HISTOIRE DES ROMAINS

 

TROISIÈME PÉRIODE — GUERRE DE L’INDÉPENDANCE ITALIENNE OU CONQUÊTE DE L’ITALIE (343-265)

CHAPITRE XIV — GUERRES AVEC LES SAMNITES ET LES LATINS (343-312).

 

 

I. — PREMIÈRE GUERRE SAMNITE ; ACQUISITION DE CAPOUE (343-342).

Depuis que les lois Liciniennes avaient rétabli la concorde dans la ville, Rome avait déployé, au dehors, une redoutable énergie. Dans l’espace de vingt-trois années elle s’était délivrée pour plus d’un demi-siècle des Gaulois ; les seules villes étrusques qui avaient osé l’attaquer avaient reçu des preuves sanglantes de leur faiblesse et toute la plaine du Latium était occupée par des citoyens romains ou par des alliés. S’il restait dans la montagne quelques cités volsques ou latines indépendantes et secrètement ennemies, le sénat les tenait enveloppées par les garnisons établies à Terracine, sur la mer, et à Sora, dans la vallée du Liris. Au dedans, les patriciens avaient échoué dans leurs tentatives contre-révolutionnaires, et les lois de Genucius et de Publilius allaient achever la révolution plébéienne[1]. Cependant rien n’annonçait, si ce n’est la forte organisation de ce petit peuple, que sa fortune sortirait de ces étroites limites. Les combats avec les Samnites décidèrent de l’avenir de Rome. Jusqu’alors, depuis les rois, elle s’était péniblement défendue. La lutte nouvelle, où il ira de son existence, et au terme de laquelle elle trouvera la domination de l’Italie, la rendra nécessairement conquérante. Le combat du mont Gaurus sera la première bataille d’une guerre qui ne finira qu’aux sommets de l’Atlas et aux bords du Rhin, du Danube et de l’Euphrate.

On a vu quel était le pays des Samnites cimes neigeuses, vallées sauvages où la vie était rude, les mœurs belliqueuses et le besoin de rançonner les plaines subapennines toujours pressant. Ils aimaient la guerre, et, pour y réussir, s’étaient donné une organisation militaire à peine inférieure à celle des Romains. Niais, épars dans la montagne, ils n’avaient ni grande ville qui fût leur citadelle, ni organisation politique qui enveloppât de liens étroits tous les habitants du territoire. Une ligue temporaire unissait parfois leurs forces, et, pour une entreprise déterminée, ils élisaient un chef qui conduisait leurs guerriers ; mais un pouvoir exécutif comme celui des consuls, un conseil permanent comme le sénat, une assemblée souveraine comme les comices de Rome, c’est-à-dire une des plus vigoureuses constitutions politiques que l’antiquité ait eues, ils ne les connaissaient pas.

Tandis que Rome s’avançait dans le Latium, l’Étrurie méridionale et la Sabine, en assurant chacun de ses pas par l’occupation de toutes les positions stratégiques et en laissant le moins possible au hasard, les Samnites couraient les aventures. Un jour, ils conquéraient la Campanie ; un autre, la Grande-Grèce ; mais aucun lien ne rattachait les établissements nouveaux à la mère patrie, et leurs colonies oubliaient bien vite le peuple d’où elles étaient sorties ; de sorte que, si des bandes samnites faisaient de riches captures et prenaient possession de terres fertiles, l’État samnite ne s’agrandissait ni ne se fortifiait. A vrai dire, il n’existait point. Et pourtant ces turbulents montagnards avaient une grande ambition. Quand ils virent les Romains établis à Sora, à deux pas de leur territoire, ils voulurent prendre position entre la Campanie et le Latium, en s’emparant du pays des Sidicins. La capitale de ce peuple, Teanum, était assise sur un groupe de montagnes qu’enferment le Liris et le cours demi-circulaire du Vulturne ; du haut de ses murs on apercevait Capoue au delà du Vulturne, et Minturnes aux bouches du Liris. Ces deux places et la route entre le Latium et la Campanie auraient été à la discrétion des Samnites, s’ils avaient fait la conquête du pays des Sidicins. Aussi les Capouans promirent-ils des secours à Teanum ; mais leurs troupes énervées ne purent tenir contre les agiles montagnards ; elles furent deux fois battues et rejetées dans Capoue, que les Samnites, campés sur le mont Tifata, à un mille de ses murs, tinrent comme assiégée[2]. Dans cette extrémité, les Campaniens envoyèrent une ambassade à Rome (343). Onze ans auparavant, une haine commune contre les Volsques et la crainte des bandes gauloises avaient rapproché les Romains et les Samnites ; un traité avait été conclu. Ce fût le prétexte dont le sénat se servit pour repousser les premières demandes des Campaniens, et faire acheter à haut prix ses secours. Eh bien, dirent les députés, refuserez-vous de défendre ce qui vous appartient ? Capoue se donne à vous avec ses terres, ses temples, toutes les choses sacrées et profanes. Le sénat accepta, mais, quand ses envoyés vinrent signifier aux généraux samnites de ne plus attaquer une ville devenue propriété romaine, ceux-ci répondirent en donnant l’ordre de ravager les terres campaniennes, et une guerre de soixante-dix-huit ans commença.

Pour rompre le traité si récemment conclu avec les Samnites, on invoqua sans doute la raison d’État. Il ne fallait pas, aux peuples épuisés des Volsques et des Aurunces, des Sidicins et des Campaniens, laisser se substituer, aux portes du Latium, un peuple brave et entreprenant ; si l’on n’enfermait ce torrent dans ses montagnes, nulle digue ne pourrait bientôt l’arrêter. Les Latins le croyaient. Aussi pour eux la guerre fut-elle nationale, et ils s’y portèrent avec plus d’ardeur que Rome ne l’eût souhaité. Trois armées furent mises sur pied. L’une, commandée par Valerius Corvus, alla délivrer Capoue ; l’autre, sous la conduite de Cornelius, pénétra dans le Samnium tandis que les alliés latins traversaient l’Apennin pour attaquer les Samnites sur leurs derrières, par le pays des Péligniens.

Les historiens de Rome n’ont rien conservé, bien entendu, des opérations de l’armée latine. Pour les légions romaines, au contraire, les détails abondent[3]. Ne nous en plaignons pas, car ils nous offrent des exemples de dévouement qu’il est toujours bon de méditer, et ils nous montrent le Romain dans cette vie des camps où il a trouvé le secret de vaincre l’univers. Cornelius, engagé au milieu de montagnes abruptes, s’était laissé enfermer dans une gorge étroite. Quand il s’en aperçut, il était déjà trop tard pour s’ouvrir un passage. Un tribun légionnaire, Decius Mus, s’approche alors du consul, lui montre une colline qui dominait le camp ennemi et que les Samnites avaient négligé d’occuper et lui dit : Vois-tu ce rocher ? Il sera notre salut, si nous parvenons à nous en emparer sur l’heure. Donne-moi les princes et les hastats d’une seule légion[4] ; dès que j’en aurai, avec eus, gravi la cime, pars aussitôt ; l’ennemi n’osera te suivre, quand nous serons sur sa tête. Pour nous, la fortune du peuple romain ou notre courage nous tirera d’affaire. Le consul accepte ; Decius part sans bruit, se glisse avec sa troupe à travers les broussailles, et ce n’est qu’au moment où il atteint le sommet que les Samnites l’aperçoivent. Le péril était maintenant pour eux. Tandis que leur attention est attirée de ce côté et qu’ils tournent contre Decius leurs enseignes, le consul s’échappe. Ils veulent se venger au moins sur ceux qui leur en lèvent cette belle proie, mais perdent le temps à former un plan et à disposer des soldats autour de la colline. Cependant Decius, caché sous la saie d’un légionnaire, profitait des dernières lueurs du jour pour s’approcher des sentinelles ennemies et reconnaître l’emplacement de tous les postes. La nuit venue, il appelle à lui les centurions, leur commande de réunir leurs soldats dans le plus profond silence dès que la trompette aura sonné la deuxième veille, et, le moment arrivé, il se met à leur tête. Ils avaient déjà traversé la moitié du camp ennemi, lorsqu’un Romain, sautant par-dessus un Samnite endormi, heurta son bouclier. A ce bruit, le soldat se réveille et appelle ses camarades. Decius commande alors aux siens de pousser de grands cris et de frapper tous ceux qu’ils rencontrent. Les Samnites, ignorant si ce ne sont pas les légions qui attaquent, ne savent où se porter. L’incertitude, l’obscurité, les cris des Romains, les plaintes des blessés augmentent l’effroi, et Decius ramène son détachement sain et sauf à l’armée consulaire. Ce succès ne lui suffit pas ; il conseille au consul de profiter du désarroi de l’ennemi. Les Samnites, attaqués avant d’être revenus de leur surprise, sont défaits, leur camp est pris, et les Romains en font un effroyable massacre.

Le lendemain, le consul loua Decius en présence de toute l’armée. Outre les présents militaires d’usage, il lui donna une couronne d’or, cent bœufs, un taureau blanc dont les cornes étaient dorées ; à chacun de ses soldats, un bœuf, deux tuniques et, sa vie durant, une double ration de blé. Après le consul, les légions que Decius avaient soustraites à la mort ou à la honte, le détachement qu’il avait tiré d’une position dangereuse, voulurent aussi récompenser leur sauveur, et, au milieu d’universelles acclamations, la couronne obsidionale lui fût posée sur la tête. Elle n’était faite que de gazon ou d’herbes sauvages, mais c’était le plus grand honneur militaire qu’un citoyen pût obtenir, et l’armée seule avait le droit de le décerner. Paré de ces insignes, Decius immola, devant un autel rustique de Mars, le taureau aux cornes dorées et fit présent des cent bœufs aux princes et aux hastats qui l’avaient suivi. À chacun de ces mêmes soldats, les autres légionnaires donnèrent une livre de farine et une mesure de vin. De quoi n’étaient pas capables ces hommes à qui la reconnaissance était aussi facile que le dévouement ? On comprend que le souvenir de cette glorieuse journée ait plané sur la vie entière de Decius et lui ait inspiré l’idée du sacrifice qui la couronna.

Tout l’honneur de cette campagne fut pour l’autre consul Valerius Corvus. C’était, avec Manlius, que nous retrouverons bientôt, le héros des guerres gauloises. Aimé du peuple, comme tous ceux de sa maison, il portait dans les camps, et sous le paludamentum consulaire, des manières populaires ; affable envers les soldats, partageant leurs privations, leurs fatigues, et donnant à tous l’exemple du courage. Six fois il obtint l’édilité curule, autant de fois la préture et le consulat, deux fois la dictature et le triomphe[5]. Il avait vu mourir Camille, et les Romains trembler devant quelques bandes gauloises ; il vit finir la guerre samnite, qui donna à Rome l’Italie, et presque commencer les guerres Puniques qui lui livrèrent l’empire du monde ; et durant le cours de cette vie séculaire il ne manqua pas un jour à la république, dans l’action ou dans le conseil. En 545 il était à son troisième consulat. Chargé de chasser les Samnites de la Campanie, il vint les chercher près du mont Gaurus, et inspira à ses troupes une telle ardeur, qu’après le combat les prisonniers avouèrent, dit Tite-Live, qu’ils avaient cru voir tous les yeux, sous les casques des légionnaires, darder des flammes[6]. Capoue entière sortit au-devant du vainqueur. À Rome l’attendait le triomphe, mérité par une seconde victoire prés de Suessula. Ces succès retentirent au loin, les Falisques demandèrent à changer la trêve en alliance, et les Carthaginois, amis de cette puissance qui s’élevait entre leurs rivaux, les Étrusques et les Grecs, envoyèrent une ambassade féliciter le sénat et déposer au Capitole une couronne d’or.

L’hiver venu, les Romains, à la demande des habitants, mirent garnison dans les villes campaniennes. Nous avons raconté la révolte de ces légionnaires et ses suites. Quand la sédition fut apaisée, le sénat, qui sentait l’État ébranlé et les Latins menaçants, renonça à la guerre samnite, ne demandant qu’une année de solde et trois mois de vivres pour l’armée du consul Emilius (341). A ce prix, il abandonnait aux Samnites Teanum et Capoue. Les Latins continuèrent, pour leur compte, les hostilités, ligués avec les Volsques, les Aurunces, les Sidicins et les Campaniens ; et, lorsque les Samnites vinrent se plaindre à Rome, les sénateurs répondirent, la rougeur au front, qu’ils n’avaient pas le droit d’empêcher leurs alliés de faire la guerre à qui bon leur semblait[7].

 

II. - LA GUERRE LATINE (340-338).

Depuis la première invasion gauloise, Rome avait toujours trouvé des ennemis dans le Latium. Si des dangers communs avaient, en 357, rapproché d’elle plusieurs cités, celles-ci n’acceptaient pas sa suprématie avec la même résignation qu’aux jours où, chaque année, les légions venaient les défendre contre les Èques et les Volsques. L’affaiblissement de ces deux peuples et l’éloignement des Gaulois ôtant aux Latins toute crainte, leur jalousie se réveilla ; l’alliance des Sidicins et des Campaniens, que Rome abandonnait, accrut leur confiance, et l’heureuse issue de la révolte des cohortes de Campanie leur fit croire au succès de leur défection. Bientôt arrivèrent à Rome deux préteurs latins, Annius de Setia, Numisius de Circei. Ils demandèrent, ce que les plébéiens venaient d’obtenir, l’égalité des droits politiques, c’est-à-dire qu’un des deux consuls et la moitié des sénateurs fussent pris parmi les Latins. A ces conditions, Rome resterait la capitale du Latium. L’orgueil national se révolta. Entends ces blasphèmes, ô Jupiter ! s’écria Manlius, et il jura de poignarder le premier Latin qui viendrait siéger au sénat. Annius répliqua, avec des paroles d’outrage pour Rome et pour son Jupiter Capitolin. Mais, disait la tradition, l’éclair brilla, les éclats de la foudre ébranlèrent la curie, et quand Annius sortit du Capitole pour descendre l’escalier aux cent marches, le pied lui manqua, et il roula jusqu’au bas des degrés, où il resta sans vie. Le dieu s’était vengé lui-même[8].

La guerre était déclarée (340). Rome, par la défection des villes latines, allait donc avoir à combattre des hommes habitués à sa discipline, à ses armes, à sa tactique[9]. Le péril était immense, mais les courages s’élevèrent à la hauteur du danger. Les consuls étaient alors Manlius, que sa sévérité fit surnommer Imperiosus, et Decius Mus, de cette noble famille plébéienne où le dévouement à la patrie devint héréditaire. Tandis que les consuls faisaient les levées parmi les plus braves, raffermissaient la discipline, et préparaient tout, avec cette activité et ces ressources que donne un pouvoir centralisé, le sénat retenait dans son alliance Ostie, Laurentum, Ardée, les Herniques, et peut-être Lanuvium ; dans la neutralité Fundi et Formies, dans des dispositions favorables, l’aristocratie campanienne. Mais le secours le plus, important lui vint du Samnium ; le traité de paix entre les deux peuples fut changé en un traité d’alliance offensive. Dès les premiers jours du printemps, l’armée romaine traversa sans bruit le pays des Marses, des Péligniens et des Samnites, se recrutant sur la route des forces de ses nouveaux alliés, que séduisait l’espérance du pillage dans les riches plaines de la Campanie et du Latium. Tandis que l’armée consulaire arrivait inopinément par cette marche hardie aux environs de Capoue, une autre, laissée au préteur Pap. Crassus, couvrait la ville, et tenait en échec les Latins qui n’avaient pas rejoint en Campanie les forces destinées à envahir le Samnium.

La bataille se donna au pied du mont Vésuve, près d’un ruisseau nommé Veseris. Tous les peuples de l’Italie central s’y rencontrèrent. Les Romains avec les Herniques et les peuples sabelliens ; les Latins, avec les nations osques, qui habitaient du Numicius au Silarus. On aurait dit une lutte des deux vieilles races italiennes. Avant la bataille, un Tusculan, Geminus Metius, provoqua en combat singulier le fils du consul qu’il avait reconnu à la tête d’une troupe de cavaliers. Veux-tu, lui cria-t-il après quelques bravades échangées des deux parts, veux-tu te mesurer avec moi ? On verra alors combien le cavalier Latin l’emporte sur celui de Rome. Manlius accepte, et les deux champions poussent leurs chevaux l’un contre l’autre. Manlius vise à la tête, mais sa lance glisse sur le casque de son adversaire, Metius, au contraire, cherche à désarçonner le Romain en blessant sa monture ; le coup ne porte pas. Quand ils reviennent l’un sur l’autre, Manlius, à son tour, frappe le cheval qui, de douleur, se cabre et renverse son cavalier. Avant que le Latin ait pu se relever, Manlius lui enfonce sa javeline dans la gorge et le cloue à terre. Il revint entouré des soldats, joyeux de cet heureux présage, offrir à son père les dépouilles du vaincu ; mais il avait combattu sans ordre et pour cette guerre où tout était semblable : les armes, la tactique, la langue ; où tant de soldats avaient des deux côtés des liens de famille et de confraternité militaire, un édit des consuls avait sévèrement défendu qu’on sortit des rangs, même dans l’espoir d’un coup de main heureux. La discipline avait été violée. Comme Brutus, le consul oublia le père, et le jeune Manlius fut décapité. L’armée plia sous cette main de fer.

Le jour de la bataille, l’aile gauche, que commandait Decius, faiblit. Le consul appelle le grand pontife, et la tête voilée, un javelot sous les pieds, il invoque Janus, Mars, Bellone[10], et prononce la formule sacrée qui le dévouait, pour le salut des légions, lui et l’armée ennemie aux dieux infernaux ; puis, monté sur son cheval de guerre, revêtu de ses armes et le corps ceint de sa toge[11], comme le prêtre dans les sacrifices, il se précipite au milieu des rangs ennemis, où il tombe bientôt percé de coups. Cet appareil religieux, ce dévouement héroïque, dont les deux armées ont été témoins, la croyance que le sang de cette victime volontaire a racheté celui de l’armée romaine, donnent aux légions consulaires la certitude de la victoire, aux Latins celle de la défaite. Les trois quarts de l’armée latine restèrent sur le champ de bataille, et la Campanie fut en un coup reconquise. Une manœuvre habile de Manlius, qui fit donner sa réserve après que les Latins, trompés par une ruse, eurent engagé toutes leurs forces, avait décidé le succès. Les débris de l’armée battue se rallièrent à Vescia, chez les Aurunces. Numisius y amena des levées faites en toute hâte. Mais une seconde victoire qui ouvrit le Latium, rompit la ligue ; plusieurs villes firent leur soumission, et dès le 18 mai Manlius rentrait triomphant à Rome (340).

La guerre n’était pas finie : le sénat se hâta cependant de décerner les peines et les récompenses. Capoue perdit le pays de Falerne, si renommé pour ses vins ; mais seize cents chevaliers campaniens restés fidèles à la cause de Rome reçurent le droit de cité, avec une solde annuelle, pour chacun d’eux, de 450 deniers, prélevés sur le reste des habitants. C’était 500.000 francs environ, dont le peuple campanien payait, chaque année, la trahison de son aristocratie. Les cités latines qui venaient de se soumettre furent aussi dépouillées d’une partie de leurs terres. On les distribua aux citoyens, à raison de 2 jugera par tête dans le Latium, de 3 dans le pays de Falernes[12].

Cependant Manlius, tombé malade, nomma Crassus dictateur pour achever la réduction du Latium. Une expédition contre Antium demeurée sans résultat fut un encouragement pour les villes restées en armes. Une victoire de Publilius Philo n’effaça pas l’échec de son collègue au siège de Pedum. La république était, il est vrai, agitée, à cette époque, par les troubles qui amenèrent la dictature et les lois de Publilius ; mais c’était le dernier acte de ce long drame. La révolution, victorieuse au dedans, le fut aussi au dehors, et le premier événement de l’ère nouvelle fut l’entière soumission du Latium.

Antium sur la côte, Pedum en avant de l’Algide, étaient les deux derniers boulevards de la ligue. Les consuls de l’année 338 se partagèrent l’attaque de ces deux places. Manlius marcha contre la première, et battit, près de l’Astura, les Latins de la plaine ; Furius prit la seconde, malgré tous les efforts des Latins de la montagne. Dès lors la résistance cessa, et toutes les villes ouvrirent, l’une après l’autre, leurs portes.

Il fallait décider du sort des vaincus. C’était la première fois que le sénat allait avoir à régler d’aussi graves intérêts. Il le fit avec une telle prudence, que les mesures prises par lui à cette occasion assurèrent à jamais la fidélité des Latins, et qu’elles furent invariablement appliquées pendant trois siècles à tous les pars conduis par la république. D’abord il fut défendu aux habitants de se réunir en assemblées générales, de former des ligues, de faire la guerre, de contracter mariage et d’acquérir des propriétés foncières hors de leur territoire[13]. La confédération latine ainsi dissoute, et Rome n’ayant plus devant elle que de petites villes condamnées à l’isolement, le sénat réveilla par une répartition inégale des charges et des privilèges, ces rivalités et ces haines municipales, toujours si vivaces dans les cités italiennes. Les villes les plus voisines de Rome furent rattachées à sa fortune, par la concession du droit de cité et de suffrage. Tusculum eut le premier de ces droits, non le second. Lanuvium, Aricie, Pedum, Nomentum et sans doute Gabies les eurent tous les deux, et, en 332, on forma de leurs habitants deux nouvelles tribus, Mæcia et Scaptia. Avec Lanuvium, les Romains stipulèrent qu’ils auraient le libre accès du temple de Juno Sospita, où chaque année les consuls vinrent offrir de solennels sacrifices. Dans le sanctuaire était nourri un serpent souvent représenté sur les médailles.

Derrière cette première ligne de villes devenues romaines, et qui couvraient la capitale depuis la mer jusqu’aux monts de la Sabine, Tibur et Préneste[14] gardèrent leur indépendance, mais perdirent une partie de leur territoire, Priverne les trois quarts, Vélitres et Antium la totalité. Antium livra ses vaisseaux de guerre, dont les proues[15] allèrent orner la tribune du Forum, et reçut défense d’en armer d’autres à l’avenir. A Vélitres, les murailles furent renversées et le sénat déporté au delà du Tibre. L’importante position de Sora était depuis peu occupée par une garnison romaine ; Antium, Vélitres, Priverne, et, quelques années plus tard, Anxur ou Terracine et Frégelles, qui commandaient les deux routes du Latium dans la Campanie, reçurent des colonies. Ainsi, le vieux Latium était gardé par des villes désormais affectionnées, le pays des Volsques par de nombreux colons. Chez les Aurunces, Fundi et Formies ; dans la Campanie, Capoue, dont les chevaliers garantissaient la fidélité, la grande cité de Cumes, Suessula, Atella et Acerrre, obtinrent, comme encouragement à rester dans l’alliance de Rome, le droit de cité sans suffrage, ou, comme on disait alors, le droit des Cærites (358)[16].

L’an d’après, les Sidicins de Teanum et de Calès attaquèrent les Aurunces qui habitaient une montagne volcanique, la Cortinella, dont la plus haute cime domine de 3200 pieds la plaine de Campanie. De peur, sans doute, d’y être affamés, les Aurunces quittèrent leur nid d’aigle et se réfugièrent à Suessa, qui existe encore (Sessa), à mi-côte, au-dessus d’une plaine fertile dont les dernières ondulations vont mourir à la mer. Le sénat, qui jamais n’abandonna un allié, pas plus qu’il n’oublia un ennemi, se hâta d’envoyer à leur secours les deux armées consulaires et son meilleur général, Valerius Corvus. Calès fut prise[17] et gardée par une colonie de 2500 hommes ; Teanum demanda sans doute la paix ; du moins, depuis cette époque, il n’est plus question des Sidicins. Les Ausones aussi disparaissent ; les Volsques n’ont pas été nommés depuis le désastre d’Antium ; les Rutules ne donnent plus signe de vie ; la plupart des Latins sont citoyens de Rome ; les Èques, les Sabins, les Herniques, reparaîtront une fois encore, les uns pour retomber aussitôt, vaincus et brisés, dans l’obscurité de leur indépendance municipale, les autres pour aller se perdre dans la grande cité. Ainsi se simplifie l’état de l’Italie centrale ; à la variété des nations succède l’unité romaine. De la forêt Ciminienne aux bords du Vulturne, un seul peuple domine. Mais la mal’aria suit les légions. Les cités industrieuses du littoral latin et campanien perdront, avec leur indépendance, leur activité. La lutte contre cette nature envahissante se ralentira, et les ports vont se combler, les canaux se rétrécir, les rivières se répandre au hasard en eaux sauvages qui, sous un ciel de feu, feront incessamment naître et mourir d’innombrables organismes dont la décomposition jettera dans l’air des germes de mort. Dans ces pays dépeuplés, de fertiles campagnes deviendront des solitudes meurtrières.

Rome elle-même en souffrira. En 331, une peste désola la ville. Déjà plusieurs membres du sénat avaient succombé, quand une esclave vint déclarer aux édiles que les victimes avaient péri par le poison. On ouvrit une enquête, et la terreur fit trouver des coupables, comme de nos jours les masses populaires en ont trouvé, même à Paris, quand le choléra les décimait : cent quatre-vingt-dix matrones furent condamnées. Après cet holocauste offert à la terreur et à la sottise, on pensa que tant de crimes domestiques provenaient de la colère des dieux et, pour les apaiser, on nomma un dictateur qui, avec toute la pompe religieuse, alla gravement enfoncer un clou sacré dans la muraille du temple de Jupiter[18].

Quelques années auparavant (337), Rome avait encore donné un de ces lugubres spectacles que nous avons déjà décrits. La vestale Minucia, qui avait éveillé les soupçons par la trop grande recherche de ses ajustements, fat accusée d’avoir violé ses vœux. Elle reçut des pontifes l’ordre de cesser ses fonctions et la défense d’affranchir aucun de ses esclaves, afin qu’on pût les interroger par la torture. Les dépositions ayant été ce qu’elles sont toujours dans ce cas, affirmatives, la malheureuse jeune fille fut enterrée vivante près de la porte Colline[19]. Ces prêtres, gardiens si vigilants de la pureté du culte de Vesta, étaient, comme leur farouche déesse, sans entrailles.

 

III. — SECONDE GUERRE SAMNITE (326-312).

Tandis que les résultats et la guerre Latine donnaient à la république un territoire d’une étendue de 140 milles du nord-est au sud-est, et de 58 milles de l’ouest à l’est[20], un roi d’Épire, oncle d’Alexandre le Grand, Alexandre le Molosse, essayait de faire en Occident ce que le fils de Philippe accomplissait en Orient. Appelé par les Tarentins, il battit les Lucaniens et les Samnites, près de Pæstum, par conséquent aux portes de la Campanie, se fit livrer par eux trois cents otages qu’il envoya en Épire et enleva aux Bruttiens Terina et Sipontum. Après avoir vaincu, il voulut organiser et essaya de constituer à Thurium une assemblée des peuples de l’Italie méridionale dans l’espoir de la gouverner, comme les rois de Macédoine menaient à leur guise le synode de Corinthe[21]. Dans la guerre Latine, l’alliance des Samnites avait sauvé Rome. Mais depuis qu’il ne se trouvait plus entre les deux alliés un peuple ennemi, leur jalousie s’était réveillée. Aussi apprit-on, à Rome, avec joie les succès d’Alexandre ; et ce prince s’étant plaint des pirateries des Antiates, qui, malgré le sévère châtiment qu’ils avaient récemment reçu, continuaient à écumer la mer, on saisit cette occasion de conclure un traité avec lui[22] (332). Quelques années après, Alexandre fut tué en trahison par un Lucanien (326) ; la domination qu’il avait élevée tomba avec lui, et Rome ne tira d’autre profit de cette alliance que d’indiquer aux Grecs de cette région de quel côté ils devaient chercher un appui contre les barbares qui les entouraient. Vers la même époque, Athènes, reprise d’un accès d’ardeur conquérante, établissait sur les rives de l’Adriatique, en un endroit qu’on ne peut fixer, une colonie à la fois militaire et marchande pour la protection de son commerce contre les pirates des villes étrusques d’Atria et de Spina. Le décret de fondation, dont on a retrouvé un fragment, était digne de cette cité, grande encore dans sa décadence. Nous voulons, disait-il[23], que tous ceux qui navigueront dans cette mer, Grecs ou barbares, y soient en sûreté sous la protection d’Athènes. L’Italie et la Grèce, ces deux moitiés du monde ancien, mêlaient de plus en plus leurs intérêts. Dans quelques années, un Spartiate viendra chercher fortune sur les côtes de l’Adriatique, et Pyrrhus renouvellera dans la péninsule italique la tentative d’Alexandre le Molosse.

Peu de temps après le traité conclu avec le roi d’Épire, le sénat s’était assuré l’alliance des Gaulois. Cette ligue des Romains avec les barbares du nord de l’Italie et avec un prince qui était comme le représentant de tous les Grecs établis dans le sud de la péninsule, était une menace pour les nations sabelliennes. Les deux peuples se firent d’abord une guerre sourde qui envenima les haines sans rien décider. En 331 les Samnites passèrent le Liris et détruisirent Frégelles. Le sénat ne se tint pas pour offensé ; mais une colonie romaine alla sans bruit relever les murs renversés. Les Samnites menacèrent Fabrateria ; le sénat déclara que cette ville était sous la protection romaine. En 333 ils avaient excité sous main les Sidicins ; Rome battit ce peuple et colonisa Calés. En 329 ils soulevèrent les Privernates, et un noble de Fundi, Vitruvius Vaccus, sans doute à leur instigation, fit entrer dans le mouvement Fundi et Formies. Ces deux villes se portèrent mollement à la guerre et en sortirent bientôt. Priverne, restée seule, brava pendant plusieurs mois deux armées consulaires. Vaccus, qui s’y était réfugié, fut traîné au triomphe des consuls, puis décapité, et les sénateurs de la ville déportés au delà du Tibre. Quant au reste des habitants, on délibéra dans le sénat sur leur sort. Serez-vous fidèles ? demanda le consul à leurs députés. Oui, répondirent-ils, si vos conditions sont bonnes, autrement la paix ne durera guère. Le sénat voulut s’attacher ces vaincus si fiers : Priverne eut le droit de cité sans suffrage, mais ses murs furent abattus[24].

Ainsi les Samnites avaient échoué à Frégelles, à Fabrateria, à Calès et à Priverne. Jusqu’au Vulturne, tout restait Romain ; ils se rejetèrent sur la Campanie pour y chercher des ennemis à la république.

Sur le faux bruit que la peste désolait la ville et que la guerre était déclarée aux Samnites, les Grecs de Palœpolis[25] avaient attaqué les Romains épars dans la Campanie. Quand les féciaux vinrent demander justice, ils ne reçurent que bravades ou injures, et quatre mille Samnites entrèrent dans la place. Aux plaintes des Romains sur cette violation des traités, les Samnites répondirent par la demande de l’évacuation de Frégelles ; les députés offraient de remettre l’affaire à la décision d’un arbitre. Que l’épée décide, dirent les chefs, nous vous donnons rendez-vous dans la Campanie[26].

Une imposante cérémonie religieuse précéda les hostilités. Les dieux, tirés du fond des sanctuaires où leurs statues étaient dressées, furent couchés sur des lits couverts de tapis somptueux et conviés à un festin que les prêtres leur servirent, lectisternium. Les temples étaient ouverts, les routes encombrées de fidèles qui venaient contempler avec amour le dieu qu’ils confondaient avec son image. Aucun présage funeste n’ayant arrêté l’accomplissement de la solennité, les hâtes divins de Rome parurent accepter son offrande et promettre leur concours.

La guerre languit cependant la première année (326), bien que le sénat se fût assuré de l’appui des Lucaniens et des Apuliens, pour prendre les Samnites à revers. Entraînés par les Tarentins, déjà jaloux de la puissance romaine, les Lucaniens changèrent presque aussitôt de parti ; mais les populations laborieuses et commerçantes de l’Apulie avaient trop à souffrir du voisinage des Samnites, pour ne pas demeurer dans l’alliance de Rome, tant que la fortune, au moins, lui serait fidèle. La défection des Lucaniens fut, au reste, compensée par la prise de Palœpolis et par l’alliance de Naples, c’est-à-dire de tous les Grecs campaniens.

Le blocus de Palœpolis avait été l’occasion d’une innovation importante. Pour continuer les opérations contre cette ville, Publilius Philo avait été prorogé dans son commandement, sous le titre de proconsul. Par la solde, le sénat pouvait tenir les mêmes soldats sous les drapeaux tant que l’exigeaient les besoins publics ; par le proconsulat, il put laisser à leur tête les chefs qui avaient leur confiance et la sienne. L’élection annuelle des magistrats était une garantie pour la liberté, mais un danger pour la puissance. L’institution du proconsulat, sans toucher à ce grand principe du gouvernement romain, en fit disparaître le péril. La loi Genucia fut ainsi heureusement éludée, et presque toujours, surtout hors d’Italie, dans les pays dont les généraux devront étudier lentement les ressources et les dispositions, où il faudra, à la fois, négocier et combattre, ce seront des proconsuls qui achèveront les guerres. Fabius Rullianus, Scipion, Flamininus, Sylla, Lucullus, Pompée et César n’auront que ce titre quand ils gagneront leurs plus belles victoires.

Le traité avec les Grecs campaniens avait chassé les Samnites de la Campanie ; une guerre de montagnes, c’est-à-dire des attaques imprévues, des combats obscurs, quoique sanglants, des efforts héroïques sans résultats, remplacèrent la grande guerre des plaines. Les Romains y perfectionnèrent leur tactique, leurs armes, leur discipline. De cette lutte, ils sortirent les premiers soldats du monde. On a accusé la vanité romaine d’avoir multiplié les victoires des légions pour une seule campagne, Tite-Live compte cinquante-trois raille morts et trente et un mille prisonniers ! Il y a une évidente exagération dans ces chiffres ; mais c’est le propre des guerres de nette nature d’être interminables. Si les Samnites n’avaient qu’un petit nombre de villes murées, chaque rocher était pour eux une place forte. D’un autre côté, il était difficile que leurs bandes, formées de volontaires très braves, mais fort peu disciplinés, ne fussent pas battues dans presque toutes les rencontres par ces troupes dont l’organisation était supérieure à tout ce que l’antiquité avait connu. Les deux armées ressemblaient aux deux peuples : l’un, confédération fragile, union précaire de tribus inaccoutumées à mettre en commun le conseil et l’action ; l’autre, masse de deux cent cinquante mille combattants, animés d’un même esprit, obéissant à une même impulsion ; celui-ci, force immense concentrée dans une seule main, au service d’un seul intérêt ; celui-là, courage indomptable, mais divisé, et poursuivant des buts différents.

Plusieurs villes obscures prises aux Samnites sur les bords du Vulturne, le pillage de quelques vallées, le soulèvement, puis la défaite des Vestins, sont les seuls événements connus pour ces premières années de la guerre. Mais la sécheresse des annales est tout à coup remplacée, en 324, par le brillant récit de la querelle du dictateur Papirius avec son maître de la cavalerie Fabius Rullianus. Le dictateur, n’ayant obtenu au camp que des augures insuffisants, était venu en chercher à Rome de plus favorables. Il avait laissé à Fabius la défense de combattre en son absence, puisque les poulets sacrés ne promettaient pas la victoire. Mais, une occasion heureuse s’étant présentée, Fabius en profita et vainquit les Samnites. A la nouvelle de cette infraction à la discipline et de ce défi aux dieux, Papirius quitte Rome, accourt au camp et cite le maître de la cavalerie à son tribunal. Je veux savoir de toi, Q. Fabius, puisque la dictature est la puissance suprême à laquelle obéissent et les consuls revêtus de l’autorité royale, et les préteurs créés sous les mêmes auspices que les consuls, je veux savoir de toi, si tu crois juste ou non qu’un maître de la cavalerie se soumette à ses ordres ? Je te demande encore si, convaincu que j’étais de l’incertitude des auspices, je devais livrer au hasard le salut de l’État en dépit de nos saintes cérémonies, ou renouveler les auspices, afin de ne rien faire sans savoir clairement que les dieux étaient pour nous ? Je te demande enfin, si, quand un scrupule de religion empêchait le dictateur d’agir, le maître de la cavalerie pouvait s’en défendre ? Réponds, mais réponds à cela ! seul et pas un mot hors de là. Fabius veut parler de sa victoire. Papirius l’interrompt et appelle le licteur : Prépare les verges et la hache, lui dit-il. A ces mots, des murmures se font entendre et une sédition sous les enseignes est près d’éclater. Heureusement la nuit survient, et, selon l’usage, l’exécution de la sentence est remise au lendemain. Dans l’intervalle, Fabius s’échappe du camp et arrive à Rome où, en vertu de sa charge, il convoque le sénat. Son père, qui avait été dictateur et trois fois consul, commençait à accuser la violence et l’injustice de Papirius, quand on entend le bruit des licteurs qui écartent la foule et le dictateur qui paraît. En vain les sénateurs essayent d’apaiser sa colère, il ordonne de saisir le coupable. Le vieux Fabius descend alors au Comitium où le peuple était accouru et en appelle aux tribuns. Des verges, des haches, s’écrie-t-il, pour un victorieux ! Mais à quel supplice aurait-il donc réservé mon fils, si l’armée avait péri ? Se peut-il que celui par qui la ville est dans la joie, pour qui les temples sont ouverts et des actions de grâces sont rendues aux dieux ; se peut-il que cet homme soit dépouillé de ses vêtements et déchiré par les verges, sous les yeux du peuple romain, en vue du Capitole et de ses dieux que, dans deux combats, il n’a pas invoqués en vain ? Les sénateurs, les tribuns et le peuple lui-même sont pour le glorieux coupable ; Papirius reste inflexible. Il rappelle la sainteté des auspices et la majesté de l’imperium qui doivent être à jamais respectées ; il montre les suites d’une désobéissance demeurée impunie : Tout se tient, dit-il, la discipline de la famille, de la cité et du camp ; voulez-vous, tribuns du peuple, être responsables devant la postérité des malheurs qui suivront l’atteinte portée aux règles de nos aïeux ? Alors, dévouez vos têtes à l’opprobre pour racheter la faute de Fabius. Les tribuns troublés et inquiets pour eux-mêmes se taisent ; mais le peuple entier recourt à la prière ; le vieux Fabius et son fils tombent aux genoux du dictateur. C’est bien, dit Papirius, la discipline militaire et la majesté du commandement qui semblaient aujourd’hui près de périr ont triomphé. Fabius n’est pas absous de sa faute ; il doit son pardon au peuple romain, à la puissance tribunitienne qui a demandé grâce et non justice. La grâce pourtant ne fut pas complète. Papirius nomma un autre mettre de la cavalerie et à Fabius, qu’il ne pouvait destituer, il interdit tout acte de sa magistrature[27].

Beau récit et grande scène ! Papirius luttant seul, au nom de la loi, contre le sénat, les tribuns et le peuple même, représente bien cette dureté romaine qui ne cède ni à la nature, ni à la fortune, ni aux coups des hommes. Il fallait ce roc pour porter l’empire du monde. Mais pour prendre cet empire, il fallait aussi ce respect de la discipline sociale, ce sentiment profond de la responsabilité, qui dans la vie publique, incombe à chacun et à tous. C’est pourquoi cette vieille histoire est toujours bonne à redire.

De retour au camp, Papirius battit les Samnites, qui demandèrent la paix (323). On ne conclut qu’une trêve, aussi nécessaire aux Romains qu’à leurs ennemis. D’inquiétants symptômes semblaient annoncer le renouvellement prochain de la guerre Latine. Tusculum, une des plus vieilles alliées de Rome, chancelait dans sa fidélité ; Vélitres, Priverne, prétendaient recouvrer leur indépendance. La sagesse du sénat dissipa cet orage. Au lieu d’employer la force, il désarma les cités rebelles en leur concédant le plein droit de cité. Et l’on voit celui qui était, en 523, dictateur de Tusculum, siéger, quelques mois après, au sénat, comme consul du peuple romain.

Cette même année, Alexandre mourut à Babylone. Plusieurs nations d’Italie lui avaient envoyé des ambassadeurs.

La trêve n’était pas expirée que les Samnites avaient déjà repris les armes, encouragés par la défection d’une partie des Apuliens. Fabius rompit cette coalition par une victoire et, par la reprise de Lucérie, releva dans l’Apulie l’influence romaine. Les Samnites étaient donc refoulés à l’est comme à l’ouest dans leurs montagnes, et pas un allié, même dans la confédération marse, ne se prononçait pour eux. Ils demandèrent encore une fois la paix : ne pouvant livrer vivant l’auteur de la dernière rupture, Brunius Papius qui s’était donné la mort, ils envoyèrent à Peine son cadavre. Un refus réveilla leur énergie. Ils mirent à leur tête C. Pontius de Telesia, le fils de ce sage Herennius, que Cicéron croyait l’ami d’Archytas et de Platon. Les deux armées consulaires étaient dans la Campanie. Pontius leur fait donner le faux avis que Lucérie, vivement pressée par toute l’armée samnite, allait ouvrir ses portes, si elle n’était promptement secourue. Dans leur zèle, les consuls oublièrent la prudence, et, tirant au plus court, s’engagèrent dans l’étroite vallée de Caudium. Tout à coup les ennemis parurent et, fermant les issues, menacèrent, du haut des rochers qui dominaient l’étroit passage, les quatre légions d’une inévitable destruction. Une lutte désespérée s’engagea ; elle dura sans doute plusieurs jours, au bout desquels les vivres manquant, il fallut se rendre[28]. Tuez-les tous, disait Herennius, le vieux père du général samnite, si vous voulez la guerre, ou renvoyez-les libres et avec leurs armes, si vous aimez mieux une paix glorieuse. Pontius voulut jouir de son triomphe. Il les renvoya libres, mais déshonorés, la honte sur le front, et au cœur une haine implacable. Ce qui restait de quarante mille Romains avait passé sous le joug, et à leur tête les deux consuls, Postumius et Veturius, quatre légats, deux questeurs et douze tribuns légionnaires. Six cents chevaliers, livrés comme otages, répondirent de la paix jurée par les chefs de l’armée (321).

Pour l’orgueil national, cette humiliation était pire qu’un désastre. Ce fut dans la ville un deuil universel. Deux fois on nomma un dictateur, et deux fois des présages sinistres forcèrent d’annuler l’élection. Valerius Corvus fit enfin, comme interroi, élever au consulat deux des plus grands citoyens de la république, Papirius et le plébéien Publilius Philo. Quand on délibéra dans le sénat sur le traité, Postumius se leva et dit : Le peuple romain ne peut être lié par un traité conclu sans son approbation ; mais, pour dégager la foi publique, il faut livrer aux Samnites ceux qui ont juré la paix. L’intérêt de l’État faisant taire tous les scrupules, le sénat parut croire que le sang de ces victimes volontaires rachèterait le parjure, même devant les dieux ; et les consuls, les questeurs, les tribuns, enchaînés comme des esclaves, furent conduits, par les féciaux, à l’armée samnite[29]. Lorsqu’ils furent en présence de Pontius : Je suis Samnite maintenant, dit Postumius, et, frappant du genou le fécial, je viole le caractère sacré d’un ambassadeur ; que les Romains vengent cet outrage, ils ont à présent un juste motif de guerre. — Est-il permis de se jouer ainsi des dieux ! s’écria le général samnite indigné ; remmenez vos consuls, et que le sénat tienne la paix jurée, ou qu’il renvoie ses légions aux Fourches Caudines.

La fortune récompensa l’iniquité. Les Samnites, il est vrai, surprirent Frégelles, dont ils massacrèrent les défenseurs, malgré la capitulation, et soulevèrent Lucérie ; mais le sénat, reprenant audacieusement l’offensive, envoya les deux consuls en Apulie, pour n’en sortir qu’après avoir donné à ces infidèles alliés une leçon sanglante. Publilius, à la tête des légions de Caudium, battit une armée dans le Samnium, et alla rejoindre, dans l’Apulie, Papirius, qui avait repoussé avec hauteur l’intervention des Tarentins, dispersé l’ennemi par une attaque impétueuse, et repris Lucérie. Il y avait trouvé les six cents otages, les armes et les enseignes perdues à Caudium, et avait fait passer sous le joug, à demi nus et sans armes, sept mille prisonniers samnites, avec leur chef, le noble et imprudent Pontius Herennius (320).

Les succès de cette campagne sont une trop éclatante réparation des désastres de l’année précédente, pour qu’on ne suspecte pas la fidélité des Annales. Comme les Romains prétendront quarante ans plus tard avoir effacé la honte de l’Allia, ils ont voulu effacer, en 320, celle des Fourches Caudines, et, afin que l’on ne pût contester cette revanche rapide, ils montraient l’Apulie aussitôt replacée dans leur alliance et les Samnites contraints de demander, dès l’année 318, une trêve de deux ans. Ces succès précipités sont douteux[30], et ce doute est autorisé par les événements qui suivirent.

Le sénat venait d’envoyer à Capoue un préfet pour y rendre la justice, en réalité pour surveiller et contenir ces esprits mobiles : c’était priver les Campaniens d’un droit laissé aux plus obscurs des vaincus et provoquer un mécontentement dont les Samnites profitèrent[31]. Coup sur coup, on apprit à Rome que Plistia était prise et détruite, que Frégelles elle-même avait été occupée, les colons de Sora massacrés, et Saticula, à quelques lieues de Capoue, entraînée dans une révolte. Un dictateur fut aussitôt envoyé contre Saticula, qui, étroitement bloquée, fut prise après un inutile effort de ses nouveaux alliés pour traverser les lignes romaines. Mais les Samnites, appelant aux armes tous les hommes en âge de combattre, forcèrent le dictateur à reculer sur les gorges de Lautules, entre Terracine et Fundi. Tandis qu’ils suivaient Fabius dans cette direction, ils laissaient l’Apulie ouverte aux consuls qui allèrent y reprendre Lucérie. Deux routes conduisaient de Rome dans la Campanie, celle d’en haut par la vallée du Trerus, affluent du Liris ; celle d’en bas, qui sera bientôt la voie Appienne, à travers les marais Pontins. Frégelles, que tenait l’ennemi, coupait la première, par la seconde, Fabius reçut de Rome un corps nombreux qui, survenant à l’improviste au milieu de l’action engagée avec les Samnites, assura la victoire des Romains (315).

Chacune des cités italiennes, grande ou petite, avait deux factions, comme Rome les avait eues longtemps, mais comme, heureusement pour sa fortune, elle ne les avait plus : celle des grands et celle du peuple. Le sénat romain, qui dirigeait la politique extérieure, était naturellement conduit à rechercher l’alliance du parti aristocratique. Le parti populaire inclinait du côté opposé ; de sorte que, quand la guerre s’engagea entre les deux plus puissantes nations de la péninsule, chaque ville eut une faction romaine et une faction samnite. De là les continuelles défections qu’on voit se produire en faveur de l’un ou de l’autre adversaire, selon le parti qui, pour le moment, domine dans la cité.

A Capoue, par exemple, Rome avait assuré aux riches des privilèges qui devaient causer une vive irritation au reste de la population. Aussi une conjuration s’y forma pour appeler les Samnites. Le mouvement gagna les villes du bas Liris, dans le pays des Aurunces[32] ; mais dans le Latium, rien ne bougea. Le sénat eut le temps de réunir des forces et de nouer des intrigues qui ouvrirent aux légionnaires les protes d’Ausona, de Minturnes et de Vescia, dont les habitants furent massacrés ; depuis cette guerre le nom des Aurunces disparut de l’histoire[33]. Ovitis et Noviuus, les chefs de la révolte de Capoue, se donnèrent la mort. Sora et Frégelles étant retombées aux mains des légions, ceux de leurs habitants qui avaient trahis les colons romains furent conduits à Rome et décapités. C’était un holocauste offert au peuple ; car, par cette terrible exécution, le sénat disait à tous que le citoyen envoyé dans une colonie pouvait compter, vivant, sur une protection vigilante ; mort, sur une vengeance inexorable : et les anciens aimaient la vengeance.

Selon Tite-Live, l’armée, après avoir recouvré la Campanie, alla chercher les Samnites non loin de Caudium et leur tua trente mille hommes ; grand massacre, placé trop près des Fourches Caudines pour que l’historien, ou les chroniqueurs copiés par lui, n’ait pas voulu l’insulte faite en ce lieu à l’honneur militaire de Rome eût été deux fois expiée (314). Cependant les légions, agissant d’après un plan sagement combiné et poursuivi avec persévérance, réussirent à rejeter encore une fois les Samnites dans l’Apennin et à les y enfermer, à l’est et à l’ouest, par une ligne de places fortes. Suessa, Aurunca, Interamna du Liris, Casinum, et, dans l’Apulie, Luceria, reçurent des colonies romaines. Pour surveiller les corsaires tarentins qui couraient la mer Tyrrhénienne, le sénat en envoya une aussi dans l’île Pontia. Cette mesure se rattachait à la récente création d’une flotte de guerre et à la nomination de deux préfets maritimes[34].

Au milieu de ces récits de guerre, Tite-Live place un incident grotesque, peu digne d’être raconté, dit-il, s’il n’intéressait la religion. C’est un détail, en qui n’est pas sans intérêt pour l’histoire des mœurs chez ce peuple à la fois si grave et si frivole. Les fêtes religieuses, les sacrifices, même l’observation des signes célestes et les funérailles, exigeaient la présence de joueurs de flûte qu’on avait autrefois fait venir d’Étrurie et qui formaient une corporation à demi religieuse. Les censeurs leur ayant interdit les banquets sacrés du temple de Jupiter, auxquels ils avaient été jusqu’alors admis, de dépit, ils se retirèrent tous à Tibur. Le sénat, fort alarmé de l’interruption d’un rite nécessaire, les réclama ; mais ils se refusèrent à rentrer dans nome, et, pour les rendre à leur devoir religieux, il fallut recourir à la ruse. Un jour de fête, sous prétexte de donner, par la musique, plus de solennité aux festins, les riches de Tibur les invitèrent et les firent boire jusqu’à ce qu’ils tombassent ivres morts. On les mit alors sur des chariots qui les ramenèrent à Rome et on les abandonna au milieu du Forum. Quand, au matin, ils se réveillèrent, tout le peuple était autour d’eux. On leur rendit le privilège qu’ils avaient eu et, pour sceller la réconciliation, on institua une fête de trois jours, sorte de mascarade dont ils étaient les héros et qui se célébrait avec des chants, des danses et une folle joie[35].

 

 

 

 



[1] Voyez chapitre XIII.

[2] Tite-Live, VII, 99 et suiv. : ...... imminentis Capuœ colles, aujourd’hui monte di Maddaloni ; Annibal y établira son camp en 215.

[3] Tite-Live, VII, 32 et suiv.

[4] Sur la composition d’une légion romaine, voyez plus loin, à la fin du chapitre XXVII.

[5] Pline, Hist. nat., VII, 48.

[6] Tite-Live, VII, 33-38.

[7] ... In fœdere Latino nihil esse, quo bellare cum quibus ipsi velint prohibeantur. (Tite-Live, VIII, 2).

[8] Tite-Live (VIII, 6), qui veut ramener cette légende aux conditions de l’histoire, ne parle que d’une chute suivie d’un évanouissement.

[9] Tite-Live, VIII, 12, 13.

[10] Jane, Jupiter, Mars Pater, Quirine, Bellona, Lares, divi Novensiles, di Indigetes, divi, quorum est potestas nostrorum hostiumque, Diique Manes. Les dieux nommés par Decius sont les vieilles divinités italiennes, et à leur tête Janus : les divi Novensiles sont les dieux nouveaux. Cf. Cincius ap. Arnob., III, 38.

[11] Ipse incinctus cinctu Gabino (Tite-Live, VIII, 9).

[12] Tite-Live, VIII, 11.

[13] Cœteris Latinis populis connubia commerciaque et concilia inter se ademerunt (Tite-Live, VIII, 14).

[14] Les citoyens romains condamnés à l’exil pouvaient se retirer dans ces deux villes.

[15] Les rostra ou becs d’airain des galères remplissaient l’office des éperons de nos cuirassés.

[16] Tite-Live, VIII, 10-14.

[17] Ibidem, VIII, 16 ; en 335.

[18] Ibidem, VIII, 18.

[19] Ibidem, VIII, 15.

[20] De Sora à Antium.

[21] Tite-Live, VIII, 17.

[22] Polybe, Hist., II, 48.

[23] Décret de 329. Voyez Bull. de l’Inst. arch., 1836, p. 132 et suiv.

[24] Les Privernates furent compris dans la tribu Ufentine, formée en 318, en même temps que la tribu Falérine. Festus, s. v. Ufentina, Tite-Live, IX, 20 ; Diodore, XIX, 10 ; Valère Maxime, VI, II, 1.

[25] Palœpolis ou la Vieille ville, colonie de Cumes, au voisinage de Neapolis (Naples), la Ville Neuve.

[26] Tite-Live, VIII, 28.

[27] Ibidem, VIII, 30-33.

[28] Tite-Live (IX, 2-6) ne parle pas d’une bataille, mais Cicéron (de Sen., 12, et de Offic., III, 30) la connaissait, il se peut que ce soit après sa défaite que l’armée romaine se soit laissé envelopper dans les Fourches Caudines.

[29] Tite-Live, IX, 8-9, et Cicéron, de Offic., III, 30, justifient la rupture du traité qui avait été conclu, injussu populi senatusque, et ils ont raison. Un général qui s’est mis par sa faute dans le péril doit s’en tirer à ses risques ; il peut stipuler par une capitulation pour son armée, mais non, par un traité, pour son gouvernement.

[30] Diodore (XX, 72) dit que Lucérie ne fut reconquise qu’en 314.

[31] Nucérie, sur le Sarnus, au sud-est de Capoue, venait de se révolter. (Diodore, XIX, 65.)

[32] Diodore, XIX, 76. Tite-Live est bien moins explicite.

[33] Tite-Live, IX, 25 : Nullus modus cœdibus fuit ; deletaque Ausonum gens.

[34] Duumviri navales. (Tite-Live, LX, 50)

[35] Tite-Live, IX, 50, Ovide, Fastes, VI, 651 et suiv.