I. — LOI AGRAIRE DE LICINIUS STOLON.L’égalité civile donne, même au plus pauvre, des sentiments que, sans elle, il n’eût point connus[1], mais parmi les biens qu’elle assure n’est pas la richesse. Ceux que la loi déclarait égaux au Forum restaient, clans la vie ordinaire, classés selon la fortune : les riches en haut, près des honneurs, les pauvres en bas, dans la misère. Aussi les tribuns avaient-ils toujours poursuivi un double but : arriver, par le partage des charges, à l’égalité politique, et, par des concessions de terres, soulager la détresse des pauvres. Comme l’ouvrier demande à présent du travail et un salaire rémunérateur, le pauvre autrefois demandait de la terre. Les lois agraires qui troublèrent si longtemps la république romaine sont donc la forme antique des questions sociales qui agitent la société moderne. Puisque le problème est le même : diminution de la misère et, par suite, diminution des mauvaises passions que la misère met trop souvent au cœur du pauvre contre le riche, il y a pour nous plus qu’un intérêt de curiosité à étudier de près cette vieille histoire du prolétariat romain. Dans un pays couvert de petites républiques, comme l’était l’Italie, en accroissant le nombre des citoyens, on augmentait la force de l’État. Ce principe reconnu et mis en pratique par les rois, après eux par le sénat, fit la fortune de Rome. Mais, pour sa sécurité, l’État ne devait confier des armes qu’à ceux qui ne pouvaient être tentés de s’en servir contre lui. Aussi la loi romaine avait-elle établi que le prolétaire ne serait point appelé sous les drapeaux. Repoussés du Forum et des armées, ces prolétaires seraient devenus dangereux en se multipliant, et cette classe s’accroissait sans cesse : l’étranger dépossédé de ses terres et venu à Rome pour y chercher des ressources, les gens de métier, le colon ruiné, le débiteur insolvable, le citoyen dégradé par les censeurs, l’affranchi dont la fortune ne pouvait faire oublier l’origine, tous ceux qui étaient misérables et ennemis d’un gouvernement qu’ils accusaient de leurs misères ou de leur dégradation civique, tombaient dans ce gouffre qui, s’élargissant tous les jours, minait la cité[2]. Il y avait là, comme le prouvèrent les derniers temps de la république, un grand péril pour la liberté : c’était prévoyance et acte de bon citoyen que de chercher à le diminuer en diminuant le nombre des prolétaires, en rendant à l’État, aux légions, des citoyens utiles. De cette pensée patriotique, à laquelle se mêlèrent naturellement, chez les chefs du peuple, des calculs d’intérêt personnel, naquirent presque toutes les lois agraires. De Cassius aux décemvirs, c’est-à-dire tant que les malheurs des temps ne laissèrent à distribuer que les terres voisines de l’enceinte de Servius, les patriciens repoussèrent énergiquement toutes les lois agraires. Lorsque la frontière recula, ils consentirent à céder aux pauvres quelques arpents autour des villes conquises, pour débarrasser Rome d’un certain nombre de prolétaires et favoriser l’accroissement de la population utile aux armées[3], surtout pour occuper, dans l’intérêt de la domination, de fortes positions militaires. Mais cet exil au milieu des vaincus et les dangers que courait le colon, exposé à être chassé ou massacré par les anciens habitants[4], rendaient ces gratifications peu populaires. Ils aimaient mieux, dit Tite-Live, demander des terres à Rome, qu’en posséder à Antium. Privé d’une partie de ses droits de citoyen, le colon aurait quitté avec regret la ville, lors même qu’il eût trouvé, sur les 2 ou 4 jugera[5] qu’on lui donnait si loin, l’aisance et la sécurité. Aussi, bien que les colonies se multipliassent avec les conquêtes, les tribuns comprirent qu’il fallait autre chose pour couper à sa racine le mal du paupérisme, et Licinius Stolon proposa de distribuer aux pauvres une partie des terres du domaine usurpées par les grands. Sa rogation paraît avoir été ainsi conçue : Aucun citoyen ne pourra posséder plus de 500 jugera
( Nul n’enverra dans les pâturages publics plus de 100 têtes de gros bétail et 500 têtes de petit ; Sur les terres restituées à l’État, on prendra ce qui sera nécessaire pour distribuer à chaque citoyen pauvre 7 jugera (1 hect. 76 ares) ; Ceux qui resteront détenteurs du domaine, payeront au trésor public la dîme des fruits de la terre, un cinquième du produit des oliviers et de la vigne, et la redevance due pour chaque tête de bétail. À chaque lustre, ces impôts seront affermés au plus offrant par les censeurs, qui appliqueront ce revenu à la solde des troupes. Chaque propriétaire sera tenu d’employer sur ses terres un nombre de travailleurs libres en rapport avec l’étendue du domaine. Il a été démontré que les lois agraires, chez les Romains, ne s’appliquant qu’aux terres publiques[7], étaient aussi justes que nécessaires ; mais leur exécution blessait presque toujours des droits consacrés par le temps. D’ailleurs à quel signe reconnaître un domaine public, quand les bornes avaient été déplacées et que la dîme n’était plus payée ? Comment retrouver une propriété de l’État au milieu de terres possédées héréditairement depuis un siècle et plus, ou vingt fois vendues, léguées, données en dot, laissées en héritage ? Les riches savaient bien quelles insurmontables difficultés devait rencontrer, dans son application, la loi Licinia, lorsque après dix ans ils l’acceptèrent. Ils savaient aussi comment l’éluder en émancipant leurs fils avant l’âge, pour leur attribuer les 500 arpents permis, ou en faisant passer à un prête-nom ce qu’ils auraient dia rendre à l’État. L’exemple de Licinius, condamné lui-même, en 357, à une amende de dix mille as pour avoir possédé 1000 jugera (250 hect.) de terres domaniales, dont 500 sous le nom de son fils émancipé, prouve combien les contraventions étaient nombreuses, puisque l’auteur de la loi, un consulaire, pouvait sans trop de honte l’éluder. Le domaine continua donc d’être envahi par les grands, qui commencèrent, en s’appropriant l’Italie, les colossales fortunes que l’aristocratie anglaise pourrait seule aujourd’hui nous faire comprendre. En 291 il fallait déjà deux mille travailleurs à un consul pour défricher ses bois. La disposition de la loi Licinia relative aux dîmes paraît avoir été moins mal observée, puisque dès lors on cesse d’entendre les plaintes autrefois si vives contre l’impôt, et que Rome suffit aux dépenses des plus longues guerres. Mais il n’en fut pas de même de celle qui limitait la quantité de bétail à envoyer dans les pâturages publics. Ces pâturages s’étendaient tous les jours, car de la fin du cinquième siècle de Rome date un changement funeste dans l’agriculture, la substitution des prairies aux terres à labour[8]. Comment, en effet, semer, planter, bâtir loin de Morne et hors de la protection des légions ou des places fortes durant cette guerre du Samnium qui semblait ne devoir jamais finir ? Où trouver les bras nécessaires pour mettre en culture toutes les terres conquises ? Les esclaves étaient rares, et le service militaire retenait les laboureurs libres sous les drapeaux. Force était donc de laisser en pâturages ces terres dont on ne pouvait préparer ni attendre pendant une année la récolte. Si l’ennemi se montrait, les troupeaux se dispersaient dans la montagne, et, au lieu de moissons et de fermes, il ne trouvait à briller ou à piller que de pauvres huttes de bergers. Avoir des prairies ou des troupeaux dans les pâturages publics, c’était un revenu net et sûr, qui ne craignait ni l’ennemi ni les intempéries des saisons, et dont tous voulurent. Aussi la loi Licinia fut vite oubliée, malgré les amendes des édiles[9]. Mais les gros troupeaux chassent les petits : la vache du pauvre ne pouvait d’ailleurs aller paître chaque jour à 30 ou 40 milles de Rome ; même sans violence, les prairies de l’État ne servirent qu’à ceux qui étaient en état de payer des pâtres et de bâtir sur les hauteurs les châteaux ou maisons fortes qui servaient de refuge en cas d’invasion ennemie[10]. Cependant la nouvelle aristocratie, tout en prenant pour elle-même les meilleures terres, n’oubliait pas que le plus sûr moyen de n’être point troublée dans ses usurpations, c’était de faire quelque chose pour le bien-être du peuple. Durant la guerre du Samnium, de nombreuses colonies furent fondées ; dans les trois seules villes de Sora, d’Alba et de Carseoli, on envoya jusqu’à quatorze mille familles plébéiennes[11] ; et deux fois Curius Dentatus, dans son premier consulat et à la fin de la guerre contre Pyrrhus, fit distribuer au peuple 7 arpents par tête[12]. Les lois du dictateur Hortensius renfermaient peut être une disposition semblable. D’autres lois soulagèrent les débiteurs. II. — LOIS SUR LES DETTES.Le taux de l’intérêt, d’abord arbitraire, avait été fixé par les décemvirs[13] au douzième du capital (8 ½ pour 100). Licinius avait déduit du capital les intérêts payés, et donné trois ans pour solder le reste. Mais, ne songeant qu’au mal présent, il n’avait pas abaissé pour l’avenir le taux légal de l’intérêt. En 356 les ravages des Gaulois et la crainte qui en était restée rendant l’argent rave et les emprunts onéreux, deux tribuns remirent en vigueur la disposition des Douze Tables. Le mal continua. Le prix des terres baissait sous la menace continuelle des invasions, et le débiteur, propriétaire d’un champ, ne trouvait à le vendre qu’à perte énorme. Le sénat s’effraya du nombre croissant des esclaves pour dettes. En 352, sous le consulat d’un Valerius et de Marcius Rutilus, cinq commissaires établirent, au nom du gouvernement, une banque qui prêta à nu très faible intérêt ; en même temps ils fixèrent le prix auquel les terres et les troupeaux pourraient être donnés en remboursement des emprunts. Cette mesure fit éteindre beaucoup de dettes. Cinq ans plus tard, le taux de l’intérêt fut réduit à 1/24 du capital (4 1/6 pour 100). Enfin la révolte de la garnison de Capoue (342) amena une abolition des dettes, ce qui était une banqueroute générale, et la suppression du prêt à intérêt[14], mesure plus humaine qu’efficace, la loi ne pouvant rien dans cet ordre de faits dont la plupart échappent à son action. Restaient les dispositions si cruelles des Douze Tables contre le débiteur insolvable. En 326 les violences de Papirius sur le jeune Publilius excitèrent une telle indignation, que, pour l’apaiser, le sénat dut faire revivre la vieille loi attribuée à Servius, que les biens et non le corps du débiteur répondraient de sa dette : c’était un bienfait réel. De ce jour, dit Tite-Live, commença pour le peuple une nouvelle liberté[15]. Mais, dans les États purement agricoles, quelque précaution que la loi prenne, la petite propriété est toujours dévorée par l’usure. L’impôt enlève au cultivateur le peu d’argent qu’il possède ; et que vienne une saison mauvaise, qu’une récolte soit perdue, comme il n’a jamais d’avances, force lui sera de recourir à l’usurier[16]. A la fin de la guerre du Samnium, après soixante campagnes, il se trouva dans Rome beaucoup de pauvres : les prisonniers, dont tout l’avoir avait été emporté par leur rançon ; les malades, les blessés, devenus impropres au travail ; enfin ceux qui avaient gaspillé leur part de butin, tandis que leur champ restait en friche. La misère atteignit même quelques grandes familles. Le fils d’un consulaire, Venturius, n’ayant pu payer les frais des funérailles de son père, fut retenu dans l’ergastulum de C. Plautius, son créancier. Un jour, qu’il put s’échapper de sa prison, il courut au Forum tout couvert de sang, comme le centurion de l’an 493, et implora la protection tribunitienne. Ces temps nous sont mal connus ; il paraît cependant que les tribuns proposèrent une abolition des dettes[17], que les riches résistèrent et qu’il y eut de longues émeutes : mais le peuple sortit de Rome et s’établit sur le Janicule (286). Pour la dernière fois ce moyen réussit, car la frontière était encore si rapprochée de la ville, que les grands ne pouvaient courir les risques d’une guerre civile, dont l’ennemi n’aurait pas manqué de profiter. En ce moment même l’Étrurie remuait : on nomma dictateur le plébéien Hortensius. Nous connaissons ses lois politiques, on lui attribue encore les dispositions suivantes : Abolition ou diminution des dettes ; Distribution de 7 arpents à chaque citoyen ; Nouvelle confirmation de la loi Papiria Pœtelia qui, en 326, avait interdit l’esclavage pour dettes. Les débiteurs sont donc maintenant protégés contre leurs créanciers, puisque l’usurier, estimé plus dangereux que le voleur, est condamné, dit Caton, à une amende du quadruple, quand le voleur ne paye que le double de ce qu’il a pris. Ainsi l’usure va être détruite : la loi le dit du moins ; mais la loi dit aussi que tous les citoyens de Rome sont égaux : mensonge légal ! Les plébéiens pauvres ne sont pas plus garantis contre l’usure qu’ils ne deviennent consuls et sénateurs. L’usurier, chassé de la place publique, puni par les lois, se cache et n’en est que plus exigeant[18], car il faut lui payer maintenant, outre le prix de son argent, les risques qu’il court et le déshonneur qui le frappe. Mais ce sont là de ces maux que la sagesse humaine ne saurait guérir. L’inégalité est trop dans la nature pour ne pas se retrouver dans la société. A Sparte, où cette égalité fut poursuivi avec une énergie sauvage, même aux dépens de la morale et de la liberté, la plus monstrueuse inégalité sortit des lois de Lycurgue. N’accusons donc pas ces nobles parvenus d’avoir oublié, sur leurs chaises curules, le peuple dont ils étaient sortis. En donnant des terres aux pauvres, en proscrivant l’usure, surtout la contrainte par corps, ils avaient fait tout ce que la loi et la sagesse politique pouvaient faire pour améliorer le sort des plébéiens. Ceux-ci s’en souvinrent pendant plus d’un siècle, et ce siècle fut l’âge d’or de la république. III. — LES ÆRARII ; CENSURE D’APPIUS (312).Cependant les deux ordres n’avaient pas encore terminé leur querelle séculaire, que déjà se montraient ceux qui devaient renverser et le patriciat, et la noblesse plébéienne, et la liberté. Au-dessous du plébéien devenu quirite, en dehors des centuries et des tribus, vivaient les affranchis, qui déjà pullulaient, les gens de métier, les marchands, les habitants des municipes, sine suffragio, qui s’étaient établis à Rome, les ærarii enfin[19] ; tous citoyens, mais frappés d’incapacité politique, exclus des légions, repoussés des charges et ne votant jamais. Organisés en corporations[20], avec des assemblées sans doute et des chefs, comptant parmi eux des hommes riches, actifs, intelligents, ils formaient une classe d’autant plus dangereuse qu’ils représentaient bien mieux que les vrais plébéiens, par la diversité de leur origine et la tache de leur naissance ou de leurs professions, le principe révolutionnaire qui devait ouvrir Rome à tous les peuples. En 312, ils faillirent s’emparer du pouvoir. Appius était alors censeur. C’était un des hommes les plus distingués de son temps : grand orateur, grand jurisconsulte et poète ; mais c’était aussi le plus fier de cette orgueilleuse race des Claudius, qui eut cinq dictatures, trente-deux consulats, sept censures, sept triomphes, deux ovations, et qui finit par quatre empereurs. Contre l’usage, Appius avait brigué la censure avant le consulat. Cette charge irresponsable qui livrait à un homme les deniers de la république et l’honneur des citoyens, était à Rome la vraie royauté. Quand il l’eut, il la garda, dit-on, cinq ans, malgré les lois, malgré le sénat et les tribuns. Il annula son collègue, qui finit par abdiquer, et il ne lui fit point donner de successeur. Son ambition était haute. Dans un siècle de gloire militaire, il préféra celle que donnent les travaux civils. Durant son consulat, il laissa l’autre consul guerroyer contre les Samnites, tandis que lui-même, demeuré à Rome, achevait son aqueduc, long de 7 milles, et la voie Appienne, viarum regina. L’on sait la fierté de sa réponse à Pyrrhus ; avant que les Samnites fussent domptés, il déclarait que l’Italie était le domaine de la république. L’histoire traditionnelle fait d’Appius un de ces patriciens ambitieux qui demandent le pouvoir à la démagogie. Il lui était odieux, dit-on, de voir des plébéiens dans les charges ; et, en haine de cette bourgeoisie que les patriciens n’osaient plus combattre, il caressa le petit peuple, qui, malgré ses instincts démagogiques, subit souvent l’ascendant des grands noms et des grandes fortunes. Appius, en dressant la liste du sénat, y plaça des fils d’affranchis. L’indignation fut générale dans la noblesse plébéienne[21]. Les consuls les tribuns, refusèrent d’accepter le sénat d’Appius. A cette proposition il répondit par une innovation bien autrement dangereuse : il répandit dans toutes les tribus les ærarii, les libertini, la multitude enfin, ou les humbles, comme dit Tite-Live[22]. C’était leur livrer les suffrages, ébranler la constitution, et Appius pensait qu’il serait aisé de séduire cette populace et de gagner ses voix. Une explication plus simple se présente, et elle est justifiée par son caractère, par les deux consulats qu’il géra après sa censure[23] et que les grands auraient pu l’empêcher d’obtenir. La guerre du Samnium, commencée depuis trente ans, venait de reprendre avec une intensité meurtrière, et la peste avait cruellement sévi l’année précédente. Pour combler les vides faits dans la population, Appius inscrivit sur les registres du cens les ærarii qui étaient exempts du service militaire. Cette politique était odieuse à ceux qui, par leurs pères ou par eux-mêmes, avaient combattu toutes les nouveautés ; mis elle a fait la grandeur de Rome en donnant à cette ville, au lieu d’un patriotisme étroit et haineux, l’esprit d’assimilation avec les races étrangères. Quant aux fils d’affranchis appelés par Appius dans le sénat, ils devaient tare en fort petit nombre, car il n’est point dit qu’ils en aient été chassés par les censeurs suivants, épuration qui du reste a pu se faire sans bruit. La loi voulait que les censeurs, nommés tous les cinq ans, ne restassent que dix-huit mois en charge, et l’on accuse Appius de n’avoir abdiqué qu’au bout de cinq années. Il n’a pu commettre cette illégalité que s’il était soutenu par un puissant parti au sénat et dans le peuple. Mais il est plus probable que, pour le laisser conduire à bonne fin ses immenses travaux, il lui fut donné une délégation qu’on a regardée comme la continuation de sa censure. Quoi qu’il en soit de ces accusations et de nos hypothèses, la postérité doit son estime à l’homme qui, après avoir enseigné aux Romains l’importance, pour la domination et le commerce, des communications rapides, construisit le premier de ces aqueducs apportant à Rome l’eau des montagnes voisines sur des arcs de triomphe. Le sien était souterrain, mais la plupart des treize autres, construits plus tard, ne l’étaient pas, et leurs ruines colossales donnent au désert de la campagne romaine cet aspect solennel et grave qui rappelle qu’un grand peuple a vécu là. On associe aux travaux d’Appius et à ses réformes le greffier Flavius, fils lui-même d’un affranchi, et qu’Appius fit sénateur. La publication du calendrier des pontifes et des formules secrètes de la procédure (jus Flavianium) qu’il avait su découvrir en suivant les procès, lui avait mérité la reconnaissance des gens d’affaires, qui le poussèrent au tribunat, le firent nommer deux fois triumvir[24], et lui promirent encore leurs voix pour l’édilité curule. Toute la noblesse, ceux que l’on appelaient déjà les gens de bien, s’émut à cette étrange nouveauté, et le président des comices d’élection essaya de refuser les suffrages donnés pour lui (304). Quand son élection fut connue, les sénateurs, de douleur et de honte, ôtèrent leurs anneaux d’or, les chevaliers les ornements de leurs chevaux de guerre, et la première qu’il entra dans la maison de son collègue[25], personne ne se leva pour lui laisser une place. Mais il fit apporter sa chaise curule, et ceux qui repoussaient le parvenu durent s’incliner devant le magistrat. Ces bravades pouvaient irriter les passions ; Flavius montra les sentiments d’un homme d’État et non ceux d’un ambitieux vulgaire. Il parla de paix, de concorde, et, comme Camille, voua un temple à la réconciliation de tous les ordres. Le sénat ne voulant pas lui donner l’argent nécessaire à la construction du temple, il y employa le produit des amendes, et le peuple força le grand pontife, qui s’y refusant, à en faire la consécration. La mesure prise par Appius à l’égard des ærarii était juste et bonne, mais la manière dont elle avait été accomplie la rendait dangereuse. Répartie dans les trente-cinq tribus, cette populace serait devenue maîtresse des suffrages. Lorsque, en 304, le plus illustres des patriciens, Fabius, et le chef de la noblesse plébéienne, Decius, eurent été nommés censeurs, ils conservèrent aux ærarii les droits qu’Appuis leur avait donnés, mais ils les inscrivirent dans les quatre tribus urbaines, où, malgré leur nombre, ils n’avaient que quatre suffrages sur trente et un. Cette mesure valut à Fabius, de la reconnaissance des patriciens, le surnom de Maximus, que ses victoires ne lui avaient point donné, et les tribus urbaines furent par là comme avilies ; ce devint une punition d’y être inscrit par les censeurs ! Appius avait eu raison de supprimer la dégradation civique d’une classe nombreuse, et Fabius de prendre des précautions pour que la nouvelle couche sociale n’étouffât pas l’ancienne. Afin d’augmenter l’éclat extérieur de la noblesse, les mêmes censeurs instituèrent la revue annuelle des chevaliers. Le 15 juillet ceux-ci se rendaient à cheval, du temple de Mars au Capitole, revêtus d’une robe blanche rayée de pourpre, une couronne d’olivier sur la tête., et portant les récompenses militaires accordées à leur valeur. Ainsi, chaque année, cette brillante jeunesse passait, fière et glorieuse, sous les yeux du peuple, imprimant le respect et la crainte. C’était la fête de la noblesse romaine. Nous n’avons pas voulu, par le récit des guerres très compliquées de cette période, distraire l’attention du développement de la constitution romaine depuis le tribun Licinius jusqu’au dictateur Hortensius (367-286)[26]. Maintenant que nous connaissons cette société, si habilement mélangée d’aristocratie, par le sénat qui a retenu le gouvernement journalier de la république, et de démocratie, par le peuple qui peut en toute grave affaire dire le dernier mot ; maintenant que nous avons vu se former de tant d’éléments divers cette cité où la noblesse de vieille et de récente origine est si dévouée à la grandeur de l’État, où les petits propriétaires remplissent les légions et le forum, conquièrent des provinces par leur discipline et défendent la liberté par leur sagesse, nous pouvons reprendre la laborieuse histoire de la lutte presque séculaire des Italiens contre Rome. |
[1] Partout où l’inégalité civile existe, quelque grandeur qu’elle développe chez un petit nombre à l’aide du privilège, elle entraîne une corruption qui lui est propre, qui dépare les sociétés les plus belles, qui gâte les meilleures et les plus généreuses natures. De Rémusat, Essais de philosophie.
[2] Il faut distinguer entre le proletarius ou capite census, qui n’avait pas le cens nécessaire pour entrer dans les classes, et l’ærarius, dont la fortune était quelquefois considérable, mais qui, à cause de son origine, était privé de certains droits. En fait, les prolétaires se trouvaient frappés des mêmes incapacités politiques, et pouvaient par conséquent être disposés à faire cause commune avec les ærarii. Mais c’était pour les prolétaires seuls que les tribuns parlaient.
[3] Après la prise de Véies, la gratification fut plus large, septena jugera.... ut vellent in eam spem liberos tollere (Tite-Live, V, 30).
[4] Comme à Sora (Tite-Live, IX, 23) ; à Fidènes (IV, 17) ; à Antium (III, 4) ; à Vélitres (VI, 13 ; VIII, 3).
[5] Comme à Labicum, 2
(½ hect.) ; à Anxur, 3 ½ (89 ares). (Tite-Live, VIII, 21.) Le jugerum =
[6] Nous donnons d’après Niebuhr cette restitution de la loi Licinienne, mais en croyant qu’il y a introduit trop de réminiscences de la loi des Gracques.
[7] Toutes les lois agraires désignent par le mot possessio la portion de l’ager publicus occupée par un particulier, et le Digeste établit la différence entre possessio et proprietas. Quidquid apprehendimus cujus proprietas ad nos non pertinet, aut nec potest pertinere, hoc possessionem appellamus (Digeste, L, 46, 795). A Rome (voy. Tite-Live, IV, 48) presque toutes les terres étant des terres conquises, les héritages n’étaient que de petits champs. Ainsi ceux qui ne veulent pas empiéter sur le domaine public n’ont-ils que 4 ou 7 jugera, comme Cincinnatus, Fabricius, Coruncanius, Æmilius Papus, M. Curius, Regulus, Fabius Cunctator, etc. Valère Maxime, IV, 4 et 8. Ce n’est certainement qu’aux dépens du domaine qu’avaient pu se former la plupart des possessions de 500 jugera et au-dessus.
[8] Caton (de Re rust., 1), plaçant les terres dans l’ordre de leur valeur, ne met les terres à blé qu’au sixième rang ; Varron (III, 3) met les prés au premier.
[9] En 293,
condamnation contre ceux qui plus quam quod lege
finitum erat agri possiderent (Tite-Live, X, 13 ; cf. X, 23, 47).
Nouvelles amendes, en 296 et 293, sur les pecuarii.
Ces amendes sont si nombreuses et si fortes, que leur produit sert à bâtir des
temples, à célébrer des jeux, à faire de précieuses offrandes : des patères
d’or à Jupiter, des portes d’airain au Capitole, la louve de Romulus, le temple
de
[10] Tite-Live, V, 44.
[11] Les anciennes colonies étaient bien moins nombreuses ; ordinairement trois cents familles, comme à Cænina, Antemnæ, Fidènes (Denys, II, 35, 52).
[12] Il y eut aussi de grandes distributions vers la fin de la première guerre punique.
[13] Tacite, Ann., VI, 10 : unciario fœnore ; uncia, semuncia, etc., exprimaient non seulement une once, une demi-once, mais 7/12e, 1/24e, d’un total quelconque. Ainsi l’hœres ex uncia était l’héritier pour 1/12e. L’unclarium fænus était donc un intérêt rapportant 1/12e du capital. A Athènes, l’intérêt était habituellement de 12 pour 100. Cf. Bœckh, Écon. pol. des Ath., ch. XXII.
[14] Tite-Live, VII, 42.
[15] .... Quod necti desierunt (Tite-Live, VIII, 28). Cependant le débiteur insolvable, s’il restait libre, n’en demeurait pas moins infamis, chassé de sa tribu et privé de tous droits politiques. Cf. Cicéron, pro Quinctio, 15.
[16] C’est encore l’état des fermiers de Rome, qu’on a vu souvent vendre la moisson avant les semailles.
[17] Valère Maxime, VI, I, 9 ; Zonare, VIII, 2, Tite-Live, Épitomé, XI : post longas et graves seditiones.
[18] La loi tomba même en désuétude. On en revint aux anciens usages : veteri jam more fænus receptum erat. Appien, de Bello civ., I, 54. Cf. Tacite, Ann., VI, 16-17. D’ailleurs les Latins, les alliés, servaient de prête-noms (Tite-Live, XXXV, 7). Brutus prêtait 48 pour 400 avec les intérêts des intérêts (Cicéron, ad Att., V, 21). Le préteur Sempronius, ayant voulu remettre ces lois en vigueur, fut tué par les créanciers (Appien, ibid.). L’abolition des dettes et du prêt à intérêt était une mesure révolutionnaire qui ne pouvait durer. Elle a échoué à Rome ; elle échouera partout, parce qu’elle est contraire à la nature des choses.
[19] Era pro capite prœbebant. On ne les armait que dans le cas de péril extrême, et ils étaient soumis à un impôt arbitraire, proportionnellement plus fort que celui des citoyens. Cf. Denys, IV, 18 ; IX, 25 ; et Tite-Live, IV, 24, VIII, 20 ; IX, 46 ; XLII, 27, 31. Les habitants des municipes qui avaient le droit de cité, sine suffragio, les Italiens qui s’établissaient à Rome après avoir reçu le jus commercii et même le jus connubii, étaient dans la même catégorie.
[20] Nous avons parlé des corporations de Numa, que nous avons retrouvées dans les centuries d’ouvriers de Servius. Aujourd’hui la fortune s’estime d’après l’ensemble des biens meubles ou immeubles. A Rome, les seuls biens admis par les censeurs dans leurs estimations étaient la propriété quiritaire, c’est-à-dire toutes les res mancipii (bronze monnayé, maisons, champs, esclaves, bêtes de somme). Beaucoup de gens, les négociants, les usuriers, les créanciers, les propriétaires de navires, les industriels, les détenteurs indirects du domaine (car l’ærarius n’avait point part directement aux terres conquises, puisqu’il ne servait pas), pouvaient donc être fort riches, et se trouver cependant comptés parmi les ærarii.
[21] Ils ont accusé Appius d’avoir ébranlé la religion, comme la constitution, en permettant aux Politii et aux Pinarii de se décharger sur des esclaves du soin des sacrifices qu’ils devaient à Hercule. Le dieu le punit en le rendant aveugle. (Tite-Live, IX, 29.)
[22] Humilibus per omnes tribus divisis (Id., IX, 46).
[23] En 307 et 296.
[24] Triumvir nocturnes et triumvir coloniæ deducendæ (Tite-Live, XI, 46).
[25] Tite-Live, ibid. ; Pline, Hist. nat., XXXIII, 6 ; Cicéron, de Orat., I, 41 ; Ép. ad Att., VI, 1. Son collègue, Q. Anicius de Præneste, n’était que depuis quelques années citoyen romain. Leurs compétiteurs étaient deux plébéiens de familles consulaires, Pœtelius et Domitius. (Pline, ibid., XXXIII, 6.)
[26] On a compté pour le cinquième siècle prés de deux cents patriciens ayant géré des charges ; au quatrième, on n’en trouve plus que moitié moins et plus de quarante plébéiens arrivent aux magistratures. En 295 les premiers ont encore la majorité dans le sénat (Tite-Live, X, 24), mais leur nombre va en diminuant, tandis que celui des plébéiens, depuis la loi Ovinia, s’accroît sans cesse. En 179, sur 304 sénateurs, M. Willems, dans sa remarquable étude sur le Sénat de la république romaine, p. 366, trouve quatre-vingt-huit patriciens et deux cent seize plébéiens. Ces chiffres sont la démonstration de tout ce qui a été dit dans nos chapitres XII et XIII.