HISTOIRE DES ROMAINS

 

DEUXIÈME PÉRIODE — ROME SOUS LES CONSULS PATRICIENS (509-567) - LUTTES INTÉRIEURES - FAIBLESSE AU DEHORS

CHAPITRE VII — HISTOIRE MILITAIRE DE ROME DEPUIS LA MORT DE TARQUIN JUSQU’AUX DÉCEMVIRS (495-451).

 

 

I. — LE TERRITOIRE ROMAIN EN 493 ; PORSENNA ET CASSIUS.

La royauté avait donné à Rome une grandeur qui est attestée par le traité de Tarquin avec Carthage, et aux plébéiens un bien-être qui résultait du commerce que ce traité révèle[1], des guerres heureuses faites sous les rois et des immenses travaux accomplis par Ancus, Servius et les deux Tarquins. La révolution aristocratique de 509 fit perdre aux Romains cette puissance et cette prospérité. Le peuple tomba dans la misère, et Rome fut presque réduite à ses propres murailles.

La plus dangereuse des guerres provoquées par cette révolution fut celle que conduisit Porsenna, le puissant lars de Clusium. Il vainquit les Romains et leur enleva le territoire des dix tribus établies au nord du Tibre. Rome cacha sa défaite sous d’héroïques légendes, et ce fut seulement après être devenue la maîtresse de l’univers qu’elle ne rougit pas d’avouer qu’elle avait accepté de Porsenna des conditions plus dures qu’elle-même n’en imposa après ses plus brillantes victoires : il lui interdit l’usage du fer, excepté pour l’agriculture[2], et exigea en signe de soumission que le sénat lui envoyât une chaise curule ou trône d’ivoire, un sceptre et une couronne[3]. Rome soumise, Porsenna voulut conquérir le Latium, que trois siècles plus tôt les Étrusques avaient traversé victorieusement et s’ouvrir une route vers les lucumonies du Volturne. Les Grecs campaniens virent avec effroi se préparer cette invasion nouvelle et, pour la prévenir, ils vinrent au secours des villes latines qui résistaient aux Étrusques. Aricie, qui a laissé son nom au pittoresque village de Laricia sur les pentes méridionales du mont Albain, prés du lac charmant de la plus florissante cité du Latium. Elle avait résisté à Tarquin Superbe, et quand le fils du roi de Clusium, Arurs, parut devant ses murs avec une puissante armée, les habitants allèrent bravement à sa rencontre avec leurs alliés latins et grecs. Mais ils ne purent soutenir le choc de la phalange étrusque, et déjà ils reculaient en désordre, lorsque les gens de Cumes, par une habile manœuvre, prenant à revers l’armée ennemie, changèrent sa victoire en défaite[4]. Aruns fut tué, et l’on montre, près de Laricia, les ruines d’un tombeau construit à la mode étrusque où l’on prétend qu’il fut enseveli[5]. Les débris de son armée se réfugièrent à Rome, qui profita de ce revers pour se soulever ; la domination étrusque recula encore une fois derrière le Tibre.

Rome retrouvait sa liberté, mais non sa puissance[6], car les Étrusques restaient maîtres de la rive droite du fleuve, et, sur la rive gauche, elle ne recouvra que l’ancien ager Romanus, borné au sud par les terres des Lains de Gabies, de Bovillæ, de Tellenæ et de Tusculum. De la haute citadelle de cette dernière ville, qui s’élevait à 15 milles de l’enceinte de Servius, on voyait tout ce qui sortait de Rome par la porte Capène ; mais de là aussi les Tusculans, alliés fidèles, signalaient, par des feux allumés sur leurs remparts, l’approche des Èques et des Volsques.

A l’est, quelques expéditions heureuses dans la Sabine portèrent la frontière romaine jusqu’aux environs d’Eretum, qui resta libre[7]. Tibur, plus près de Rome, dont elle n’était séparée que par une distance de 20 milles, gardait aussi son indépendance et promettait de la bien défendre par le culte qu’elle rendait à sa divinité poliade, l’Hercule des Rochers, Hercules Saxanus, dont le temple s’élevait au-dessus des chutes de l’Anio. Et elle la défendit en effet durant plus d’un siècle et demi[8]. Au nord, la limite dépassait ù peine le Janicule. Rome n’était donc plus un grand État, mais elle était toujours une des plus grandes villes de l’Italie, et cela fit sa fortune. Dans son enceinte et sur ce territoire de quelques lieues seulement d’étendue, on comptait, à en croire Denys d’Halicarnasse[9], 130.000 hommes en état de combattre ; 130.000 hommes réunis sous la main des consuls, dirigés dans les moments de péril par une seule volonté et toujours soumis à une admirable discipline. Grâce à cette concentration de leurs forces, les Romains purent se livrer impunément à leurs querelles intérieures ; car, s’ils dépensaient au Forum l’énergie qu’ils auraient, très utilement pour leur puissance, portée sur les champs de bataille, ils étaient trop forts pour être accablés par quelque ennemi qui les attaquât, une guerre sérieuse ramenant toujours l’union, et avec l’union une puissance invincible. Aussi ne cessèrent-ils jamais d’avoir confiance en leur fortune : dès les premiers temps de la république ils élevèrent un temple à l’Espérance.

Leurs ennemis étaient surtout les Èques et les Volsques. Montagnards pauvres et pillards, toujours menaçants, et cependant insaisissables, aujourd’hui dans la plaine, incendiant les moissons, demain retranchés ou perdus dans leurs montagnes, les Èques étaient l’ennemi, sinon le plus dangereux, du moins le plus incommode. Les Volsques, riches, nombreux et maîtres d’un fertile territoire, auraient été plus à craindre, s’ils n’avaient pas été divisés en une foule de petits peuples qui, ne se réunissant jamais pour attaquer ou se défendre, ne mirent ni calcul id persévérance en des expéditions que faisaient souvent échouer l’impatience des uns on les lenteurs des autres. Cette division et, par suite, le manque d’une grande capitale dont la prise pût d’un coup terminer la lutte, enfin la nature du pays, coupé de montagnes et de marais, devaient éterniser la guerre. Avec de tels ennemis, il n’y avait d’autre moyen d’en finir que celui dont se servait naguère le gouvernement pontifical contre les brigands des États romains : raser les villes et y en chasser ou exterminer la population. Rome procéda ainsi. Mais quand la guerre fut terminée, le pays des Volsques n’était plus qu’une solitude.

Dans l’Étrurie, les adversaires étaient différents ; Véies, ville commerçante et industrieuse[10], s’élevait à 4 lieues seulement du Janicule. De ce côté on savait où frapper : il n’y avait qu’à marcher droit à la ville, l’assiéger et la prendre. Mais le danger pour Rome était, le même que pour Véies, car ces deux villes se trouvaient dans des conditions d’existence à peut près semblables : toutes deux grandes, peuplées, fortes d’assiette, couvertes d’épaisses murailles et pouvant mettre sur pied des forces considérées. Aussi ce siège, qui devait terminer la guerre, Rome ne fut en état de l’entreprendre qu’au bout d’un siècle.

Parmi ces ennemis, nous n’avons compté ni les Latins ni les Herniques, que leur position rendait nécessairement les alliés de la république. C’était par l’incendie des fermes latines que s’annonçaient toujours à Rome les courses des Èques et des Volsques ; et les Herniques, établis entre ces deux peuplés, dans la vallée du Trerus, avaient à souffrir chaque jour de leurs déprédations. Cette alliance datait de loin (féries latines). Sous le dernier Tarquin, elle s’était changée pour Rome en une domination que l’exil du roi renversa et que ne rétablit pas la bataille du lac Régille. Rome et les Latins restaient séparés, mais la puissance croissante des Volsques et les brigandages des Èques les rapprochèrent. En 493, durant son second consulat, Sp. Cassius signa avec les trente villes latines un traité, omis à dessein, ou mal compris, par les historiens de Rome, parce qu’il attestait sa faiblesse après les guerres royales, mais qu’on lisait encore, au temps de Cicéron[11], sur une colonne de bronze :

Il y aura paix entre les Romains et les Latins tant que le ciel sera au-dessus de la terre et la terre sous le soleil. Ils ne s’armeront pas l’un contre l’autre ; ils ne donneront point passage à l’ennemi à travers leur territoire, et ils se porteront secours avec toutes leurs forces quand ils seront attaqués. Le butin et les conquêtes faites en commun seront partagés. Un autre témoignage[12] permet d’ajouter : Le commandement de l’armée combinée alternera chaque année entre les deux peuples.

Plan de Véies[13]

Sept années plus tard, durant son troisième consulat, quelque temps avant de proposer sa loi agraire, Cassius conclut un traité semblable avec les Herniques[14]. Dès lors, les Èques et les Volsques ne firent pas titi mouvement que les messagers Berniques ou latins n’accourussent le dénoncer à Rome, et les légions, en descendant ou en remontant la vallée du Trerus, purent menacer jusqu’au cœur le pays ennemi. Ces deux traités ont plus aidé à la future grandeur de Rome qu’aucun de ceux qu’elle signa plus tard ; car ils assurèrent son existence à une époque où sa fortune pouvait être étouffée dans son berceau. Tout le poids de la guerre contre les Èques et les Volsques retomba sur ses alliés, et de ce côté elle ne joua ordinairement que le rôle d’auxiliaire. De là le peu l’importance de ces guerres, malgré les actes d’héroïsme et de dévouement, les grands noms et les merveilleuses histoires dont les écrivains les ont remplies.

 

II - CORIOLAN ET LES VOLSQUES. CINCINNATUS ET LES ÈQUES.

Les Volsques, établis en des montagnes (monti Lepini) qui atteignent une altitude de 5000 pieds et dont les eaux forment les marais Pontins, avaient la double ambition de s’étendre à la fois dans la fertile vallée du Tibre et dans celle du Liris. Après la chute des Tarquins, ils avaient repris les villes que ce roi leur avait enlevées. Arrêtés, au sud, par la forte position de Circei, qui cependant tomba en leur pouvoir, et par le pays impraticable et stérile des Aurunces, ils se rejetèrent sur les riches plaines du Latium, s’emparèrent de Vélitres, de Cora, malgré ses puissantes murailles, et portèrent leur avant-postes jusqu’à 10 milles de Rome[15]. La plus heureuse de leurs invasions, celle à laquelle on a rattaché toutes leurs conquêtes, fut conduite par un illustre banni romain, de la gens Marcia.

C’était, dit la légende, un patricien distingué par son courage, sa piété et sa justice[16]. A la bataille du lac Régille, il avait mérité une couronne civique et gagné, à la prise de Corioles, le surnom de Coriolan. Un jour que les plébéiens se refusaient aux levées, il avait armé ses clients et soutenu seul la guerre contre les Antiates. Cependant, le peuple, qu’il blessait par sa hauteur, lui refusa le consulat, et Coriolan en conçut une haine qu’il laissa percer par d’imprudentes paroles. Pendant la retraite sur le mont Sacré, les terres étaient restées sans culture ; pour combattre la famine on voua un temple à Cérès et, ce qui valait mieux, on acheta du blé en Étrurie et en Sicile, où Gélon refusa d’en recevoir le prix. Le sénat voulait le distribuer gratuitement au peuple : Point de blé ou plus de tribuns, dit Coriolan. Cette parole fut entendue des tribuns qui le citèrent aussitôt par-devant le peuple. Ni les menaces ni les prières des patriciens ne purent les fléchir, et Coriolan, condamné à l’exil, se retira chez les Volsques d’Antium, puissante et riche cité maritime. Tullius, leur chef, oublia sa jalousie et sa haine, pour exciter dans le cœur de l’exilé le désir de la vengeance ; il consentit à n’être que son lieutenant, et Coriolan marcha sur Rome à la tête des légions volsques. Aucune armée, aucune place ne l’arrêta, et il vint camper sur le fossé Cluilius, ravageant les terres des plébéiens, mais épargnant, à dessein, celles des grands. En vain Rome tenta de le fléchir. Les plus vénérables des consulaires et les prêtres de dieux, venus à lui en suppliants, n’obtinrent qu’une dure réponse. Quand la députation rentra désespérée, Valeria, sœur de Poplicola, priait avec les matrones au temple de Jupiter ; comme si elle recevait une inspiration d’en haut, elle les entraîne à la demeure de Coriolan et décide sa mère Veturia, à essayer de toucher au cœur ce proscrit dont l’âme altière n’a pu être ébranlée par les supplications de la patrie elle-même et de ses dieux. A l’approche de ces femmes, Coriolan garde l’aspect farouche. Mais on lui rapporte qu’au milieu d’elles se trouvent sa vieille mère et sa jeune épouse tenant ses deux enfants par la main. Trop Romain encore pour manquer au respect filial, il s’avance à la rencontre de Veturia et fait baisser les faisceaux devant elle : Suis-je devant mon fils, dit la sévère matrone, ou devant un ennemi ? La jeune femme n’ose parler, mais elle se jette en pleurant dans les bras de son époux, et ses enfants s’attachent à lui ; il est vaincu et se retire. Les Romaines venaient de sauver Rome pour la seconde fois.

La scène est belle, mais n’est pas vraisemblable. Las de guerre et rassasiés de butin, ou trouvant que la résistance devenait plus forte à mesure qu’ils s’approchaient de Rome, les Volsques regagnèrent leurs cités. La légende ajoute qu’ils ne pardonnèrent pas à Coriolan de s’être arrêté au milieu de sa vengeance, et qu’ils le condamnèrent à mort. Suivant Fabius, il aurait vécu jusqu’à un âge avancé, en répétant : L’exil est bien dur pour un vieillard.

Ainsi on n’osait nier que Rome eut encore été réduite aux dernières extrémités et que les Volsques se fussent établis au centre du Latium ; mais c’était un patricien qui avait vaincu, et l’honneur était sauf.

Quant à Coriolan, il avait raison de trouver amer le pain de l’étranger, car l’exil romain était une excommunication civile et religieuse. L’exilé perdait non seulement sa patrie et ses biens, mais ses dieux domestiques, sa femme, qui avait le droit de se remarier, ses enfants, pour lesquels il devenait un étranger, ses aïeux, qui ne pouvaient plus recevoir de lui les sacrifices funèbres. Notre mort civile était moins terrible[17].

Les montagnes qui séparent les bassins du Liris et de l’Anio, descendent des bords du lac Fucin jusqu’au-dessous de Préneste, où elles se terminent à l’Algide par une sorte de promontoire qui domine la plaine et la vallée dit Tibre. En suivant les sentiers cachés de la montagne, les Èques arrivaient sans être aperçus jusqu’à l’Algide, dont les bois couvraient encore leur marche et leurs embuscades[18]. De là ils fondaient à l’improviste sur les terres latines, et, s’ils étaient assez nombreux ou l’ennemi trop prudent, ils étaient bientôt au milieu de la campagne romaine. Chaque année ces incursions se renouvelaient ; ce n’était pas la guerre, mais il eût mieux valu de sérieux combats que ces éternels brigandages. Les Latins s’en trouvèrent si affaiblis, que les Èques purent leur prendre plusieurs villes[19]. Suivant le traité de Cassius, Rome aurait dû envoyer toutes ses forces à leur secours. Ses dissensions intérieures et les dangers qu’elle courait dit côté de Véies retenaient les légions dans la ville ou au nord du Tibre. Cependant le sénat s’alarma quand il vit les Èques établis sur l’Algide et les Volsques sur le mont Albain, séparant les Latins des Herniques et menaçant à la fois les deux peuples[20]. Une trêve de quarante ans, que venaient de signer les Véiens (474) et l’adoption de la loi Publilia (471) ayant mis fin pour un temps à la guerre étrusque et aux troubles du Forum, on put écouter les plaintes des alliés.

Deux membres de la gens Quinctia, Capitolinus et Cincinnatus, eurent l’honneur de cette guerre.

T. Quinctius Capitolinus, patricien populaire, avait été le collègue de l’impérieux Appius. Tandis que les Voleros de celui-ci se faisaient battre par les Volsques, Quinctius enlevait aux Èques leur butin et rentrait à Rome avec le titre de Père des soldats. Une seconde fois consul en 467, il s’empara d’Antium dont une partie du territoire fut distribuée à des colons romains et il eut au retour dan si brillant triomphe qu’il en garda le surnom de Capitolinus. Les Èques restaient en armes ; quatre fois leurs bandes agiles pénétrèrent audacieusement dans la campagne de Rome ; un jour même ils enveloppèrent le consul Furius dans une gorge étroite ; deux légions allient être perdues ; Capitolinus les sauva. A la nouvelle du péril, le sénat avait investi l’autre consul de la puissance dictatoriale par la formule : Caveat consul ne quid detrimenti respublica capiat, et il ne s’en était servi que pour charger Capitolinus du soin difficile de délivrer l’armée consulaire.

Jamais Rome, depuis Porsenna, n’avait été aussi sérieusement menacée ; les troubles intérieurs avaient recommencé au sujet de la proposition Terentilla ; la peste sévissait avec une violence d’autant plus meurtrière que les courses de l’ennemi remplissaient la ville, durant les chaleurs de l’été, d’hommes et de troupeaux habitués à l’air pur des montagnes[21]. En 462, une armée d’Èques et de Volsques campa à 3 milles de la porte Esquiline ; trois ans plus tard une surprise de nuit livra pour un moment le Capitole au Sabin Herdonius ; l’an d’après, Antium fit défection, et le consul Minucius se laissa encore une fois enfermer par les Èques dans un défilé. Cincinnatus parut seul capable de sauver la république. Il reprit le Capitole et rendit aux Romains la forteresse qui était aussi leur sanctuaire ; dans cette circonstance, il s’était signalé par une sévérité qui lui avait gagné la confiance du sénat : on l’élut dictateur.

Les sénateurs qui furent chargés de lui signifier cette élection le trouvèrent au delà du Tibre, dans le champ qu’on appela longtemps les prés de Quinctius. Il creusait un fossé et les reçut appuyé sur sa bêche. Après les salutations accoutumées, ils le requièrent de mettre sa toge pour recevoir une communication du sénat. Lui s’étonne, demande si tout ne va pas pour le mieux et envoie sa femme, Racilia, quérir sa toge dans la cabane. L’ayant revêtue, après avoir essuyé la poussière et la sueur dont il était couvert, il revient vers les députés qui le saluent maître du peuple, le félicitent et le pressent de se rendre à la ville[22]. Si cette scène n’est pas historique, elle est du moins dans les mœurs du temps et dans le caractère du personnage. Ce qui suit montre le patricien, si fier de sa race, prenant possession du pouvoir avec la même simplicité qu’il avait quitté sa charrue et déployant l’activité et l’énergie de ces hommes faits pour le commandement. Un bateau l’attendait sur le Tibre, il y monte et est reçu sur la rive gauche par ses trois fils, ses proches et la plupart des sénateurs. Avant le jour il descend au Forum, y nomme maître de la cavalerie un autre patricien aussi pauvre que lui-même et ordonne que toutes les affaires soient suspendues, que les boutiques se ferment, que les hommes en état de combattre se trouvent au champ de Mars avant le coucher du soleil, chacun avec cinq pieux et du pain pour cinq jours. Le soir venu, il part et fait 6 lieues en quatre heures ; avant que le jour frit levé, les Èques étaient eux-mêmes enfermés par un fossé et un rempart palissadé : ils furent réduits à passer sous le joug. Rentré à Rome en triomphe, suivi du consul et de l’armée qu’il avait sauvés, il força Minucius à se démettre de sa charge, fit briser devant lui les faisceaux consulaires[23] et, le seizième jour, déposa la dictature pour retourner à ses champs (457). Malgré ce succès que la vanité nationale a embelli, comme tant d’autres points de l’histoire militaire de Rome, la guerre n’était pas terminée : les Èques restaient en possession de l’Algide, comme les Volsques du mont Albain.

Depuis un demi-siècle que les rois avaient été chassés, la décadence de la puissance de Rome ne s’était pas un instant arrêtée. En 493 son territoire était au moins couvert par les Latins ; mais des trente villes latines qui avaient signé le traité de Cassius, treize étaient maintenant ou détruites ou occupées par l’ennemi et parmi elles quelques-unes des plus fortes places de l’Italie, telles que Circei, au pied de son promontoire, Setia, Cora et Norba[24], toutes trois dans les montagnes des Volsques et entourées de puissantes murailles. Si l’ager Romanus n’était pas encore entamé, la barrière qui devait le protéger avait été en partie détruite. Rome était-elle plus heureuse, au nord contre les Étrusques ?

 

III. - GUERRE CONTRE VÉIES.

Une grande partie de l’Étrurie avait pris part à l’expédition de Porsenna ; depuis ce temps les courses des Gaulois cisalpins et la puissance croissante des Grecs et des Carthaginois avaient divisé l’attention et les forces des villes étrusques : les unes veillant, au nord, sur les passages de l’Apennin ; les autres, à l’ouest, sur les côtes menacées par les pirates de Ligurie et, au sud-ouest, sur leurs colonies, qui leur échappaient l’une après l’autre. La ligue s’était dissoute, et toute idée de conquête vers le Latium avait été abandonnée. Mais Véies, éloignée des Gaulois et de la mer, se trouvait trop près de Nome pour rie pas profiter de son affaiblissement. Ce rie fut cependant qu’en 82 que la guerre éclata. Elle dura neuf années. Oit n’a conservé que deux faits de cette guerre, plus sérieuse cependant pour Rome que les courses des Èques et des Volsques : la fondation, par les Romains, d’une forteresse sur les bords du Crémère, d’où ils étendirent durant. deux années le ravage jusqu’aux murs de Véies, et l’occupation du Janicule par les Véiens. On a déjà vu que les annalistes romains faisaient honneur au patriotique dévouement des Fabius d’avoir seuls tenu en échec toutes les forces ennemies jusqu’au jour où, surprise dans une embuscade, la gens entière périt. Les Véiens à leur tour portèrent l’incendie le long des deux rives du Tibre et s’établirent sur le Janicule, d’où ils voyaient Rome à leurs pieds. Un jour, ils passèrent le fleuve et vinrent attaquer les légions jusque dans le Champ de Mars. Un vigoureux effort les repoussa ; le lendemain, pris entre deux armées consulaires, ils furent enfin chassés du poste dangereux qu’ils occupaient. La guerre se trouvait reportée sous les murs de Véies : une trêve de quarante ans laissa les deux peuples dans la position où ils étaient avant les hostilités (474).

Dans cette guerre, Véies n’avait pas été soutenue par les grandes lucumonies du Nord dont l’attention était alors attirée vers d’autres lieux où se décidait le sort de leurs rivaux. Tandis, en effet, que Rome préludait à sa grandeur par ces luttes obscures et au pillage du monde par la conquête d’un butin rustique, les armées de Xerxès ébranlaient l’Asie, et trois cent mille Carthaginois, ses alliés, descendaient en Sicile (480). La victoire de Thémistocle à Salamine sauva la Hellade ; celle de Gélon à Himère assura la fortune de Syracuse et des Grecs italiotes, qui disputaient aux Étrusques le commerce de la mer Tyrrhénienne et de l’Adriatique. D’abord ils leur ferai tirent le détroit de Messine ; puis, l’année qui précéda la trêve de quarante ans, ils anéantirent leur flotte dans les eaux du cap Misène. Hiéron établit à l’île d’Ischia une station pour ses galères, qui coupèrent les communications entre les villes étrusques du Volturne et celles de l’Arno. Ainsi le peuple le plus redoutable pour les anciens sujets de Porsenna, usait ses forces en des guerres lointaines, ce qui permettait aux Romains de se livrer impunément à tous les désordres de la liberté naissante.

Pendant ces premières années de la république, si fécondes pour les restitutions, rien n’avait été fait pour la puissance. Rome, du moins, avait duré en gagnant chaque jour force et confiance. Le territoire proprement dit n’avait pas été entamé, et la population s’était aguerrie dans ces luttes, au fond peu dangereuses. Les soldats qu’Appius décime sans résistance, que Cincinnatus charge de cinq pieux, de leurs armes et de leurs vivres pour une marche de près de vingt milles en quatre heures, sont déjà les légionnaires qui vaincront les Samnites et Pyrrhus. Rome n’a donc, plus maintenant à craindre pour son existence, compte au temps de Porsenna, et elle a le droit d’espérer beaucoup.

 

 

 

 



[1] Della urbe.... (Tacite, Hist., III, 79) ; defendit ne ferro nisi in agricultura uterentur (Pline, Hist. nat., XXXIV, 59).

[2] Denys, V, 34.

[3] Il nous reste une preuve curieuse de l’étendue de ce commerce. C’est une coupe en argent repoussé, trouvée récemment, au milieu d’un grand nombre d’autres objets en or, en argent et en bronze, à Préneste (Palestrina), et conservée au musée Kircher à Rome. Tous les objets qui composent ce trésor diffèrent profondément, soit de l’art étrusque, soit de l’art grec. Ils rappellent, par leur cachet oriental, d’autres trouvailles faites en Chypre et en Grèce. Notre patère est un pastiche de l’Égyptien. Le milieu est occupé par une scène guerrière. Un prince est au moment de mettre à mort des vaincus. Devant lui se tient le dieu Horus ; derrière, un guerrier en armes qui apporte d’autres victimes. Au-dessus un épervier aux ailes éployées. Le rebord est occupé par des scènes symboliques. Quatre barques sacrées se font pendant ; sur deux d’entre elles se trouve le scarabée, symbole du soleil et de l’immortalité ; dans les deux autres une divinité. Entre les barques, des bosquets de lotus et une femme qui allaite un jeune garçon.

Deux cercles d’écriture hiéroglyphique courent autour de ces scènes ; mais le tout est grossièrement imité ; les hiéroglyphes n’offrent pas de sens. L’épervier est surmonté d’une inscription phénicienne que M. Renan lit : Eschmunjaïr ben Ischeto (Eschmunjaïr fils d’Ischeto).

Ces mots sont gravés en creux et d’un caractère très fin. Ils déterminent d’une façon décisive l’origine phénicienne du trésor de Préneste et des autres trouvailles analogues. Mais, en outre, ils permettent d’en fixer la date avec une certitude approximative.

Le caractère des lettres ne permet guère de faire descendre la composition de l’inscription plus bas que le sixième siècle. Les hiéroglyphes nous amènent à la même conclusion. M. Maspero n’y retrouve aucun des signes que l’on voit figurer sur les textes à partir de la vingt-septième dynastie (cinquième siècle environ). — L’inscription nous fournit encore une indication d’un autre genre. — M. Renan traduit le dernier nom propre par l’œuvre de Lui (de Dieu) et le rapproche de noms analogues, tels que Abdo (le serviteur de Lui) etc. Or le pronom suffixe de lui, qui s’écrit en phénicien par un vav, les Carthaginois le rendaient par un alef. Notre inscription l’écrit par cette dernière lettre. D’autre part, sur une coupe du même genre, mais sans inscription, trouvée au même endroit, on voit se succéder, dans un dessin circulaire, les différents moments d’une chasse royale. Or parmi les animaux chassés par le roi se trouve un grand singe, probablement le gorille, inconnu en Égypte et en Syrie. Il en résulte que ces plats ou coupes doivent probablement être d’origine carthaginoise. — Comme nos industriels imitent, pour le commerce de pacotille, les produits de la Chine et du Japon, les négociants carthaginois faisaient fabriquer de l’orfèvrerie où étaient maladroitement copiés les objets d’art de la Phénicie et de l’Égypte. Notre fausse coupe pœno-égyptienne, achetée aux marins de la côte par quelque riche habitant de Palestrina, est une preuve de l’activité du commerce carthaginois avec les cités latines.

[4] Denys d'Halicarnasse, V, 56.

[5] Canna en a donné la restauration.

[6] Cela résulte clairement de la guerre contre les Véiens en 483, et de la réduction des trente tribus de Servius à vingt, chiffre qu’on trouve après l’expulsion des rois. En 495 on en cite vingt et une (Tite-Live, II, 21), une nouvelle tribu, appelée Crustumisienne, du nom d’une ville conquise, ayant été formée après la guerre contre la Sabine. Fidènes, qui ne fut réduite qu’en l’an 426, est à 2 lieues de Rome.

[7] Depuis la guerre durant laquelle le Sabin Attus Clausus vint s’établir à Rome, on ne voit pas de ville sabine indépendante plus voisine de Rome qu’Eretum.

[8] Elle ne fut prise qu’en 335.

[9] Denys, V, 20, d’après les registres du cens, dit-il.

[10] Denys (II, 51) la dit aussi grande qu’Athènes, et Tite Live (V, 24), plus belle que Rome. Elle était là où se trouve l’Isola Farnese, sur une hauteur qui domine une magnifique vallée au fond de laquelle coule la Cremera, à quelques pas du premier relais de poste, sur la route de Rome à Florence, à 11 milles de l’enceinte de Servius, ou à un peu plus de 16 kilomètres.

[11] Cicéron, pro Balbo, 25 ; Tite-Live, II, 55.

[12] Cincius, cité par Festus, s. v. Prætor ad portant.... Quo anno Romanos imperatores ad exercitum mittere oporteret....

[13] Ce plan a été dressé par Canina, qui y a marqué les tombeaux découverts dans la nécropole et l’endroit de la ville où furent trouvés des colonnes, des bas-reliefs et une statue colossale de Tibère, qui est au musée Chiaramonti. Véies, restée déserte jusqu’à César, reçut de lui, plus tard d’Auguste, une colonie, et la Véies nouvelle parait avoir vécu plusieurs siècles.

[14] C’est en vertu de ce traité que la colonie d’Antium fut partagée entre les Romains, les Latins et les Herniques (Denys, IX, 59).

[15] A Bovillæ, qu’ils prirent (Plut., Coriolan, 29), ainsi que Corioles, Lavinium, Satricum et Vélitres. (Tite-Live, II, 39.)

[16] Denys d’Halicarnasse, VIII, 62.

[17] Cicéron veut qu’il se soit tué ; la raison qu’il en donne, c’est que cette fin du héros lui paraît plus convenable : Huic generi mortis polios assentior ; mais Atticus lui répond : Il est vrai qu’on permet aux rhéteurs de mentir en histoire pourvu que l’art y gagne, concessum est rheloribus ementiri in historiis ut aliquid dicere possint argulius ! Si l’on rapproche ces paroles de celles de Tite-Live, on trouvera que ces Romains avaient une étrange idée des devoirs de l’historien.

[18] Nigræ feraci frondis in Algido. Il y a quelques années l’Algide était encore le repaire de brigands qui infestaient les environs de Palestrina et de Frascati.

[19] Corbio, Vitellia, Bola, Labicum. Dans la légende de Coriolan, toutes ces villes, même Corbio, située au delà de l’Anio, sont prises par les Volsques ; on avait à dessein attribué à l’exilé romain les conquêtes successives des Volsques et des Èques.

[20] Ces deux montagnes forment la ligne de séparation des eaux qui se rendent dans l’Anio, le Tibre, la mer et le Trerus, affluent du Liris ; elles dominent donc toute la plaine latine.

[21] Tite-Live, III, 6.

[22] Ibid., III, 26.

[23] Denys, X, 22 ; Tite-Live, III, 20-30 : Vi majoris imperii. L’école de Niebuhr tient cette histoire pour une légende.

[24] Autres cités latines prises ou détruites : Mitres, Tolina, Ortona, Satricum, Labicum, Pedum, Corioli, Carventum, Corbie. (Denys et Tite Live, passim.)