HISTOIRE DES ROMAINS

 

PREMIÈRE PÉRIODE — ROME SOUS LES ROIS (755-510) – FORMATION DU PEUPLE ROMAIN

CHAPITRE V — MŒURS ET COUTUMES.

 

 

I. — Caractère de l’ancienne société romaine.

Il ne peut être question, pour cette époque, de sciences, d’arts, ni de littérature. Quand Tarquin tomba, la littérature grecque avait fourni la moitié de sa carrière, la plus brillante peut-être. Les beaux temps du moins de la grande poésie étaient passés, et les œuvres de Solon, de Simonide et d’Anacréon, étaient une première décadence ; mais Pindare, Eschyle, Hérodote et Thucydide étaient nés ou allaient naître. Ainsi, sur l’une des rives de l’Adriatique, la Grèce écoutait depuis des siècles ses chantres immortels, quand sur l’autre bord le génie littéraire n’était pas même éveillé. Et il ne pouvait l’être, parce que, si les Romains avaient un culte, ils n’avaient pas une religion, je veux dire une mythologie. Au lieu du magnifique développement de la théodicée grecque et de ces grands systèmes qui expliquaient le monde, on ne trouve à Rome que de secs rituels. Ces divinités vivantes et passionnées, qui, autour de la mer Égée, partageaient les haines et les amours humains, sont remplacées, au pied de l’Apennin, par des dieux tristes, sans aventures, sans histoire, qui jamais ne traversent l’azur du ciel pour se rendre sur le mont baigné d’éclatante lumière où les Olympiens d’Homère boivent le nectar.

Rome, sans doute, a eu des chants en l’honneur des dieux, des rois et des héros. Nais ces chants rudes et brefs, expression irréfléchie des passions et des souvenirs restaient bien loin de la forme nettement arrêtée que le génie individuel donne à ses œuvres. Autrefois la valeur des chants populaires était méconnue, aujourd’hui elle est exagérée. Pour les Romains surtout, dont le caractère froid et sévère n’a ni le facile enthousiasme des Grecs ni leur brillante et mobile imagination, les chants populaires n’ont jamais dû être aussi riches de détails et de couleur que le voudrait l’école de Niebuhr. La langue d’ailleurs était trop pauvre pour se prêter à de nombreuses exigences ; le fragment qui nous reste d’un hymne des frères Arvales montre combien cet instrument grossier avait encore peu servi.

CARMEN ARVALE[1].

Enos Lases iuvate

Enos Lases iuvate

Enos Lases iuvate

Neve luerue Marma[r]sins incurrere in pleores

Neve luerue Marmar[si]ns incurrere in pleoris

Neve luerue Marmar sers incurrere in pleoris

Satur fufere Mars limen [sali] sta berber

Satur fufere Mars limen sali sta berber

Satur fufere Mars limen sali sta berber

[Sem]unis alternei advocapit conctos

Semunis alternei advocapit conctos

Simunis alternei advocapit [conet]os

Enos Marmor iuvato

Enos Marmor iuvato

Enos Marmor iuvato

Triumpe

Triumpe

Triumpe

Trium[pe

Triu]mpe[2]

Dans la Rome royale, c’est à peine si l’on avait graver sur le bois ou sur le bronze les lois et les traités, et lei seuls ouvrages que l’on cite pour ce temps sont : le Recueil de loi que Papirius aurait composé sous Tarquin le Superbe (jus Papirianum), et des Commentaires du roi Servius, qu’on dit avoir contenu sa constitution[3]. Signe caractéristique, le latin a été obligé d’emprunter au grec les mots qui désignent le poète et la poésie ; mais il ne devait qu’à lui-même ceux qui ont trait à la vie rustique ou à des mœurs guerrières et dures : le trésor commun a d’abord été une corbeille de joncs (fiscus) ; le contrat, une paille rompue par les deux contractants (stipula) ; l’argent, un troupeau (pecus) ; l’amende, ce qu’une vache donne de lait (mulcta, de mulgere, traire) ; la guerre était le duel (bellum, de duellum), la victoire, l’action de lier le vaincu (vincio, lier) ; et l’ennemi, la victime réservée au sacrifice (victima et hostia).

Les arts n’étaient pas mieux cultivés. Si l’enceinte de Rome et les substructions du Palatin étaient formées de blocs équarris qui annonçaient un progrès sur les constructions polygonales de l’âge précédent, c’étaient des huttes qui couvraient les pentes ou le pied des sept collines, et l’on peut en reconstituer par la pensée la forme grossière, en voyant les urnes cinéraires récemment trouvées sous la lave du mont Albain. Montesquieu dit très bien : Il ne faut pas prendre de la ville de Rogne dans ses commencements l’idée que nous donnent les villes que nous voyons aujourd’hui, à moins que ce ne soient celles de Grimée, faites pour renfermer le butin, les bestiaux et les fruits de la campagne. La ville n’avait même pas de rues, si l’on n’appelle de ce nom la continuation des chemins qui y aboutissaient. Les maisons étaient placées sans ordre ou très petites[4]. Jusqu’à la guerre de Pyrrhus, ces maisons ne furent couvertes qu’en planches[5], ce qui donnerait créance à la tradition qu’après l’incendie de Rome par les Gaulois, une année suffit pour la reconstruire[6].

Athènes faisait de ses fêtes de grandes solennités nationales durant lesquelles les plaisirs les plus relevés de l’esprit se trouvaient associés aux plus imposants spectacles des pompes religieuses, de l’art le plus parfait et de la plus riante nature. Celles de Rome étaient les jeux de pâtres grossiers ou les cris de la foule joyeuse, quand les soldats rentraient dans la ville avec quelques captifs, des gerbes de blé et le bétail enlevés à l’ennemi : fête rustique dont le temps et la fortune de Rome feront la pompe triomphale qui sera la continuelle ambition de ses généraux et une des causes de sa grandeur.

Cependant, au nord et au sud du Tibre, chez les Étrusques, les Rutules et les Volsques, les arts avaient déjà pris l’essor. Pline vit à Cære et à Ardée des peintures conservant encore toute la vivacité de leurs couleurs et qu’il regardait comme antérieures à Rome ; les nombreux objets trouvés dans la seconde de ces villes prouvent qu’elle eut une véritable école d’artistes. Préneste fut aussi une cité curieuse des œuvres d’art ; tous les jours on en découvre dans ses ruines. Un tombeau que l’on croit avoir appartenu à la gens Sylvia, dont on fait descendre Romulus, vient même de livrer un trésor qui date peut-être de sept à huit siècles avant notre ère.

Les Romains qui prenaient tout à leurs voisins, leur prirent jusqu’aux statues de leurs divinités, mais eux-mêmes n’en tirent pas. Longtemps ils représentèrent les dieux par un glaive nu, une lance, ou une pierre non dégrossie. Pour eux, le lieu où la foudre était tombée devenait un temple, puteal[7] ; l’arbre touché du tonnerre, un objet sacré ; et d’une poignée de terre cuite au tour, ils faisaient leurs Lares et leurs Pénates dont ils croyaient voir le génie danser dans la flamme du foyer. Étrange fortune des conceptions religieuses ! L’art, un des éléments de la trinité humaine[8], est né des religions de l’Inde, de l’Égypte et de la Grèce, où il grandit et se développa ; mais il ne put sortir du temple de Jéhovah et, sur le sol de la Rome antique, il resta toujours une importation étrangère[9]. Même après les Tarquins, les images des dieux, œuvres d’artistes étrusques, ne furent faites encore que de bois ou d’argile, comme celle de Jupiter dans le Capitole et comme le quadrige placé sur le haut du temple. L’Étrurie fournissait aussi les architectes[10] qui ont bâti la Roma quadrata du Palatin, et construit les premiers temples ; elle donnait jusqu’aux joueurs de flûte nécessaires à l’accomplissement de certains rites.

 

II. – Mœurs privées.

C’est que toute l’activité du Romain se portait vers un but pratique les affaires publiques, l’agriculture et les soins domestiques. Deux mots désignaient pour lui toutes les qualités, toutes les vertus[11], virtus et pietas, c’est-à-dire le courage, la force, une inébranlable fermeté, la patience au travail et le respect pour les dieux, pour les ancêtres, pour la patrie et la famille, pour les lois et la discipline établies. Cicéron dit très bien[12], et sans trop flatter l’orgueil national : Dans les sciences et les lettres, les Grecs nous surpassent, mais il y a dans nos coutumes et notre conduite plus d’ordre et de dignité. Où trouver cette sévérité de mœurs, cette fermeté, cette grandeur d’âme, cette probité, cette bonne foi et toutes les vertus de nos pères ?

Leur vie domestique, en effet, était simple et austère : point de luxe, point d’oisiveté ; le maître laboure avec ses serviteurs, la maîtresse file au milieu de ses femmes[13], la royauté, même la richesse, n’affranchissent point du travail ; comme Berthe la Fileuse, la reine Tanaquil[14] et Lucrèce donnent l’exemple aux matrones romaines. Quand nos pères, dit Caton, voulaient louer un homme de bien, ils l’appelaient bon laboureur et bon fermier ; c’était le plus bel éloge[15]. Alors on vivait sur ses terres, dans les tribus rustiques, de toutes les plus honorables, et on ne venait à Rome que les jours de marché[16] ou de comices. A la villa, misérable cabane faite de pisé, de poutrelles et de branchages, pas un jour, pas un instant n’est perdu. Si le temps empêche d’aller aux champs, qu’on travaille à la ferme, qu’on nettoie les étables et la cour, qu’on raccommode les vieux cordages et les vieux habits ; même les jours de fête, on peut couper les ronces, tailler les haies, baigner le troupeau, aller vendre à la ville l’huile et les fruits[17]. Pour régler l’ordre de ces travaux champêtres, on rédigera plus tard des calendriers que nous avons retrouvés et qui sont les aïeux de nos almanachs.

Voici les indications données par l’un d’eux pour le mois de mai[18] :

Horace ne fait pas un plus séduisant tableau des anciennes mœurs de la ville. A Rome, dit-il[19], on ne connut longtemps d’autre plaisir et d’autre fête que d’ouvrir dès l’aurore sa porte matinale, d’expliquer la loi à ses clients et de placer sagement ses écus sur de bons gages. On demandait aux anciens, on enseignait aux débutants l’art de grossir son épargne et d’échapper aux ruineuses folies. Dans cette Italie si pleine de superstitions, Caton ne veut pas que le fermier perde son temps à consulter les aruspices, les augures et les devins ; il lui interdit les pratiques religieuses qui l’éloigneraient du logis. Ses dieux sont au foyer et au plus prochain carrefour. Les Lares, les Mânes et les Sylvains suffisent à la protection de la ferme ; il n’est pas besoin d’autres dieux[20].

Ces habitudes laborieuses et économes, qui amenèrent l’usure, une des plaies de la société romaine, ont été celles de tous les peuples agriculteurs ; mais partout on les oubliait pour fêter l’hôte que les dieux envoyaient, et l’hospitalité était, même pour les plus pauvres, un devoir religieux. Chez les Romains, l’avarice et la défiance fermaient à l’étranger les portes de la villa, qu’entouraient toujours de larges fossés et des haies épaisses ; car il ne fallait pas d’inutiles dépenses, ni jamais donner ou prêter sans gain[21], excepté au grand jour de la fête de Janus, le 1er janvier, où tout le monde échangeait des vœux et des cadeaux, strenæ. Nous avons gardé le mot et la chose, les étrennes. Le père de famille, disait encore Caton[22], doit faire argent de tout et ne rien perdre. s’il donne des saies neuves aux esclaves, qu’ils lui rendent les vieilles, elles feront des morceaux ; qu’il vende l’huile, si elle vaut quelque chose, et ce qui reste de vin et de blé ; qu’il vende les vieux bœufs, les veaux, les agneaux, la laine, les peaux, les vieilles voitures, la vieille ferraille, les vieux esclaves et les esclaves malades ; qu’il vende toujours le père de famille doit être vendeur, non acheteur. Durum genus !

Le père de famille ! c’est toujours lui que l’on nomme, car il n’y a que lui dans la maison : femme, enfants, clients, serviteurs, tous ne sont que des choses[23], instruments de travail, personnes sans volonté et sans nom, soumises à la toute-puissance du père. À la fois prêtre et juge, son autorité est absolue ; seul il est en communication avec les dieux, car il accomplit seul les sacra privata, et comme maître, il dispose des forces et de la vie de ses esclaves ; comme époux, il condamnera sa femme à mort[24], si elle fabrique de fausses clefs ou viole la foi promise, et il ne lui doit pas la religion du deuil, la piété du souvenir[25] ; comme père, il tuera l’enfant né difforme et vendra les autres jusqu’à trois fois avant de perdre ses droits sur eux. Ni l’âge ni les dignités ne les émanciperont : consuls ou sénateurs, ils pourront être arrachés de la tribune et de la curie ou mis à mort, comme le sénateur, complice de Catilina, qui fut tué par son père. S’il est riche, il prêtera à 12, à 15, à 20 pour 100, car le père de famille doit faire valoir son argent comme ses terres, et la loi lui abandonnera la liberté et jusqu’à la vie de son débiteur insolvable. À sa mort enfin, ni ses enfants ni sa femme ne pourront rien réclamer de son bien, s’il l’a légué à un étranger ; car il a le droit de disposer de sa chose comme il l’entend[26]. Toutefois la cité enveloppe et domine la famille. Pour que la volonté du père s’accomplisse, il faut que le testament soit accepté par les curies, et elles n’aiment pas que le patrimoine sorte de la famille.

C’est par les femmes surtout que les mœurs changent, que les familles, les classes et les fortunes se mêlent ; mais, dans cette société si sévèrement disciplinée, la femme, l’élément mobile, reste toute sa vie sous tutelle[27]. Elle appartient à la maison, non à la cité, et, dans la maison, elle a toujours un maître : le père, quand elle est fille ; le mari, quand elle est épouse ; le plus proche agnat mâle, quand elle est veuve. Une des causes de la ruine de Sparte fut le droit que Lycurgue avait laissé aux femmes d’hériter et de disposer de leurs biens[28]. A Rome, si la femme obtient quelque part[29] dans l’héritage de son père ou de son époux, elle ne peut, excepté les vestales in honorem sacerdotii, ni aliéner ni léguer sans le consentement de ses tuteurs, c’est-à-dire de son mari, de ses frères ou de ses plus proches parents mâles du côté paternel, tous intéressés, comme ses héritiers, à empêcher une vente ou un legs. Ils avaient droit aussi de s’opposer au mariage ordinaire (cœmptio vel cohabitatio). Le père seul, en refusant son consentement, pouvait empêcher le mariage solennel (confarreatio)[30] qui, dans aucun cas, n’avait lieu entre un plébéien et une patricienne. Placée en tutelle perpétuelle, elle ne pouvait conférer aucun droit, et la parenté établie par elle n’avait point d’effets civils : l’enfant suivait le père. Enfin, lorsqu’elle passait dans une autre maison, la femme n’emportait pas les Lares du foyer paternel, car ces dieux domestiques n’allaient point habiter sous un toit étranger. Pour elle, autre famille, autres dieux. Le mariage, diront plus tard les jurisconsultes, est une association en communauté des mêmes choses divines et humaines[31].

Mais, fille ou matrone, la femme était entourée de respect. Le mariage était chose sainte, consacrée par la religion ; et la mère de famille régnait seule à coté de son époux dans la demeure conjugale, d’où la polygamie était proscrite. Gomme lui, elle accomplissait les rites sacrés à l’autel des Pénates ; s’il était flamine, elle devenait prêtresse, flaminica ; seule, enfin, elle avait le droit de porter par les rues la stola, qui de loin faisait reconnaître la matrone et lui assurait le respect public.

Le droit de vie et de mort concédé à l’époux sur sa femme ne dérivait dans l’origine que du mariage patricien par confarreatio, la loi ne s’occupant pas encore des unions plébéiennes. Dès que la fiancée avait goûté au gâteau symbolique (far), passé sous le joug de charrue, mis l’as dans la balance, sur les Pénates, sur le seuil de la maison conjugale, et prononcé la formule : Ubi tu Gaius, ego Gaia, elle tombait, selon la dure expression du droit, dans la main du mari, in manum viri, et sa dot devenait, comme sa personne, la propriété (res) de l’époux[32]. Les XII Tables accorderont les mêmes droits au mariage plébéien lorsqu’il aura duré un an sans interruption, usu anni continui in manum conveniebat.

En cas de divorce, l’époux gardait la dot. Mais, à cet âge des mœurs fortes et austères, le divorce était inconnu[33], et les matrones n’avaient pas encore élevé ce temple à la Pudeur, dont les portes se fermaient devant la femme qui avait offert deux fois le sacrifice des fiançailles.

Les mœurs et les croyances, au contraire, fanaient presque une nécessité du divorce, quand le mariage restait stérile. Car il n’était pas l’union de deux cœurs, mais l’accomplissement d’ut e obligation civile et religieuse : donner de nouveaux défenseurs à la cité et perpétuer pour les dieux domestiques les rites du foyer, pour les aïeux les honneurs du tombeau. Quand une famille disparaissait, on disait : C’est un foyer qui s’éteint.

Les sociétés aristocratiques assurent au chef futur de la famille ; au fils aîné, de plus grands avantages qu’à ses frères. La loi romaine n’alla pas jusqu’à proclamer le droit d’aînesse, qui sort d’un principe inconnu à l’antiquité, l’indivisibilité du fief, car elle était trop préoccupée du pouvoir absolu du père pour limiter en rien ses droits : mais, en lui laissant la libre disposition de ses biens, elle lui permettait de faire, dans l’intérêt de sa maison, une part plus grande à l’aîné de ses enfants[34]. Cependant, ces droits du père une fois réservés, la loi romaine ordonnait, en cas de décès ab intestat, le partage égal entre tous les enfants. Cette clause toute démocratique, après avoir affaibli l’aristocratie patricienne, devait servir aux jurisconsultes du moyen âge pour battre en brèche la féodalité[35].

Tel est le droit des Quirites, jus Quiritium, et nous retrouvons ici la triple base sur laquelle repose cette société si profondément aristocratique : l’inviolabilité de la propriété, celle de la terre ou celle de l’or ; les droits illimités et le caractère religieux du chef de la famille.

 

III. — Mœurs publics.

Ces droits de l’autorité paternelle devaient préparer de dociles sujets. Devenu citoyen, le fils reportait du père à l’État ce respect et cette obéissance. C’est un caractère des petites sociétés, que le patriotisme soit en raison inverse de l’étendue du territoire, et d’autant plus énergique que la frontière ennemie est plus voisine. L’homme y appartient plus à l’État qu’à la famille. Il est plutôt citoyen qu’il n’est père ou époux, et les affections domestiques passent après l’amour du sol natal et de ses lois. Servir l’État fut la première religion des Romains, et, dans le Songe de Scipion, cette page à demi chrétienne, l’immortalité n’est promise qu’aux grands citoyens. Par ces mœurs, s’explique le respect des plébéiens pour les institutions, rhème quand elles leur sont contraires, et ces retraites sans pillages, ces révolutions non sanglantes, ce progrès pacifique qui s’opère lentement, par les voies légales. De là aussi, dans la vie ordinaire, la soumission aux vieux usages, à la lettre de la loi, qu’il serait sacrilège d’interpréter, la foi aveugle pour les formules incomprises du culte et de la jurisprudence, et l’autorité si longtemps reconnue des acta legitima.

Le mot religion signifie lien ; en aucun pays, en aucun temps, ce lien n’a été aussi fort qu’à Rome : il rattachait les citoyens entre eux et avec l’État. Comme les Romains voyaient des dieux partout ; comme la nature entière, le ciel, la terre et les eaux, étaient pour eux pleins de divinités qui, d’un œil bienveillant ou jaloux, veillaient sur les humains, il n’était point d’acte de la vie qui n’exigeât une prière ou une offrande, un sacrifice ou une purification, selon les rites prescrits par les ministres des autels. Cette piété, faite de crainte, était d’autant plus attentive à ne point négliger les signes estimés favorables ou contraires ; de sorte que tout tenait à la religion : la vie privée, du berceau à la tombe ; la vie publique, du comice au champ de bataille, même les plaisirs et les affaires[36]. Les jeux et les courses se célébraient en l’honneur des dieux ; les chants étaient des hymnes, les danses une prière ; la musique, de grossières mais saintes harmonies, et, comme au moyen âge, les premiers drames furent de pieux mystères. Par la continuelle intervention des pontifes, qui connaissaient les rites nécessaires et les formules consacrées, par celle des augures, des aruspices et de tous les interprètes des présages, cette religion sans dogmes ni clergé, sans idéal ni amour, faite de superstitions mesquines, comme celle de quelques-uns de leurs descendants, était pourtant une grande force de cohésion pour l’État et une puissante discipline pour les citoyens.

Nul peuple, malgré quelques exemples fameux, ne poussa si loin la religion du serment ; rien ne se faisait, levée de troupes, partage du butin, procès, jugements, élections, affaires publiques, affaires privées, vente, contrat, rien, sans qu’on jurât soit fidélité et obéissance, soit justice et bonne foi, en prenant les dieux à témoin de sa sincérité. Dans les ventes, l’acquéreur en présence de cinq citoyens d’âge adulte, mettait dans une balance, tenue par le libripens, l’airain, prix d’achat, et, touchant de la main la terre, l’esclave ou le bœuf qu’il achetait, disait : Cela est à moi, selon la loi des Quirites ; je l’ai payé de ce cuivre dûment pesé. Ce droit de vendre ou d’acheter par mancipation[37] (manu capere prendre avec la main), sans l’intervention d’un magistrat et sans preuve écrite, était un des privilèges des Quirites, et sans doute un de leurs plus anciens usages. Il explique l’importance de cette loi : Uti lingua nuncupassit, ita jus esto, telle la parole, tel le droit, qui pénétra si avant dans les habitudes des Romains, qu’elle en fit le peuple le plus fidèle à sa parole, mais à la parole littérale, au sens matériel, la bonne foi dût-elle en être blessée. Ainsi, pour un emprunt, il fallait dire : Dari spondes ? promets-tu de donner ? et que le préteur répondit : Spondeo, je m’y engage. Qu’un des deux change un de ces mots, et il n’y a plus de contrat, plus de débiteur ni de créancier, et si l’argent a été livré, il est perdu. Un homme appelle en justice un voisin qui a coupé ses vignes, et prononce contre lui les termes de la loi ; mais la loi parle d’arbres, il dit vigne : le procès ne peut continuer. Les meneurs d’une sédition, voyant les soldats arrêtés par le serment qu’ils avaient prêté aux consuls, proposent de tuer ceux-ci. Eux morts, disaient-ils, les soldats seront libérés de leur serment[38]. Aux Fourches Caudines, les généraux font aux Samnites une promesse verbale ; mais il n’y a point, comme il est nécessaire pour lier les deux peuples, de traité conclu par les fériaux avec l’herbe sainte, consacrée par l’immolation d’une victime : la convention était religieusement caduque, et le sénat l’annule.

Cet attachement servile aux formes légales venait du caractère religieux de la loi et de la croyance imposée par la doctrine augurale que la plus petite inadvertance dans l’accomplissement des rites suffisait pour faire perdre la bienveillance des dieux. Des consuls furent souvent contraints d’abdiquer à cause d’une négligence commise dans la consultation des signes[39]. Que de fois la religion elle-même en souffrit, quand par d’habiles compromis les Romains trompaient leurs dieux en toute sûreté de conscience !

La principale occupation des Romains était l’agriculture, car le peu d’industrie que Rome avait alors était abandonnée aux citoyens pauvres et étrangers, sauf quelques professions nécessaires à l’armée[40]. Mais l’agriculture n’enrichit pas le petit propriétaire : heureux quand elle le fait vivre et qu’il n’est pas forcé, pour subvenir à l’insuffisance des récoltes, d’aller puiser dans la bourse du riche, de recourir à l’assistance fatale de l’usurier. Plus tard l’usurier fut un chevalier plébéien ou un affranchi. A cette époque il était presque toujours patricien[41] ; car, aux revenus de leurs propriétés, les patriciens joignaient les profits du commerce maritime, qu’ils s’étaient peut-être réservé. Le débiteur insolvable n’avait pas de pitié à attendre, la propriété mobilière étant aussi fortement protégée que la propriété territoriale. S’il ne paye pas, dit la loi, qu’il soit cité en justice. Si la maladie ou l’âge l’empêche, qu’on lui fournisse un cheval, mais point de litière. La dette avouée et le jugement rendu, qu’il ait trente jours de délai. S’il ne satisfait pas encore, le créancier le jettera dans l’ergastulum, lié avec des courroies ou des chaînes pesant 15 livres. Au bout de soixante jours, qu’il soit produit à trois jours de marché et vendu au delà du Tibre ; s’il y a plusieurs créanciers, ils pourront se partager son corps ; qu’ils coupent plus ou moins, peu importe[42]. Cruauté impolitique et dangereuse, parce que 1a foule ne restera pas toujours insensible à la vue d’un cadavre ou à l’apparition au Forum d’un homme du peuple à demi mort sous les coups, pour un peu d’argent qu’il n’aura pu payer.

En somme, l’histoire du premier âge de Rome nous montre un peuple froid et triste, âpre au gain, dédaigneux de l’idéal qui ne rapporte rien, sans élan, sans jeunesse. Mais ce peuple, qui semble n’avoir jamais eu vingt ans, dut à ses origines et aux circonstances de sa vie historique la plus sévère discipline de famille, de religion et d’État. Si, durant des siècles, il n’a connu ni la poésie, ni l’art, il a eu plus que nul autre le sentiment du devoir : ses citoyens savaient obéir ; c’est pour cela qu’ils sauront commander. En outre la constitution aristocratique qui résultait de ses mœurs lui permettra de mettre la prudence dans les desseins, la persévérance dans l’action ; et une organisation militaire déjà excellente lui donnera le moyen d’accomplir tout ce qu’il entreprendra. Viennent les luttes sans fin du Forum et du dehors, et il y prendra l’énergie qui fait vaincre, avec l’habileté politique qui fait conserver.

 

 

 

 



[1] Ce chant tel que nous le possédons parait avoir été copié, au temps d’Élagabal, sur quelque table antique conservée dans les archives de la confrérie. Mais ces copistes du troisième siècle en lisaient fort mal l’écriture, car ils ont mit, six fois enos au lieu de enom, quoique chacune de ces petites phrases soit répétée à trois reprises, et ils n’en comprenaient pas le sens. Nous sommes à peu prés dans la même ignorance. On voit seulement qu’il s’agit d’une prière aux Lares et à Mars. M. Bréal en a donné une traduction.

[2] Corpus inscr. Lat., t. VI, p. 568-9.

[3] Pompon., Digeste, I, 2, 2, § 2 ; Denys, III, 50 ; Cicéron, pro Rabir., 5 ; Tite-Live, I, 31, 32, 60.

[4] Montesquieu, Grandeur et décadence, ch. 1. La gravure que nous avons fait graver d’après une photographie de Parker prise en 4872 et qui montre les huttes habitées par les paysans de Gabies peut donner une idée de Rome à ses premiers fours . d’épaisses murailles pour se défendre et les plus pauvres maisons pour demeures. Virgile et Ovide font habiter par Romulus, avant sa royauté, une hutte de branchages et de roseau. Gabies, ville latine, était à 12 ou 13 milles de Rome.

[5] Pline, Hist. nat., XVI, 15.

[6] Plutarque, Cam., 32.

[7] Puteal signifie margelle de puits. C’était une enceinte de pierre entourant un puits ou un lieu consacré. Le puteal de Libon est souvent représenté par les médailles de la gens Scribonia ; il protégeait, selon les uns, un endroit du Forum que la foudre avait frappé, selon d’autres le lieu où Navius avait accompli son miracle. Scribonius Libo l’ayant réparé y mit son nom.

[8] Le beau, le vrai, le juste.

[9] Cette stérilité de la Judée et de Rome ne se montre, bien entendu, que pour les arts plastiques.

[10] Fabris undique ex Etruria accitis (Tite-Live, I, 56 ; Cf. Pline, Hist. nat., XXXV, 12).

[11] Appellata est ex viro virtus (Cicéron, Tusculanes, II, 18).

[12] Tusculanes, I, 1. Quant au droit, l’originalité de la Grèce est surtout dans les constitutions politiques, celle de Rome dans les lois civiles. Cicéron dit (de Orat., I, 44) : Incredibile est enim quam sit omne jus civile, præter hoc nostrum, inconditum ac pæne ridiculum (On a de la peine à se faire une idée de l'incroyable et ridicule désordre qui règne dans toutes les autres législations). Il allait trop loin dans ce dédain des lois civiles de la Grèce, comme le prouvent les nombreux travaux dont le droit d’Athènes a été récemment l’objet. On trouve même au Digeste le texte de lois athéniennes qui ont été copiées par les Romains.

[13] Columelle, de Re rust., XII, prœf.

[14] On montrait au temps de Varron, dans le temple de Sancus, sa quenouille et son fuseau encore chargés, disait-on, de la laine qu’elle filait. (Pline, Hist. nat., VIII, 48.)

[15] Caton, de Re rust., præfat., et Pline, ibid., XVIII, 3. Les personnages les plus considérables de la cité étaient les locupletes loci, hoc est agri plenos, et l’on célébrait l’anniversaire de la fondation de Rome le 21 avril, jour de la fête de Palès, déesse protectrice des troupeaux.

[16] Nundinœ, tous les neuf jours. Depuis 287 les comices purent être convoqués aux jours de marché : Nundinarum etiam conventus manifestum est propterea usurpatos, ut nonis tantummodo diebus urbanœ res agerentur, reliquis administrarentur rusticæ (Columelle, prœf., et Macr., Sat., 1,16).

[17] Virgile, Géorgiques, I, 273. Columelle, de Re rust., II, 21, et Caton, de Re rust., 39.

[18] Cette inscription (Corpus inscr. Lat., t. VI, p. 637) est tirée du Calendarium rusticum Farnesianum dit aussi Menologium rusticum Colotianum, c’est un cube de marbre portant sur ses quatre faces l’indication des travaux et des fêtes pour chaque mois.

[19] Épîtres, II, 1, 103-107.

[20] De Re. rust. : Rem divinam nisi compitalibus, in compito aut in foco faciot.

[21] Satin semen, cibaria, far, vinum, oleum, multum dederet nemini (Caton, de re Rust., 5).

[22] Ibid., 2.

[23] Mancipia, de là emancipatio ; ils ne sont pas sui, mais alieni juris, et ne peuvent ester en justice. C’est le père qui répond pour eux ou qui les juge.

[24] Denys, II, 25 ; Pline, Hist. nat., XIV, 15 ; Suétone, Tibère, 55 ; Tacite, Annales, XIII, 52 ; Plutarque, Romulus, 22 : xλειδών ύποβολή. Egnatius Mecenius uxorem, quod vinum bibisset, fusti percussam interemit (Valère Maxime, VI, III, 9).

[25] Uxores viri lugere non compellentur. — Sponsi nullus luclus est (Digeste, III, 2, 9) ; et ailleurs : Vir non luget uxorem, nullam debet uxori religionem luctus.

[26] Uti tegassit super pecunia, tutelave suce rei, ila jus esto (Fr. XII. Tab.). Les testaments devaient être présentés à la sanction des curies ou au moment de partir pour une expédition in procinctu (exercitus, expeditus et atmatus). Ulpien, Fr. XX, 2 ; Gaius, II, 101.

[27] Nullam ne privatam quident rem agere feminas sine tutoie auctore.... in mania esse parentium, fratrum, virorum.... (Caton, ap. Tite Live, XXXIV, 2). Le tuteur avait sur la pupille les droits de la patria potestas. (Festus, s. v. Remancipata.)

[28] Aristote, Politique, II, 6.

[29] Une part d’enfant, Denys, II, 25.

[30] Denys dit de cette sorte d’union qu’elle avait lieu xατά νόμους ίερεός.

[31] Nuptia sunt conjunctio maris et feminœ consortium omnis vitæ, divini et humani juras communicatio (Digeste, XXIII, 2, 4). Uxor socia humani rei atque divinæ (Cod., LX, 32, 4).

[32] Omnia quæ mulieres fuerunt, vint fiunt, dotis nomine (Cie., pro Cœcina.)

[33] Le premier divorce mentionné par les Annales, celui de Sp. Carvilius, est de l’an de Rome 520 (233). Il se sépara de sa femme, dit Aulu-Gelle (IV, III, 2), quoiqu’il l’aimât beaucoup, parce, qu’il ne pouvait en avoir des enfants.

[34] Ainsi, dans la mythologie grecque, Hercule est soumis à Eurysthée.

[35] Denys (II, 26), met en contraste la prodigieuse extension à Rome de la patria potestas, avec les étroites limites où Solon, Pittakos, Charondas et tous les législateurs grecs l’avaient renfermée. A Rome, le père était tout dans la famille, comme l’État était tout dans la cité. Cette organisation sévère prouve qu’à l’origine la plus rigoureuse discipline avait été nécessaire pour se sauver et qu’il en était resté quelque chose dans les gentes.

[36] Tite Live dit très bien (VI, 41) : Auspiciis hanc urbem conditam esse, auspiciis bello ac vace, domi militiœque oninia geri, quis est qui ignoret ? (Les auspices ont fondé cette ville; les auspices, en paix et en guerre, à Rome et aux armées, règlent toute chose : qui est-ce qui l'ignore ?)

[37] Tous les objets de propriété se divisaient en res mancipi (terre, maisons, esclaves, bœufs, chevaux, mulets, ânes), et res nec mancipi. La propriété de ceux-ci était transmise par la simple délivrance faite à l’acquéreur. Pour les autres, il fallait les formalités qui viennent d’être indiquées.

[38] Tite-Live, II, 52.

[39] Plutarque, Marcell., 5.

[40] On attribue cependant à Numa la formation de neuf corporations (Plutarque, Numa, 47) : joueurs de flûte, orfèvres, charpentiers, teinturiers, cordonniers, tourneurs, ouvriers en cuivre, potiers ; tous les autres artisans étaient réunis en une seule corporation.

[41] Denys, IV, 41 ; Tite Live, VI, 36 : Nobiles domus.... ubicumque patricius habilet, ibi carcerem privatum esse (les maisons des patriciens remplies de prisonniers, et, partout où demeure un noble, un cachot pour des citoyens).

[42] .... Secanto, si plusve minusve secuerunt, se (pour sine) fraude esto. Frag. des XII Tables. Il se peut qu’au cinquième siècle avant notre ère, la sectio ne s’entendit déjà plus que du prix du débiteur vendu ; mais, pour les époques antérieures, il faut certainement l’entendre au sens littéral, bien que, d’après Dion (frag. XXXII), qui n’en sait rien, on n’en ait jamais fait usage.