I. — RECONSTRUCTION DE LA VILLE ; LA LÉGION ROMAINE.
Si le Capitole était délivré, Rome était en ruine.
Plusieurs tribuns reprirent, dit-on, la proposition de transporter une partie
des plébéiens à Véies, dont l’épaisse enceinte et les maisons étaient encore
debout. Mais abandonner les lieux où tant de souvenirs nourrissaient le patriotisme,
où habitaient les divinités poliades et les dieux domestiques, où l’empire
avait été fondé, d’où la domination s’était étendue sur les peuples voisins ;
quitter la cité souveraine pour la ville vaincue, n’eût-ce pas été une honte,
un crime envers les dieux jet une grande faute politique ? Camille le disait
et le sénat le pensa ; un présage heureux, le Restons
ici du centurion qui passait sur le Forum, décida le peuple,
encore irrésolu, à rétablir la ville. Une année suffit, car le sénat donnait
la brique, le bois et la pierre, pris sans doute à Véies, qui fut démolie
pour fournir des matériaux. C’était un moyen habilement choisi pour empêcher
à jamais le peuple d’y porter ses pénates. Cette fois encore, la persévérance
du sénat sauvait les destinées de Rome[1].
Au milieu des ruines, ou avait retrouvé le bâton augural
de Romulus, les Douze Tables, des fragments de lois royales et quelques
traités. C’était tout ce qui semblait rester de l’ancienne société romaine.
Rebâtie au hasard, sans plan, sans direction, au caprice de chacun, Rome
présentait, dans son aspect matériel, cette confusion qui devait bientôt se
produire dans l’ordre politique. En passant sur ce sol, l’invasion gauloise
l’avait nivelé ; quand le torrent sel fût écoulé, une nouvelle ville et presque
un nouveau peuple apparurent.
L’épée des barbares avait fait de grands vides dans la
population[2]
; pour les combler et prévenir une révolte dangereuse des sujets, le droit de
cité, fut accordé aux habitants du territoire de Véies, de Capène et de Faléries,
et les premiers censeurs nommés après la retraite des Gaulois en formèrent
quatre tribus nouvelles[3]. C’était une très
grave mesure que d’appeler d’un coup tant d’hommes au partage de la
souveraineté et d’assurer à d’anciens sujets quatre suffrages sur vingt-cinq
; mais Rome ne pouvait être autrement tirée de la dangereuse situation où les
Gaulois l’avaient laissée, et le sénat n’hésita pas devant ce sacrifice
nécessaire. Il en fut aussitôt récompensé, car nul doute. que cette
concession n’ait beaucoup aidé aux succès de Rome, restée sans alliés par la
défection d’une partie des Latins et des Herniques[4], et attaquée,
avant d’être sortie de ses ruines, par presque tous ses voisins.
En refusant d’aller à Véies, les Romains avaient pris avec
eux-mêmes l’engagement de relever à la fois leur ville et leur empire ; et,
malgré les apparences contraires, ce double travail de reconstruction n’était
pas au-dessus de leurs forces. Leurs voisins et leurs ennemis avaient
souffert aussi de l’invasion, les Èques surtout, par le pays desquels les
Gaulois avaient peut-être passé pour gagner l’Apulie, et qui semblaient avoir
perdu leur audace accoutumée. D’ailleurs ces guerres ne sont toujours que des
attaques partielles ou mal combinées. Quelle que soit, dans certains cas, la
supériorité du nombre, les Romains ont pour eux cette unité de sentiments
dans les soldats et de direction dans les chefs qui double la force des
armées.
Les circonstances n’en étaient pas moins très difficiles.
Rome n’en traversa pas de plus dangereuses. Camille, qu’on retrouve sans
cesse à la tête des légions, y gagna, avec bien plus de justice que dans la
guerre gauloise, le titre de second fondateur de Rome[5]. A l’intérieur,
il rappelait par ses patriotiques conseils les partis à l’union, ou il cherchait,
par sa fermeté, à leur imposer la paix. Dans les camps, ses habiles réformes
préparaient la victoire que ses talents assuraient sur le champ de bataille.
Devant l’attaque impétueuse des Gaulois les légions romaines s’étaient
enfuies ; il arma les soldats de longues piques, qui arrêtèrent l’élan des
barbares, et de casques d’airain, de boucliers bordés d’une lame de fer,
contre lesquels s’émoussèrent leurs sabres mal trempés. Il fit plus : il
changea tout l’ordre de bataille.
Le nom de celui qui créa ce corps animé et Vivant de la
légion romaine ; qui sut y combiner si bien les diverses, armes, qu’elle fut
prête à vaincre sur tous les terrains, à triompher de toutes les troupes et
de toutes les tactiques ; inébranlable et unie en face des rapides cavaliers
de l’Atlas ou des bandes désordonnées des barbares ; divisée et légère devant
la phalange macédonienne ou les chars à faux et les éléphants d’Antiochus, le
nom, dis-je, de celui qui fit ainsi de la légion une armée complète, nous est
inconnu. L’expérience de tous les jours, une guerre de montagnes et de
continuelles escarmouches enseignèrent saris cloute les avantages de la
division en manipules sur l’ancienne organisation en phalange. Mais, si
quelque général contribua à ce changement, à quel autre plus qu’à Camille
convient-il d’en rapporter l’honneur ? Pour en fixer la date, les textes
manquent ; on sait seulement qu’après les guerres gauloises, à la bataille du
Vésuve, cette division était définitivement établie. Camille qui dut
peut-être les nombreux succès qui sauvèrent Rome une seconde fois.
A plusieurs reprises, il battit les Volsques, les Èques et
les Tarquiniens, qui ne purent empêcher les Romains de mettre deux colonies
dans Nepete et Sutrium, et il ne laissa pas un ennemi entre le Tibre et la
forêt Ciminienne[6].
Mais, sur la rive gauche, Aritium, protégée par sa position maritime,
Préneste, ville riche et peuplée, très forte d’assiette et à peu près
imprenable, étaient en armes et recevaient de nombreux volontaires du Latium.
Une victoire du dictateur Corn. Cossus sembla multiplier encore les
défections. Vélitres, Circei et Lanuvium se soulevèrent ; Camille, porté,
pour la septième fois, au tribunat militaire, eut peine a prévenir de grands
de5astres. En 379, les Prénestins pénétrèrent jusqu’à la porte Colline et
ravagèrent tout le pays entre le Tibre et l’Anio. Atteints et battus sui, les
bords de l’Allia par le dictateur T. Quinctius, ils perdirent huit vires et
demandèrent la paix. Trois ans après, une bataille de deux jours termina la
guerre contre les Antiates, et le tribun militaire Servius Sulpicius délivra
les fidèles Tusculans, attaqués par les Latins. C’étaient de sérieux succès ;
mais Vélitres et Circei n’avaient pas été punies de leur défection ;
Préneste, Antium et les Volsques n’acceptaient pas leur défaite Rome n’était
donc pas sûre encore de la plaine latine.
A ces guerres se rattache une légende qui couvre peut-être
un fait historique que les écrivains de Rome se sont gardés de nous raconter.
Après la retraite des Gaulois, les Fidénates, ligués avec d’autres peuples,
avaient pénétré jusqu’au pied de l’enceinte de Servius et, pour se retirer,
ils exigeaient qu’on leur livrât les plus nobles des matrones. La honte,
l’anxiété étaient dans la ville ; une esclave, à laquelle son dévouement
valut le nom de Tutela, offrit de se rendre avec les plus jolies de ses
compagnes, revêtues du vêtement des matrones, dans le camp ennemi. Les
sénateurs acceptèrent, et les Fidénates, tout glorieux de cette humiliation
de Rome, la célébrèrent par une orgie qui se prolongea longtemps. Quand
l’ivresse leur eut fermé les yeux, Tutela, montée au plus haut d’un figuier
sauvage[7], appela les
Romains, qui triomphèrent sans peine de ces adversaires désarmés. La Judith latine et celles
qui l’avaient suivie furent affranchies et dotées aux frais du trésor public.
Chaque année, aux nones de juillet, les esclaves, parées de la stola des matrones et portant des branches de
figuier, célébraient, par un sacrifice dans le temple de Junon Caprotine, le
souvenir de celles qui avaient sauvé l’honneur des dames romaines[8].
II. — RETOUR DES GAULOIS DANS LE
LATIUM ; MANLIUS, VALERIUS CORVUS.
Les Sénons, rentrés dans leur pays avec le butin de Rome,
avaient bien vite recommencé leurs courses aventureuses. En 376, ils
s’emparèrent de l’importante place d’Ariminum et nous avons des as de cette
ville représentant une tête gauloise très reconnaissable à la moustache et au
collier qu’elle porte. De leurs exploits sur les côtes de l’Adriatique nous
ne savons rien ; mais ils n’avaient pas oublié la route du pays latin qu’ils
avaient impunément ravagé pendant sept mois. Vingt-trois ans après le siége
du Capitole, ils reparurent et arrivèrent jusqu’aux environs du mont Albain,
où Camille gagna sur eux une grande victoire, grâce aux changements qu’il
avait opérés dans l’armement des soldats (367). Polybe ne parle pas, il est vrai, de
ce dernier triomphe du dictateur octogénaire ; mais il en ignorait bien
d’autres que la vanité romaine racontait longuement. En 361, disaient les
annalistes, les Gaulois campèrent sur la via Salaria, près de l’Anio.
Un pont les séparait des légions, et chaque jour un guerrier d’une taille
gigantesque y venait insulter les Romains. Le tribun légionnaire Manlius
accepta le défi, tua le Gaulois, et, lui arrachant son collier d’or (torques, d’où Torquatus),
le passa tout sanglant à son cou. Cependant les barbares, qui semblent avoir
été appelés ou soutenus par Tibur, Préneste et les Herniques, qu’effrayaient
les forces renaissantes de Rome, ravagèrent tout le pays à l’est de la ville,
et, passant entre deux armées consulaires, arrivèrent jusqu’à la porte
Colline[9]. On nomma un
dictateur ; on arma toute la jeunesse, et les barbares furent rejetés en
désordre sur l’armée du consul Pœtilius, qui les poursuivit jusqu’aux environs
de Tibur, dont les habitants accourus au secours des Gaulois furent entraînés
dans leur retraite précipitée. Le consul obtint de mettre, à son triomphe,
parmi les noms des vaincus, celui des Tiburtins. Cette vaillante population
d’une des plus petites cités des environs de Rome protesta, dès l’année
suivante, contre cet honneur, décerné à ses dépens, en insultant les mors de
Rome, et les Gaulois établis dans une forte position, autour de Pedum[10], derrière un
retranchement formé de leurs chariots de guerre, partaient de là pour des
courses dans le Latium et la Campanie. Ainsi, au moyen âge, les Northmans se
jetaient audacieusement au milieu du pays ennemi, et, se faisant un camp de
leurs barques amarrées sur le rivage des fleuves, en sortaient pour piller au
loin.
A cette guerre latine et gauloise se joignit une guerre
plus terrible, excitée par le fanatisme religieux et par la haine politique :
les Tarquiniens dénoncèrent les hostilités (358).
Tout se trouva alors en feu autour de Rome. Depuis trois
ans, les Gaulois campaient au milieu du Latium, et Tibur, Préneste, Vélitres,
Priverne, semblaient liguées avec eux ; les Herniques se souvenaient d’avoir
tué récemment le consul plébéien Genucius et de n’avoir cédé au dictateur
Appius qu’une victoire chèrement achetée. Enfin les Tarquiniens avaient
hérité de la haine de Véies contre leurs voisins des sept collines, et ils
entraînèrent dans leur alliance Cære, malgré le lien d’hospitalité publique
qu’elle avait contracté avec Rome pendant. la guerre gauloise. Unis encore
aux Falisques, les Tarquiniens allaient au combat, conduits par leurs
prêtres, qui secouaient, comme les Furies, des torches ardentes et des
serpents. L’armée de Fabius se laissa effrayer par cet appareil menaçant, et
trois cent sept légionnaires faits prisonniers furent sacrifiés par les
Tarquiniens à leurs sombres divinités.
Au milieu de tant de périls et de terreur, ce fut une
consolation que le renouvellement, avec les cités latines, de l’antique
alliance brisée par l’invasion gauloise (358)[11]. Fatigués autant
que Rome du séjour prolongé des barbares, les Latins unirent leurs forces aux
légions, et les Gaulois furent écrasés. Dans leur joie, les Romains égalèrent
cette victoire à celle de Camille. La fortune revenait ; les Herniques
furent, cette même année, battus et soumis ; les Volsques écrasés au point
que ce valeureux peuple qui avait si longtemps arrêté la fortune de Rogne
disparaît depuis ce moment de l’histoire. Afin de conserver ces avantages et
de préparer de nouvelles ressources pou l’avenir, le sénat forma de tous les
habitants du pays Pomptin, ente Antium et Terracire, deux nouvelles tribus.
C’était la politique qui avait si bien réussi en 386 ; elle eut le même
succès. Les Privernates, dont la ville était située sur l’Amasenus qui
descend à Terracine, s’irritèrent de voir des colons romains si près d’eux :
leur défaite assura la tranquillité de l’ancien pays des Volsques. Les
habitants de Tibur et de Préneste, se fiant à leurs rochers et à leurs
murailles, conservaient une attitude menaçante. En 354 ils se décidèrent à
traiter à la condition de garder leur indépendance, que le sénat crut utile
de respectes. De Rome à Terracine tout était pacifié.
Cependant, au nord du Tibre, les Étrusques avaient encore
ravagé le territoire romain jusqu’aux salines d’Ostie. Pour chasser ces
pillards, Martius Rutilus fut nommé dictateur (556). C’était un homme nouveau. Les
patriciens auraient voulu à tout prix prévenir un triomphe plébéien. Mais le
peuple accourut avec empressement sous un général sorti de ses rangs. Martius
repoussa l’ennemi, et, malgré le sénat, par les suffrages des tribus, il
rentra il houle en triomphe.
Quelques jeunes gens de Cære avaient pris part aux courses
des hommes de Tarquinies sur le territoire romain. Le sénat, qui ne laissa
jamais une désertion impunie, fit déclarer la guerre à ces vieux alliés. Cære
ne ferma point ses portes ; ses remparts ne se garnirent point de machines,
et nul de ses citoyens ne s’arma ; seulement, des députés se rendirent à Rome
et, devant le peuple assemblé au Forum, invoquèrent le souvenir de leurs
anciens services : cette chaste et religieuse hospitalité qu’ils avaient
donnée aux flamines et aux vestales ; leur ville devenue, au temps de
l’invasion gauloise, le sanctuaire du peuple romain, l’asile de ses prêtres,
le refuge assuré des choses saintes. Ce peuple, habituellement si dur, se
laissa toucher par ces prières et cette confiance ; il accorda aux Cœrites
une trêve de cent ans qui perpétuait la mémoire de la faute et celle du
pardon.
En 555 la défaite de Fabius fut réparée, et trois cent
cinquante huit Tarquiniens, de nobles familles, furent décapités dans le
Forum[12]. Trois ans
après, ce peuple demanda et obtint une trêve de quarante ans.
On espérait quelque repos : les Gaulois reparurent (349). Un d’eux,
remarquable par sa haute taille, provoqua les Romains à un combat singulier.
Le tribun légionnaire M. Valerius, ayant obtenu du consul l’autorisation
d’accepter le duel, renouvela l’exploit de Manlius, auquel les annalistes
ajoutèrent des circonstances merveilleuses. Un corbeau, dirait-on, s’abattit
sur son casque durant le combat et troubla le Gaulois en le frappant au
visage du bec et des ailes ; quand le barbare tomba, il reprit son vol et
disparut vers l’orient. Les soldats donnèrent au vainqueur le surnom de
Corvus, et se précipitèrent sur l’ennemi, certains de vaincre. Cette
victoire, gagnée par le fils de Camille, mit fin aux invasions gauloises.
L’armée barbare, chassée du Latium, se jeta audacieusement en Campanie, et
poussant toujours devant elle ; sans s’inquiéter du retour, pénétra jusqu’en
Apulie. Huit siècles plus tard, les Francs devaient, avec la même confiance
insoucieuse, renouveler ces courses téméraires, et, partis des bords de la Meuse, aller droit devant
eux, jusqu’à ce que la terre leur manquât, aux bords du détroit de Messine.
Le héros de cette dernière lutte, Valerius Corvus, fut, à
vingt-trois ans, élu consul pour réprimer, en 346, quelques mouvements des
Volsques. Il brûla Satricum, que les Antiates avaient rebâtie. L’année
suivante, la prise de Sora sur le Liris[13], à l’extrémité
du pays des Volsques, et une victoire sur les Aurunces, qui habitaient un
groupe de montagnes volcaniques sur la rive gauche du même fleuve[14], ouvrirent aux
Romains la route de la
Campanie.
Ces guerres sont aussi pénibles à lire qu’elles l’étaient
à faire, et l’art même de Tite-Live ne parvient pas à en rendre le récit
intéressant. Mais un grand peuple a droit à la curiosité qu’on accorde aux
commencements obscurs d’un grand homme, et nous ne devons pas nous montrer
plus indifférents que Carthage et qu’Athènes, au spectacle d’une si tenace
persévérance. Déjà les coups frappés au pied de l’Apennin s’entendaient au
loin. La Grèce
se préoccupait des défaites des Romains comme de leurs victoires[15], et Carthage
venait de renouveler avec eux le traité qu’elle avait signé un siècle et demi
plus tôt. Il leur avait fallu cent soixante-cinq années de combats (510-315) pour
retrouver les frontières et les alliances que l’abolition de la royauté leur
avait ôtées. La puissance de ce peuple ne s’était donc que bien lentement
accrue. Mais, au milieu de ces dangers et de ces misères, s’était formés sa
robuste jeunesse, et ce sont les lentes croissances qui font les hommes forts
et les grandeurs durables.
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