la mère patrie, et
leurs colonies oubliaient bien vite le peuple d’où elles étaient sorties ; de
sorte que, si des bandes samnites faisaient de riches captures et prenaient
possession de terres fertiles, l’État samnite ne s’agrandissait ni ne se
fortifiait. A vrai dire, il n’existait point. Et pourtant ces turbulents
montagnards avaient une grande ambition. Quand ils virent les Romains établis
à Sora, à deux pas de leur territoire, ils voulurent prendre position entre la Campanie et le Latium,
en s’emparant du pays des Sidicins. La capitale de ce peuple, Teanum, était
assise sur un groupe de montagnes qu’enferment le Liris et le cours
demi-circulaire du Vulturne ; du haut de ses murs on apercevait Capoue au
delà du Vulturne, et Minturnes aux bouches du Liris. Ces deux places et la
route entre le Latium et la
Campanie auraient été à la discrétion des Samnites, s’ils
avaient fait la conquête du pays des Sidicins. Aussi les Capouans promirent-ils
des secours à Teanum ; mais leurs troupes énervées ne purent tenir contre les
agiles montagnards ; elles furent deux fois battues et rejetées dans Capoue,
que les Samnites, campés sur le mont Tifata, à un mille de ses murs, tinrent
comme assiégée[2].
Dans cette extrémité, les Campaniens envoyèrent une ambassade à Rome (343). Onze ans auparavant,
une haine commune contre les Volsques et la crainte des bandes gauloises
avaient rapproché les Romains et les Samnites ; un traité avait été conclu.
Ce fût le prétexte dont le sénat se servit pour repousser les premières
demandes des Campaniens, et faire acheter à haut prix ses secours. Eh bien, dirent les députés, refuserez-vous de défendre ce qui vous appartient ?
Capoue se donne à vous avec ses terres, ses temples, toutes les choses
sacrées et profanes. Le sénat accepta, mais, quand ses envoyés
vinrent signifier aux généraux samnites de ne plus attaquer une ville devenue
propriété romaine, ceux-ci répondirent en donnant l’ordre de ravager les
terres campaniennes, et une guerre de soixante-dix-huit ans commença.
Pour rompre le traité si récemment conclu avec les
Samnites, on invoqua sans doute la raison d’État. Il ne fallait pas, aux
peuples épuisés des Volsques et des Aurunces, des Sidicins et des Campaniens,
laisser se substituer, aux portes du Latium, un peuple brave et entreprenant
; si l’on n’enfermait ce torrent dans ses montagnes, nulle digue ne pourrait
bientôt l’arrêter. Les Latins le croyaient. Aussi pour eux la guerre fut-elle
nationale, et ils s’y portèrent avec plus d’ardeur que Rome ne l’eût
souhaité. Trois armées furent mises sur pied. L’une, commandée par Valerius
Corvus, alla délivrer Capoue ; l’autre, sous la conduite de Cornelius,
pénétra dans le Samnium tandis que les alliés latins traversaient l’Apennin
pour attaquer les Samnites sur leurs derrières, par le pays des Péligniens.
Les historiens de Rome n’ont rien conservé, bien entendu,
des opérations de l’armée latine. Pour les légions romaines, au contraire,
les détails abondent[3]. Ne nous en
plaignons pas, car ils nous offrent des exemples de dévouement qu’il est
toujours bon de méditer, et ils nous montrent le Romain dans cette vie des
camps où il a trouvé le secret de vaincre l’univers. Cornelius, engagé au
milieu de montagnes abruptes, s’était laissé enfermer dans une gorge étroite.
Quand il s’en aperçut, il était déjà trop tard pour s’ouvrir un passage. Un
tribun légionnaire, Decius Mus, s’approche alors du consul, lui montre une
colline qui dominait le camp ennemi et que les Samnites avaient négligé d’occuper
et lui dit : Vois-tu ce rocher ? Il sera notre
salut, si nous parvenons à nous en emparer sur l’heure. Donne-moi les princes
et les hastats d’une seule légion[4] ; dès que j’en aurai, avec eus, gravi la cime, pars
aussitôt ; l’ennemi n’osera te suivre, quand nous serons sur sa tête. Pour
nous, la fortune du peuple romain ou notre courage nous tirera d’affaire.
Le consul accepte ; Decius part sans bruit, se glisse avec sa troupe à
travers les broussailles, et ce n’est qu’au moment où il atteint le sommet
que les Samnites l’aperçoivent. Le péril était maintenant pour eux. Tandis
que leur attention est attirée de ce côté et qu’ils tournent contre Decius
leurs enseignes, le consul s’échappe. Ils veulent se venger au moins sur ceux
qui leur en lèvent cette belle proie, mais perdent le temps à former un plan
et à disposer des soldats autour de la colline. Cependant Decius, caché sous
la saie d’un légionnaire, profitait des dernières lueurs du jour pour s’approcher
des sentinelles ennemies et reconnaître l’emplacement de tous les postes. La
nuit venue, il appelle à lui les centurions, leur commande de réunir leurs
soldats dans le plus profond silence dès que la trompette aura sonné la
deuxième veille, et, le moment arrivé, il se met à leur tête. Ils avaient
déjà traversé la moitié du camp ennemi, lorsqu’un Romain, sautant par-dessus
un Samnite endormi, heurta son bouclier. A ce bruit, le soldat se réveille et
appelle ses camarades. Decius commande alors aux siens de pousser de grands
cris et de frapper tous ceux qu’ils rencontrent. Les Samnites, ignorant si ce
ne sont pas les légions qui attaquent, ne savent où se porter. L’incertitude,
l’obscurité, les cris des Romains, les plaintes des blessés augmentent l’effroi,
et Decius ramène son détachement sain et sauf à l’armée consulaire. Ce succès
ne lui suffit pas ; il conseille au consul de profiter du désarroi de l’ennemi.
Les Samnites, attaqués avant d’être revenus de leur surprise, sont défaits,
leur camp est pris, et les Romains en font un effroyable massacre.
Le lendemain, le consul loua Decius en présence de toute
l’armée. Outre les présents militaires d’usage, il lui donna une couronne
d’or, cent bœufs, un taureau blanc dont les cornes étaient dorées ; à
chacun de ses soldats, un bœuf, deux tuniques et, sa vie durant, une double
ration de blé. Après le consul, les légions que Decius avaient soustraites à
la mort ou à la honte, le détachement qu’il avait tiré d’une position
dangereuse, voulurent aussi récompenser leur sauveur, et, au milieu d’universelles
acclamations, la couronne obsidionale lui fût posée sur la tête. Elle n’était
faite que de gazon ou d’herbes sauvages, mais c’était le plus grand honneur
militaire qu’un citoyen pût obtenir, et l’armée seule avait le droit de le
décerner. Paré de ces insignes, Decius immola, devant un autel rustique de
Mars, le taureau aux cornes dorées et fit présent des cent bœufs aux princes
et aux hastats qui l’avaient suivi. À chacun de ces mêmes soldats, les autres
légionnaires donnèrent une livre de farine et une mesure de vin. De quoi
n’étaient pas capables ces hommes à qui la reconnaissance était aussi facile
que le dévouement ? On comprend que le souvenir de cette glorieuse journée
ait plané sur la vie entière de Decius et lui ait inspiré l’idée du sacrifice
qui la couronna.
Tout l’honneur de cette campagne fut pour l’autre consul
Valerius Corvus. C’était, avec Manlius, que nous retrouverons bientôt, le
héros des guerres gauloises. Aimé du peuple, comme tous ceux de sa maison, il
portait dans les camps, et sous le paludamentum
consulaire, des manières populaires ; affable envers les soldats, partageant
leurs privations, leurs fatigues, et donnant à tous l’exemple du courage. Six
fois il obtint l’édilité curule, autant de fois la préture et le consulat,
deux fois la dictature et le triomphe[5]. Il avait vu mourir
Camille, et les Romains trembler devant quelques bandes gauloises ; il
vit finir la guerre samnite, qui donna à Rome l’Italie, et presque commencer
les guerres Puniques qui lui livrèrent l’empire du monde ; et durant le cours
de cette vie séculaire il ne manqua pas un jour à la république, dans l’action
ou dans le conseil. En 545 il était à son troisième consulat. Chargé de
chasser les Samnites de la
Campanie, il vint les chercher près du mont Gaurus, et inspira
à ses troupes une telle ardeur, qu’après le combat les prisonniers avouèrent,
dit Tite-Live, qu’ils avaient cru voir tous les yeux, sous les casques des
légionnaires, darder des flammes[6]. Capoue entière
sortit au-devant du vainqueur. À Rome l’attendait le triomphe, mérité par une
seconde victoire prés de Suessula. Ces succès retentirent au loin, les
Falisques demandèrent à changer la trêve en alliance, et les Carthaginois,
amis de cette puissance qui s’élevait entre leurs rivaux, les Étrusques et les
Grecs, envoyèrent une ambassade féliciter le sénat et déposer au Capitole une
couronne d’or.
L’hiver venu, les Romains, à la demande des habitants,
mirent garnison dans les villes campaniennes. Nous avons raconté la révolte
de ces légionnaires et ses suites. Quand la sédition fut apaisée, le sénat,
qui sentait l’État ébranlé et les Latins menaçants, renonça à la guerre
samnite, ne demandant qu’une année de solde et trois mois de vivres pour l’armée
du consul Emilius (341). A ce prix, il
abandonnait aux Samnites Teanum et Capoue. Les Latins continuèrent, pour leur
compte, les hostilités, ligués avec les Volsques, les Aurunces, les Sidicins
et les Campaniens ; et, lorsque les Samnites vinrent se plaindre à Rome, les
sénateurs répondirent, la rougeur au front, qu’ils n’avaient pas le droit d’empêcher
leurs alliés de faire la guerre à qui bon leur semblait[7].
II. - LA GUERRE LATINE
(340-338).
Depuis la première invasion gauloise, Rome avait toujours
trouvé des ennemis dans le Latium. Si des dangers communs avaient, en 357,
rapproché d’elle plusieurs cités, celles-ci n’acceptaient pas sa suprématie
avec la même résignation qu’aux jours où, chaque année, les légions venaient
les défendre contre les Èques et les Volsques. L’affaiblissement de ces deux
peuples et l’éloignement des Gaulois ôtant aux Latins toute crainte, leur
jalousie se réveilla ; l’alliance des Sidicins et des Campaniens, que Rome
abandonnait, accrut leur confiance, et l’heureuse issue de la révolte des
cohortes de Campanie leur fit croire au succès de leur défection. Bientôt
arrivèrent à Rome deux préteurs latins, Annius de Setia, Numisius de Circei.
Ils demandèrent, ce que les plébéiens venaient d’obtenir, l’égalité des
droits politiques, c’est-à-dire qu’un des deux consuls et la moitié des
sénateurs fussent pris parmi les Latins. A ces conditions, Rome resterait la
capitale du Latium. L’orgueil national se révolta. Entends ces blasphèmes, ô Jupiter ! s’écria Manlius, et il
jura de poignarder le premier Latin qui viendrait siéger au sénat. Annius répliqua,
avec des paroles d’outrage pour Rome et pour son Jupiter Capitolin. Mais, disait
la tradition, l’éclair brilla, les éclats de la foudre ébranlèrent la curie,
et quand Annius sortit du Capitole pour descendre l’escalier aux cent
marches, le pied lui manqua, et il roula jusqu’au bas des degrés, où il resta
sans vie. Le dieu s’était vengé lui-même[8].
La guerre était déclarée (340). Rome, par la défection des villes
latines, allait donc avoir à combattre des hommes habitués à sa discipline, à
ses armes, à sa tactique[9]. Le péril était
immense, mais les courages s’élevèrent à la hauteur du danger. Les consuls
étaient alors Manlius, que sa sévérité fit surnommer Imperiosus, et Decius Mus, de
cette noble famille plébéienne où le dévouement à la patrie devint héréditaire.
Tandis que les consuls faisaient les levées parmi les plus braves,
raffermissaient la discipline, et préparaient tout, avec cette activité et
ces ressources que donne un pouvoir centralisé, le sénat retenait dans son alliance
Ostie, Laurentum, Ardée, les Herniques, et peut-être Lanuvium ; dans la
neutralité Fundi et Formies, dans des dispositions favorables, l’aristocratie
campanienne. Mais le secours le plus, important lui vint du Samnium ; le
traité de paix entre les deux peuples fut changé en un traité d’alliance
offensive. Dès les premiers jours du printemps, l’armée romaine traversa sans
bruit le pays des Marses, des Péligniens et des Samnites, se recrutant sur la
route des forces de ses nouveaux alliés, que séduisait l’espérance du pillage
dans les riches plaines de la
Campanie et du Latium. Tandis que l’armée consulaire
arrivait inopinément par cette marche hardie aux environs de Capoue, une
autre, laissée au préteur Pap. Crassus, couvrait la ville, et tenait en échec
les Latins qui n’avaient pas rejoint en Campanie les forces destinées à
envahir le Samnium.
La bataille se donna au pied du mont Vésuve, près d’un
ruisseau nommé Veseris. Tous les peuples de l’Italie central s’y
rencontrèrent. Les Romains avec les Herniques et les peuples sabelliens ; les
Latins, avec les nations osques, qui habitaient du Numicius au Silarus. On
aurait dit une lutte des deux vieilles races italiennes. Avant la bataille,
un Tusculan, Geminus Metius, provoqua en combat singulier le fils du consul
qu’il avait reconnu à la tête d’une troupe de cavaliers. Veux-tu, lui cria-t-il après quelques bravades
échangées des deux parts, veux-tu te mesurer avec
moi ? On verra alors combien le cavalier Latin l’emporte sur celui de Rome.
Manlius accepte, et les deux champions poussent leurs chevaux l’un contre l’autre.
Manlius vise à la tête, mais sa lance glisse sur le casque de son adversaire,
Metius, au contraire, cherche à désarçonner le Romain en blessant sa monture
; le coup ne porte pas. Quand ils reviennent l’un sur l’autre, Manlius, à son
tour, frappe le cheval qui, de douleur, se cabre et renverse son cavalier.
Avant que le Latin ait pu se relever, Manlius lui enfonce sa javeline dans la
gorge et le cloue à terre. Il revint entouré des soldats, joyeux de cet heureux
présage, offrir à son père les dépouilles du vaincu ; mais il avait combattu
sans ordre et pour cette guerre où tout était semblable : les armes, la
tactique, la langue ; où tant de soldats avaient des deux côtés des liens de
famille et de confraternité militaire, un édit des consuls avait sévèrement
défendu qu’on sortit des rangs, même dans l’espoir d’un coup de main heureux.
La discipline avait été violée. Comme Brutus, le consul oublia le père, et le
jeune Manlius fut décapité. L’armée plia sous cette main de fer.
Le jour de la bataille, l’aile gauche, que commandait
Decius, faiblit. Le consul appelle le grand pontife, et la tête voilée, un
javelot sous les pieds, il invoque Janus, Mars, Bellone[10], et prononce la formule
sacrée qui le dévouait, pour le salut des légions, lui et l’armée ennemie aux
dieux infernaux ; puis, monté sur son cheval de guerre, revêtu de ses armes
et le corps ceint de sa toge[11], comme le prêtre
dans les sacrifices, il se précipite au milieu des rangs ennemis, où il tombe
bientôt percé de coups. Cet appareil religieux, ce dévouement héroïque, dont
les deux armées ont été témoins, la croyance que le sang de cette victime
volontaire a racheté celui de l’armée romaine, donnent aux légions
consulaires la certitude de la victoire, aux Latins celle de la défaite. Les
trois quarts de l’armée latine restèrent sur le champ de bataille, et la Campanie fut en un coup
reconquise. Une manœuvre habile de Manlius, qui fit donner sa réserve après
que les Latins, trompés par une ruse, eurent engagé toutes leurs forces,
avait décidé le succès. Les débris de l’armée battue se rallièrent à Vescia,
chez les Aurunces. Numisius y amena des levées faites en toute hâte. Mais une
seconde victoire qui ouvrit le Latium, rompit la ligue ; plusieurs villes
firent leur soumission, et dès le 18 mai Manlius rentrait triomphant à Rome (340).
La guerre n’était pas finie : le sénat se hâta cependant
de décerner les peines et les récompenses. Capoue perdit le pays de Falerne,
si renommé pour ses vins ; mais seize cents chevaliers campaniens restés
fidèles à la cause de Rome reçurent le droit de cité, avec une solde
annuelle, pour chacun d’eux, de 450 deniers, prélevés sur le reste des
habitants. C’était 500.000 francs environ, dont le peuple campanien payait,
chaque année, la trahison de son aristocratie. Les cités latines qui venaient
de se soumettre furent aussi dépouillées d’une partie de leurs terres. On les
distribua aux citoyens, à raison de 2 jugera
par tête dans le Latium, de 3 dans le pays de Falernes[12].
Cependant Manlius, tombé malade, nomma Crassus dictateur
pour achever la réduction du Latium. Une expédition contre Antium demeurée
sans résultat fut un encouragement pour les villes restées en armes. Une
victoire de Publilius Philo n’effaça pas l’échec de son collègue au siège de
Pedum. La république était, il est vrai, agitée, à cette époque, par les troubles
qui amenèrent la dictature et les lois de Publilius ; mais c’était le dernier
acte de ce long drame. La révolution, victorieuse au dedans, le fut aussi au
dehors, et le premier événement de l’ère nouvelle fut l’entière soumission du
Latium.
Antium sur la côte, Pedum en avant de l’Algide, étaient
les deux derniers boulevards de la ligue. Les consuls de l’année 338 se
partagèrent l’attaque de ces deux places. Manlius marcha contre la première,
et battit, près de l’Astura, les Latins de la plaine ; Furius prit la
seconde, malgré tous les efforts des Latins de la montagne. Dès lors la
résistance cessa, et toutes les villes ouvrirent, l’une après l’autre, leurs
portes.
Il fallait décider du sort des vaincus. C’était la
première fois que le sénat allait avoir à régler d’aussi graves intérêts. Il
le fit avec une telle prudence, que les mesures prises par lui à cette occasion
assurèrent à jamais la fidélité des Latins, et qu’elles furent invariablement
appliquées pendant trois siècles à tous les pars conduis par la république. D’abord
il fut défendu aux habitants de se réunir en assemblées générales, de former
des ligues, de faire la guerre, de contracter mariage et d’acquérir des
propriétés foncières hors de leur territoire[13]. La
confédération latine ainsi dissoute, et Rome n’ayant plus devant elle que de
petites villes condamnées à l’isolement, le sénat réveilla par une
répartition inégale des charges et des privilèges, ces rivalités et ces
haines municipales, toujours si vivaces dans les cités italiennes. Les villes
les plus voisines de Rome furent rattachées à sa fortune, par la concession
du droit de cité et de suffrage. Tusculum eut le premier de ces droits, non
le second. Lanuvium, Aricie, Pedum, Nomentum et sans doute Gabies les eurent
tous les deux, et, en 332, on forma de leurs habitants deux nouvelles tribus,
Mæcia et Scaptia.
Avec Lanuvium, les Romains stipulèrent qu’ils auraient le libre accès du
temple de Juno Sospita, où chaque année les consuls vinrent offrir de
solennels sacrifices. Dans le sanctuaire était nourri un serpent souvent
représenté sur les médailles.
Derrière cette première ligne de villes devenues romaines,
et qui couvraient la capitale depuis la mer jusqu’aux monts de la Sabine, Tibur et Préneste[14] gardèrent leur
indépendance, mais perdirent une partie de leur territoire, Priverne les
trois quarts, Vélitres et Antium la totalité. Antium livra ses vaisseaux de
guerre, dont les proues[15] allèrent orner la
tribune du Forum, et reçut défense d’en armer d’autres à l’avenir. A
Vélitres, les murailles furent renversées et le sénat déporté au delà du
Tibre. L’importante position de Sora était depuis peu occupée par une
garnison romaine ; Antium, Vélitres, Priverne, et, quelques années plus tard,
Anxur ou Terracine et Frégelles, qui commandaient les deux routes du Latium
dans la Campanie,
reçurent des colonies. Ainsi, le vieux Latium était gardé par des villes
désormais affectionnées, le pays des Volsques par de nombreux colons. Chez
les Aurunces, Fundi et Formies ; dans la Campanie, Capoue, dont les chevaliers garantissaient
la fidélité, la grande cité de Cumes, Suessula, Atella et Acerrre, obtinrent,
comme encouragement à rester dans l’alliance de Rome, le droit de cité sans
suffrage, ou, comme on disait alors, le droit des Cærites (358)[16].
L’an d’après, les Sidicins de Teanum et de Calès
attaquèrent les Aurunces qui habitaient une montagne volcanique, la Cortinella, dont la
plus haute cime domine de 3200
pieds la plaine de Campanie. De peur, sans doute, d’y être
affamés, les Aurunces quittèrent leur nid d’aigle et se réfugièrent à Suessa,
qui existe encore (Sessa),
à mi-côte, au-dessus d’une plaine fertile dont les dernières ondulations vont
mourir à la mer. Le sénat, qui jamais n’abandonna un allié, pas plus qu’il n’oublia
un ennemi, se hâta d’envoyer à leur secours les deux armées consulaires et
son meilleur général, Valerius Corvus. Calès fut prise[17] et gardée par
une colonie de 2500 hommes ; Teanum demanda sans doute la paix ; du moins,
depuis cette époque, il n’est plus question des Sidicins. Les Ausones aussi disparaissent
; les Volsques n’ont pas été
nommés depuis le désastre d’Antium ; les Rutules ne donnent plus signe de vie
; la plupart des Latins sont citoyens de Rome ; les Èques, les Sabins, les
Herniques, reparaîtront une fois encore, les uns pour retomber aussitôt,
vaincus et brisés, dans l’obscurité de leur indépendance municipale, les
autres pour aller se perdre dans la grande cité. Ainsi se simplifie l’état de
l’Italie centrale ; à la variété des nations succède l’unité romaine. De la
forêt Ciminienne aux bords du Vulturne, un seul peuple domine. Mais la mal’aria suit les légions. Les cités
industrieuses du littoral latin et campanien perdront, avec leur indépendance,
leur activité. La lutte contre cette nature envahissante se ralentira, et les
ports vont se combler, les canaux se rétrécir, les rivières se répandre au
hasard en eaux sauvages qui, sous un ciel de feu, feront incessamment naître
et mourir d’innombrables organismes dont la décomposition jettera dans l’air
des germes de mort. Dans ces pays dépeuplés, de fertiles campagnes
deviendront des solitudes meurtrières.
Rome elle-même en souffrira. En 331, une peste désola la
ville. Déjà plusieurs membres du sénat avaient succombé, quand une esclave
vint déclarer aux édiles que les victimes avaient péri par le poison. On
ouvrit une enquête, et la terreur fit trouver des coupables, comme de nos
jours les masses populaires en ont trouvé, même à Paris, quand le choléra les
décimait : cent quatre-vingt-dix matrones furent condamnées. Après cet
holocauste offert à la terreur et à la sottise, on pensa que tant de crimes
domestiques provenaient de la colère des dieux et, pour les apaiser, on nomma
un dictateur qui, avec toute la pompe religieuse, alla gravement enfoncer un
clou sacré dans la muraille du temple de Jupiter[18].
Quelques années auparavant (337), Rome avait encore donné un de ces
lugubres spectacles que nous avons déjà décrits. La vestale Minucia, qui
avait éveillé les soupçons par la trop grande recherche de ses ajustements,
fat accusée d’avoir violé ses vœux. Elle reçut des pontifes l’ordre de cesser
ses fonctions et la défense d’affranchir aucun de ses esclaves, afin qu’on
pût les interroger par la torture. Les dépositions ayant été ce qu’elles sont
toujours dans ce cas, affirmatives, la malheureuse jeune fille fut enterrée
vivante près de la porte Colline[19]. Ces prêtres,
gardiens si vigilants de la pureté du culte de Vesta, étaient, comme leur farouche
déesse, sans entrailles.
III. — SECONDE GUERRE SAMNITE (326-312).
Tandis que les résultats et la guerre Latine donnaient à
la république un territoire d’une étendue de 140 milles du nord-est au
sud-est, et de 58 milles de l’ouest à l’est[20], un roi d’Épire,
oncle d’Alexandre le Grand, Alexandre le Molosse, essayait de faire en
Occident ce que le fils de Philippe accomplissait en Orient. Appelé par les
Tarentins, il battit les Lucaniens et les Samnites, près de Pæstum, par conséquent
aux portes de la Campanie,
se fit livrer par eux trois cents otages qu’il envoya en Épire et enleva aux
Bruttiens Terina et Sipontum. Après avoir vaincu, il voulut organiser et
essaya de constituer à Thurium une assemblée des peuples de l’Italie
méridionale dans l’espoir de la gouverner, comme les rois de Macédoine
menaient à leur guise le synode de Corinthe[21]. Dans la guerre
Latine, l’alliance des Samnites avait sauvé Rome. Mais depuis qu’il ne se
trouvait plus entre les deux alliés un peuple ennemi, leur jalousie s’était
réveillée. Aussi apprit-on, à Rome, avec joie les succès d’Alexandre ; et ce
prince s’étant plaint des pirateries des Antiates, qui, malgré le sévère
châtiment qu’ils avaient récemment reçu, continuaient à écumer la mer, on
saisit cette occasion de conclure un traité avec lui[22] (332). Quelques
années après, Alexandre fut tué en trahison par un Lucanien (326) ; la
domination qu’il avait élevée tomba avec lui, et Rome ne tira d’autre profit
de cette alliance que d’indiquer aux Grecs de cette région de quel côté ils
devaient chercher un appui contre les barbares qui les entouraient. Vers la
même époque, Athènes, reprise d’un accès d’ardeur conquérante, établissait
sur les rives de l’Adriatique, en un endroit qu’on ne peut fixer, une colonie
à la fois militaire et marchande pour la protection de son commerce contre
les pirates des villes étrusques d’Atria et de Spina. Le décret de fondation,
dont on a retrouvé un fragment, était digne de cette cité, grande encore dans
sa décadence. Nous voulons, disait-il[23], que tous ceux qui navigueront dans cette mer, Grecs ou barbares,
y soient en sûreté sous la protection d’Athènes. L’Italie et la Grèce, ces deux moitiés du
monde ancien, mêlaient de plus en plus leurs intérêts. Dans quelques années,
un Spartiate viendra chercher fortune sur les côtes de l’Adriatique, et
Pyrrhus renouvellera dans la péninsule italique la tentative d’Alexandre le
Molosse.
Peu de temps après le traité conclu avec le roi d’Épire,
le sénat s’était assuré l’alliance des Gaulois. Cette ligue des Romains avec
les barbares du nord de l’Italie et avec un prince qui était comme le
représentant de tous les Grecs établis dans le sud de la péninsule, était une
menace pour les nations sabelliennes. Les deux peuples se firent d’abord une
guerre sourde qui envenima les haines sans rien décider. En 331 les Samnites
passèrent le Liris et détruisirent Frégelles. Le sénat ne se tint pas pour
offensé ; mais une colonie romaine alla sans bruit relever les murs
renversés. Les Samnites menacèrent Fabrateria ; le sénat déclara que cette
ville était sous la protection romaine. En 333 ils avaient excité sous main
les Sidicins ; Rome battit ce peuple et colonisa Calés. En 329 ils
soulevèrent les Privernates, et un noble de Fundi, Vitruvius Vaccus, sans
doute à leur instigation, fit entrer dans le mouvement Fundi et Formies. Ces
deux villes se portèrent mollement à la guerre et en sortirent bientôt.
Priverne, restée seule, brava pendant plusieurs mois deux armées consulaires.
Vaccus, qui s’y était réfugié, fut traîné au triomphe des consuls, puis
décapité, et les sénateurs de la ville déportés au delà du Tibre. Quant au
reste des habitants, on délibéra dans le sénat sur leur sort. Serez-vous fidèles ? demanda le consul à leurs
députés. Oui, répondirent-ils, si vos conditions sont bonnes, autrement la paix ne durera
guère. Le sénat voulut s’attacher ces vaincus si fiers : Priverne
eut le droit de cité sans suffrage, mais ses murs furent abattus[24].
Ainsi les Samnites avaient échoué à Frégelles, à
Fabrateria, à Calès et à Priverne. Jusqu’au Vulturne, tout restait Romain ;
ils se rejetèrent sur la
Campanie pour y chercher des ennemis à la république.
Sur le faux bruit que la peste désolait la ville et que la
guerre était déclarée aux Samnites, les Grecs de Palœpolis[25] avaient attaqué
les Romains épars dans la
Campanie. Quand les féciaux vinrent demander justice, ils
ne reçurent que bravades ou injures, et quatre mille Samnites entrèrent dans
la place. Aux plaintes des Romains sur cette violation des traités, les
Samnites répondirent par la demande de l’évacuation de Frégelles ; les
députés offraient de remettre l’affaire à la décision d’un arbitre. Que l’épée décide, dirent les chefs, nous vous donnons rendez-vous dans la Campanie[26].
Une imposante cérémonie religieuse précéda les hostilités.
Les dieux, tirés du fond des sanctuaires où leurs statues étaient dressées,
furent couchés sur des lits couverts de tapis somptueux et conviés à un
festin que les prêtres leur servirent, lectisternium.
Les temples étaient ouverts, les routes encombrées de fidèles qui venaient
contempler avec amour le dieu qu’ils confondaient avec son image. Aucun
présage funeste n’ayant arrêté l’accomplissement de la solennité, les hâtes
divins de Rome parurent accepter son offrande et promettre leur concours.
La guerre languit cependant la première année (326), bien que le
sénat se fût assuré de l’appui des Lucaniens et des Apuliens, pour prendre
les Samnites à revers. Entraînés par les Tarentins, déjà jaloux de la
puissance romaine, les Lucaniens changèrent presque aussitôt de parti ; mais
les populations laborieuses et commerçantes de l’Apulie avaient trop à
souffrir du voisinage des Samnites, pour ne pas demeurer dans l’alliance de
Rome, tant que la fortune, au moins, lui serait fidèle. La défection des
Lucaniens fut, au reste, compensée par la prise de Palœpolis et par l’alliance
de Naples, c’est-à-dire de tous les Grecs campaniens.
Le blocus de Palœpolis avait été l’occasion d’une
innovation importante. Pour continuer les opérations contre cette ville,
Publilius Philo avait été prorogé dans son commandement, sous le titre de
proconsul. Par la solde, le sénat pouvait tenir les mêmes soldats sous les
drapeaux tant que l’exigeaient les besoins publics ; par le proconsulat, il
put laisser à leur tête les chefs qui avaient leur confiance et la sienne. L’élection
annuelle des magistrats était une garantie pour la liberté, mais un danger
pour la puissance. L’institution du proconsulat, sans toucher à ce grand
principe du gouvernement romain, en fit disparaître le péril. La loi Genucia
fut ainsi heureusement éludée, et presque toujours, surtout hors d’Italie,
dans les pays dont les généraux devront étudier lentement les ressources et
les dispositions, où il faudra, à la fois, négocier et combattre, ce seront
des proconsuls qui achèveront les guerres. Fabius Rullianus, Scipion,
Flamininus, Sylla, Lucullus, Pompée et César n’auront que ce titre quand ils
gagneront leurs plus belles victoires.
Le traité avec les Grecs campaniens avait chassé les
Samnites de la Campanie
; une guerre de montagnes, c’est-à-dire des attaques imprévues, des combats
obscurs, quoique sanglants, des efforts héroïques sans résultats,
remplacèrent la grande guerre des plaines. Les Romains y perfectionnèrent
leur tactique, leurs armes, leur discipline. De cette lutte, ils sortirent les
premiers soldats du monde. On a accusé la vanité romaine d’avoir multiplié
les victoires des légions pour une seule campagne, Tite-Live compte
cinquante-trois raille morts et trente et un mille prisonniers ! Il y a une
évidente exagération dans ces chiffres ; mais c’est le propre des guerres de
nette nature d’être interminables. Si les Samnites n’avaient qu’un petit
nombre de villes murées, chaque rocher était pour eux une place forte. D’un
autre côté, il était difficile que leurs bandes, formées de volontaires très braves,
mais fort peu disciplinés, ne fussent pas battues dans presque toutes les
rencontres par ces troupes dont l’organisation était supérieure à tout ce que
l’antiquité avait connu. Les deux armées ressemblaient aux deux peuples : l’un,
confédération fragile, union précaire de tribus inaccoutumées à mettre en
commun le conseil et l’action ; l’autre, masse de deux cent cinquante mille
combattants, animés d’un même esprit, obéissant à une même impulsion ;
celui-ci, force immense concentrée dans une seule main, au service d’un seul intérêt
; celui-là, courage indomptable, mais divisé, et poursuivant des buts
différents.
Plusieurs villes obscures prises aux Samnites sur les
bords du Vulturne, le pillage de quelques vallées, le soulèvement, puis la
défaite des Vestins, sont les seuls événements connus pour ces premières
années de la guerre. Mais la sécheresse des annales est tout à coup
remplacée, en 324, par le brillant récit de la querelle du dictateur Papirius
avec son maître de la cavalerie Fabius Rullianus. Le dictateur, n’ayant
obtenu au camp que des augures insuffisants, était venu en chercher à Rome de
plus favorables. Il avait laissé à Fabius la défense de combattre en son
absence, puisque les poulets sacrés ne promettaient pas la victoire. Mais,
une occasion heureuse s’étant présentée, Fabius en profita et vainquit les
Samnites. A la nouvelle de cette infraction à la discipline et de ce défi aux
dieux, Papirius quitte Rome, accourt au camp et cite le maître de la
cavalerie à son tribunal. Je veux savoir de toi,
Q. Fabius, puisque la dictature est la puissance suprême à laquelle obéissent
et les consuls revêtus de l’autorité royale, et les préteurs créés sous les
mêmes auspices que les consuls, je veux savoir de toi, si tu crois juste ou
non qu’un maître de la cavalerie se soumette à ses ordres ? Je te demande
encore si, convaincu que j’étais de l’incertitude des auspices, je devais
livrer au hasard le salut de l’État en dépit de nos saintes cérémonies, ou
renouveler les auspices, afin de ne rien faire sans savoir clairement que les
dieux étaient pour nous ? Je te demande enfin, si, quand un scrupule de religion
empêchait le dictateur d’agir, le maître de la cavalerie pouvait s’en
défendre ? Réponds, mais réponds à cela ! seul et pas un mot hors de là.
Fabius veut parler de sa victoire. Papirius l’interrompt et appelle le
licteur : Prépare les verges et la hache,
lui dit-il. A ces mots, des murmures se font entendre et une sédition sous
les enseignes est près d’éclater. Heureusement la nuit survient, et, selon l’usage,
l’exécution de la sentence est remise au lendemain. Dans l’intervalle, Fabius
s’échappe du camp et arrive à Rome où, en vertu de sa charge, il convoque le
sénat. Son père, qui avait été dictateur et trois fois consul, commençait à
accuser la violence et l’injustice de Papirius, quand on entend le bruit des
licteurs qui écartent la foule et le dictateur qui paraît. En vain les
sénateurs essayent d’apaiser sa colère, il ordonne de saisir le coupable. Le
vieux Fabius descend alors au Comitium où le peuple était accouru et en appelle
aux tribuns. Des verges, des haches, s’écrie-t-il,
pour un victorieux ! Mais à quel supplice
aurait-il donc réservé mon fils, si l’armée avait péri ? Se peut-il que celui
par qui la ville est dans la joie, pour qui les temples sont ouverts et des
actions de grâces sont rendues aux dieux ; se peut-il que cet homme soit
dépouillé de ses vêtements et déchiré par les verges, sous les yeux du peuple
romain, en vue du Capitole et de ses dieux que, dans deux combats, il n’a pas
invoqués en vain ? Les sénateurs, les tribuns et le peuple
lui-même sont pour le glorieux coupable ; Papirius reste inflexible. Il
rappelle la sainteté des auspices et la majesté de l’imperium qui
doivent être à jamais respectées ; il montre les suites d’une désobéissance
demeurée impunie : Tout se tient,
dit-il, la discipline de la famille, de la cité
et du camp ; voulez-vous, tribuns du peuple, être responsables devant la
postérité des malheurs qui suivront l’atteinte portée aux règles de nos aïeux
? Alors, dévouez vos têtes à l’opprobre pour racheter la faute de Fabius.
Les tribuns troublés et inquiets pour eux-mêmes se taisent ; mais le peuple
entier recourt à la prière ; le vieux Fabius et son fils tombent aux genoux
du dictateur. C’est bien, dit Papirius,
la discipline militaire et la majesté du
commandement qui semblaient aujourd’hui près de périr ont triomphé. Fabius n’est
pas absous de sa faute ; il doit son pardon au peuple romain, à la puissance
tribunitienne qui a demandé grâce et non justice. La grâce
pourtant ne fut pas complète. Papirius nomma un autre mettre de la cavalerie
et à Fabius, qu’il ne pouvait destituer, il interdit tout acte de sa
magistrature[27].
Beau récit et grande scène ! Papirius luttant seul, au nom
de la loi, contre le sénat, les tribuns et le peuple même, représente bien
cette dureté romaine qui ne cède ni à la nature, ni à la fortune, ni aux
coups des hommes. Il fallait ce roc pour porter l’empire du monde. Mais pour
prendre cet empire, il fallait aussi ce respect de la discipline sociale, ce
sentiment profond de la responsabilité, qui dans la vie publique, incombe à
chacun et à tous. C’est pourquoi cette vieille histoire est toujours bonne à
redire.
De retour au camp, Papirius battit les Samnites, qui demandèrent
la paix (323).
On ne conclut qu’une trêve, aussi nécessaire aux Romains qu’à leurs ennemis.
D’inquiétants symptômes semblaient annoncer le renouvellement prochain de la
guerre Latine. Tusculum, une des plus vieilles alliées de Rome, chancelait
dans sa fidélité ; Vélitres, Priverne, prétendaient recouvrer leur
indépendance. La sagesse du sénat dissipa cet orage. Au lieu d’employer la
force, il désarma les cités rebelles en leur concédant le plein droit de
cité. Et l’on voit celui qui était, en 523, dictateur de Tusculum, siéger,
quelques mois après, au sénat, comme consul du peuple romain.
Cette même année, Alexandre mourut à Babylone. Plusieurs
nations d’Italie lui avaient envoyé des ambassadeurs.
La trêve n’était pas expirée que les Samnites avaient déjà
repris les armes, encouragés par la défection d’une partie des Apuliens.
Fabius rompit cette coalition par une victoire et, par la reprise de Lucérie,
releva dans l’Apulie l’influence romaine. Les Samnites étaient donc refoulés
à l’est comme à l’ouest dans leurs montagnes, et pas un allié, même dans la
confédération marse, ne se prononçait pour eux. Ils demandèrent encore une
fois la paix : ne pouvant livrer vivant l’auteur de la dernière rupture,
Brunius Papius qui s’était donné la mort, ils envoyèrent à Peine son cadavre.
Un refus réveilla leur énergie. Ils mirent à leur tête C. Pontius de Telesia,
le fils de ce sage Herennius, que Cicéron croyait l’ami d’Archytas et de
Platon. Les deux armées consulaires étaient dans la Campanie. Pontius
leur fait donner le faux avis que Lucérie, vivement pressée par toute l’armée
samnite, allait ouvrir ses portes, si elle n’était promptement secourue. Dans
leur zèle, les consuls oublièrent la prudence, et, tirant au plus court, s’engagèrent
dans l’étroite vallée de Caudium. Tout à coup les ennemis parurent et,
fermant les issues, menacèrent, du haut des rochers qui dominaient l’étroit
passage, les quatre légions d’une inévitable destruction. Une lutte
désespérée s’engagea ; elle dura sans doute plusieurs jours, au bout desquels
les vivres manquant, il fallut se rendre[28]. Tuez-les tous, disait Herennius, le vieux père
du général samnite, si vous voulez la guerre, ou
renvoyez-les libres et avec leurs armes, si vous aimez mieux une paix
glorieuse. Pontius voulut jouir de son triomphe. Il les renvoya
libres, mais déshonorés, la honte sur le front, et au cœur une haine
implacable. Ce qui restait de quarante mille Romains avait passé sous le
joug, et à leur tête les deux consuls, Postumius et Veturius, quatre légats,
deux questeurs et douze tribuns légionnaires. Six cents chevaliers, livrés
comme otages, répondirent de la paix jurée par les chefs de l’armée (321).
Pour l’orgueil national, cette humiliation était pire qu’un
désastre. Ce fut dans la ville un deuil universel. Deux fois on nomma un
dictateur, et deux fois des présages sinistres forcèrent d’annuler l’élection.
Valerius Corvus fit enfin, comme interroi, élever au consulat deux des plus
grands citoyens de la république, Papirius et le plébéien Publilius Philo.
Quand on délibéra dans le sénat sur le traité, Postumius se leva et dit : Le peuple romain ne peut être lié par un traité conclu
sans son approbation ; mais, pour dégager la foi publique, il faut livrer aux
Samnites ceux qui ont juré la paix. L’intérêt de l’État faisant
taire tous les scrupules, le sénat parut croire que le sang de ces victimes
volontaires rachèterait le parjure, même devant les dieux ; et les consuls,
les questeurs, les tribuns, enchaînés comme des esclaves, furent conduits,
par les féciaux, à l’armée samnite[29]. Lorsqu’ils
furent en présence de Pontius : Je suis Samnite
maintenant, dit Postumius, et,
frappant du genou le fécial, je viole le
caractère sacré d’un ambassadeur ; que les Romains vengent cet outrage, ils
ont à présent un juste motif de guerre. — Est-il permis de se jouer ainsi des dieux ! s’écria
le général samnite indigné ; remmenez vos
consuls, et que le sénat tienne la paix jurée, ou qu’il renvoie ses légions
aux Fourches Caudines.
La fortune récompensa l’iniquité. Les Samnites, il est vrai,
surprirent Frégelles, dont ils massacrèrent les défenseurs, malgré la
capitulation, et soulevèrent Lucérie ; mais le sénat, reprenant
audacieusement l’offensive, envoya les deux consuls en Apulie, pour n’en
sortir qu’après avoir donné à ces infidèles alliés une leçon sanglante.
Publilius, à la tête des légions de Caudium, battit une armée dans le Samnium,
et alla rejoindre, dans l’Apulie, Papirius, qui avait repoussé avec hauteur l’intervention
des Tarentins, dispersé l’ennemi par une attaque impétueuse, et repris
Lucérie. Il y avait trouvé les six cents otages, les armes et les enseignes
perdues à Caudium, et avait fait passer sous le joug, à demi nus et sans
armes, sept mille prisonniers samnites, avec leur chef, le noble et imprudent
Pontius Herennius (320).
Les succès de cette campagne sont une trop éclatante
réparation des désastres de l’année précédente, pour qu’on ne suspecte pas la
fidélité des Annales. Comme les Romains prétendront quarante ans plus tard
avoir effacé la honte de l’Allia, ils ont voulu effacer, en 320, celle des
Fourches Caudines, et, afin que l’on ne pût contester cette revanche rapide,
ils montraient l’Apulie aussitôt replacée dans leur alliance et les Samnites
contraints de demander, dès l’année 318, une trêve de deux ans. Ces succès
précipités sont douteux[30], et ce doute est
autorisé par les événements qui suivirent.
Le sénat venait d’envoyer à Capoue un préfet pour y rendre
la justice, en réalité pour surveiller et contenir ces esprits mobiles : c’était
priver les Campaniens d’un droit laissé aux plus obscurs des vaincus et
provoquer un mécontentement dont les Samnites profitèrent[31]. Coup sur coup,
on apprit à Rome que Plistia était prise et détruite, que Frégelles elle-même
avait été occupée, les colons de Sora massacrés, et Saticula, à quelques
lieues de Capoue, entraînée dans une révolte. Un dictateur fut aussitôt
envoyé contre Saticula, qui, étroitement bloquée, fut prise après un inutile
effort de ses nouveaux alliés pour traverser les lignes romaines. Mais les
Samnites, appelant aux armes tous les hommes en âge de combattre, forcèrent
le dictateur à reculer sur les gorges de Lautules, entre Terracine et Fundi.
Tandis qu’ils suivaient Fabius dans cette direction, ils laissaient l’Apulie
ouverte aux consuls qui allèrent y reprendre Lucérie. Deux routes
conduisaient de Rome dans la
Campanie, celle d’en haut par la vallée du Trerus, affluent
du Liris ; celle d’en bas, qui sera bientôt la voie Appienne, à travers les
marais Pontins. Frégelles, que tenait l’ennemi, coupait la première, par la
seconde, Fabius reçut de Rome un corps nombreux qui, survenant à l’improviste
au milieu de l’action engagée avec les Samnites, assura la victoire des
Romains (315).
Chacune des cités italiennes, grande ou petite, avait deux
factions, comme Rome les avait eues longtemps, mais comme, heureusement pour
sa fortune, elle ne les avait plus : celle des grands et celle du peuple. Le
sénat romain, qui dirigeait la politique extérieure, était naturellement
conduit à rechercher l’alliance du parti aristocratique. Le parti populaire
inclinait du côté opposé ; de sorte que, quand la guerre s’engagea entre les
deux plus puissantes nations de la péninsule, chaque ville eut une faction
romaine et une faction samnite. De là les continuelles défections qu’on voit
se produire en faveur de l’un ou de l’autre adversaire, selon le parti qui,
pour le moment, domine dans la cité.
A Capoue, par exemple, Rome avait assuré aux riches des privilèges
qui devaient causer une vive irritation au reste de la population. Aussi une
conjuration s’y forma pour appeler les Samnites. Le mouvement gagna les
villes du bas Liris, dans le pays des Aurunces[32] ; mais dans
le Latium, rien ne bougea. Le sénat eut le temps de réunir des forces et de
nouer des intrigues qui ouvrirent aux légionnaires les protes d’Ausona, de Minturnes
et de Vescia, dont les habitants furent massacrés ; depuis cette guerre le
nom des Aurunces disparut de l’histoire[33]. Ovitis et Noviuus,
les chefs de la révolte de Capoue, se donnèrent la mort. Sora et Frégelles
étant retombées aux mains des légions, ceux de leurs habitants qui avaient
trahis les colons romains furent conduits à Rome et décapités. C’était un
holocauste offert au peuple ; car, par cette terrible exécution, le sénat
disait à tous que le citoyen envoyé dans une colonie pouvait compter, vivant,
sur une protection vigilante ; mort, sur une vengeance inexorable :
et les anciens aimaient la vengeance.
Selon Tite-Live, l’armée, après avoir recouvré la Campanie, alla chercher
les Samnites non loin de Caudium et leur tua trente mille hommes ; grand
massacre, placé trop près des Fourches Caudines pour que l’historien, ou les chroniqueurs
copiés par lui, n’ait pas voulu l’insulte faite en ce lieu à l’honneur
militaire de Rome eût été deux fois expiée (314). Cependant les légions, agissant d’après
un plan sagement combiné et poursuivi avec persévérance, réussirent à rejeter
encore une fois les Samnites dans l’Apennin et à les y enfermer, à l’est et à
l’ouest, par une ligne de places fortes. Suessa, Aurunca, Interamna du Liris,
Casinum, et, dans l’Apulie, Luceria, reçurent des colonies romaines. Pour
surveiller les corsaires tarentins qui couraient la mer Tyrrhénienne, le
sénat en envoya une aussi dans l’île Pontia. Cette mesure se rattachait à la
récente création d’une flotte de guerre et à la nomination de deux préfets
maritimes[34].
Au milieu de ces récits de guerre, Tite-Live place un
incident grotesque, peu digne d’être raconté,
dit-il, s’il n’intéressait la religion.
C’est un détail, en qui n’est pas sans intérêt pour l’histoire des mœurs chez
ce peuple à la fois si grave et si frivole. Les fêtes religieuses, les
sacrifices, même l’observation des signes célestes et les funérailles,
exigeaient la présence de joueurs de flûte qu’on avait autrefois fait venir d’Étrurie
et qui formaient une corporation à demi religieuse. Les censeurs leur ayant
interdit les banquets sacrés du temple de Jupiter, auxquels ils avaient été
jusqu’alors admis, de dépit, ils se retirèrent tous à Tibur. Le sénat, fort
alarmé de l’interruption d’un rite nécessaire, les réclama ; mais ils se
refusèrent à rentrer dans nome, et, pour les rendre à leur devoir religieux,
il fallut recourir à la ruse. Un jour de fête, sous prétexte de donner, par
la musique, plus de solennité aux festins, les riches de Tibur les invitèrent
et les firent boire jusqu’à ce qu’ils tombassent ivres morts. On les mit
alors sur des chariots qui les ramenèrent à Rome et on les abandonna au
milieu du Forum. Quand, au matin, ils se réveillèrent, tout le peuple était
autour d’eux. On leur rendit le privilège qu’ils avaient eu et, pour sceller
la réconciliation, on institua une fête de trois jours, sorte de mascarade
dont ils étaient les héros et qui se célébrait avec des chants, des danses et
une folle joie[35].
|