HISTOIRE DES ROMAINS

 

DEUXIÈME PÉRIODE — ROME SOUS LES CONSULS PATRICIENS (509-567) - LUTTES INTÉRIEURES - FAIBLESSE AU DEHORS

CHAPITRE VI — HISTOIRE INTÉRIEURE DE 509 À 470.

 

 

I. — Caractère aristocratique de la révolution de 509 ; le consulat.

Les rois de Rome n’avaient pas été plus heureux que ne le seront les Césars : sur sept, cinq avaient fini comme finiront tant d’empereurs, de mort violente. C’est que les uns et les autres eurent un même ennemi, un puissant corps aristocratique. Du reste l’abolition de la royauté romaine est un incident d’une histoire très générale. Dans tout le monde gréco-italien, ici plus tôt, là plus tard, les rois de l’âge héroïque firent place aux eupatrides, qui, à Rome, s’appelaient les patriciens Le Superbe ne mérite peut-être pas la réputation que la légende lui a faite ; mais les grands ne voulurent plus d’un chef qui pouvait, comme Servius, préparer à la vie politique la foule sujette des plébéiens, ou, comme Tarquin, abattre les plus hautes têtes. Ils substituèrent au roi deux consuls ou préteurs, choisis dans leur sein et investis de tous les droits, de tous les insignes de la royauté, moins la couronne et le manteau de pourpre broché d’or.

À la fois ministres et présidents du sénat, administrateurs, juges et généraux, les consuls eurent le souverain pouvoir, regium imperium[1], mais seulement pour une année. Dans l’intérieur de la ville, les grands ne permirent point qu’ils exerçassent tous deux en même temps les prérogatives de leur magistrature : chacun avait pendant un mois l’autorité et les douze licteurs avec les faisceaux. S’ils différaient d’avis, l’opposition de l’un, intercessio, arrêtait les décisions de l’autre : mesure de conservation, car celui qui interdit l’emporte sur celui qui commande, c’est-à-dire l’ordre ancien sur l’ordre nouveau. Pour un coup de main sur les institutions, il leur aurait fallu une force militaire ; or Rome n’avait d’autres soldats que ses citoyens, et comme aujourd’hui dans la cité de Londres, nul ne pouvait paraître en armes à l’intérieur du pomœrium. Responsables de leurs actes, ils étaient exposés, au sortis de charge, à de redoutables accusations. Ainsi l’autorité royale est divisée, sans être affaiblie ; elle reste forte, sans pouvoir redevenir menaçante, puisqu’elle est annuellement renouvelée ; et, par l’intercessio, et elle se contient elle-même ; mais que survienne un danger qui exige la concentration rapide du pouvoir, et elle reparaîtra tout entière dans la dictature.

Les grands ne voulurent pas que la révolution ! s’étendit aux dieux. La coutume exigeait que certains sacrifices fussent offerts par un roi ; ils nommèrent un rex sacrorum pour les accomplir, mais toute ambition lui fut interdite : on le déclara incapable d’exercer aucune charge.

Enfin les centuries de Servius furent rétablies et devinrent, pour la première fois, la grande assemblée politique du peuple romain, avec des garanties qui empêchaient tout écart. En souvenir de leur premier caractère, ce fut en dehors du pomœrium, dans le Champ de Mars, qu’elles s’assemblèrent, non pas à l’appel des licteurs, comme les comices par curies, mais au son de la trompette. Pour leur réunion, il fallut prendre les auspices, de sorte que la religion les tenait dans la dépendance des augures patriciens. La convocation devait être annoncée trente jours à l’avance (dies justi), afin que nul n’en ignorât, et, pour prévenir toute surprise de l’ennemi, un drapeau rouge flottait surie Janicule, qu’une troupe armée occupait pendant toute la durée des comices[2].

Au fond, le gouvernement restait aux mains des patriciens. Ils étaient maîtres du sénat, conseil suprême de la cité, où devaient être discutées d’abord la plupart des propositions présentées aux comices, et ils dominaient dans les assemblées centuriates par leurs richesses et par leurs clients. Si des plébéiens, arrivés, grâce à leur fortune, dans les premières classes, menaçaient de rendre le vote des centuries défavorable, le magistrat patricien qui présidait les comices pouvait toujours, par les augures, rompre l’assemblée ou annuler ses décisions ; et, lorsqu’il manquait de mauvais présages, faire rejeter par le sénat une résolution populaire.

Rome avait donc une chambre haute qui discutait deux fois la loi, avant et après la présentation aux comices, et une chambre basse, composée de tout le peuple, qui votait et ne discutait pas. C’était en quelque sorte nos trois lectures. Mais la plus large part était faite à la maturité de l’esprit et à l’expérience des affaires, puisque, par l’autorisation préalable, le sénat avait l’initiative des lois et, par le droit de confirmation ou de rejet, le pouvoir d’arrêter les entreprises d’un magistrat qui aurait présenté aux comices et fait voter par eux une proposition révolutionnaire.

Tout se passait avec les mêmes précautions dans les comices d’élection : le président proposait au peuple les candidats pour lesquels le sénat et les augures s’étaient montrés favorables, et l’assemblée ne pouvait voter que sur ces noms. Si un flatteur de la foule surprenait une nomination désagréable, l’assemblée curiate composée des seuls patriciens, avait le droit de refuser au magistrat élu l’imperium, c’est-à-dire les pouvoirs nécessaires pour l’exercice de sa charge[3] ; et, de plus, elle formait le tribunal suprême de la cité[4].

C’étaient donc en réalité les patriciens qui faisaient les lois et nommaient aux fonctions, qu’ils remplissaient toutes, jus honorum. Ils avaient le sacerdoce et les auspices ; ils étaient prêtres, augures, juges, et ils cachaient avec soin aux yeux du peuple les formules mystérieuses du culte public et du droit. Seuls enfin, ils avaient le droit d’images, qui nourrissait l’orgueil héréditaire des familles, en même temps que la défense des mariages entre les deux ordres semblait devoir interdire à jamais au peuple l’accès des positions occupées par les grands et l’entrée dans ce sénat qui était leur forteresse[5].

Mais les plébéiens ont pour eux leur nombre et jusqu’à leur misère, qui les poussera bientôt à une révolte heureuse. Ce n’est plus un peuple étranger, c’est un second ordre dans l’État, qui grandira obscurément et sans relâche en face du premier, et que les patriciens seront forcés d’armer pour résister à Tarquin, aux Èques, aux Volsques, aux Étrusques. Ce concours, il faudra le payer. Déjà on lui a rendu ses juges qui décident dans la plupart des causes civiles, ses fêtes religieuses, où les plébéiens réunis pourront se compter, et c’est aux centuries militaires, où les deux ordres sont réunis, qu’on a demandé, comme Servius, dit-on, l’avait voulu, la nomination des consuls[6]. Désormais, l’assemblée centuriate fera les lois que le sénat propose, les élections que les curies confirment, et elle décidera de la paix ou de la guerre. Ces graves innovations suffisent pour l’heure à l’ambition populaire, parce que les plébéiens voient dans la première classe des gens de leur ordre et dans les dernières des patriciens, comme Cincinnatus, qui, après le procès de son fils, n’aura pour tout bien que 4 arpents[7].

La plèbe romaine n’était pas d’ailleurs cette populace des grandes villes qu’on voit s’irriter, combattre et s’apaiser au hasard, force aveugle qui n’est redoutable que le jour où elle se donne un chef. Les plébéiens avaient aussi leur noblesse, leurs vieilles familles et jusqu’à des races royales, car les patriciens des villes conquises, comme plus tard les Mamilius, les Papius, les Cilnius, les Cæcina, n’avaient pas tous été reçus dans le patriciat romain. D’autres ramilles, patriciennes d’origine, mais que des circonstances pour nous inconnues firent sortir des curies ou empêchèrent d’y entrer, les Virginius, les Genucius, les Menius, les Melius, les Oppius, les Metellus et les Octavius, se plaçaient à la tête du peuple ; et ces hommes, qui pouvaient disputer de noblesse avec les plus fiers sénateurs, attachant leur fortune à celle de l’ordre vers lequel ils étaient repoussés, donnèrent à la plèbe des chefs ambitieux et à ses efforts une direction habile[8]. Comme pris des secours prêtés aux grands contre les Tarquins, ils avaient obtenu la mise en vigueur de la constitution de Servius . ils vont arracher d’autres concessions encore, car l’Étrurie s’arme pour la cause du roi, et, derrière les Véiens et les Tarquiniens, on peut voir déjà les préparatifs de Porsenna. Un malheur commun, en humiliant l’orgueil militaire des grands, rapprochera les deux ordres.

Les aristocraties meurent quand elles ne se renouvellent pas, surtout dans les républiques militaires où les nobles doivent se trouver au premier rang sur tous les champs de bataille, et payer leurs privilèges avec du sang. Décimée par les combats et par cette loi mystérieuse du développement de l’espèce humaine qui éteint les vieilles familles[9], toute aristocratie qui ne se recrute pas au dehors est vite épuisée et détruite par la seule action du temps. Les 9000 Spartiates de Lycurgue n’étaient plus que 5000 à Platées, 700 à Leuctres, moins encore à Sellasie. Mais la noblesse de Rome ne ferma jamais son livre d’or. Sous Tullus, les grandes familles d’Albe ; sous le premier Tarquin, cent membres nouveaux, avaient été admis dans le sénat. Après l’abolition de la royauté, les pères sentirent le besoin de se fortifier en attirant à eux tout ce qu’il se trouvait dans la ville d’hommes considérables auxquels la curie avait été jusqu’alors fermée[10]. Brutus, ou Valerius, compléta au chiffre ordinaire de 300 membres le sénat, privé d’une partie des siens par la cruauté de Tarquin et l’exil de ses partisans[11]. En même temps, le sénat distribuait au peuple les ternes du domaine royal, abolissait les douanes et abaissait le prix du sel[12]. Tactique doublement habile, qui, satisfaisant l’ambition des chefs, les séparait de la foule, qui restait sans direction, tout en intéressant celle-ci par l’accroissement de son bien-être, à la cause des grands.

On rapporte encore à la première année de la république les lois de Valerius, qui, demeuré quelque temps seul consul après la mort de Brutus, exerça une sorte de dictature et s’en servit, pour faire passer des lois que l’intercession d’un collègue eût peut-être arrêtées. Elles punissaient de mort quiconque aspirerait à la royauté et elles autorisaient le refus d’obéissance au magistrat qui conserverait a charge au delà du terme prescrit. Il fit baisser les faisceaux consulaires devant l’assemblée du peuple et reconnut sa juridiction souveraine en portant la loi de l’appel (provocatio)[13], qui fut pour Rome ce que l’acte d’habeas corpus a été pour l’Angleterre. Afin de bien montrer que le droit de vie et de mort était enlevé aux consuls, il ôta les haches des faisceaux dans l’intérieur de la ville et jusqu’à un mille de ses murs. Au delà, elles étaient rendues aux licteurs, car les consuls, en passant la première borne militaire[14], recouvraient ce pouvoir illimité qui leur était aussi nécessaire à l’armée qu’il eût été dangereux dans la cité.

Ainsi les patriciens et les plébéiens restaient deux ordres distincts, profondément séparés par l’inégalité de leur condition : les uns, descendants des premiers conquérants et gardiens de l’ancien culte ; les autres, foule mêlée, hommes de toute origine et de toutes religions, longtemps sujets du peuple souverain des Quirites et placés encore, comme n’ayant ni le même sang ni les mêmes dieux, sous l’outrageante interdiction des mariages. Heureusement l’assemblée centuriate les réunissait en un seul peuple, et cette union les sauva. Elle ne profita d’abord, il est vrai, qu’aux seuls patriciens, qui s’étaient fait dans les dépouilles royales la part du lion. Mais les plébéiens les forceront peu à peu à un partage équitable. L’établissement du tribunat sera leur première et leur plus sûre victoire : car, avant d’attaquer, il fallait pouvoir se défendre.

 

II. - LE TRIBUNAT.

A Rome comme à Athènes, comme dans tous les États de l’antiquité où l’industrie ne nourrissait pas le pauvre de condition libre, les dettes furent la première cause des révolutions démocratiques, Rome, étant un État exclusivement agricole, aurait eu besoin, pour profiter des avantages de cette condition, d’une longue paix ou d’un vaste territoire qui mit la plus grande partie des terres à l’abri des ravages de la guerre. Or la guerre durait sans relâche, et, depuis les conquêtes de Porsenna et le soulèvement des Latins, la frontière était si près de la ville, que du haut des murs on voyait les terres ennemies[15]. On n’avait donc ni repos ni sécurité, d’où il résultait qu’il y avait partout gène et mauvaise culture. Appelé chaque année aux armes, le plébéien négligeait son petit champ ; en outre, il fallait s’équiper à ses frais, se nourrir en campagne et encore payer l’impôt qui était proportionnellement plus lourd pour le pauvre que pour le riche, parce que, établi sur la propriété foncière, il ne tenait comte ni des dettes de l’un ni des créances de l’autre. Mais, si la guerre n’était pas heureuse, si l’ennemi, qui pouvait en un seul jour traverser ; tout le territoire de la république, venait couper les moissons et brûler les fermes ; si, au pillage des gens du Latium et de la Sabine, s’ajoutaient les intempéries du ciel, comment nourrir la famille et rebâtir la cabane incendiée ?

Avec le ciel, il était des accommodements ; on vouait un temple, fût-ce à quelque divinité étrangère qu’on se reprochait d’avoir négligée ; on offrait un sacrifice et l’on croyait s’être mis en règle avec les puissances célestes. Ainsi une famine s’étant déclarée durant la guerre, latine, le dictateur Postumius promit un sanctuaire à une divinité grecque, Déméter, celle qui faisait la fécondité des plaines campaniennes, d’où le sénat avait certainement tiré du blé. Elle prit, au bord du Tibre, le nom d’une vieille déité étrusque, Cérès[16], et, pour desservir son autel, on appela une femme de Naples ou de Velia, qui reçut en arrivant le droit de cité, parce qu’une bouche romaine pouvait seule invoquer les dieux en faveur de Rome.

Pour les comptes avec l’usurier, l’affaire était plus difficile. Toutes les ressources lentement amassées y passaient d’abord, puis le butin des précédentes campagnes et le patrimoine héréditaire, dernier gage sur lequel le pauvre avait emprunté à un taux énorme. Aussi bon nombre de plébéiens étaient-ils devenus, quelques années après l’expulsion des rois, débiteurs des riches, comme leurs descendants, les paysans de la campagne de Rome, qui, ruinés par l’usure et les accapareurs, vendent la moisson avant les semailles. Mais les riches étaient surtout les patriciens. Possesseurs de vastes propriétés, détenteurs des terres du domaine, qui, laissées ordinairement en prairies, avaient peu à craindre des ravages de l’ennemi, ils pouvaient encore exporter à l’étranger la laine de leurs troupeaux et les produits de leurs terres. Leur fortune dépendait moins d’une saison mauvaise ou d’une incursion ennemie Aussi avaient-ils toujours de l’argent pour ce lucratif métier[17] qui rapportait plus que les meilleures terres et que le plus opiniâtre travail. A Rome comme à Athènes avant Solon, comme dans tous les anciens États de l’Asie et du Nord, la loi livrait au créancier la liberté et la vie du débiteur : c’était un gage, une hypothèque prise sur sa personne. Si le débiteur ne satisfaisait pas à ses obligations dans le délai légal, il devenait nexus[18], c’est-à-dire qu’il engageait sa personne pour payer sa dette par du travail. Il n’était pas esclave, mais son créancier pouvait lui imposer des travaux serviles, même le tenir emprisonné dans l’ergastulum. Ses enfants, quand il ne les avait pas auparavant émancipés, partageaient son sort, car ils étaient sa propriété, et sa propriété, comme sa personne, appartenait à son créancier jusqu’à ce qu’il se fût libéré de sa dette.

Il n’était pas nécessaire que beaucoup de plébéiens se trouvassent sous le coup d’une loi si dure pour que l’irritation fût profonde : il suffisait qu’elle existât. Le peuple avait vite reconnu que la révolution s’était bornée à substituer l’autorité patricienne à l’autorité royale, et il prenait en haine ces maîtres hautains qui avaient four lui les violences que les rois avaient eues pour eux[19]. D’abord ils demandèrent paisiblement l’abolition des dettes ; puis ils se refusèrent à l’enrôlement contre les Latins. La situation parut assez critique au sénat pour qu’il fît revivre un moment la royauté avec toute sa puissance. En 501 il créa la dictature, dont les pouvoirs furent illimités. Élu, sur l’invitation du sénat, par l’un des consuls et choisi parmi les consulaires, le dictateur (magister populi)[20] eut, même dans Rome, vingt-quatre licteurs, portant les haches sur les faisceaux en signe de son autorité absolue ; les magistrats ordinaires passaient sous ses ordres ; le droit d’appel au peuple était suspendu : c’était notre déclaration de mise en état de siége. Il était nommé pour six mois, comme son lieutenant, le magister équitum, mais nul ne conserva aussi longtemps ces redoutables fonctions. Dés que le danger qui avait fait suspendre les libertés publiques et établir légalement cette tyrannie provisoire était passé, le dictateur abdiquait[21]. Le sénat eut ainsi en réserve une magistrature extraordinaire pour ces temps de crise d’où les États ne sortent souvent qu’au prix de leur liberté. Aussi plus d’une fois la dictature sauva-t-elle la république : au dehors, de l’ennemi ; au dedans, des agitations du Forum. Si, durant prés de trois siècles, Rome ne connut pas l’orageuse existence des républiques de la Grèce ; si ces mouvements, qui auraient ailleurs dégénéré en révolutions, n’eurent à Rome pour résultat que le développement régulier de la constitution, on le dut beaucoup à cette charge dont la puissance illimitée tempérait la fougue populaire, en même temps qu’elle arrêtait les desseins ambitieux.

Effrayée de cet appareil menaçant, de cette puissance sans limites, la plèbe étouffa durant quelques années ses murmures, et les consuls purent compter sur elle pour soutenir les guerres royales. Mais en 495 Appius Claudius, le plus impitoyable des patriciens, fut nommé consul avec Servilius. Son orgueil, qui s’irritait même d’une plainte, excitait déjà une sourde colère, lorsqu’un homme parut tout à coup sur le Forum, pâle, effrayant de maigreur. C’était un des plus braves centurions de l’armée romaine ; il avait assisté à vingt-huit batailles. Il raconta que dans la guerre sabine l’ennemi avait brûlé sa maison, sa récolte, et pris son troupeau. Pour vivre, il avait emprunté ; et l’usure, comme une plaie honteuse, dévorant son patrimoine, avait atteint jusqu’à son corps ; son créancier les avait emmenés, lui et son fils, chargés de fers, déchirés de coups ; et il montrait son corps tout saignant encore. A cette vue, l’exaspération fut au comble, et un messager étant venu annoncer une incursion des Volsques, les plébéiens refusèrent de s’armer. Que les patriciens aillent combattre, disaient-ils ; à eux les périls de la guerre, puisqu’ils en ont tout le profit. Ils ne cédèrent que quand le consul Servilius eut promis qu’après la guerre on examinerait leurs plaintes et que, tout le temps qu’elle durerait, les débiteurs seraient libres. Sur cette assurance, le peuple s’arma ; précédemment, les Volsques avaient donné 500 otages, Appius les fit décapiter, puis Servilius marcha sur Suessa Pometia, qui fut prise et dont il distribua le butin à ses soldats. Niais, quand l’armée victorieuse rentra dans Rome, le sénat refusa d’accomplir les promesses du consul. Les pauvres se retrouvèrent à la merci de l’impitoyable Appius, et de nouveau les ergastula se remplirent. En vain le peuple réclama à grands cris ; Appius était inflexible : pour effrayer la multitude, il fit nommer un dictateur. Le choix tomba sur un homme d’une famille populaire Manius Valerius, qui renouvela les engagements de Servilius, et, avec une armée de 40.000 plébéiens, battit les Volsques, les Èques et les Sabins. Le peuple croyait avoir conquis, cette fois, l’exécution des promesses consulaires ; on le trompa encore ; quelques pauvres seulement furent, dit-on, envoyés comme colons à Vélitres. Valerius, indigné, abdiqua en attestant Fidius, le dieu de la bonne foi, que l’on violait.

Pour prévenir une révolte au Forum, les consul de l’an 495, s’autorisant du serment militaire prêté à leurs prédécesseurs, forcèrent l’armée à sortir de la ville. Mais, hors des portes, les plébéiens abandonnèrent les consuls et, franchissant l’Anio probablement à l’endroit où fut construit le pont de Nomentum, ils allèrent, sous la conduite de Sicinius Bellutus et de Jutiius Brutus, camper sur le mont Sacré[22] ; ceux de Rome se retiraient dans le même temps, avec leurs familles, sur l’Aventin[23]. La tradition voulait qu’une bonne vieille de Bovillæ leur ait porté chaque matin, tout fumants, des gâteaux qu’elle avait passé la nuit à pétrir : c’était la déesse Anna Perenna[24]. Sous cette légende se cache un souvenir de l’assistance donnée aux plébéiens parles cités voisines.

Quelque temps se passa en attente et en négociations infructueuses. À la fin, les patriciens, effrayés de la position menaçante des légions, nommèrent deux consuls amis du peuple et députèrent aux soldats dix consulaires. Parmi eux étaient trois anciens dictateurs, Lartius Postumius, Valerius et le plébéien Menenius Agrippa, le plus éloquent et le plus populaire des sénateurs. Il leur conta l’apologue des Membres et de l’Estomac et rapporta au sénat leurs demandes. Elles ont un remarquable caractère de modération. Tous les esclaves pour dettes seront délivrés ; les dettes elles-mêmes, celles du moins des débiteurs insolvables, seront abolies[25]. Ils n’exigèrent même pas que la loi de sang fût changée : cinquante ans plus tard, nous la retrouverons écrite encore par les décemvirs dans les Douze Tables. Mais ils ne consentirent à descendre du mont Sacré qu’après avoir nommé deux tribuns, Sisinnius et Brutus, auxquels le sénat reconnut le droit de venir en aide au débiteur maltraité[26] et d’arrêter par leur veto l’effet des sentences consulaires. Ainsi ceux des Romains qui, restés en dehors des clientèles patriciennes, n’avaient personne pour les défendre auront désormais deux patrons officiels avec lesquels il faudra compter[27].

Ces représentants des pauvres n’avaient ni le laticlave bordé de pourpre ni les licteurs armés de faisceaux. Aucun signe extérieur ne les distinguait de la foule, et ils n’étaient précédés que d’un simple appariteur. Mais, comme les faciaux sur le territoire ennemi, leur personne était inviolable ; on dévouait aux dieux celui qui les frappait, sacer esto[28], et ses biens étaient confisqués au profit du temple de Cérès. Nul patricien rie pouvait devenir tribun (493).

Par cette création de deux chefs du peuple (bientôt après cinq, plus tard dix), la révolte, purement civile, si je puis dire, dans son principe, se changeait presque en révolution, et devenait le plus grand événement de l’histoire intérieure de Rome. Ce fut, dit Cicéron[29], une première diminution de la puissance consulaire, que l’existence d’un magistrat qui n’en dépendait pas. La seconde fut le secours qu’il prêta aux autres magistrats et aux citoyens qui refusaient d’obéir aux consuls.

Les riches plébéiens adoptèrent les chefs des pauvres comme ceux de l’ordre entier. Ainsi soutenu, ce pouvoir protecteur deviendra bientôt agressif, et nous verrons les tribuns, d’une part, étendre leur veto à tous les actes contraires aux intérêts populaires[30], de l’autre, organiser le peuple politiquement, en dehors de l’auctoritas patrum, et faire reconnaître aux concilia plebis le droit de délibérer, de voter et d’élire. Plus tard, ils effaceront la distinction des ordres en proclamant le principe que la souveraineté réside dans le peuple entier, et un temps viendra où nul ne sera si puissant dans Rome qu’un tribun populaire. Ce pouvoir commettra sans doute bien des excès. Mais, sans lui, la république, soumise à une oligarchie oppressive, n’aurait jamais rempli ses grandes destinées. Ou Rome devait rester une monarchie, disait encore Cicéron[31], qui avait tant à se plaindre du tribunat, ou il fallait accorder aux plébéiens une liberté qui ne consistât pas en de vaines paroles. Cette liberté, voici qu’elle commence pour eux, puisqu’il n’y a de libre que ce qui est fort, et qu’il n’est de force pour les sociétés que dans la discipline. Disciplinée par ses nouveaux chefs, la commune populaire pourra maintenant soutenir une lutte régulière contre les grands, et conquérir, l’une après l’autre, toutes les magistratures. La cité patricienne, forcée de les recevoir, s’ouvrira aussi pour les Italiens, plus tard pour le monde, et un rand empire sera le prix de cette union demandée et arrachée par les tribuns[32].

Ce fut avec les cérémonies les plus solennelles, par des sacrifices et le ministère des féciaux, comme s’il s’agissait d’un traité entre deux peuples différents, que la paix fut conclue et célébrée. Chaque citoyen jura l’éternelle observation de ces lois saintes, leges sacratæ[33], et un autel, élevé à Jupiter Tonnant sur l’emplacement du camp plébéien, consacra la montagne où le peuple avait conquis ses premières libertés. La vénération publique entoura jusqu’à son dernier jour l’homme qui avait réconcilié les deux ordres, et quand Agrippa mourut, le peuple lui fit, comme à Brutus et à Poplicola, de splendides funérailles.

Comme les consuls avaient deux questeurs, les tribuns eurent au-dessous d’eux, pour veiller aux intérêts matériels de la commune plébéienne, deux édiles dont les droits s’augmenteront en même temps que ceux des tribuns et qui finiront par avoir la garde de tous les édifices publics (ædes), notamment celle du temple de Cérès où furent conservés les sénatus-consultes, et le devoir de veiller aux approvisionnements de Rome[34]. Au second siècle avant notre ère, l’édilité était, pour Polybe, une charge très illustre[35], et Cicéron appelait le grand Architecte du monde l’Édile de l’Univers.

On sait que les plébéiens avaient déjà leurs juges particuliers, judices decemviri, et leur assemblée publique, consilium plebis ; les patriciens en étaient naturellement exclus, ou pour mieux dire, dédaignaient d’y entrer[36].

Nous terminerons par deux remarques : le tribunat est la plus originale des institutions de Rome, car rien de pareil n’a existé chez les anciens ni chez les modernes ; et la révolution d’où il sortit ne coûta pas une goutte de sang.

 

III. - LA LOI AGRAIRE.

Les commencements du tribunat furent humbles et obscurs comme ceux de toutes les magistratures plébéiennes[37]. Mais un praticien trois fois consul et triomphateur, Spurius Cassius, révéla aux tribuns le secret de leur puissance, l’agitation populaire. Le premier, il jeta dans la foule ce grand mot : la loi agraire, et les tribuns, après lui, n’eurent qu’à le prononcer pour soulever au Forum les plus furieuses tempêtes.

Au moyen âge, avoir de la terre, c’était prendre rang parmi les nobles ; à Rome, c’était devenir véritablement citoyen, c’était avoir la vraie richesse, la seule honorable, la seule durable, la seule d’ailleurs que Rome, sans industrie et avec peu de commerce, connût et respectât.

De là l’importance des lois agraires : car, les droits politiques étant répartis en raison de la fortune, diminuer celle des uns pour accroître celle des autres, c’était, dans l’ordre des classes, faire monter ceux-ci et faire descendre ceux-là. En touchant à la propriété, on touchait à la constitution même de l’État ; on portait la main sur ce que la religion avait consacré. Aussi les grands repoussèrent-ils toujours, par la force ou la ruse, ces lois qui devaient donner au peuple, à leurs dépens, un peu de fortune et de pouvoir.

Les lois agraires n’attaquaient point cependant le patrimoine héréditaire, ordinairement peu étendu, mais des biens usurpés sur l’État et qui pouvaient être repris en son nom au détenteur infidèle. Comme le territoire de tous les peuples en Italie et en Grèce, l’ager Romanus avait été primitivement divisé en portions égales pour tous les citoyens ; ces terres assignées, dont les augures traçaient eux-mêmes les limites, formèrent les propriétés inviolables et héréditaires des Quirites. Mais, dans cette division du sol, on avait réservé pour les besoins de l’État une certaine étendue de terres, ordinairement les pâturages et les forêts, qui restèrent le domaine commun, l’ager publicus, et ois chacun eut le droit d’envoyer paître ses troupeaux (pecus), à condition d’une légère redevance (pecunia). Ce domaine public s’accrut avec Ies conquêtes de Rome ; car, par le droit de la guerre, toutes les terres des vaincus appartenaient aux vainqueurs qui en faisaient ordinairement deux parts : l’une rendue aux anciens habitants ou assignée, comme propriété quiritaire, à des citoyens romains (coloni) ; la seconde, sans doute la plus considérable, attribuée au domaine.

Si l’ager publicus était resté tout entier bien commun, on n’en aurait tiré qu’un mince profit ; pour accroître sa valeur, on en afferma une partie ; et, comme propriétaire, l’État reçut de ses fermiers le dixième de tous les produits. Cette dîme fut, jusqu’à l’époque de la guerre de Véies, avec la redevance des troupeaux, le principal revenu de la ville ; de là l’importance de toutes les questions relatives à l’ager publicus. Mais les fermiers, dans l’origine, étaient tous patriciens[38], et le sénat, oubliant les intérêts de l’État pour ceux de son ordre, négligea peu à peu de faire payer les dîmes et redevances. C’était le signe cependant qui distinguait ces possessions précaires et toujours révocables des propriétés quiritaires. Aussi, le signe disparaissant, les fermes se trouvèrent changées en propriétés, et l’État perdit doublement, par la diminution des redevances payées au trésor et par celle du domaine public, transformé en domaines privés[39], sans que, pour ces terres usurpées, le possesseur payât le tributum ex censu qui était levé sur toute propriété quiritaire.

Cependant l’ancienne jurisprudence déclarait qu’il n’y avait jamais prescription contre l’État[40] ; il conservait donc sur ces domaines usurpés tous ses droits, et il pouvait les reprendre, quel qu’en fût le détenteur, l’ancien fermier, ou ses fils, ou celui qui les avait achetés d’eux à deniers comptants. Car, pour les uns et les autres, pour le possesseur injuste ou l’acquéreur de bonne foi, ce n’était toujours qu’un bien occupé sans titre.

Durant la monarchie les lois agraires avaient été fréquentes, parce qu’il était de l’intérêt des rois, entourés d’une aristocratie jalouse, de se ménager des partisans dans le peuple ; mais, depuis l’exil de Tarquin, il n’y avait eu d’autre assignation que celle de Brutus. Que de misères cependant les plébéiens n’avaient-ils pas supportées, durant ces vingt-quatre années, par la guerre et l’usure ! Aussi le plus illustre des patriciens, le seul de cette époque qui, avec Valerius, eût été trois fois décoré de la pourpre consulaire, Spurius Cassius, voulut-il rendre à l’État ses revenus et ses terres et aux pauvres les moyens de devenir des citoyens utiles. Il proposa de partager entre les plus nécessiteux une partie des terres publiques ; de contraindre les fermiers de l’État à payer régulièrement leurs dîmes, et d’employer ce revenu à solder les troupes[41]. Si ce furent bien là les demandes de Cassius, nous ne saurions porter trop haut la gloire méconnue de ce grand citoyen, qui, après avoir raffermi au dehors la fortune chancelante de Rome par son double traité avec les Latins et les Herniques, voulait, à l’intérieur, prévenir les troubles en soulageant les pauvres, et qui, près d’un siècle avant qu’on l’adoptât, avait proposé l’importante mesure de l’établissement de la solde militaire (486).

Mais ces demandes populaires et patriotiques soulevèrent l’indignation du sénat. L’usurpation de l’ager publicus, contre laquelle Cassius réclamait, était la principale source des fortunes patriciennes. Une longue possession semblait d’ailleurs avoir prescrit le droit, et le plus grand nombre des détenteurs du domaine ne distinguaient plus leurs patrimoines héréditaires des champs qu’ils tenaient de l’État. Cependant il eût été dangereux, dans un moment où le peuple voyait un consul à sa tète, de rejeter la loi ; le sénat l’accepta, sauf à ne la point exécuter ; mais il eut hâte de se venger de Cassius. La multitude une fois apaisée, de sourdes rumeurs se répandirent dans la ville : Cassius n’était qu’un faux ami du peuple. Pour se faire des alliés, il avait déjà sacrifié les intérêts de Rome aux Latins et aux Herniques ; maintenant il voulait ameuter les pauvres contre les grands et profiter de leurs querelles pour se faire proclamer roi. Les tribuns, jaloux de sa popularité, et le peuple, qu’il est si facile d’effrayer avec de vains fantômes, l’abandonnèrent, quand, au sortir du consulat, les grands l’accusèrent de trahison dans l’assemblée curiate, ex more majorum. Condamné à être battu de verges et décapité (486), il fut exécuté, par ordre de son père, dans la maison paternelle[42]. Ainsi ont péri, victimes d’une aristocratie puissante, tant de patriciens populaires. La faveur du peuple est dangereuse : elle a perdu plus de tribuns qu’elle n’en a couronné.

Délivrés de Cassius, les grands songèrent à prévenir le retour du danger qu’ils avaient couru. La puissante maison des Fabius s’était signalée par son zèle pour les intérêts du sénat, et c’était un de ses membres qui avait prononcé contre Cassius la sentence capitale ; les grands ne voulurent pas d’autres consuls, et durant sept années (484-478) on vit toujours un Fabius au consulat. Aussi les tribuns réclamèrent-ils en vain l’acceptation de la loi agraire. C. Mænius voulut même, en 482, opposer son veto à la levée des troupes, tant que le sénat ne ferait pas procéder au partage des terres. Mais les consuls portèrent leur tribunal hors de la ville, où ne s’étendait pas la protection tribunitienne, et appelèrent les citoyens à s’enrôler, faisant, par leurs licteurs, brûler les fermes, couper les arbres à fruits et dévaster les champs de ceux qui ne donnaient pas leurs noms. Ces violences pouvaient devenir dangereuses ; le sénat aima mieux combattre le peuple avec ses propres armes, en gagnant quelques membres du collège des tribuns, dont l’opposition arrêta le veto de Sp. Licinius, en 480, et de Pontificius[43], en 479. Mais les soldats se chargèrent de venger le tribunat impuissant, et en 480 les légions refusèrent d’achever une victoire sur les Véiens, pour ne pas assurer à Cœso Fabius l’honneur d’un triomphe.

Ici l’histoire s’obscurcit. Chefs du sénat, les Fabius passent au peuple, puis sont forces de sortir de Rome. On ne peut méconnaître dans ce changement une de ces révolutions fréquentes dans les républiques aristocratiques. Sans doute, les patriciens s’alarmèrent de voir le consulat devenu l’héritage d’une famille, et les Fabius durent chercher dans le peuple, pour leur ambition, l’appui que le sénat allait leur retirer. Gagnés par les paroles et la conduite populaires de M. Fabius (479), les soldats lui promirent cette fois la défaite des Véiens. La bataille fut sanglante ; le frère du consul y périt mais les soldats tinrent parole : les Étrusques furent écrasés[44]. Au retour, les Fabius recueillirent dans leurs maisons les plébéiens blessés, et depuis lors nulle famille ne fut plus populaire. L’année suivante, Cœso Fabius, ayant dû le consulat plutôt aux suffrages du peuple qu’à ceux des grands[45], oublia qu’il était l’accusateur de Cassius, et voulut arracher aux patriciens l’exécution de la loi agraire. Quand toute espérance d’obtenir justice pour le peuple fut perdue, la gens entière, avec ses clients et ses partisans, quitta la ville où elle s’était inutilement compromise vis-à-vis des patriciens, et, pour être encore utile à Rome dans son exil volontaire, elle alla s’établir en face de l’ennemi[46], sur les bords de la Cremera. L’orgueil de la gens Fabia ne voulut voir plus tard dans cet exil que le dévouement de trois cent six Fabius, qui seuls, avec leurs quatre mille clients, soutinrent, pour Rome épuisée, la guerre contre les Véiens. Un seul Fabius, laissé à Rome à cause de son bas âge, empêcha, disait-on, l’extinction de toute la race[47].

Vainqueurs en plusieurs rencontres, ils oublièrent la prudence qui avait fait leurs premiers succès, et se laissèrent attirer dans une embuscade où la plupart périrent. Le reste, réfugié sur une colline escarpée, y combattit depuis l’aurore jusqu’au soir. Ils étaient entourés de monceaux de cadavres mais les ennemis étaient si nombreux, que les traits pleuvaient sur eux comme une neige épaisse. A force de frapper, leurs épées s’étaient émoussées et leurs boucliers avaient été rompus. Cependant ils combattaient toujours, arrachant aux ennemis leurs armes et, à les voir se précipiter sur eux, on eût dit des bêtes sauvages[48]. Tandis que s’accomplissaient ces,scènes épiques qui font penser aux exploits racontés dans nos chansons de Geste, le consul Menenius se trouvait dans le voisinage avec une armée ; il ne fit rien pour sauver les Fabius. Peut-être cette famille si fière, qui avait voulu dominer dans Rome par ses consulats, ensuite par la faveur du peuple, fut-elle sacrifiée aux craintes jalouses du sénat, comme plus tard Sicinius et sa cohorte aux terreurs des décemvirs (477).

Les pontifes inscrivirent parmi les jours néfastes celui où les Fabius avaient péri et la porte par laquelle ils étaient sortis fut maudite : aucun consul n’en franchit jamais le seuil pour une expédition[49]. Rome gardait le souvenir de ses malheurs et, par ce deuil perpétué durant des siècles, elle en prévenait le retour.

 

IV. - DROIT POUR LES TRIBUNS D’ACCUSER LES CONSULS ET DE PROPOSER DES PLÉBISCITES.

Le peuple n’avait pu empêcher l’exil des Fabius ; il voulut du moins les venger. Les tribuns accusèrent Menenius de trahison (476) ; la honte et la douleur l’emportèrent : il se laissa mourir de faim. Ce succès était considérable[50]. Jusqu’alors la puissance des tribuns axait était renfermée dans leur veto, que les consuls savaient bien rendre illusoire, mais voici qu’ils se saisissent d’une arme nouvelle. Le désastre du Crémère et le deuil public leur servent à conquérir le droit de citer des consuls en justice. Désormais les accusateurs tribunitiens attendront, au sortir de leur charge, les magistrats qui se seront opposés à la loi agraire. Exclus des curies, du sénat et des magistratures, annulés dans les centuries par l’influence prépondérante des patriciens, privés par la dictature de la protection tribunitienne, les plébéiens viennent de trouver le moyen d’intimider leurs plus violents adversaires en les appelant devant leurs tribus, concilium plebis. Pour se rassembler et agir, les tribuns n’ont besoin ni de la permission du sénat, ni de la consécration des augures[51] ; et les patriciens qui ne peuvent prétendre au tribunat ne votent pas plus dans l’assemblée populaire que les pairs d’Angleterre dans les comices électoraux pour la Chambre basse. En moins de vingt-six années, sept consuls et plusieurs patriciens des plus illustres familles seront accusés, condamnés à l’amende, ou n’échapperont à cette honte que par un exil ou une mort volontaires[52].

En 475 Servilius et en 473 L. Furius et C. Manlius furent accusés par les tribuns, le premier pour une attaque mal conduite dans la guerre contre les Véiens, les autres pour n’avoir pas exécuté la loi agraire. Servilius échappa, mais Manlius et Furius avaient pour adversaire le tribun Genucius, qui avait juré devant le peuple de ne se laisser arrêter par aucun obstacle. Le jour du jugement, il fut trouvé mort dans son lit (473)[53].

Cet assassinat jeta dans la terreur le peuple et ses chefs, et quand les consuls forcèrent les plébéiens à s’enrôler, distribuant arbitrairement les grades et repoussant avec dédain toute réclamation, pas une voix ne s’éleva du banc des tribuns. Vos tribuns vous abandonnent, s’écria Publilius Volero, brave centurion qui refusait de servir comme simple soldat. Ils aiment mieux laisser périr un citoyen sous les verges que de s’exposer eux-mêmes à être assassinés. Et les licteurs s’approchant pour le saisir, il les repousse, se réfugie au milieu de la foule, l’excite, la soulève, et chasse du Forum les consuls et les licteurs avec leurs faisceaux brisés.

L’année suivante il fut nommé tribun (472). Il pouvait se venger par une accusation contre les consuls, il aima mieux faire tourner au profit de la cause populaire le courage que venait le rendre au peuple une émeute heureuse. C’était l’armée qui, sur le mont Sacré, avait élu les premiers tribuns ; mais cette armée, en révolte contre Ies consuls, était la portion plébéienne de l’assemblée centuriate, et, bien qu’on eût sans doute décidé que les nouveaux chefs de la plèbe seraient désignés dans l’assemblée populaire des tribus, tes patriciens comprirent que, s’ils parvenaient à ramener l’élection dans les centuries[54], la révolution avorterait. Des efforts furent certainement faits pour atteindre ce but. Volero voulut y mettre un terme en demandant que la désignation par les tribus fût définitivement consacrée. Cette loi devait rendre au tribunat sa sève démocratique. Les patriciens réussirent pendant une année à l’empêcher de passer. Mais Volero fut réélu, et on lui adjoignit Lætorius, qui ajouta à la proposition Publilia : Les édiles seront nommés par les tribus, et les tribus pourront connaître des affaires générales de l’État, c’est-à-dire l’assemblée plébéienne aura le droit de faire des plébiscites[55]. De son côté, le sénat fit arriver au consulat Appius Claudius, le plus violent défenseur des privilèges patriciens[56]. La lutte fut vive ; c’était le plus sérieux combat que le sénat eût livré depuis la création des tribuns. Cet homme, disait d’Appius le collègue de Volero, n’est pas un consul, mais un bourreau du peuple. Puis, vivement attaqué par Appius à la tribune : Je parle difficilement, Quirites, mais je sais agir ; demain je ferai passer la loi ou, sous vos yeux, je mourrai. Le lendemain Appius vint au Forum, entouré de toute la jeunesse patricienne et de ses clients. Lætorius relit sa rogation, et, avant d’appeler les tribus aux vois, ordonne que les patriciens qui n’ont pas le droit de voter dans ces comices se retirent. Appius s’y oppose : Le tribun n’a aucun droit sur les patriciens. D’ailleurs il ne s’est pas servi de la formule ordinaire : Si vous le trouvez bon, retirez-vous, Quirites. Discuter le droit et les formes légales au milieu d’une révolution, c’était augmenter encore l’irritation populaire. Lætorius, au lieu de répondre, envoie contre le consul son viateur, le consul ses licteurs contre le tribun, et une sanglante mêlée s’engage. Lætorius fut blessé, mais il fallut, pour sauver Appius, que les consulaires l’entraînassent dans la curie. Il y rentra, prenant les dieux à témoin de la faiblesse du sénat, qui allait se laisser imposer des lois plus dures que celles du mont Sacré (471).

Cependant le peuple, resté maître du Forum, y notait la loi Publilia et forçait le sénat à l’accepter en s’emparant du Capitole[57]. Vingt-quatre ans auparavant, il n’avait arraché aux patriciens la création du tribunat qu’en quittant la ville ; aujourd’hui, pour achever cette victoire commencée au mont Sacré, c’était la citadelle même de Rome qu’il occupait en armes. Quelle audace dans ces affranchis d’hier ! Quelle force dans ce peuple naguère si humble ! La défaite de l’aristocratie est maintenant certaine pour un avenir plus ou moins rapproché. Car le peuple trouvera dans le tribunat, désormais soustrait à l’influence des grands, une protection sérieuse ; dans ses assemblées, qui ont le droit de faire des plébiscites[58], un moyen d’action ; dans son nombre enfin et dans sa discipline, une force toujours croissante.

Parmi les tribuns nommés après l’adoption de la loi Publilia se trouvait Sp. Icilius. Pour prévenir le retour de nouvelles violences, il se servit du droit qui venait d’être reconnu à la commune populaire, et fit passer cette loi[59] : Que personne n’interrompe un tribun parlant devant le peuple. Si quelqu’un enfreint cette défense, qu’il donne caution de se présenter en jugement ; s’il y manque, qu’il soit puni de mort et ses biens confisqués.

Dans la lutte, Lætorius avait été blessé, peut-être tué[60]. Mais Appius avait été humilié comme patricien et comme consul ; la mort d’un tribun ne suffisait pas à son orgueil offensé. Une invasion des Èques et des Volsques mit les plébéiens à sa merci, en les forçant de sortir de Rome sous sa conduite. Jamais commandement ne fut plus impérieux, plus arbitraire. Mes soldats sont autant de Voleros, disait-il, et il semblait chercher, à force d’injustes rigueurs, à les pousser à la révolte. Soit trahison, terreur panique, ou vengeance des soldats qui voulurent déshonorer leur général, à la première rencontre avec les Volsques, ils jetèrent leurs armes et s’enfuirent jusque sur le territoire romain. Là ils retrouvèrent Appius et ses vengeances. Les centurions, les duplicaires, qui avaient abandonné les enseignes, furent livrés au supplice, et les soldats décimés. Ce sang payait les dernières victoires plébéiennes.

Appius rentra dans Rome certain du sort qui l’attendait, mais content d’avoir, au prix de sa vie, une fois au moins, dompté ce peuple. Cité, au sortir de son consulat, par-devant les comices populaires, il comparut en accusateur et non en suppliant, invectiva les tribuns, l’assemblée, et les fit reculer à force de fierté et d’audace. Le jour du jugement fut prorogé ; il ne l’attendit pas : une mort volontaire prévint sa condamnation, et la foule, admirant malgré elle cet indomptable courage, honora les funérailles d’Appius par un immense concours (470). Tite-Live le fait mourir de maladie ; c’est moins dramatique, mais plus probable[61].

En 493 les tribuns n’avaient que leur veto ; en 476 ils s’attribuent le droit d’accuser les consulaires, et en 471 celui de faire rendre par le peuple des plébiscites. Ainsi vingt-trois années leur ont suffi pour organiser l’assemblée politique des plébéiens et en faire déjà, dans de certaines limites, un pouvoir législatif et judiciaire. Quant à la loi agraire, elle avait été repoussée, et, malgré tant de paroles sonores et de vaines promesses, le peuple restait dans sa pauvreté. Mais c’était en soulevant la foule avec cette trompeuse image de l’égalité des biens que les tribuns avaient conquis leur place dans l’État et les véritables garanties populaires. Il en a été et il en sera toujours ainsi.

 

 

 

 



[1] Uti consules potestatem haberent.... regiam (Cicéron, de Rep., II, 32). Tite-Live (I, 60) dit que les consuls furent élus ex Commentariis Servi Tulli.

[2] Tite-Live, XXXIX,15 :.... nisi quum vexillo in arec posito comitiorum causa exercitus eductus esset. Cf. Aulu-Gelle, XV, 27 ; Denys, VII, 59 et Macrobe, Saturnales, I, 16. Les comices ne pouvaient être tenus que les jours fastes, durant lesquels il était permis de s’occuper des affaires de l’État. Ces jours étaient d’environ 190 dans l’année. Les jours néfastes ou fériés étaient ceux où la religion fermait les tribunaux et interdisait toute transaction publique. Varron, de Ling. Lat., VI, 29 ; Festus, s. v. Dies comitiales.

[3] Ut pauca per populum, pleraque senatus auctoritate.... gererentur.... Populi comitia ne essent rata, nisi ea patrum approbavisset auctoritas (Cicéron, de Rep., II, 52). Ergo.... nec centurialis, nec curiatis comitiis patres auctores fiant (Tite-Live, VI, 41).

[4] On verra plus loin que ce furent les XII Tables qui donnèrent aux centuries la haute juridiction criminelle.

[5] ... Servili imperio patres plebem exercere, de vita algue tergo regio more consulere, agro pellere ci celeris expertibus soli in imperio agere (Sall., Hist. fr., I, 11).

[6] Denys, V, 2.

[7] Valère Maxime, IV, IV, 7.

[8] Les Metellus prétendaient descendre de Cæculus, fils de Vulcain et fondateur de Préneste ; ils étaient plébéiens, et cependant Tite-Live les nomme patriciens (IV, 4). Au contraire, la gens Furia était patricienne, il nomme les Furius plébéiens (IX, 42, et XXXIX, 7) ; les Melius et les Menius étaient plébéiens, il les nomme patriciens (V, 12) ; les Virginius (V, 29) et les Atilius (IV, 7) sont patriciens, il en fait des plébéiens (V, 13, et X, 25) ; les Cassius, les Oppius, les Genucius, sont de même tour à tour nommés patriciens et plébéiens, consuls et tribuns. Une branche de la gens Sempronia, les Atratinus, sont patriciens ; une autre branche, les Gracques, sont plébéiens. L’explication de cette singularité, qui se répète trop souvent pour être due à une erreur de Tite Live, se trouve peut-être dans la supposition que, par respect pour les nombres, il sera resté en dehors du sénat primitif quelques familles aussi considérées cependant que celles dont les chefs, devenus sénateurs, donnèrent à leurs descendants le nom de patriciens. Dans ce cas, les curies auraient renfermé des familles qui avaient les auspices, tous les droits de la bourgeoisie souveraine et l’accès aux charges, sans être patriciennes, mais qui n’étaient pas non plus plébéiennes. Quand on ne connut plus que deux ordres dans la ville, quelques-unes de ces familles rentrèrent dans le corps aristocratique, d’autres auront été rejetées dans le peuple, dont elles firent la force. Des membres de ces familles incertaines auront, même pu être placés par les censeurs sur la liste du sénat. Cela expliquerait cette phrase de Tite-Live (V, 12) sur le plébéien Licinius Calvus, avant l’année 367 : vir nullis ante honoribus usus, velus tantum senator. Dion (fragm. XLVI) prétend que c’était par crainte des accusations tribunitiennes que des patriciens s’étaient fait inscrire parmi les plébéiens. La raison est mauvaise, car il fallait une adoption pour changer de famille, et dans ce cas l’adopté prenait le nom de l’adoptant. Du reste, quelque explication que l’on admette, ce qui est certain, et nous n’insistons que sur ce point important, c’est que, soit entre les patriciens et le peuple, soit à la tête du peuple, il y avait des familles nobles et riches intéressées à renverser toute distinction entre les deux ordres.

[9] Les pestes fréquentes à Rome contribuaient aussi à renouveler les familles. Après la peste de 462, qui enleva les deux consuls, plusieurs familles patriciennes disparaissent Depuis cette époque, il n’est plus question des Lartius, des Cominius et des Numicius, et dans les fastes on ne rencontre plus, ou rarement, de patriciens du nom de Tullius, de Sicinius, de Volumnius, d’Æbutius, d’Herminius, de Lucretius et de Menenius.

[10] Il m’est impossible d’admettre l’étrange thèse venue d’Allemagne sur la constitution, après 509, d’un sénat plébéio-patricien. Toute l’histoire intérieure de Rome jusqu’en 567 proteste contre cette supposition.

[11] Les émigrés étaient si nombreux, qu’ils combattirent en corps. (Denys, V, 6.) Un passage de Cicéron (de Rep., I, 40) montre qu’il y eut une réaction violente contre les amis du dernier roi.

[12] Tite-Live, II, 9. Pour ces opérations, Brutus avait rétabli ou fait confirmer par les curies, les questeurs établis par les rois. (Tacite, Ann., XI, 22.) Plutarque rapporte leur création à Valerius.

[13] Neque enim provocationem longius esse ab urbe mille passuum (Tite-Live, III, 20). Ce fut, dit Cicéron (de Rep., II, 31), la première loi votée par les centuries. L’appel interdisait de cum qui provocasset virgis cædi securique necari (Tite-Live, X, 9. Cf. Valère Maxime, IV, 1 ; et Cicéron, de Rep., II, 31). Denys (V, 19) étend l’interdiction jusqu’aux amendes. Mais, si cela eut lieu, ce ne peut être qu’après le décemvirat. On attribue encore à Valerius une loi qui aurait rendu libre la candidature au consulat. (Plut., Popl., 11). Il est bien entendu qu’il s’agit seulement des patriciens qui pourront demander au sénat ou aux consuls à être inscrits sur la liste des candidats.

[14] Le mille romain vaut en mètres 1481m,75. Sur les voies qui sortaient de Rome, chaque mille était marqué par une borne numérotée, et l’on comptait les distances à partir des portes de l’enceinte de Servius. La borne représentée par la gravure, d’après une restauration de Canina, était la première sur la voie Appienne. Elle est très postérieure à l’époque on nous sommes, puisqu’elle porte les noms de Vespasien et de Nerva. L’usage de ces bornes doit être beaucoup plus ancien que. Gracchus, qui passe pour l’avoir établi (Plut., C. Gracchus, 6-7). La borne ne fut d’abord qu’une pierre dégrossie qui, peu à peu, au voisinage de Rome et des grandes villes, prit figure de monument.

[15] Voyez pour l’histoire militaire de cette époque le chapitre suivant.

[16] Servius, ad Æn., II, 525. Le nom de Cérès n’a pas de sens en latin.

[17] L’usure était à Rome un vice national. Polybe le savait si bien qu’il fait grand honneur à Scipion de ne l’avoir point connu (XXXII, fr. 8). On sait que Caton le Censeur exerçait la plus décriée des usures, l’usure maritime, et l’on voit dans Plutarque la parcimonie de Crassus, malgré son immense fortune.

[18] Le nexum était l’engagement oral pris par le débite, en présence de témoins, de restituer le prêt.

[19] Propter nimiam dominationem potentium. (Cicéron, pro Corn. fr. 24) Salluste parle de même (Hist. fragm., I, 11).

[20] Lars, en étrusque, signifie seigneur et maître. (Plut., Quæst. Rom. , 51.) Le mot magister populi a le même sens, et la dictature fut probablement une imitation de ce que faisait l’Étrurie, quand, dans les circonstances graves, elle nommait un lars, comme Porsenna ou Tolumnius.

[21] Varron, de Ling. Lat., V, 82 ; Festus, s. v. Optima lex. Une tradition, rapportée par Tite-Live, donnerait une autre cause à la création de cette magistrature ; les deux consuls étaient partisans du roi. Les Grecs traduisaient le mot de dictateur par μόναρχος et αύτεxράτωρ. Zonare (VII, 13) dit : τήν δ’ έx τής μοναρχίας ώφέλειαν θέλοντες.... έν άλλω ταύτην ύνόματι είλοντο. Machiavel faisait cette remarque, confirmée par Montesquieu (Esp. des lois, II, 3) : a Sans un pouvoir de cette nature, il faut perdre l’État en suivant les voies ordinaires, ou s’en écarter pour le sauver. Mais si les moyens extraordinaires opèrent le bien pour un moment, ils laissent un mauvais exemple, ce qui est un mal réel... — Les dictatures de Sylla et de César n’ont, bien entendu, rien de commun avec l’ancienne dictature.

[22] Le mont Sacré est une colline allongée qu’une prairie sépare de l’Anio où existe encore le pont antique que surmonte une construction pontificale du quinzième siècle.

[23] Cicéron, de Republica, II, 57 ; Tite Live, II, 32 ; Appien, Bell. Civ., I, 1.

[24] Ovide, Fastes, III, 651.

[25] Denys, VI, 85.

[26] A l’origine le tribun ne pouvait protéger que le plébéien insulté ou frappé en sa présence. (Aulu-Gelle, XIII, 12.)

[27] Zonare, VII, 15 : ... προστάτας δύο, et Tite-Live, II, 33 ; III, 55. Les tribuns ne pouvaient, excepté durant les féries latines, s’éloigner de Rome la nuit, et leur porte restait toujours ouverte. Leur pouvoir cessait à un mille des murs où commençait l’imperium des consuls.

[28] Zonare (ibid.) explique cette expression qui revient si souvent dans la législation romaine : La victime conduite à l’autel pour un sacrifice était consacrée, c’est-à-dire vouée à la mort ; de même l’homme déclaré sacer.

[29] De Leg., III, 7. La question du mode de nomination des tribuns entre les années 495 et 474 est fort obscure. Je ne doute cependant pas qu’elle n’ait été dès l’origine réservée au concilium plebis.

[30] Valère Maxime, II, 7 ; Denys, V, 2.

[31] De Legibus, III, 10 :...re non verbo.

[32] Sur les accroissements successifs du pouvoir des tribuns, voyez Zonare, VII, 15.

[33] Tite-Live, II, 33 ; Denys, VI, 89.

[34] Denys, VI, 90.

[35] Polybe, X, 4.

[36] Tite-Live, III, 55 et II, 56, 60 ; Denys, IX, 41.

[37] Pour remplir l’intervalle vide de faits qui s’écoule entre les années 493 et 486, on place d’ordinaire, immédiatement après l’établissement du tribunat, le procès de Coriolan et les démêlés des tribuns avec les consuls au sujet des colonies de Norba et de Vélitres, c’est-à-dire la conquête pour les tribuns du droit de parler devant le peuple sans être interrompus, de convoquer les comices par tribus, de rendre des plébiscites, de juger et de condamner à mort des patriciens. C’est méconnaître les humbles commencements de cette magistrature, qui, la première année de son existence, n’était certainement pas assez forte pour braver le sénat, les patriciens et les consuls. Outre cette considération, plusieurs circonstances du récit sont matériellement fausses. Ainsi Norba et Vélitres n’étaient pas mors des colonies romaines, mais des cités latines indépendantes, comme le prouve le traité de Cassius avec les Latins ; Corioles n’était pas une ville volsque prise par les Romains, mais une des trente républiques latines. Enfin Coriolan est dit avoir fait fort jeune ses premières armes à la bataille du lac Régille, en 496, et en 492 il demande le consulat et est père de plusieurs enfants. La tradition relative à Coriolan a sans doute un fond historique ; mais cette proscription d’un des plus illustres patriciens, cette vengeance d’un chef de bannis, doivent appartenir à l’époque qui vit la condamnation de Menenius et d’Appius, l’exil de Cœson et la tentative d’Herdonius. Niebuhr croit aussi la loi Icilia postérieure à celle de Volero, et Hooke l’avait déjà prouvé. C’était, en effet, un plébiscite, et le peuple ne put en faire qu’après l’adoption de la loi Publilia, en 476. La première application de la loi Icilia ne fut faite d’ailleurs qu’en 491, à propos de Cœson (hic primus vades publico dedit), les tribuns seraient donc restés plus de trente ans sans s’en servir.

[38] Un passage de Cassius Remina, dans Nonius (II, s. v. Plebitas), ferait croire que les plébéiens ne pouvaient être admis à l’occupation du domaine ; il a die en être certainement ainsi dans le principe, quand les plébéiens étaient considérés comme un peuple étranger. Mais le même passage prouve qu’il y avait aussi des plébéiens détenteurs du domaine : quicumque propter plebitatem agro publico ejecti sunt ; et Salluste (Hist. frag., 11) dit aussi. que, quelque temps après l’exil des Tarquins, on les chassa des terres publiques, agro pellere. Nous verrons Licinius Stolon en posséder 4.000 arpents.

[39] Cf. Aggenus Urbicus, de controv. agror., ap. Goes., Rei agrariæ scriptores, p. 69. Negant illud solum, quod solum populi Romani esse cœpit, ullo modo usicapi a quoquam mortalium posse....

[40] Cicéron, de Republica, II, 14.

[41] Cette loi n’est pas celle de Cassius, mais celle de Sempronius Atratinus, qui ne fit très probablement que reproduire les principales dispositions de Cassius, en excluant toutefois les Latins que Cassius, pour consolider l’alliance de Rome avec eux, admettait au partage des terres qu’ils avaient récemment conquises de concert avec les Romains. (Denys, VIII, 38, 69 ; Tite-Live, II, 41.)

[42] Dion Cassius (fragm., 79) le regarde comme une victime des grands.

[43] Tite-Live, II, 43-44.

[44] Tite-Live, II, 41 ; Denys, IX, 6.

[45] Non patrum magis quam plebis studiis.... consul factus (Tite-Live, II, 48).

[46] Cum familiis suis.... (Aulu-Gelle, XVII, XII).

[47] Denys, IX, 15 ; Tite Live ; II, 50 ; Ovide, Fastes, II, 195 sqq. Denys dit quatre mille clients et έταϊροι ; Festus cinq mille clients. Les Vitellius prétendaient aussi avoir, seuls avec leurs clients, défendu contre les Æquicoles une ville qui prit leur nom Vitellia. (Suétone, Vitellius, 1.)

[48] Denys, IX, 21.

[49] Dion, fr. 21.

[50] Des textes de Denys (LX, 44, 46) et de Lydus (I, 34, 44) on pourrait conclure qu’une loi conféra aux tribuns ce droit d’accuser les conseils, mais on ne comprend pas comment cette loi put être faite. Il faut se résigner à ignorer beaucoup de choses pour ces vieux âges et ne pas prétendre tout expliquer.

[51] Denys, IX, 41. Plebeius magistratus nullus auspicato creatur (Tite-Live, VI, 42).

[52] Menenius et Servilius (Tite-Live, II, 52) ; les consuls de l’an 473 (II, 54) ; Appias (II, 56) ; Cœson (III, 12) ; les consuls de l’an 455 (III, 59). Cf. Denys, X, 42. Il dit ailleurs (VII, 65) : Ένθένδε άρξάμενος ό δήμος ήρθη μέγας, ή δέ άριστοxρατία πολλά τοΰ άρχαιου άξιώματος άπέβλε. Tite Live (II, 54) dit la même chose.

[53] D’après Dion Cassius, il y eut encore d’autres meurtres.

[54] Cicéron (pro Corn., 19) et Denys (VI, 89) font nommer les premiers tribuns par les curies. Mais on ne saurait comprendre comment la plèbe victorieuse aurait consenti à recevoir ses nouveaux chefs des mains des patriciens.

[55] Denys, IX, 43 ; Zonare, VII, 17. Comme on ne consultait pas le ciel pour la tenue des assemblées par tribus, et qu’elles n’étaient point précédées, comme les assemblées centuriates, par de solennels sacrifices, elles étaient soustraites à l’influence des augures. (Denys, IX, 41, 49.) On les tenait les jours de marché (nundinæ), pour que les citoyens des tribus rustiques pussent s’y trouver ; si l’affaire agitée n’était pas terminée avant le coucher du soleil, elle ne pouvait être reprise qu’au troisième marché suivant. Les patriciens ayant dans les curies l’assemblée particulière de leur ordre, au sénat et à l’assemblée centuriate, toute l’influence, ne votaient pas dans les comices par tribus.... Patribus ex concilio submovendis.... (Tite-Live, II, 60.)

[56] Prepugnatorem senatus, majestatisque vindicem suœ, ad omnes tribunicios plebeiosque oppositum tumultus (Tite-Live, II, 61).

[57] Denys, IX, 48.

[58] Ces plébiscites n’étaient pas encore obligatoires pour les deux ordres ; mais, en formulant les désirs du peuple, ils leur donnaient une force à laquelle fil était difficile de résister longtemps. Légalement, il fallait à ces plébiscites la sanction du sénat et des curies.

[59] Denys, VII, 17 ; on met ordinairement cette loi Icilia à l’époque du procès de Coriolan. Nous nous conformons, en la plaçant ici, à l’opinion de Niebuhr et à l’enchaînement logique des faits.

[60] Du moins, il ne reparaît plus.

[61] Denys, IV, 51 ; Tite-Live, II, 61.