HISTOIRE DES ROMAINS

 

INTRODUCTION — L’ITALIE AVANT ROME

 

 

I. Description géographique de l’Italie

Horace avait peur de la mer ; il l’appelait l’élément qui sépare, Oceanus dissociabilis, et cependant elle était, même pour les anciens, l’élément qui réunit.

Suivez du regard les montagnes qui courent de la Galice au Caucase, de l’Arménie au golfe Arabique, de la région des Syrtes aux colonnes d’Hercule, et vous reconnaîtrez la partie supérieure d’un immense bassin dont la Méditerranée occupe le fond. Ces limites marquées par la géographie sont aussi, pour l’antiquité, les limites de l’histoire, qui jamais ne s’éloigna, si ce n’est vers la Perse, des côtes de la Méditerranée. Sans cette mer, l’espace qu’elle couvre eût été la continuation du Sahara africain, un infranchissable désert ; par elle, au contraire, les hommes établis sur ses bords ont échangé leurs idées, leurs richesses, et c’est autour d’elle qu’ont vécu les premiers peuples civilisés, moins les vieilles sociétés de l’extrême Orient, qui sont toujours restées en dehors du mouvement européen. Or, par sa position entre la Grèce, l’Espagne et la Gaule, par cette forme allongée qui la porte à la rencontre de l’Afrique et la rapproche de l’Asie, l’Italie est, à vrai dire, le centre du monde ancien, le point le plus voisin à la fois des trois continents que la Méditerranée baigne et réunit.

La géographie n’explique jamais qu’une partie de l’histoire, mais elle l’explique bien ; les hommes font le reste. Selon qu’ils mettent en leur conduite de la sagesse ou de la folie, ils tournent à bien ou à mal l’œuvre de la nature. Ainsi il est aisé de se rendre compte, par la situation de l’Italie, de ses doubles destinées aux temps anciens et jusqu’à une époque récente : l’action énergique qu’elle exerça au dehors lorsque ses habitants ne formèrent qu’un seul peuple entouré de tribus divisées, puis, quand ses forces furent épuisées et l’union détruite, les malheurs qui fondirent sur elle de tous les points de l’horizon ; l’Italie, en un mot, maîtresse du monde qui l’entoure, et l’Italie que tous ses voisins se disputent.

Il est une autre considération importante. Si la place occupée par l’Italie, au vrai centre de l’ancien monde, favorisa sa fortune dans les jours de farce et lui valut tant d’ennemis dans sa faiblesse, cette faiblesse même qui livra d’abord la péninsule aux Romains et, après eux, durant quatorze siècles, à l’étranger, n’est-ce pas sa conformation physique qui en a été la cause principale ?

Entourée de trois côtés par la mer, du quatrième par les Alpes, l’Italie est une presqu’île qui s’allonge au sud en deux pointes, tandis qu’elle s’élargit au nord en un demi-cercle de hautes montagnes, que domine majestueusement, avec ses neiges étincelantes, la cime quelquefois appelée par les Lombards la Rosa dell’ Italia. Sans le mont Blanc, le mont Rose serait le sommet le plus élevé des Alpes, mais il ne s’abaisse que de 176 mètres au-dessous du géant de l’Europe[1]. L’Italie a donc une partie péninsulaire et une partie continentale : deux régions distinctes par leur configuration, leur origine et leur histoire. L’une, vaste plaine, traversée par un grand fleuve qui l’a formée de ses alluvions, a été, dans tous les temps le champ de bataille des ambitions européennes ; l’autre, étroite chaîne de montagnes ravinée par des rivières torrentueuses et secouée par les volcans, a presque toujours eu des destinées contraires.

Cette presqu’île, c’est la véritable Italie, un des pays les plus divisés qu’il y ait au monde. Dans ses innombrables vallées, dont beaucoup communiquent difficilement entre elles, ses peuples ont pris cet amour de l’indépendance qu’ont montré dans tous les temps les populations des montagnes, et aussi ce qui compromet cette liberté tant aimée, le besoin de la vie à l’écart : autant d’États que de vallées, autant de dieux que de villages. Jamais l’Italie ne serait sortie de son obscurité, si, du milieu de toutes ces tribus, ne s’était dégagé un principe énergique d’association. A force d’habileté, de courage et de persévérance, le sénat et ses légions triomphèrent des obstacles physiques, comme des intérêts et des passions qui s’étaient formés derrière ces abris ; ils réunirent tous les peuples italiens et firent de la péninsule entière une seule cité[2].

Mais, comme le chêne abaissé et entrouvert par Milon, qui se relève quand les forces de l’athlète vieilli s’épuisent et qui le saisit à son tour, la nature, un moment vaincue par l’énergie romaine, reprit son empire, et, quand Rome tomba, l’Italie, rendue à elle-même, retourna à ses éternelles divisions, jusqu’au jour où l’idée moderne des grandes nationalités fit pour elle ce que, vingt-trois siècles auparavant, avait fait la politique la plus habile servie par la plus puissante organisation militaire.

L’Italie était donc destinée, par sa position géographique. à jouer un grand rôle dans les affaires du monde, soit qu’elle agit au dehors, soit qu’elle devînt elle-même le prix de luttes héroïques. Aussi Rome n’est pas un accident, un hasard, dans l’histoire de la péninsule ; c’est le moment où les Italiens, pour la première fois réunis, ont atteint le but promis à leurs communs efforts : la puissance par l’union. Sans doute l’histoire a été souvent forcée de dire, comme Napoléon : L’Italie est trop longue et trop divisée ! Mais lorsque, des Alpes au canal de halte, il ne se trouva plus qu’un seul peuple et un même intérêt, une fortune incomparable devint le lot glorieux de ce beau pays, qui avait 600 lieues de côtes, avec de braves populations de montagnards et de marins, des provinces fécondes et des ports naturels au pied de forêts séculaires, qui commandait à deux mers et tenait la clef du passage de l’un à l’autre des deux grands bassins de la Méditerranée. Entre l’Orient, qui s’effondrait dans l’anarchie, et l’Occident, qui n’était pas encore né à la civilisation, l’Italie, unie et disciplinée, prit naturellement la première place Cette phase de l’humanité a mis dix siècles à naître, grandir et s’étendre, et l’histoire de ces dix siècles est ce qu’on appelle l’histoire de Rome.

Un poète moderne a fait en un seul vers l’exacte description de ce pays :

Ch’ Apennin parte e ‘l mar circonda e l’Alpe.

Les Alpes, qui séparent l’Italie du reste de l’Europe, ont, de Savone à Fiume, un développement de 1150 kilomètres environ ; leur épaisseur est de 130 à 180 kilomètres sous les méridiens du Saint-Gothard et du Septimer, de plus de 1260 dans le Tyrol[3]. Les neiges éternelles entassées sur leurs cimes forment une immense mer de glace dont la fonte alimente les fleuves de la haute Italie et qui trace sur le ciel son profil éclatant. Mais la ligne de faîte, plus rapprochée de l’Italie que de l’Allemagne, ne partage pas cet épais massif en deux portions égales. Comme toutes les grandes chaînes des montagnes européennes[4], les Alpes ont leur pente moins rapide au nord, par où sont venues toutes les invasions, et leur escarpement au sud, du côté qui les a toutes reçues[5]. Sur le versant français et allemand, les montagnes vont à la plaine par de longs contreforts qui ménagent la descente, tandis que, vu du Piémont, le mont Blanc se présente comme un mur de granit taillé à pic jusqu’à plus de 3000 mètres au-dessous de la cime. L’homme s’est arrêté au pied de ces pentes qui ne retiennent ni l’herbe ni la neige; et l’Italie septentrionale, qui a peu de pâturages alpestres, n’est pas défendue par une race de vaillants montagnards comme celle qui couvre le Dauphiné, la Suisse et le Tyrol[6].

Dans cette différence d’inclinaison et d’étendue entre les deux versants, se trouve une des causes qui ont assuré les premiers succès des expéditions dirigées contre l’Italie. Maîtres du versant septentrional, les assaillants n’ont besoin que d’un jour ou deux de marche pour descendre clans le plus riche pays[7]. Aussi l’Italie ne put-elle jamais échapper aux invasions ni rester en dehors des guerres européennes, malgré sa formidable barrière des Alpes et leurs cimes colossales, qui, vues de près, disait Napoléon, semblent des géants de glace chargés de défendre l’accès de la belle contrée[8].

Aux Alpes se rattachent, près de Savone, les Apennins, qui traversent toute la péninsule, ou plutôt qui l’ont formée et qui lui donnent son caractère. Leur altitude moyenne en Ligurie est de 1000 mètres, du double en Toscane, où les cols de Pontremoli, entre Sarzane et Parme, de Fiumalbo, entre Lucques et Modène, de Futa, entre Florence et Bologne sont à une hauteur de 1000 à 1200 mètres : ce qui explique pourquoi l’Étrurie fut longtemps protégée par ces montagnes contre les Gaulois cisalpins et quelques mois contre Hannibal.

Les cimes les plus élevées de toute la chaîne apennine se trouvent, à l’est de Rome, dans le pays des Marses et des Vestins : le Velino, 2487 mètres, et le Monte Corno, 2302, d’où l’on découvre les deux mers qui baignent l’Italie et les monts d’Illyrie sur la rive orientale de l’Adriatique. A cette hauteur, un pie des Alpes ou des Pyrénées se-rait couvert de neiges éternelles; sous la latitude de Rome, ce n’est pas assez pour la formation d’un glacier, et le Monte Corno n’a plus de neiges à la fin de juillet ; mais il a toujours les paysages alpestres, et les ours, les chamois des grandes montagnes.

Trois branches se séparent, à l’ouest, de la chaîne centrale et couvrent de leurs ramifications une partie considérable de l’Étrurie, du Latium et de la Campanie. Un de ces rameaux, après s’être abaissé jusqu’au niveau de la plaine, se relève à son extrémité en un roc presque insulaire, le promontoire de Circé (Monte Circello), où l’on montre la grotte de la puissante magicienne. Tibère, qui, en fait de démons, ne craignait ni ceux du passé ni ceux du présent, se fit construire une villa près de ce lieu redouté.

Du versant oriental de l’Apennin, il ne se détache que des collines qui descendent en ligne droite vers l’Adriatique. Mais, comme le Vésuve sur la côte opposé (1052 mètres), le Monte Gargano forme, au-dessus du golfe de Manfredonia, un groupe isolé, dont une cime s’élève à 1614 mètres. D’antiques forêts couvrent cette montagne, toujours battue par les vents impétueux qui labourent l’Adriatique.

Au-dessous de Venosa (Venusia), l’Apennin se divise en deux branches qui entourent le golfe de Tarente : l’une parcourt les terres de Bari et d’Otrante, et va mourir en pente douce au cap de Leuca ; l’autre forme, à travers les Calabres, une suite de plateaux ondulés dont un seul, la Bila, haut de 1500 mètres, n’a pas moins de 80 kilomètres de long, de Cosenza à Catanzaro. Couverte autrefois d’impénétrables forêts, la Sila était l’asile des esclaves fugitifs (Bruttiens), et fut la dernière retraite d’Hannibal en Italie, Aujourd’hui de beaux pâturages ont en partie remplacé ces forêts, d’où Rome et Syracuse tiraient des bois de construction. Mais la température y est toujours basse pour un pays italien, et, malgré une latitude de 38 degrés, la neige y séjourne six mois de l’année[9]. Plus au sud encore, une des cimes de l’Aspromonte mesure 1335 mètres d’altitude. Aussi, tandis qu’au delà du cap de Leuca il n’y a plus que la mer d’Ionie, par delà le phare de Messine c’est l’Etna et le triangle des montagnes siciliennes, évidente continuation de la chaîne apennine.

Les deux versants de l’Apennin ne différent pas moins que les deux revers des Alpes[10]. Sur l’étroite côte que baigne la mer Supérieure ou Adriatique sont de gras pâturages, des collines boisées que séparent les lits profonds des torrents, un rivage uni, point de port (importuosum littus), point d’îles au large[11], et une mer orageuse, enfermée entre deux chaînes de montagnes, comme une longue vallée où les vents s’engouffrent et s’irritent de tous les obstacles qu’ils rencontrent. A l’ouest, au contraire, l’Apennin s’éloigne de la mer, et de grandes plaines, traversées par des fleuves au cours tranquille, des golfes immenses, des ports naturels, des îles nombreuses et une nier souvent paisible, invitent à l’agriculture, à la navigation, au commerce. De là trois populations distinctes et ennemies : les marins prés des ports, les laboureurs dans la plaine, les pâtres dans la montagne, ou, pour les appeler par leur nom historique, les Grecs italiotes et les Étrusques, Rome et les Latins, les Marses et les Samnites[12].

Ces plaines de la Campanie, du Latium, de l’Étrurie et de la Pouille, ne couvrent cependant, malgré leur étendue, qu’une bien faible partie de la péninsule, qui se présente, dans son caractère le plus général, comme un pays hérissé de montagnes et coupé d’étroites vallées. Comment s’étonner qu’on voie si longtemps le morcellement politique sur un sol que la nature elle-même a tant divisé ! Ælien y comptait jusqu’à 1197 cités dont chacune avait eu ou avait rêvé une vie indépendante.

Les Apennins n’ont ni glaciers, ni grands fleuves, ni les aiguilles élancées des Alpes, ni les finasses colossales des montagnes pyrénéennes. Leurs cimes nues et tourmentées, leurs flancs souvent décharnés et stériles, les profondes et sauvages ravines qui les sillonnent, contrastent avec la douceur des contours et la riche végétation des montagnes subapennines. Ajoutez, à chaque pas, de belles ruines rappelant d’imposants souvenirs, l’éclat du ciel, les grands lacs, les rivières qui tombent des montagnes, les volcans avec des capitales à leur pied, et, partout à l’horizon, la mer qui scintille, calme et unie, ou terrible, quand ses vagues soulevées par le sirocco ou par des convulsions sous-marines viennent déchirer la côte et prendre un jour Amalfi, un autre Baïa ou Pæstum. 

L’Europe n’a de volcans en activité que dans la péninsule et les îles italiennes. Dans l’antiquité, les feus souterrains agissaient depuis les Alpes carniques, on l’on a reconnu des roches d’origine ignée, jusqu’à l’île de Malte, dont une partie s’est abîmée dans la mer[13].

Les montagnes basaltiques du Tyrol méridional, du Véronais, du Vicentin et du Padouan ; près du Pô, la catastrophe de Velleja ensevelie par un tremblement de terre ; dans la Toscane, les bruits souterrains, les continuels ébranlements du sol et ses déchirements subits qui faisaient de l’Étrurie la terre des prodiges ; sur les bords du Tibre, la tradition de Cacus vomissant des flammes[14], le gouffre de Curtius, les déjections volcaniques qui forment le sol même de Rome et toutes ses collines, le Janicule excepté ; les coulées de laves descendues des collines d’Albe et de Tusculum ; l’immense cratère (60 kilomètres de tour) dont le bord effondré laisse voir le lac charmant d’Albano et celui de Nemi que les Romains appelaient le Miroir de Diane ; la légende de Cæculus élevant à Préneste des murailles de flammes ; l’énorme entassement de laves et de débris que portent les flancs du Volture[15] ; les îles sorties de la mer, dont parie Tite Live ; les champs Phlégréens, les antiques éruptions de file d’Ischia, du Vésuve et de l’Etna, et tant de cratères éteints, montrent l’Italie tout entière comme ayant été autrefois placée sur un immense foyer volcanique.

Aujourd’hui l’activité des feux souterrains semble s’être concentrée au milieu de cette ligne, dans le Vésuve dont les éruptions menacent toujours Ies charmantes villes qui s’obstinent à vivre près de ce voisin redoutable ; dans l’Etna, qui, par une de ses convulsions, arracha la Sicile de l’Italie[16], et clans les îles Lipariennes placées au centre de la sphère d’ébranlement de la Méditerranée. Au nord, on ne trouve plus que des cratères à demi comblés[17], les collines volcaniques de Rome, de Viterbe et de Sainte-Agathe, près de Sessa, les eaux charades et les sources inflammables de la Toscane, les feux ou fontaines ardentes de Pietra Mala et de Barigazzo, ceux enfin du jardin d’Enfer, Orio dell’ Inferno[18].

Avant l’année 79 de notre ère, le Vésuve semblait un volcan éteint ; la population et la culture étaient montées jusqu’à son sommet, lorsque, se ranimant tout à coup, il ensevelit Herculanum, Pompéi et Stabies sous une masse énorme de cendres et de débris. En 473, suivant Procope, telle fut la violence de l’éruption, que les cendres emportées par les vents allèrent jusqu’à Constantinople. En 1794, un de ces courants de laves incandescentes qui ont parfois 14.000 mètres de longueur sur 100 à 400 de largeur, et une épaisseur de 8 à 10, détruisit la belle ville de Torre del Greco. Des pierres étaient lancées à 1200 mètres, des gaz méphitiques détruisaient au loin toute végétation, et, à la distance de 16 kilomètres, on ne marchait en plein jour qu’aux flambeaux.

M. de Humboldt a remarqué que la fréquence des éruptions est en raison inverse de la grandeur du volcan. Depuis que le cratère du Vésuve a diminué, ses éruptions, moins violentes, sont devenues presque annuelles. L’effroi a cessé ; la curiosité reste. De toutes parts les riches voyageurs accourent, et les Napolitains, qui oublient vite, disent de leur volcan, tout en exhumant Herculanum et Pompéi : C’est la montagne qui vomit de l’or.

En 1669, les habitants de Catane ne croyaient pas non plus aux vieux récits sur les fureurs de l’Etna, lorsqu’une immense coulée de lave descendit vers leur ville, en franchit les murailles et alla former dans la mer, en avant du port, une digue gigantesque. Heureusement, ce formidable volcan, dont la base a prés de 180 kilomètres de circonférence, d’où l’on découvre un horizon de 1200 kilomètres, et qui s’est élevé lui-même par l’entassement successif de ses laves à 3300 mètres, n’a que d’assez rares éruptions. Stromboli, au contraire, dans les îles Lipariennes, se signale au loin, la nuit par sa couronne de flammes, le jour par l’épaisse fumée qui l’enveloppe.

Enfermée entre l’Etna, le Vésuve et Stromboli, comme dans un triangle de feu, l’Italie méridionale est souvent ébranlée jusque dans ses fondements. Dans les trois derniers siècles, on n’a pas compté moins d’un millier de tremblements de terre, comme si cette partie de la péninsule reposait sur une couche de laves mouvantes. Celui de 1538[19] fendit le sol près de Pouzzoles, et il en sortit le Monte Nuovo, haut de 140 mètres, qui combla le lac Lucrin, dont un petit étang marque aujourd’hui la place. En 1783, la Calabre tout entière fut bouleversée, et quarante mille personnes périrent. La mer elle-même prit part à ces horribles convulsions : elle recula, puis revint haute de 13 mètres. Parfois des îles nouvelles surgissent : ainsi sont apparues, l’une après l’autre, toutes les îles Lipariennes. En 1831, un vais-seau de guerre anglais ressentit en pleine mer, sur les côtes de la Sicile, de violentes secousses et crut avoir touché ; c’était un volcan qui s’ouvrait. Quelques jours après, une île se montra, hante de 10 mètres. Déjà Anglais et Napolitains se la disputaient, quand la mer reprit dans une tempête ce que le volcan avait donné[20].

Pour l’Italie du sud, le danger est dans les feux souterrains; pour celle du nord et de l’ouest, il est dans les eaux, ici stagnantes et pestilentielles, là débordées, inondant les campagnes et ensablant les ports. De Turin à Venise la riche plaine que traverse le Pô, entre l’Apennin et les Alpes, n’offre pas une colline : aussi les torrents qui se précipitent de cette ceinture de montagnes neigeuses l’exposent, dans leurs débordements, à d’affreux ravages[21]. Ce sont eux qui l’ont créée, en comblant de leurs alluvions le golfe que l’Adriatique formait et dont l’existence est prouvée par les débris d’animaux marins retrouvés aux environs de Plaisance et de Milan[22], même par des pois-sons de l’Océan qui vivent encore dans ses lacs.

Descendu du mont Viso et rapidement accru par les eaux qui s’écoulent des flancs du géant alpestre[23], le Pô est le plus grand fleuve de l’Italie et un des plus célèbres du monde. S’il avait un libre débouché dans l’Adriatique, il ouvrirait à la navigation et au commerce un magnifique territoire. Mais la condition de tous les fleuves descendant à des mers qui, comme la Méditerranée, n’ont ni flux ni reflux est d’être impropre à la navigation maritime. Les torrents italiens arrivent au Pô chargés de limon et de sables qui exhaussent son lit[24], et forment, à son embouchure, ce delta devant lequel la mer recule chaque année de 70 mètres. Adria, qui précéda Venise dans la domination de l’Adriatique, est aujourd’hui à plus de 30 kilomètres dans les terres ; Spina, autre grande cité maritime, était dès le temps de Strabon à 30 stades de la côte qu’autrefois elle touchait[25] ; et Ravenne, station des flottes impériales, n’est plus entourée que de bois et de marais. Venise aussi a trop longtemps laissé engorger les canaux de ses lagunes par les atterrissements de la Brenta. Le           port du Lido, par où sortit la flotte qui portait quarante mille croisés, n’est maintenant abordable que pour les plus petits navires, et celui d’Albiola s’appelle le Porto secco.

L’extrémité nord-est de l’Italie est enveloppée d’un demi-cercle de montagnes qui envoient à l’Adriatique plusieurs cours d’eau[26] dont les lits profondément ravinés facilitent la défense contre une invasion partie des Alpes juliennes. De tous ces obstacles le dernier et le plus redoutable est l’Adige, large déjà au sortir des monts comme un puissant fleuve.

Dans l’Italie péninsulaire, l’Apennin est trop rapproché des deux mers pour leur envoyer de grands fleuves. Cependant l’Arno a 250 kilomètres de cours, et le Tibre 370. Mais ce roi des fleuves de l’ancien monde est d’un triste aspect ; ses eaux, constamment chargées de pouzzolane rougeâtre, ne peuvent servir ni à la boisson ni au bain, et, pour y suppléer, il fallut amener dans la ville, par de nombreux aqueducs, l’eau des montagnes voisines. De là un des caractères de l’architecture romaine : des arcs de triomphe et des voies militaires pour les légions, des cirques et des aqueducs pour les villes. Au reste, tous ces cours d’eau de l’Apennin ont le caractère capricieux des torrents[27] : larges et rapides au printemps, ils se dessèchent en été et restent dans tous les temps à peu près inutiles pour la navigation[28]. Mais que de beautés pittoresques le long de leurs rives et dans les vallées d’où leurs affluents descendent. Les cascatelles de Tivoli, une des plus charmantes choses qu’on puisse voir, font un délicieux contraste avec la grandeur farouche de la campagne romaine, et, près de Terni, à la cascade delle Marmore, le Velino tombe dans la Nera d’une hauteur verticale de 165 mètres, puis court en bondissant entre les roches énormes qu’il a détachées de la montagne.

Tous les lacs de la haute Italie sont, comme ceux de la Suisse, de creuses vallées (lac majeur 62 kilomètres, de Como 55, d’Iseo 22, de Garda 53), où les eaux des montagnes se sont accumulées jusqu’à ce qu’elles aient rencontré, dans la ceinture des rochers et des terres, l’échancrure par où elles se sont échappées en donnant naissance à des fleuves. Ceux de la péninsule, au contraire, remplissant d’anciens cratères ou des bassins encaissés entre des montagnes, n’ont point d’émissaires naturels et menacent souvent d’inonder, après les longues pluies ou à la fonte des neiges, les campagnes voisines : ainsi, le débordement du lac d’Albano, signal de la chute de Véies, et ceux du lac Fucin, qui montait parfois de 16 mètres et qu’on vient de dessécher. D’autres, comme le lac de Bolsena, sorte de mer intérieure qui a 40 kilomètres de circonférence, et le lac fameux de Trasimène, résultent d’un effondrement du sol[29]. Les pluies ont rempli ces cavités naturelles, et, comme les montagnes du voisinage sont peu élevées, elles y envoient tout juste assez d’eau pour compenser la perte produite par l’évaporation. C’est à peine s’il en sort d’insignifiantes rivières. La plus grande profondeur du lac de Trasimène ne va pas à 30 pieds aussi aura-t-il bientôt le sort du lac Fucin.

Des eaux stagnantes couvrent une partie du littoral à l’ouest et au sud : c’est le royaume, de la fièvre. Pline le Jeune parle de l’insalubrité des côtes d’Étrurie, où recommençait déjà la Maremme que les Étrusques avaient une première fois desséchée. Dans le Latium, la mer s’était autrefois étendue jusqu’au pied des monts de Setia et de Privernum à 16.000 mètres de son rivage actuel[30] ; et du temps de Strabon, toute la côte d’Ardée à Antium était marécageuse et insalubre ; au delà d’Antium commençaient les marais Pontins. La Campanie avait les marais de Minturnes et de Linternum. Plus au sud, les Grecs de Buxentum, d’Élée, de Sybaris et de Métaponte avaient creuser mille canaux pour dessécher le sol, avant d’y mettre la charrue. L’Apulie, jusqu’au Volture, avait été une vaste lagune, comme les pays voisins des bouches du Pô, jusqu’à 100 milles au sud de son embouchure moderne[31]. La Lombardie fut longtemps aussi un immense marais, et l’on attribuait aux Étrusques les premiers endiguements du Pô. Les bords de la Trébie, les territoires de Parme, de Modène, de Bologne, ne furent desséchés qu’après les travaux Æmilius Scaurus, qui, durant sa censure (109), creusa des canaux navigables entre Parme et Plaisance[32]. Rien de charmant et de perfide comme ces plaines de la mal’aria : ciel limpide, terre féconde où ondule sous la brise de mer un océan de verdure ; partout le calme et le silence, titi air doux et tiède qui semble apporter la vie, et qui donne la mort. Dans la Maremme, dit le proverbe italien, on s’enrichit en un an, mais on meurt en six mois.

…… La Maremma

Dilettevole molto e poco sana.

Combien de peuples autrefois heureux et puissants y dorment leur dernier sommeil ! Les cités aussi peuvent mourir, oppida posse mori, disait le poète Rutilius, en contemplant, il y a quinze siècles, les ruines croulantes d’une puissante ville d’Étrurie.

Contenir et diriger les eaux fut donc pour les Italiens non seulement un moyen, comme pour les autres peuples, de gagner des terres à l’agriculture, mais une question de vie ou de mort. Ces lacs au sommet des montagnes, ces rivières débordant chaque printemps ou changeant de lit, ces marais qui, sous le soleil italien, enfantent si vite la peste, les condamnaient à de constants efforts. Dés qu’ils s’arrêtèrent, ce qu’ils avaient péniblement conquis retourna à sa première nature[33]. Aujourd’hui Baïa, le délicieux séjour des nobles romains ; Pæstum, avec ses champs de roses tant, aimés d’Ovide, tepidi rosaria Pæsti ; la riche Capoue, et Cumes qui fut un temps la plus puissante cité de l’Italie, et Sybaris qui en était la plus voluptueuse, sont au milieu d’eaux stagnantes et fétides, dans la plaine fiévreuse, febbrosa, où la terre pourrie mange plus d’hommes qu’elle ne peut en nourrir. Les miasmes pestilentiels, la solitude et le silence ont aussi reconquis les bords du golfe de Tarente, autrefois couverts de tant de villes ; et la lèpre, l’éléphantiasis, montrent, dans la Pouille et les Calabres, les maladies hideuses des régions intertropicales où errent des eaux sauvages. Dans la Toscane, 100 kilomètres de côtes ; dans le Latium, 130 kilomètres carrés de pays, furent abandonnés aux influences délétères. Cette fois la colère de l’homme aida celle de la nature. Rome avait ruiné l’Étrurie et exterminé les Volsques ; mais les eaux envahirent le pays dépeuplé ; la mal’aria, gagnant de proche en proche, de Pise jusqu’à Terracine, s’étendit sur Rome même, et la ville éternelle expie maintenant, au milieu de son désert et sous son ciel insalubre, la guerre impitoyable que faisaient ses légions[34]. Au point où se rencontraient naguère la Maremme de Toscane et celle des États de l’Église, s’étend la plus triste des solitudes : pas une hutte, pas un arbre, mais d’immenses champs d’asphodèle, la plante des tombeaux. Un jour, il y a cinquante ans, un bœuf, de son pas pesant, fit écrouler une voûte cachée sous l’herbe: c’était une chambre funéraire qui s’ouvrait. On continua les fouilles ; en peu de temps 2000 vases ou objets d’art en sortirent, et la civilisation étrusque était retrouvée[35]. Mais la riche cité qui avait enfoui tant de merveilles dans ses sépulcres, aucun des historiens de Rome n’avait prononcé son nom, et nous ne le connaîtrions pas sans une inscription qui mentionne sa défaite et le triomphe de son vainqueur[36]. Les Vulcientes avaient livré la dernière bataille de la liberté étrusque. Quelles lourdes mains que celles de Rome et du temps, et que de florissantes cités elles ont détruites ! Mais aussi que de surprises réserve à l’avenir le sol italien, quand la mal’aria en sera chassée et que les villes tuées par elle livreront leurs secrets[37] !

Touchant aux grandes Alpes et voisine de l’Afrique, l’Italie a tous les climats, et peut avoir toutes les cultures. Sous ce double rapport, elle se divise en quatre régions : la vallée du Pô, les pentes de l’Apennin tournées vers la mer de Toscane, les plaines de la presqu’île et les deux pointes qui la terminent[38].

Les Calabres, la Pouille et une partie de la côte des Abruzzes ont presque le ciel et les productions de l’Afrique : un climat pur et sec, mais brûlant, et le palmier, qui, à Reggio, mûrit parfois ses fruits, l’aloès, le caroubier, l’oranger, le citronnier ; sur les côtes, des oliviers qui font, comme autrefois, la richesse du pays ; plus haut, jusqu’à six cents mètres, des forêts de châtaigniers qui couvrent une partie de la Sila. Mais de Pise jusqu’au milieu de la Campanie, entre la mer et le pied des montagnes, règne le mauvais air ; abandonné aux pâtres, et pourtant très fertile, il attend le travail de l’homme pour rendre ce qu’il donnait jadis. Déjà, dans la Toscane, le colmatage fait reculer la Maremme, qui, sur les points assainis, se repeuple.

Au-dessus de ces plaines s’étend, sûr les premières pentes de l’Apennin, de la Provence à la Calabre, la région des oliviers et des mûriers, des arbousiers, des myrtes, des lauriers et de la vigne. Celle-ci pousse avec tant de vigueur qu’on la voit s’élever jusqu’à la cime des peupliers qui la soutiennent, et que du temps de Pline on montrait à Populonia une statue de Jupiter taillée dans un cep de vigne. Plus haut, dans la montagne, les noyers, les chênes, les hêtres ; puis les pins, les mélèzes, la neige longtemps arrêtée et le vent glacial, feraient penser à la Suisse, si l’on n’était partout inondé de l’éblouissante lumière du ciel italien.

Mais c’est dans la vallée du Pô, à la descente des Alpes, que le voyageur reçoit ses premières et ses plus douces impressions. De Turin jusqu’au delà de Milan, il a toujours en vue à l’horizon la ligne des glaciers, que le soleil couchant colore de vives teintes de pourpre et fait resplendir comme un magnifique incendie qui courrait le long des flancs et sur les sommets des montagnes. Malgré le voisinage de ces neiges éternelles, le froid ne descend pas loin sur cette pente rapide, et quand le soleil plonge dans le cirque immense de la vallée du Pô, ses rayons, arrêtés et réfléchis par la muraille des Alpes, élèvent la température, et d’étouffantes chaleurs succèdent presque subitement à l’air glacial des hautes cimes[39]. Mais l’abondance des eaux, la rapidité de leur cours, la direction de la vallée qui s’ouvre sur l’Adriatique et en reçoit toutes les brises, rafraîchissent l’atmosphère et donnent à la Lombardie le plus délicieux climat. L’inépuisable fécondité du sol, engraissé par le limon que tant de fleuves ont apporté, développe partout une végétation puissante ; en une nuit, dit-on, l’herbe broutée la veille repousse[40], et la terre, qu’aucune culture n’épuise, ne se repose jamais.

Tel est l’aspect général de l’Italie. — Pays de continuelles oppositions : plaines et montagnes ; neiges et soleil brûlant ; torrents desséchés ou impétueux ; lacs aux eaux limpides, dans le fond de vieux cratères, et marais pestilentiels, dont l’herbe cache des cités autrefois populeuses. — A chaque pas un contraste : la végétation africaine au pied de l’Apennin, la végétation du Nord sur les cimes. — Ici, sous le ciel le plus pur, la mal’aria, qui tue en une nuit le voyageur endormi ; là des terres d’une intarissable fécondité[41], et au-dessus le volcan avec ses laves menaçantes. — Ailleurs, sur un espace de quelques lieues, soixante-neuf cratères et trois villes ensevelies. — Au nord, des fleuves qui noient les campagnes et refoulent la mer ; au sud, des tremblements de terre qui ouvrent des abîmes ou renversent des montagnes. — Tous les climats, tous les accidents du sol réunis; en un mot, une image réduite du monde ancien[42], et cependant d’une originalité puissante.

Au milieu de cette nature capricieuse et mobile, mais partout énergique dans le bien comme dans le mal, viendront des hommes dont la diversité d’origine sera constatée dans les pages suivantes; mais dès à présent, nous savons, par l’étude du sol italien, que la population placée dans des conditions de territoire et de climat qui varient à chaque canton, ne sera point soumise à une de ces influences physiques dont l’action, toujours la même, produit les civilisations uniformes et réfractaires aux influences du dehors.

Dans cette description générale de l’Italie nous avons souvent passé, sans nous y arrêter, près de ces collines de Rome, qui, malgré leur modeste allure, dépassent en renommée les plus orgueilleuses cimes du monde. Elles méritent une étude particulière.

La terre est un grand livre où la science étudie des révolutions à côté desquelles les nôtres ne sont que jeux d’enfants. Quand le géologue interroge le sol de Rome et de ses environs, il le voit formé, comme le reste de la péninsule, par la double action des volcans et des eaux. On y a trouvé des restes d’éléphants, de mastodontes, de rhinocéros et d’hippopotames, preuve qu’à un certain moment des temps géologiques le Latium faisait partie d’un vaste continent soumis à une température africaine et où de puissants fleuves couraient à travers des plaines immenses. A une autre époque, quand les glaciers descendaient si loin dans la vallée du Pô et que l’Adriatique arrivait au voisinage de leurs moraines terminales, la mer de Toscane couvrait aussi la campagne romaine. Elle y formait un golfe demi-circulaire dont le Soracte et le promontoire Circéien étaient les extrémités[43].

Au fond de cette mer primordiale s’ouvrirent des volcans dont les laves fluides furent déposées par les flots en couches horizontales qu’aujourd’hui on retrouve mêlées à des débris organiques depuis Rome jusqu’à Radicofani. Ces laves, agglutinées par les eaux et le temps, sont devenues le péperin, tuf compacte dont la Rome royale et républicaine a été bâtie ; quand elles sont restées à l’état granuleux, elles ont donné la pouzzolane qui a servi à faire le ciment si tenace des murailles romaines. Cette pouzzolane forme les sept collines de la rive gauche, le Capitole seul est presque entièrement composé d’un tuf poreux : il fallait un noyau plus solide à cette colline qui devait être le trône du monde[44].

Quand les redoutables volcans des monts Albains eurent soulevé le Latium au-dessus de la mer, les laves sorties de leurs cratères s’épanchèrent sur les flancs de la montagne, et l’un de ces courants enflammés descendit, à travers la plaine nouvelle, jusqu’à Capo di Bove[45]. De ces laves refroidies Rome a tiré les dalles dont elle a couvert la voie Appienne, où on les voit encore.

Formée au sein des eaux dont elle reproduit tour à tour les molles ondulations ou la surface aplanie, remaniée ensuite par les volcans des monts Albains, la campagne romaine est sillonnée de petites collines et de bas-fonds, sol bossué, disait Montaigne, dont les eaux douces remplirent les cavités. C’étaient autrefois des lacs limpides, ce sont aujourd’hui des mares insalubres[46], et un savant homme, Procchi, attribue à l’influence de l’aria cattiva le caractère sombre, violent et irritable de ceux qui couvent dans leurs veines le germe de la fièvre des Maremmes. Tous les voyageurs l’ont remarqué : autant, sous son beau ciel et au bord de cette joyeuse nier du golfe napolitain, la population est rieuse, folle et bruyante ; autant celle de Rome, au milieu de cette campagne majestueuse et sévère, est triste, taciturne et prompte à jouer du couteau. Nous retrouverons cette dureté dans toute l’histoire de Rome, car l’homme a beau se dire intelligent et libre, la nature qui l’enveloppe met sur lui son empreinte, et, pour le plus grand nombre, cette empreinte est ineffaçable.

On dirait que la même influence agit sur tous les êtres animés : les buffles et les grands bœufs, aux cornes formidables, qui errent dans la campagne romaine, sans pourtant souffrir du mauvais air, sont aussi farouches que les pâtres qui les conduisent, et il n’est pas prudent à l’étranger de s’aventurer dans leur voisinage.

Tandis que le volcan travaillait pour fournir à Rome l’indestructible pavage de ses voies militaires, les cascatelles de Tivoli, plus puissantes alors qu’elles ne le sont à présent, et les eaux des lacs voisins saturées d’acide carbonique ou d’hydrogène sulfuré, formaient le travertin, calcaire léger et blanchâtre qui durcit à l’air en prenant des teintes chaudes et orangées. Rome en construisit tous ses temples, le Colisée et les monuments de l’époque impériale.

L’architecture d’un peuple dépend des matériaux qu’il a sous la main. La brique donne à Londres sa tristesse, comme Paris doit son élégance à nos calcaires si faciles à travailler. Le marbre faisait Athènes étincelante de beauté. Rome fut sévère avec son péperin grisâtre, massive avec soit travertin découpé en larges assises, jusqu’aux jours où, avec les marbres précieux, débarqués à Ostie elle pourra se donner toutes les magnificences architecturales ; de sorte que sa ruine même en glorieuse ; et encore retient-elle, au tombeau, les marques et l’image de l’empire. (Montaigne)

Le Tibre était bien plus considérable qu’aujourd’hui, car il recevait alors toute la Chiana, peut-être une pute de l’Arno, et emportait à la mer, avec les eaux de la Sabine, celles d’une grande étendue de l’Apennin toscan. Ses flots couvraient l’emplacement de Rome d’un lac large et profond. On a trouvé des coquilles fluviales sur le Pincio, l’Esquilin, l’Aventin et le Capitole à 40 et 50 mètres au-dessus du Tibre actuel. Le fleuve, barré sans doute par les collines de Decimo, avait accumulé ses eaux derrière cet obstacle qu’il finit par emporter.

L’homme parut de bonne heure sur ce sol. Dans les terrains quaternaires du bassin de Rome, on a trouvé ses restes et des silex qu’il avait taillés ou polis mêlés à des ossements de cervus elephas, de renne et de bos primigenius[47]. Aux outils de pierre succédèrent, comme partout, des outils de bronze. L’homme, alors armé, put combattre les fauves, puis la nature elle-même. Mais il se passa bien des siècles avant que ce travail produisit quelques effets utiles.

Aux premiers jours de Rome, le Forum, le Champ de Mars, le Vélabre, la vallée entre l’Aventin et le Palatin (vallis Murcia) que le Grand Cirque remplit plus tard en entier, enfin, tous les lieux bas, au pied des sept collines, étaient des terrains marécageux où le fleuve revenait souvent et où il revient encore. C’est d’un bourbier que sortira la plus belle cité du monde.

Pour se défendre, le Capitolin et le Palatin étaient des refuges assurés ; mais, pour vivre et s’étendre, il fallait descendre des collines et combattre les eaux vagabondes ou stagnantes, sur lesquelles planait déjà la mal’aria. La Fièvre eut de bonne heure, sur le Palatin, un autel où l’on essayait de conjurer, par des prières et des sacrifices, sa fatale influence[48]. Mais ce peuple superstitieux était en même temps un peuple énergique. Ce qu’il demandait aux dieux, il le demanda aussi à son travail, et cette lutte contre la nature, prépara la lutte contre les hommes. Dans cette couvre de remaniement du sol romain, il fut aidé par les Étrusques, qui savaient drainer les plaines fangeuses et construire, pour la direction des eaux souterraines, des monuments impérissables. L’entrée de l’art étrusque à Rome était une nécessité géographique, comme la vie laborieuse et rude des premiers Romains en fut une autre, et l’on verra qu’avec l’art y entrèrent beaucoup d’institutions civiles et religieuses de l’Étrurie.

 

II. Anciens peuples de l’Italie – Pélasges et Ombriens

L’Italie n’a point, comme la France, l’Angleterre, l’Allemagne et la Scandinavie, gardé les traces nombreuses d’une race antérieure à l’époque où l’homme savait déjà ouvrir le sein de la terre avec des instruments de métal : du moins elle semble jusqu’à présent n’avoir eu qu’en de certains points ce qu’on a appelé l’âge de pierre[49]. Séparée du reste du monde par les Alpes et la mer, elle ne fut peuplée qu’après les vastes pays d’accès facile; qui bordent par l’est, le nord et l’ouest, le pied de ses montagnes. Mais, ces régions une fois habitées, l’Italie a été le point de l’Europe où se sont rencontrées le plus de races étrangères. Tous les pays qui l’entourent contribuèrent à former sa population, et chaque révolution qui les troubla lui valut un nouveau peuple. Ainsi, après de longues guerres, l’Espagne lui envoya les tribus ibériennes des Sicanes; de la Gaule vinrent les Ligures, les Celtes Sénonais, Boïens, Insubriens et Cénomans; des grandes Alpes, les Étrusques; des Alpes juliennes, les Vénètes; de la côte orientale de l’Adriatique et du Péloponnèse, de nombreuses tribus illyriennes et pélasgiques; de la Grèce, ces Hellènes débarqués en si grand nombre dans l’Italie méridionale, qu’elle en porta le nom de Grande-Grèce ; de l’Asie Mineure, les Pélasges lydiens; des côtes enfin de la Syrie et de l’Afrique, les colonies, plus certaines, que Tyr et Carthage établirent clans les deux grandes îles italiennes. Et, s’il fallait en croire le patriotique orgueil d’un de ses historiens[50], ce serait à l’Égypte et au monde lointain de l’Orient que l’Étrurie aurait dû ses doctrines religieuses, ses arts et son gouvernement sacerdotal.

L’Italie fut donc le commun asile de tous les fugitifs de l’ancien monde. Tous y vinrent avec leur langue et leurs mœurs ; beaucoup y conservèrent leur caractère primitif et leur indépendance, jusqu’à ce que, dit milieu d’eux, s’élevât une cité qui forma à leurs dépens sa population, ses lois et sa religion : Rome, asile elle-même de toutes les races et de toutes les civilisations italiennes[51].

Toutes les races italiotes appartenaient à la grande famille indo-européenne qui, descendue des hautes régions de l’Asie centrale, a successivement peuplé une partie de l’Asie occidentale et toute l’Europe. Quand elles pénétrèrent dans la péninsule, elles étaient déjà arrivées à ce degré de civilisation qui tient le milieu entre l’état pastoral ou nomade et l’état agricole ou sédentaire. Les noms géographiques les plus anciens en fournissent la preuve : l’Œnotrie était le pays de la vigne, l’Italie celui des bœufs, le nom des Opici signifiait travailleurs des champs, et les premiers moyens d’échange furent les bestiaux, pecus d’où pecunia. Il semble que Sybaris ait voulu, comme Buxentum, conserver ce souvenir. Une de ses médailles porte, au droit et au revers, l’image d’un bœuf[52].

Les plus anciennes de ces populations semblent avoir appartenu au peuple mystérieux des Pélasges[53], qu’on retrouve confusément à la tête de tant d’histoires, quoiqu’il n’ait laissé de lui-même que son nom et des constructions indestructibles. Après avoir porté son industrieuse activité dans la Grèce et ses îles, dans la Macédoine et l’Épire, dans l’Italie et peut-être jusqu’en Espagne, il disparut, poursuivi, selon l’antique légende, par les puissances célestes et livré à des maux sans fin.

Au commencement des temps historiques, on ne rencontre de ce grand peuple que des débris incertains, comme on découvre au sein de la terre les restes mutilés des créations primitives. C’est tout un monde enseveli, une civilisation précoce arrêtée et que les tribus victorieuses ont calomniée après l’avoir détruite. — Des victimes humaines ensanglantaient, dit-on, leurs autels, et dans un vœu ils offrirent la diane de leurs enfants. Les prêtres dirigeaient à leur gré les nuages et la tempête, appelaient la neige et la grêle, et, par leur pouvoir magique, changeaient les formes des objets ; ils connaissaient les charmes funestes ; leur regard fascinait les hommes et les plantes ; sur les animaux, sur les arbres, ils répandaient l’eau mortelle du Styx, et, s’ils savaient guérir, ils savaient aussi composer les poisons subtils. — Ainsi, dans les mythologies du Nord, les Goths ont relégué aux extrémités de la terre, sous la figure de nains industrieux et de magiciens redoutables, les Finnois, qu’ils avaient dépossédés. Comme les Pélasges, les Finnois ouvrent les mines ou travaillent les métaux, et ce sont eux qui forgent pour les dieux odiniques les liens indissolubles du Loup Fenris, comme Vulcain, le dieu pélasgique, avait fabriqué, pour des divinités nouvelles aussi, les chaînes de Prométhée.

Il semble donc qu’il y eut au nord et au sud de l’Europe deux grands peuples qui connurent les premiers arts et commencèrent cette lutte contre la nature physique que notre civilisation moderne continue avec tant d’éclat. Hais tous deux furent domptés, et maudits après leur défaite, par des tribus guerrières qui regardaient le travail comme une œuvre servile, et firent de l’esclavage la loi du monde ancien.

En Italie, où leurs premières colonies arrivèrent à une époque reculée, les Pélasges couvrirent, sous divers noms, la plus grande partie du littoral de la péninsule. Au nord, dans les basses plaines du Pô, et sur les côtes de l’ouest, depuis l’Arno, étaient des Sicules, fondateurs de Tibur dont un quartier s’appelait le Sicélion[54] ; au sud-ouest, des Chones, des Morgètes et surtout des Œnotriens, qui avaient, comme les Doriens de Sparte, des repas publics ; au sud-est, des Dauniens, des Peucétiens et des Messapiens, divisés en Calabrais et en Salentins, qu’une tradition fait venir de la Crète ; à l’est enfin, des Liburnes, de cette race illyrienne qu’il faut peut-être confondre avec la race pélasgique[55].

Les Tyrrhénien étaient probablement un de ces peuples pélasgiques. Une tradition grecque, d’accord avec les documents égyptiens, les faisait venir de Lydie. Aux jours du roi Atys, fils de Manès, il y eut une grande famille par toute la terre de Lydie… Le roi se résolut à partager la nation par moitié et à faire tirer lés deux portions au sort les uns devaient demeurer dans le pays, les autres s’exiler. Il continuerait de régner lui-même sur ceux qui obtiendraient de rester : aux émigrants, il assigna pour chef son fils Tyrsènos. Le tirage accompli, ceux qui étaient destinés à quitter le pays descendirent à Smyrne, construisirent des navires, y chargèrent tout ce qui pouvait leur être utile et s’en allèrent à la recherche d’une terre hospitalière. Après avoir suivi bien des rivages, ils parvinrent dans l’Ombrie maritime, où ils fondèrent des villes qu’ils habitent jusqu’à ce four. Ils quittèrent leur nom de Lydiens et, d’après le fils du roi qui leur avait servi de guide, se firent appeler Tyrséniens[56]. Ces villes, dont parle Hérodote, s’élevaient au nord des bouches du Tibre, par conséquent fort près de Rome : c’étaient Alsium, Agylla ou Cære[57], Pyrgi, qui lui servait de port, Tarquinies, qui joua un si grand rôle dans l’histoire romaine et, peut-être, aux bouches de l’Arno, la cité de Pise dont la population parlait grec.

Le récit d’Hérodote est fabuleux, mais il peut rappeler une émigration véritable. Du temps des empereurs, cette tradition était nationale à la fois à Sardes et dans l’Étrurie[58]. Quoi qu’il en soit de cette origine, les Pélasges tyrrhéniens eurent une puissance qui étendit au loin leur nom, car, malgré la conquête du pays par les Rasenas, les Grecs ne connurent jamais entre le Tibre et l’Arno que le peuple des glorieux Tyrrhéniens[59], et les Athéniens ont consacré dans la belle frise du monument choragique de Lysicrate le souvenir des exploits d’un de leurs dieux contre les pirates sortis des ports de la Tyrrhénie.

Mais, tout en admettant l’existence de ces Tyrrhéniens, il n’est pas nécessaire de leur sacrifier Ies Étrusques. Les Romains, qui certainement ne l’avaient pas appris des Grecs, appelaient Tusci ou Etrusci[60] les Rasenas, leurs voisins, et les tables Eugubines, monument ombrien, les nomment également Turscum, preuve évidente que le nom des Tyrrhéniens était national aussi dans l’Étrurie. Et que peut signifier cet usage indigène de deux noms, si ce n’est la coexistence de deux peuples ? Après la conquête, les Tyrrhéniens ne furent ni exterminés ni bannis ; leur nom même prévalut chez les nations étrangères, comme en Angleterre le nom des Anglo-Saxons sur celui des conquérants normands ; et les progrès ultérieurs de la puissance étrusque parurent être ceux des anciens Tyrrhéniens.

Les Pélasges formèrent donc sur les côtes occidentales de la péninsule une première couche de population, que recouvrirent bientôt d’autres peuples. Au milieu de ces nouveaux venus, les anciens maîtres de l’Italie, comme les Pélasges de la Grèce, perdirent leur langue, leurs moeurs, leur liberté et jusqu’au souvenir de ce qu’ils avaient été. Il ne resta d’eux que les murailles cyclopéennes de l’Étrurie et du Latium, blocs énormes posés sans ciment, et qui ont résisté au temps comme aux hommes[61]. Quelques Pélasges cependant échappèrent et, cédant au mouvement de l’invasion qui s’opérait du nord au sud, gagnèrent de proche en proche la grande île à laquelle les Sicules donnèrent leur nom, et où les Morgètes les suivirent[62]. Pour ceux qui préférèrent à l’exil la domination étrangère, ils formèrent dans plusieurs parties de l’Italie une classe inférieure, qui resta fidèle, dans son abaissement, à cette habitude du travail, un des caractères de leur race. Dans l’Œnotrie, les occupations basses ou serviles, c’est-à-dire toute l’industrie[63], demeura leur partage, comme dans l’Attique, olé on leur avait confié la construction de la citadelle d’Athènes, de sorte que ces arts étrusques si vantés, ces figures en bronze[64] et en terre cuite, ces dessins en relief, ces vases peints, semblables à ceux de Corinthe, etc., seraient l’œuvre des Pélasges restés serfs et artisans sous les lucumons étrusques.

Leur religion est aussi obscure que leur histoire. Elle se rattachait au culte des Cabires de Samothrace, Axieros, Axiokersa, Axiokersos et Casmilos, dieux cosmiques, personnifications du feu terrestre et du feu céleste, qui convenaient à des peuples mineurs et forgerons. Plus tard, on identifia les Cabires avec des divinités grecques. Ainsi, sur un Hermès fameux du Vatican, Axiokersos est associé à Apollon-Soleil, Axiokersa à Vénus et Casmilos l’ordonnateur à Éros. Le dieu suprême, Axieros, restait au-dessus de la triade émanée de lui.

On a dit que toutes les religions de l’antiquité ont été les cultes de la nature naturante et de la nature naturée. L’expression est barbare, mais elle est juste. De ces religions, les unes appartenaient au pur naturalisme ; les secondes ont donné naissance à l’anthropomorphisme, par lequel toutes finissent.

Les Cabires étant considérés comme le principe des choses, le symbole de la génération, jouait un rôle important dans leur culte et dans leur histoire figurée[65]. Sur un miroir tusco-tyrrhénien du quatrième siècle avant notre ère, on voit deux des trois Cabires dont on avait fait les Dioscures Castor et Pollux, tuant le plus jeune sous les yeux de Vénus, qui ouvre la ciste où sera enfermée la dépouille du dieu, et en présence de la sage Minerve assistant, calme et sereine, à cette mort qui n’est pas une mort véritable. La vie, en effet, sort de la mort : le dieu ressuscitera, quand Mercure l’aura touché de sa baguette magique.

L’initiation aux mystères de file de Samothrace resta un acte de haute piété pour les Romains comme pour les Grecs. Rome fat môme mise en rapport direct, par la légende, avec file pélasgique. Le Palladium et les dieux Pénates, ravis par Énée aux flammes de Troie et qui étaient le gage de l’empire pour la ville éternelle, c’était le Pélasge Dardanus, disait-on, qui les avait apportés de Samothrace aux rives du Scamandre d’où ils passèrent à Rome.

Vesta, la déesse de la flamme inextinguible, qui joua un si grand rôle dans les religions italiennes, doit avoir été aussi une divinité des Pélasges; mais elle appartenait à tous les peuples de la race aryenne, car elle était la représentation féminine de l’Agni des Védas.

Les Pélasges et ceux qui imitèrent leurs procédés de construction rendirent aux prétendus descendants des Troyens un service qu’on n’a point assez remarqué. Les murs cyclopéens dont ils avaient entouré tant de villes de l’Italie centrale sauvèrent Rome dans la seconde guerre punique, en empêchant Annibal d’occuper une seule de ces forteresses inexpugnables qui défendaient les approches de l’Ager Romanus. Durant seize années, le grand Carthaginois. n’eut guère dans la péninsule que l’enceinte de son camp[66].

Depuis deux siècles les Pélasges dominaient en Italie, quand les Sicanes, chassés de l’Espagne par une invasion celtique, et des Ligures, venus de la Gaule[67], se répandirent sur le littoral méditerranéen, depuis les Pyrénées jusqu’à l’Arno. En Italie, ils occupèrent sous divers noms une grande partie de la Cisalpine et les deux versants de l’Apennin septentrional. Leurs continuelles attaques, surtout celles des Sicanes[68], qui s’étaient le plus avancés vers le Sud, forcèrent les Sicules à s’éloigner des rives de l’Arno. C’était le commencement des désastres de cette nation, qui s’était dite autochtone, afin de prouver ses droits à la possession de l’Italie.

Lorsque, quatre siècles plus tard, les Étrusques descendirent de leurs montagnes, ils chassèrent les Ligures de la riche vallée de l’Arno, et les repoussèrent jusque sur les bords de la Macra. Toutefois il y eut, longtemps encore, de sanglants combats entre les deux peuples, et, malgré leur poste avancé de Luna, les Étrusques ne purent se maintenir en paisible possession des terres fertiles qu’arrose le Serchio (Ausar)[69]. Prés de là, sur le San Pellegrino, le sommet le plus élevé de l’Apennin septentrional (1575 mètres), et dans les gorges impraticables d’où descend la Macra, habitaient les Apuans, qui, du haut de leurs montagnes, épiant les routes et la plaine, ne laissaient ni trêve ni relâche aux marchands et aux laboureurs toscans.

Séparés en autant de petits États qu’ils avaient de vallées et toujours en armes les uns contre les autres, ces peuples conservèrent cependant le nom général de Ligures et quelques coutumes communes à toutes leurs tribus : le respect pour le caractère des féciaux et l’usage de dénoncer la guerre par des ambassadeurs. Leurs moeurs aussi étaient partout semblables : c’étaient celles de pauvres montagnards auxquels la nature avait donné le courage et la force, au lieu des biens d’un sol fertile[70]. Les femmes y travaillaient, comme les hommes, aux plus rudes ouvrages, et allaient se louer pour la moisson dans les campagnes voisines, tandis que leurs maris couraient la mer sur de frêles navires, jusqu’en Sardaigne, jusqu’en Afrique, contre les riches marchands de Marseille, de l’Étrurie et de Carthage[71]. Point de villes, si ce n’est Gênes, leur marché commun, mais de nombreux et pauvres villages cachés dans la montagne et où les généraux romains ne trouvèrent jamais rien à prendre. Quelques rares prisonniers et de longues files de chariots, chargés d’armes grossières, furent toujours les seuls ornements des triomphes liguriens[72].

Peu de peuples eurent une telle réputation d’activité laborieuse, de sobriété et de vaillance. Pendant quarante ans, leurs tribus isolées tinrent en E échec, clans leurs montagnes, la puissance romaine, et on n’eut raison d’eux qu’en les arrachant à ce sol ingrat[73] où ils voyaient toujours la famine menaçante, mais où ils trouvaient ce qui était pour eux le premier des biens, la liberté.

A l’autre extrémité de la Cisalpine, habitaient les Vénètes. Les deux peuples contrastent comme les deux pays. Au milieu de ces belles plaines qu’a fécondées le limon de tant de fleuves, sous le plus doux climat de l’Italie, les Vénètes ou les Victorieux[74], comme on les appelait, échangèrent leur pauvreté et leur vaillance contre des moeurs énervées et timides. Ils avaient, dit-on, cinquante villes, et Padoue, leur capitale, fabriquait des étoffes en laine fine et des draps que, par la Brenta et le port de Malamocco, elle exportait au loin ; les chevaux qu’ils élevaient étaient recherchés pour les courses d’Olympie, et ils allaient vendre, en Grèce, en Sicile, l’ambre jaune qu’ils tiraient de la Baltique. L’industrie et le commerce accumulèrent dans leurs mains des richesses qui souvent tentèrent les pirates de l’Adriatique. Mais aussi jamais on ne les vit en armes, et ils reçurent honteusement, sans combat, sans résistance, la domination romaine : une vie trop facile avait amolli leur courage.

Entrés en Italie à la suite des Liburnes de l’Illyrie, ou venus peut-être des bords du Danube[75], les Vénètes avaient été repoussés dans les montagnes du Véronais, du Trentin et du Brescian, par les Euganéens, qui avaient possédé le pays avant eux et qui ont laissé leur nom à une chaîne de collines volcaniques entre Este et Padoue.

Au nord des Vénètes, les Carnes, probablement d’origine celtique, couvraient le pied des montagnes qui ont pris leur nom, et de sauvages Illyriens avaient occupé l’Istrie.

A une époque probablement contemporaine de l’invasion des Ligures, arrivèrent les Ombriens[76] (Amra, les nobles, les vaillants), qui, après de sanglants combats, s’emparèrent de tous les pays possédés par les Sicules dans les plaines du Pô. Poursuivant leurs conquêtes le long de l’Adriatique, ils refoulèrent vers le sud les Liburnes, dont il subsista à peine quelques restes (Prætutiens et Péligniens)[77] sur les bords de la Pescara, et pénétrèrent jusqu’au Monte Gargano, où se conserve encore aujourd’hui leur nom[78]. A l’ouest des Apennins, ils soumirent une partie des pays situés entre le Tibre et l’Arno[79]. Les Sicanes qui s’y étaient fixés se trouvèrent enveloppés dans la ruine des Sicules, et plusieurs troupes réunies de ces deux peuples émigrèrent ensemble au delà du Tibre. Mais ils y rencontrèrent de nouveaux ennemis ; les aborigènes, encouragés par leurs désastres, les repoussèrent peu à peu vers le pays des Œnotriens, qui, à leur tour, les contraignirent d’aller, avec les Morgètes, chercher un dernier asile dans l’île qu’ils appelèrent de leur nom. Les Sicanes partagèrent encore une fois leur sort et passèrent après eux en Sicile[80].

Héritiers des Pélasges du nord de l’Italie, les Ombriens dominèrent des Alpes jusqu’au Tibre d’un côté, jusqu’au Monte Gargano de l’autre, et partagèrent ce vaste territoire en trois provinces : l’Isombrie ou basse Ombrie, dans les plaines à demi inondées du Pô inférieur ; l’Ollombrie ou haute Ombrie, entre l’Adriatique et l’Apennin ; la Vilombrie ou Ombrie maritime, entre l’Apennin et la mer Tyrrhénienne.

A la façon des Celtes et des Germains, ils habitaient dans des villages ouverts, au milieu des plaines, dédaignant d’abriter leur courage, comme les Pélasges et les Étrusques, derrière de hautes murailles, mais exposés aussi, après une défaite, à d’irréparables désastres. On dit que quand les Étrusques descendirent dans ta Lombardie, les Ombriens vaincus perdirent d’un coup trois cents bourgades. Cependant, dans les cantons montagneux de l’Ollombrie, leurs villes, à l’exemple des cités tyrrhéniennes qui s’élevaient dans le voisinage, étaient montées sur les hauteurs et s’étaient couronnées de murailles[81] : ainsi, Tuder près du Tibre, Nuceria au pied de l’Apennin, Narnia sur un rocher qui domine le Nar, Mevania, Interamna, Sarsina, Sentinum, etc., qui par leurs constructions annoncent une civilisation plus prudente, mais aussi plus avancée.

Pendant trois siècles, l’empire des Ombriens subsista et valut à ce peuple une grande renommée de puissance; hais il fut brisé par l’invasion étrusque qui leur enleva les plaines du Pô et l’Ombrie maritime, où les attaques des Tyrrhéniens, restés maîtres d’une partie du pays, avaient ébranlé leur puissance. Confinés alors entre l’Apennin et l’Adriatique, ils y subirent l’influence, même la domination de leurs voisins. Des caractères étrusques se voient sur leurs monnaies ; on en trouve aussi sur leurs tables d’Iguvium avec des mots qui semblent appartenir à la langue des Rasenas ; enfin les devins de l’Ombrie n’avaient pas moins de réputation que les augures toscans[82].

Plusieurs fois ils s’unirent contre les mêmes adversaires. Ainsi, les Ombriens suivirent les Étrusques à la conquête de la Campanie, où les villes de Nuceria et d’Acerrœ. rappelaient par leur nom deux cités ombriennes, et ils prirent part à leur grande expédition contre les Grecs de Cumes[83]. Lorsque l’Étrurie comprit que la cause des Samnites était celle de l’Italie entière, l’Ombrie ne lui fit pas défaut à ce dernier jour ; soixante mille Ombriens et Étrusques, restés sur le champ de bataille de Sutrium, attestèrent l’antique alliance et peut-être la fusion des deux peuples. Enfin, quand la liberté perdue ne laissa plus d’autre joie que le plaisir et la mollesse, ils s’Y plongèrent et restèrent encore unis dans une même réputation d’intempérance[84]. Tous deux aussi avaient eu les mêmes ennemis à combattre, Rome et les Gaulois : avec, cette différence, due à la disposition des lieux et à la direction de l’Apennin, qui couvrait l’Étrurie contre les Gaulois et l’Ombrie contre Rome, que celle-ci avait paru d’abord plus redoutable aux Étrusques qu’aucune barrière ne séparait d’elle, et ceux-là aux Ombriens dont le pays s’ouvrait sur la vallée du Pô. Les Sénons en envahirent une partie considérable et prirent toujours à travers l’Ombrie dans leurs courses vers le centre et le sud de la péninsule.

Les Ombriens étaient divisés en de nombreuses peuplades indépendantes, dont les unes habitaient les villes, les autres la campagne. Ainsi, tandis que la masse de la nation faisait cause commune avec les Étrusques, les Camertes traitaient avec Rome sur le pied d’une parfaite égalité ; Ocriculum obtint aussi l’alliance romaine, mais les Sarsinates osèrent attaquer seuls les légions et fournirent aux consuls deux triomphes. Pline comptait encore, de son temps, dans l’Ombrie, quarante-sept peuples distincts[85], et cette séparation des populations urbaines et rustiques, cette passion de l’indépendance locale, cette rivalité des villes, furent toujours l’état normal de la Romagne, de la marche d’Ancône et de presque toute l’Italie. Au quinzième siècle, comme dans l’antiquité, il y avait dans la Romagne des communautés de paysans entièrement libres, et toutes les villes formaient des municipalités jalouses[86]. Aussi, cette race énergique qui ne connut pas l’esprit processif des Romains et où la force décidait du droit[87], ces hommes que Napoléon a proclamés les meilleurs soldats de l’Italie, ont-ils, grâce à leurs divisions, facilement subi l’ascendant de Rome et plus tard obéi au plus débile des gouvernements.

 

III. Étrusques

Notre civilisation occidentale a, comme le vieil Orient, ses mystères ; l’Étrurie est pour nous ce que l’Égypte était avant Champollion. Nous savons bien qu’elle a été habitée par un peuple industrieux, commerçant, artiste et guerrier, rival des Grecs tout en subissant leur influence, longtemps puissant et redouté dans la Méditerranée ; mais ce peuple a disparu, nous laissant pour énigme une langue inconnue et, pour preuve de ce qu’il avait été, d’innombrables monuments : vases, statues, bas-reliefs, ciselures, objets précieux pour le travail et la matière. — Un peuple assez riche pour ensevelir avec ses chefs de quoi solder une armée ou bâtir une ville ; assez industrieux pour inonder l’Italie de ses produits ; assez civilisé pour couvrir d’inscriptions ses monuments et ses tombeaux[88]. Mais tout cela est muet, et la science moderne, frappée d’impuissance, n’a su interpréter encore qu’une vingtaine de mots de la langue étrusque[89]. Les portraits qu’ils nous ont laissés d’eux-mêmes sur leurs tombeaux n’en disent pas davantage. Ces hommes trapus et obèses, au nez courbe et au front fuyant, n’ont rien de commun avec le type grec ou italiote et ne sont pas de la même race que les personnages à traits effilés représentés sur leurs vases.

D’où venaient-ils ? Les anciens eux-mêmes l’ignoraient. Trompés par le nom des Tyrrhéniens, qui avaient précédé les Étrusques ait nord du Tibre, les Grecs les prirent pour des Pélasges, et les firent voyager de la Thessalie et de l’Asie Mineure jusqu’en Toscane. Mais, au témoignage de Denys d’Halicarnasse, leur langue, leurs lois, leurs usages, leur religion, n’avaient rien de commun avec ceux des Pélasges. Niebuhr et Otf. Müller font sortir les Étrusques ou Rasenas, comme ils se nommaient eux-mêmes, des montagnes de la Rhétie[90]. Rien ne s’oppose en effet à ce que les Étrusques, qui plaçaient au nord la demeure de leurs dieux et leur donnaient le nom scandinave des Ases[91], soient regardés comme une tribu asiatique qui, après avoir pénétré en Europe par les défilés du Caucase où Ies Goths passèrent ensuite, aurait laissé au sud la presqu’île des Balkans, occupée par les races pélasgiques, et aurait remonté la vallée du Danube jusqu’aux Alpes du Tyrol. La domination des prêtres, la division en classes rigoureusement séparées et la prédominance du dogme de la fatalité sont des caractères qu’on retrouve de plus en plus prononcés à mesure qu’on recule dans le cours des siècles et qu’on se rapproche davantage de l’Asie. La civilisation étrusque a de commun aussi avec les littératures sémitiques l’omission des voyelles brèves, le redoublement des consonnes, et l’écriture de droite à gauche. Le nain Tagès fait penser aux nains habiles et aux magiciens de la Scandinavie, en même temps que les figures à gros ventre, trouvées à Cervetri, les gorgones dont les représentations sont si nombreuses, ces dieux à quatre ailes, deus ouvertes et deux abaissées vers la terre, ces sphinx, ces chimères qui gardent les approches du palais de la mort, ces animaux inconnus à l’Italie, lions et panthères qui se dévorent, ces scarabées égyptiens, ces génies bons et mauvais, comme les dews de la Perse, qui conduisent les âmes dans le monde infernal, enfin quantité de détails d’ornementation montrent des emprunts faits à l’Orient ou des souvenirs gardés de la patrie primitive.

On a rapproché plus haut les deux races industrieuses et partout persécutées des Finnois et des Pélasges, on peut aussi rapprocher les deux peuples qui ont pris leur place : la langue énigmatique des Rasenas, des runes scandinaves ; Odin, les Ases et les familles royales des Goths, des lucumons toscans, à la fois nobles et prêtres. Comme les Germains, les Étrusques réunissaient ce que l’Orient sépare, la religion et les armes, la classe des prêtres et celle des guerriers. Si les Goths croyaient à la mort des dieux et osaient lutter contre eux, les Étrusques prédisaient le renouvellement du monde et s’imaginaient pouvoir, par leurs formules magiques, contraindre la volonté divine. Le caractère grave, mélancolique et religieux de ce peuple, le respect pour les femmes, la douceur envers les esclaves[92], la longueur et l’abondance des repas, rappelleraient aussi les mœurs germaniques, s’il n’était pas à croire que ces ressemblances sont purement fortuites. Le mot d’un ancien est, en effet, resté le mot de la science moderne : Par leur langue et leurs mœurs, les Étrusques se séparent de toutes les autres nations.

Nous admettrons sans y croire absolument que les Étrusques sont descendus des Alpes dans la vallée du Pô, apportant de l’Asie, qu’ils avaient peut-être quittée depuis peu de siècles, leur gouvernement à demi sacerdotal, et des montagnes où ils venaient de séjourner, cette division en cantons indépendants qui a existé, dans tous les temps, chez les peuples des Alpes. Ils s’arrêtèrent d’abord dans la Cisalpine, où ils possédèrent jusqu’à douze grandes villes ; puis franchirent l’Apennin et s’établirent entre le Tibre et l’Arno. Ils trouvèrent là des Pélasges tyrrhéniens en possession des croyances, des traditions et des arts helléniques; en relation, par leur commerce, avec les Grecs de l’Italie méridionale et de l’Ionie. Ces Pélasges, défendus par des villes plus fortes que les bourgades ouvertes des Ombriens, ne purent être chassés ou exterminés, et formèrent une partie considérable de la nation nouvelle[93]. Serait-ce aller trop loin que d’attribuer les travaux de desséchement[94], les constructions cyclopéennes, la prétendue science des présages et l’activité industrieuse des Étrusques à l’influence, aux conseils et à l’exemple de ces Pélasges qui creusèrent, dit-on, à travers une montagne les canaux du lac Copaïs, bâtirent les enceintes, encore debout aujourd’hui, d’Argos, de Mycènes, de Tyrinthe, et passèrent pour magiciens à cause de leur savoir ? Ce peuple d’ailleurs n’eut jamais l’esprit d’hostilité contre l’étranger ; la tradition de Démarate, le mélange des noms ombriens, osques, ligures et sabelliens, dans les inscriptions étrusques, l’introduction enfin des dieux et des arts de la Grèce, montrent avec quelle facilité ils recevaient les hommes et les choses des autres pays.

Un trait particulier des moeurs étrusques est cependant en contradiction absolue avec les mœurs grecques. Ce peuple sensuel aimait à aiguiser le plaisir par des scènes de mort. Il avait l’usage des sacrifices humains, décorait ses tombeaux de scènes sanguinaires[95] et a donné à ses voisins des sept collines ces jeux de gladiateurs qu’ont imités les villes d’une moitié du inonde romain.

C’est 434 ans avant la fondation de Rome, disaient les annales étrusques[96], que s’accomplit la ruine des Ombriens. Les Rasenas succédèrent à leur puissance et l’accrurent par quatre siècles de conquêtes. De la Toscane, siège principal de leurs douze peuples, ils soumirent l’Ombrie elle-même avec une partie du Picenum, où l’on trouve des traces de leur occupation[97]. Au delà du Tibre, Fidènes, Crustumeria et Tusculum, colonisées par eux, ouvrirent la route vers le pays des Volsques et des Rutules[98], qui furent assujettis, et vers la Campanie, où, 800 ans avant notre ère, se forma une nouvelle Étrurie dont Volturnum, qui plus tard se nomma Capoue, Nola, Acerræ, Herculanum et Pompéi furent les principales cités[99]. Du haut des rochers de Sorrente que couronnait le temple de la Minerve étrusque, ils guettaient les navires assez hardis pour s’aventurer dans les golfes de Naples et de Salerne, et leurs longues galères couraient jusqu’aux côtes de la Corse et de la Sardaigne, où ils eurent des établissements. Alors presque toute la péninsule, des Alpes au détroit de messine, se trouva sous leur puissance[100], et les deux mers qui baignent l’Italie prirent et gardent encore, l’une le nom même de ce peuple Tuscum mare, la mer de Toscane, l’autre celui de sa colonie d’Adria, l’Adriatique.

Malheureusement l’union manquait à cette vaste domination. Les Étrusques étaient partout, sur les bords du Pô, de l’Arno et du Tibre, au pied des Alpes et dans la Campanie, sur l’Adriatique et sur la mer Tyrrhénienne; mais l’Étrurie où était-elle ? Comme l’Attique sous Cécrops, comme les Éoliens et les Ioniens en Asie, les Achéens dans la Grèce, les Salentins et les Lucaniens en Italie, les Étrusques se divisaient, dans chaque contrée occupée par eux, en douze peuples indépendants, que réunissait cependant un lien fédératif, sans qu’il y eût pour toute la nation de ligue générale. Par exemple, lorsque survenaient dans l’Étrurie propre de graves circonstances, les principaux de chaque cité s’assemblaient au temple de Voltumna, dans le territoire de Volsinii, pour y traiter des intérêts du pays ou célébrer, sous la présidence d’un pontife suprême, des fêtes nationales[101]. Au temps des conquêtes, l’union fut sans doute étroite, et le chef de l’un des douze peuples, proclamé généralissime, exerçait un pouvoir illimité, qu’indiquaient les douze licteurs fournis par les douze cités, avec les faisceaux surmontés des haches. Mais, peu à peu, le lien se relâcha, et les Étrusques, qui s’étaient présentés d’abord comme un grand peuple, ne surent point échapper à ce morcellement politique que, jusqu’à nos jours, l’Italie a tant aimé. A l’époque où Rome menaça sérieusement l’Étrurie, toute union avait cessé; et on alla jusqu’à déclarer solennellement, dans une assemblée générale, que chaque cité serait laissée à ses querelles particulières, parce qu’il serait imprudent, osait-on ajouter, d’engager l’Étrurie entière à la défense d’un de ses peuples[102].

Chacun de ces douze peuples, représenté par une capitale qui portait son nom, possédait un territoire étendu et, sur ce territoire, des villes sujettes, retenues dans la dépendance de la cité principale par des droits politiques inférieurs; mais dans la capitale même dominait l’ordre des lucumons, véritables patriciens qui possédaient par droit héréditaire le pouvoir, la religion et la science. Tantôt quelques-uns d’entre eux comme magistrats annuels, tantôt un seul comme roi[103], gouvernaient la cité, mais avec un pouvoir limité par les privilèges de cette aristocratie sacerdotale qui avait uni en d’indissolubles liens la religion, l’agriculture et l’État. La nymphe Bygoïs leur avait révélé les secrets de l’art augural, et le nain Tagès, les préceptes de la sagesse humaine, avec la science des aruspices. Un jour qu’un laboureur conduisait sa charrue dans les champs de Tarquinies, un nain difforme, au visage d’enfant sous des cheveux blancs, Tagès, était sorti du sillon. L’Étrurie entière accourut ; le nain parla longtemps ; on recueillit ses paroles, et les livres de Tagès, fondement de la discipline étrusque[104], furent pour l’Étrurie ce qu’avaient été les Lois de Manou pour l’Inde et le Pentateuque pour les Hébreux.

Quant au peuple, élevé et maintenu par ses craintes superstitieuses dans le respect des grands et la soumission aux lois qu’ils avaient dictées, il ne leur disputa point le pouvoir, et, cette docile obéissance rendant la violence inutile, l’aristocratie et le peuple ne furent pas séparés par ces haines implacables qui déchirent les litais. Gomme les sujets de Venise, si fidèles encore au dernier siècle à la noblesse du Livre d’or, le peuple combattait pour le maintien d’un ordre social où sa place n’était cependant qu’au dernier rang. Mais, quand la fortune de l’Étrurie baissa, l’autorité des lucumons fléchit. A Véies, au commencement de la guerre de dix ans ; à Arezzo, un siècle plus tard, ces plébéiens osèrent regarder leurs maîtres en face et demander des comptes.

Les autres peuples italiens vivaient épars dans des bourgades (vicatim) : les Étrusques eurent toujours des villes murées et ordinairement placées sur de hautes collines, comme autant de forteresses qui dominaient le pays. Guerriers, agriculteurs et marchands, ils combattaient, desséchaient les marais et creusaient des ports. L’Inde et l’Égypte, qui se croyaient éternelles, dépensaient des siècles à de grandioses inutilités ; la Grèce couvrait de temples ses promontoires, de statues ses routes, de portiques les rues et les places de ses villes. Ici, c’était le génie désintéressé des arts; lei, le sentiment profondément religieux et l’espérance d’une durée sans fin. Mais l’Étrurie savait quand elle et ses dieux devaient mourir, et, pressée de vivre et de jouir avant cette fin prévue, elle ne prodiguait le tempes et les hommes qu’en des travaux utiles, perçant des routes, ouvrant des canaux, détournant les fleuves, ou entourant ses villes d’infranchissables murailles.

Dans la haute Italie, Mantoue s’éleva ainsi au milieu d’un lac du Mincio, dans une position qui en fait encore aujourd’hui la plus forte place de la péninsule. Sa métropole Felsina (Bologne), sur le Reno, prétend aussi avoir fondé Pérouse[105], et Pline l’appelle la capitale de l’Étrurie circumpadane. Melpum sur l’Adda put résister deux siècles aux Gaulois, et Adria, entre le Pô et l’Adige, fut entourée de canaux qui, réunissant les sept lacs du Pô, appelés les sept mers, assainirent le delta du fleuve. Les eaux, contenues ou détournées, livrèrent à l’agriculture des terres fertiles ; les villes s’y multiplièrent, et, du Piémont à l’Adige, on trouve des inscriptions étrusques, des bronzes, des vases peints, etc., souvenirs de la domination d’un peuple industrieux.

Dans la Toscane, le val d’Arno et celui de la Chiana furent desséchés, la Maremme assainie et six des douze capitales bâties sur cette côte, maintenant inhabitable. Tandis que les villes taillaient le marbre, coulaient le fer[106] et le bronze, pétrissaient la terre en vases élégants, sculptaient d’innombrables bas-reliefs, ciselaient de riches armures ou des bijoux précieux, et travaillaient le lin pour les prêtres, la laine pour le peuple, le chanvre pour les cordages, le bois pour les navires ; une agriculture habile et étroitement liée à la religion, un partage équitable des terres, qui donnait à chaque citoyen son champ[107], rendaient les campagnes florissantes et les couvraient d’une population robuste. Ainsi se réalisait ce problème que l’antiquité n’a presque jamais su résoudre : de grandes villes au milieu de campagnes fertiles, l’industrie et l’agriculture, la richesse et la force : sic fortis Etruria crevit[108].

Cependant des ports nombreux de la côte, de Luna, la ville aux murailles de marbre[109], de Pise, plus près alors qu’aujourd’hui de la mer, de Telamon, vaste port qui n’est plus qu’un marécage, de Graviscæ, de Populonia, de Casa, de Pyrgi, des deux Adria[110], d’Herculanum, de Pompéi, partaient des navires qui faisaient le négoce ou la course, depuis les Colonnes d’Hercule jusque sur les côtes de l’Asie Mineure et de l’Égypte. De plus hardis aventuriers allaient chercher en Gaule l’étain des îles Cassitérides nécessaire pour la fabrication du bronze; plus loin encore, sur les bords de la Baltique, l’ambre jaune dont les femmes faisaient leur parure et que les Grecs disaient formé par les larmes des filles du Soleil pleurant la mort de Phaéton. Des monnaies d’argent de Populonia trouvées dans le duché de Posen montrent la route suivie par les négociants étrusques à travers le continent européen. Carthage leur ferma le détroit de Gadès, au delà duquel ils voulaient conduire une colonie dans une grande île de l’Atlantique qu’elle venait de découvrir[111], mais elle leur abandonna la mer Tyrrhénienne : tout navire étranger qu’ils rencontraient au couchant de l’Italie était traité en pirate, à moins qu’une convention ne le protégeât[112]. Quand les Phocéens vinrent, en 556, chercher dans ces mers une autre patrie, les Étrusques s’unirent aux Carthaginois contre ces Grecs que les deux peuples rencontraient et combattaient partout.

Mais cette union ne pouvait durer. Les Carthaginois, qui, pour leur commerce avec la Gaule et l’Espagne, avaient besoin de comptoirs en Corse et en Sardaigne, s’établirent, malgré les traités, dans ces deux îles. De là de violentes inimitiés et l’empressement des Carthaginois à s’allier aux Romains[113]. La haine de Carthage était dangereuse, moins encore que la rivalité des Grecs qui occupaient en Sicile, dans l’Italie méridionale et jusqu’au centre de la Campanie, les positions commerciales les plus importantes, et qui, par Cumes, menaçaient la colonie étrusque des bords du Volturne. Dés le milieu du sixième siècle, des Cnidiens s’établirent dans les îles Lipariennes, d’où ils troublèrent tout le commerce toscan. Attaqués par une flotte nombreuse, ils restèrent vainqueurs, et, dans la joie de ce triomphe inespéré, ils consacrèrent       à Delphes autant de statues qu’ils avaient pris de navires[114]. Rhodes aussi montrait, parmi ses trophées, les rostres ferrés des navires tyrrhéniens, et le tyran de Rhegium, Anaxilaos, les chassa du détroit de Sicile en fortifiant l’entrée du Phare[115]. Aussi les Étrusques prirent-ils parti pour Athènes contre Syracuse. Hiéron leur fit payer chèrement cette alliance. Unie à Cumes, Syracuse infligea aux Étrusques une défaite qui marqua le déclin de leur puissance maritime (474), et que Pindare chanta :

Fils de Saturne, je t’en conjure, fais que le Phénicien et le soldat de Tyrrhénie restent dans leurs foyers, instruits par l’outrage que leur flotte a reçu devant Cumes et par les maux que leur fit le maître de Syracuse, alors que, vainqueur, il précipita dans les flots du haut des poupes rapides toute leur brillante jeunesse et tira la Grèce du joug de l’esclavage. Hiéron fit offrande au Jupiter d’Olympie du casque d’un des lucumons tués à cette bataille, avec cette inscription qu’il y avait fait graver : Hiéron et les Syracusains ont consacré à Jupiter les armes tyrrhéniennes prises à Cumes[116].

De toutes parts, les ennemis se levaient alors contre les Étrusques. Menacés au nord par les Gaulois, au centre par Rome, au sud par les Grecs et les Samnites, ils perdirent la Lombardie, la rive gauche du Tibre et la Campanie, où les Samnites s’emparèrent de Volturnum, dont ils égorgèrent, dans une nuit, les habitants : à la fin du cinquième siècle (av. J. C.), ils ne gardaient plus que la Toscane. Encore la division s’était-elle mise entre eux; au milieu des malheurs publics, la ligue s’était dissoute. Véies, attaquée par les Romains, était livrée à elle-même, comme on abandonnait Clusium, menacée par les Gaulois. Tant d’égoïsme porta sa peine. Véies succomba, Cære devint municipe romain, Sutrium et Nepet furent occupées par des colonies latines. Ces désastres ne servirent pas de leçon, et l’Étrurie vit avec indifférence les premiers efforts des Samnites. A la fin cependant elle comprit qu’il s’agissait de la liberté de l’Italie, et elle se leva tout entière. Mais elle fut écrasée à Vadimon ; une seconde défaite l’acheva. Ce fut le dernier sang versé pour la cause de l’indépendance. Quelque temps encore, sous le nom d’alliés italiens, les Étrusques purent se croire libres ; mais, peu à peu, la main de Rome s’appesantit sur eux, et au bout d’un siècle, sans qu’il y eût paru, l’Étrurie se trouva une province de l’empire.

Calme sous le joug et tristement résignée à un sort depuis longtemps prédit[117], ce peuple n’essaya pas de lutter contre son destin. Il s’étourdit, par le luxe et l’amour des arts, sur la perte de sa liberté, et, gardant jusqu’au milieu de ses plaisirs sensuels l’idée toujours présente de la mort, il continua de décorer ses nécropoles de peintures et d’y enfouir des milliers d’objets dont le travail et la matière annoncent une extrême opulence. L’Étrurie, en effet, était riche encore ; on verra ce que ses villes donnèrent à Scipion après seize ans de la plus rude guerre.

Mais la révolution économique, suite des grandes guerres de Rome, gagna ses provinces. Comme dans le Latium et dans la Campanie, l’esclave prit peu à peu la place de l’homme libre, le pâtre celle du laboureur, et la petite propriété se perdit dans les grands domaines. Quand Tiberius Gracchus traversa l’Étrurie, au retour de Numance, il fut effrayé de sa dépopulation. Sylla l’acheva en l’abandonnant à ses soldats comme prix de la guerre civile ; les Triumvirs y passèrent encore. L’Étrurie ne s’en releva plus. Son organisation sociale avait péri ; sa langue aussi disparut. De tant de puissance, de gloire, d’art et de science, une seule chose survécut : jusqu’aux derniers jours du monde antique, l’aruspice toscan conserva son crédit auprès du peuple des campagnes. Nul ne savait mieux lire dans les entrailles des victimes, dans les éclats de la foudre, dans les phénomènes de la nature[118]. Vaine science qui reposait sur le dogme énervant de la fatalité et qui engourdit ce peuple jusqu’à la mort.

Il a pourtant joué un rôle considérable dans la civilisation de l’Italie : non par les idées, car il n’a rien donné à la pensée humaine, ni par l’art, puisque, pour les oeuvres élevées, le sien a peu d’originalité; mais par sa conception utilitaire de la vie, par son industrie et par l’influence qu’il exerça sur Rome.

Tite Live appelle les Étrusques la plus religieuse des nations, celle qui excellait dans la pratique des rites établis, et les Pères de l’Église faisaient de l’Étrurie la mère des superstitions. On verra plus loin qu’elle méritait ce renom. Leur doctrine augurale était fameuse chez les anciens. Ils croyaient que des signes annonçaient les grands événements du monde, et ils auraient eu raison de le croire si, au lieu d’observer les phénomènes de la nature physique, ils avaient étudié ceux die l’ordre moral, puisque la bonne politique est celle qui cherche à découvrir les signes du temps. Mais l’art augural n’était qu’un assemblage de règles puériles qui enchaînaient l’esprit et ont fait d’eux d’abord, des Romains ensuite, le peuple le plus formaliste de l’univers.

Si l’on excepte les Grecs établis sur les rives des golfes de Naples et de Tarente, ils étaient la plus policée des nations italiennes. Leurs artisans étaient habiles, leurs nobles aimaient la pompe dans les cérémonies, la magnificence dans les costumes, et ils donnèrent ces goûts à Rome avec leurs courses de chevaux et leurs combats d’athlètes. Ils lui donnèrent aussi leur massive architecture, qui était une lourde imitation de l’ordre dorique. Le temple de Jupiter, sur le Capitole, lui dut cet aspect écrasé qui convenait si bien à la pesante imagination romaine, mais si peu au Dieu du ciel immense. La porte de Volterra et la Cloaca Maxima prouvent qu’ils surent construire des arcs et des voûtes, ce que les Grecs de la grande époque ne savaient plus faire. L’ogive grossière de quelques portes cyclopéennes leur en avait sans doute inspiré la pensée, et l’architecture se trouva dotée par eux d’un élément nouveau et précieux. Ils ne semblent pas en avoir tiré parti pour les constructions grandioses, comme le firent les Romains de l’empire; mais ils utilisèrent la voûte dans leurs canaux et leurs tunnels pour l’écoulement des eaux et l’assainissement des campagnes.

Les sénateurs de Rome qui logeaient leurs dieux à la mode étrusque, se logèrent eux-mêmes comme les lucumons de Véies ou de Tarquinies l’atrium, trait caractéristique des villas patriciennes, est un emprunt fait aux Étrusques; et de l’atrium romain sont venus le patio des Espagnols ou des Maures et le cloître catholique. Mais, tandis que les Romains plaçaient, comme nous, les tombeaux à la surface du sol, les Étrusques creusaient sous terre ou dans le roc de leurs collines des chambres funéraires dont quelques-unes, par exemple dans la vallée de Castel d’Asso, ont un singulier rapport avec celles qu’on voit près de Thèbes en Égypte. Parfois ils élevaient, au-dessus de la cavité qui renfermait leurs morts, des constructions bizarres, dont le fabuleux tombeau de Porsenna serait la plus complète représentation, si l’on pouvait ramener la description que les anciens nous en ont laissée à des conditions de vraisemblance.

Varron, si Pline l’a bien copié, s’était fait l’écho des vagues souvenirs que la tradition avait gardés en les embellissant à sa manière. Porsenna, dit-il, fut enseveli au-dessous de la ville de Clusium, dans le lieu où il avait fait construire lin monument carré en pierres de taille. Chaque face est longue de 300 pieds, haute de 50. La base, qui est carrée, renferme un labyrinthe inextricable. Si quelqu’un s’y engageait sans un peloton de fil, il ne pourrait retrouver l’issue. Au-dessus de ce carré sont cinq pyramides, quatre aux angles, une au milieu, larges à leur base de 75 pieds, hautes de 150 ; tellement coniques, qu’à leur sommet toutes portent un globe d’airain et une espèce de chapeau auquel sont suspendues par des chaînes des sonnettes qui, agitées par le vent, rendent un son prolongé comme on en entendait à Dodone. Au-dessus du globe sont quatre pyramides hautes chacune de 100 pieds. Par-dessus ces dernières pyramides, et sur une plate-forme unique, étaient cinq pyramides dont Varron a eu honte de marquer la hauteur. Cette hauteur, selon les fables étrusques, était la même que celle du monument tout entier[119]. On a essayé d’expliquer cette construction impossible en disant que les pyramides n’étaient pas superposées l’une à l’autre, mais qu’elles étaient placées sur des plans en retraite[120]. Cette légende n’était pourtant qu’à demi fabuleuse. A Chiusi même, on a découvert des chambres sépulcrales formant une sorte de labyrinthe où l’on circule difficilement par d’étroits couloirs, et la Cucumella de Vulci permet de supposer que le glorieux roi de Clusium avait eu un somptueux tombeau.

La Cucumella, située dans une plaine, aujourd’hui déserte et inhabitable, est un tumulus, amoncellement conique de terres, haut de 14 à 15 mètres, qui l’était probablement davantage dans l’antiquité, et de 200 mètres de circonférence. Fouillé à plusieurs reprises, ce tumulus n’a pas livré son secret. On a bien, dans les déblais, rencontré des tombeaux; mais des morts obscurs y avaient seuls leur dernière demeure, et, en serviteurs fidèles, ils gardaient les approches du lieu où reposait leur maître. Le lucumon et les siens étaient plus loin, dans une crypte centrale dont l’accès avait été fermé par un mur d’une telle épaisseur, que les ouvriers ne purent l’entamer. Tous les efforts faits pour découvrir l’entrée de ce singulier monument, furent inutiles : les pyramides d’Égypte ont moins bien défendu leurs chambres sépulcrales. Dans les tranchées qu’on ouvrit autour de l’enceinte, on trouva des animaux en basalte, sphinx ailés, lions debout ou accroupis, qui veillaient sur ce palais de la dort pour écarter les audacieux qui auraient tenté d’en franchir la porte. Sur le sommet se voyait encore la base de tours en partie écroulées. A l’aide de ces débris, on a pu restaurer avec quelque vraisemblance[121] cette tombe mystérieuse. L’édifice est sans grâce, mais l’art, vraiment étrusque, n’avait pas ce don que la Grèce reçut de Minerve, et, quelque étrange que cette construction paraisse, elle ne l’est pas plus que le tumulus du roi lydien Alyatte, sur les bords de l’Hermos[122].

Ensevelir les chefs sous de grands tumuli était une coutume des Scythes, des Germains, des Celtes et des Lydiens, par conséquent des Pélasges : il est donc naturel de la retrouver en Étrurie, surtout dans la région où les Tyrrhènes s’étaient établis. Le type des tombeaux égyptiens se montre, au contraire, dans la vallée de Castel d’Asso, à 5 milles de Viterbe[123]. La ville est détruite, mais sa nécropole subsiste, creusée dans le roc comme les tombes de Médinet-About. La façade est d’ordre dorique, caractère général de l’architecture étrusque, et les portes, plus petites en haut qu’en bas, les décorations en relief, les moulures, rappellent les monuments des rives du Nil. Soana, Norchia, ont, aussi leur vallée des tombeaux ; ceux de Castel d’Asso étaient encore inconnus en 1808. Un peuple immense s’agitait autrefois dans ces solitudes où le voyageur n’ose plus s’aventurer dès qu’il sent les tièdes et mortels effluves du printemps de la Maremme.

Les fouilles étrusques nous ont livré une innombrable quantité de bronzes, de terres cuites, de bijoux et d’ustensiles domestiques d’un travail remarquable. Leur toreutique était renommée, même à Athènes ; partout on recherchait les ciselures, candélabres, miroirs de bronze gravé, coupes et bijoux d’or, venus du pays des Tyrrhènes, et lorsque, il y a quelques années, le musée Campana nous a fait connaître ces merveilles, l’orfèvrerie moderne a dû se mettre, pour un temps, à la mode étrusque. Leurs figures ont la rigidité de la statuaire égyptienne : ce n’est même pas encore du style éginétique. Cependant ils fournissaient à l’Italie beaucoup de statues en bronze et en terre cuite de grande dimension. Les Romains, qui lésinaient même avec les dieux, trouvèrent que des statues de terre cuite étaient une suffisante décoration pour leur temple de Jupiter Capitolin, et ils en placèrent au-dessus du fronton[124]. Ils s’approvisionnèrent à meilleur compte de statues de bronze , lorsqu’ils en prirent deux mille au sac de Volsinies.

Les anciens, qui n’ont su que fort tard fabriquer des tonneaux, ont été les premiers potiers du monde; nos musées renferment plus de quinze mille vases antiques. La poterie rouge d’Arezzo, la poterie noire de Chiusi sont purement étrusques. La forme est parfois bizarre, mais souvent aussi très élégante. Les ornements en relief qui les décorent, les animaux fantastiques qu’on y voit, sphinx, chevaux ailés, griffons, sirènes, rappellent des motifs familiers aux artistes orientaux et nous conduisent à la conclusion que nous avons déjà présentée sur les sources diverses de la civilisation étrusque.

Il est même quelques-uns de ces vases qu’on pourrait prendre pour des canopes égyptiens, ces urnes dont le couvercle est une tête d’homme. Parmi les spécimens que nous donnons se trouve une, aiguière en forme de poisson; le musée Campana en a une autre en forme d’oiseau. — Les savants s’accordent à considérer ces vases noirs comme fort anciens, et Juvénal prétendait déjà que le bon roi Numa n’en avait point d’autres :

………………………………………………………… quis

Simpuvium ridere Numæ, nigrumque catinum…

Ausus erat ? (Saturnales, VI, 343.)

Quant aux vases peints, ils sont unités des vases grecs ou ont été importés par le commerce très actif que l’Italie faisait avec tous les pays qui bordent la Méditerranée orientale : l’Égypte, la Phénicie, Chypre, Rhodes, surtout avec la Grèce asiatique et européenne. Les sujets représentés le plus fréquemment sur ces vases sont empruntés à l’Iliade, à la mythologie et aux traditions héroïques de la Hellade; lorsqu’ils reproduisent des mythes particuliers à l’Étrurie, c’est avec des réminiscences ou des imitations étrangères. Des vases en bronze doré découverts à Volsinies portent des figures dont l’élégance rappelle les plus belles médailles de Syracuse.

Nous devons tenir compte aux Étrusques de s’être faits les élèves de ceux qui, dans le domaine de l’art, ont été les maîtres du monde, et de nous avoir conservé quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre. Le plus admirable des vases antiques est sorti des fouilles de Chiusi[125], et puisqu’un habitant de Vulci avait estimé un vase panathénaïque assez précieux pour le faire ensevelir avec lui, mettons à côté de ce que l’Étrurie a fait, ce qu’elle a aimé.

 

IV. Osques et Sabelliens

C’est dans sa partie centrale, à l’est de Rome et du Latium, que l’Apennin a ses plus hautes cimes, ses plus sauvages vallées. Là, le Gran Sasso d’Italia, le Velino, la Majella, la Sibilla, le Terminillo Grande, élèvent leurs tètes neigeuses au-dessus de toute la chaîne apennine, et de leurs sommets laissent voir les deux mers qui baignent l’Italie. Mais leurs flancs ne sont pas mollement arrondis ; il semble que l’espace leur ait manqué pour s’étendre. Leurs lignes se heurtent et se brisent ; les vallées s’y creusent en abîmes profonds où le soleil ne descend pas ; les passages y sont des gorges étroites ; les cours d’eau, des torrents. Partout l’image du chaos. C’est l’enfer ! disent les paysans[126]. Dans tous les temps, ç’a été l’asile de populations braves et intraitables, et les plus anciennes traditions y placent la demeure des Osques et des Sabelliens, la véritable race italienne.

Longtemps refoulés par les colonies étrangères, et comme perdus au fond des plus sombres forêts de l’Apennin, ces peuples réclamèrent un jour leur part du soleil italien. D’où venaient-ils eux-mêmes ? On ne sait, mais les probabilités historiques, fortifiées par l’affinité des langues et des religions[127], indiquent une commune origine. La différence des pays où en définitive ils s’arrêtèrent, les Sabelliens dans la montagne, les Osques dans la plaine, établit entre eux une différence de mœurs et des hostilités perpétuelles qui cachèrent leur parenté primitive. De ces deux peuples frères, l’un, profitant de la faiblesse des Sicules, serait descendu, sous les noms identiques d’Osques, d’Opiques, d’Ausones et d’Aurunces, dans les plaines du Latium et de la Campanie, cette vieille terre des Opiques, que jamais peut-être il n’avait entièrement abandonnée ; l’autre aurait plus tard peuplé de ses colonies les sommets de l’Apennin et une partie des côtes de l’Adriatique: ceux-ci conduits, selon leur humeur belliqueuse, par les animaux consacrés à Mars ; ceux-là, par Janus et Saturne, qui leur apprirent l’agriculture et dont ils firent les dieux du soleil et de la terre, du soleil qui féconde, de la terre qui produit.

Au temps de leur puissance, les Sicules avaient possédé la terre des Opiques, avais les malheurs dont l’invasion avait frappé les Pélasges des bords du Pô, s’étendirent de proche eu proche sur toute leur race, et une vive réaction, faisant sortir les indigènes de leurs catacombes apennines, les remit en possession des plaines qu’avaient occupées les Sicules. Les Casci ou Aborigènes, c’est-à-dire les plus anciens du pays, commencèrent ce mouvement qui, plusieurs fois arrêté par les conquêtes des Étrusques, des Gaulois et des Grecs, reprit enfin son cours avec Rome, et finit par substituer la race indigène à tous ces peuples étrangers.

Descendus du haut pays situé entre Amiternum et Reate, les Casci s’établirent au sud du Tibre, où, de leur mélange avec des Ombriens, des Ausones et des Sicules restés dans le pays, se forma le peuple des Prisci Latini[128], lequel occupa, de Tibur à la mer (53 kilomètres) et du Tibre au delà du mont Albain (30 kilomètres), trente villages, tous indépendants[129]. Au premier rang s’éleva Albe la Longue, qui prenait le titre de métropole du Latium[130], dont Rome, fondée trois cents ans plus tard, prétendit hériter. Un lien religieux, à défaut d’autre, unissait ces peuples, et des sacrifices communs les rassemblaient sur le mont Albain ou à Lavinium, sanctuaire des pénates mystérieux et des dieux indigètes[131].

Ainsi le peuple d’où home sortira n’était lui-même qu’un mélange de tribus et de races différentes. Ailleurs, les races, au lieu de se mêler, se chassent ou se superposent, l’une dominante, l’autre esclave. Chez les Osques et les Sabelliens, il y a fusion, au contraire, entre les vainqueurs et les vaincus. Les traditions grecques, toujours si intelligentes, ont été un fidèle écho de cette origine du peuple latin, et c’est par des mariages, par des unions pacifiques, que s’établissent Évandre, Énée, Tibur et les compagnons d’Ulysse, comme plus tard des mariages uniront Rome et la Sabine. Par ses traditions locales, comme par sa propre origine, Rome était préparée à cet esprit de facile association qui lui donne un caractère à part dans l’antiquité et qui fut la cause de sa grandeur.

Au huitième siècle, la prospérité des Latins déclinait ; les Étrusques avaient traversé leur pays, les Sabins franchi l’Anio, les Èques et les Volsques envahi la plaine et enlevé plusieurs villes latines[132]. Albe elle-même, dans la tradition, parait assez faible pour qu’une poignée d’hommes y fasse une révolution. Cette faiblesse devait favoriser les commencements de la ville éternelle.

Des liens de parenté et d’alliance unissaient aux prisci Latini les Rutules, dont la capitale, Ardée[133], était déjà enrichie par le commerce et ceinte de hautes murailles. Sagonte, en Espagne, se disait sa colonie.

Autour de ce Latium primitif, qui ne dépassait pas le Numicius et qui nourrissait une robuste population de laboureurs[134], s’étaient établis les Èques, les Berniques, les Volsques et les Aurunces, tous compris par les Romains sous la dénomination générale de peuples latins ; plus loin, entre le Liris et le Silarus, les Ausones.

Les Èques, petit peuple de pâtres et de chasseurs, pillards insatiables[135], n’avaient, au lieu de villes, que des bourgades fortifiées, dans des lieux inaccessibles. Cantonnés dans le pays difficile que traverse le haut Anio, ils descendaient en suivant les montagnes jusqu’à l’Algide, promontoire volcanique d’où se découvre la campagne romaine et dont les forêts couvraient leur marche. De là, ils fondaient à l’improviste sur la plaine, enlevaient moissons et troupeaux, et, avant qu’on se fût armé, ils avaient disparu. Fidèles cependant à la parole donnée, ils avaient établi le droit fécial que les Romains leur empruntèrent[136], nais qu’ils ne semblent plus connaître à l’époque où on les voit presque chaque année distraire le peuple, par leurs rapides incursions, des querelles du forum. Malgré leur voisinage de Rome et deux siècles et demi de guerres, ils furent les derniers des Italiens à poser les armes.

Moins belliqueux ou moins pillards, parce que leur territoire était plus riche, malgré les rochers qui le couvraient[137], les Herniques formaient une confédération dont les principaux membres étaient les cités de Ferentinum, d’Alatrium et d’Anagnia[138]. Les impérissables murailles des deus premières de ces villes, les livres lintéens où Anagnia consignait son histoire, sa réputation de richesse, les temples que Marc Aurèle y trouvait à chaque pas et le cirque où s’assemblaient les députés de toute la ligue, attestent leur culture, leur esprit religieux et leur ancienne puissance[139]. Placés entre deux peuples d’humeur guerroyante, les Herniques montrèrent un esprit pacifique et s’associèrent de bonne heure contre les Èques et les Volsques à la fortune des Latins et de Rome.

Les Volsques, plus nombreux, habitaient depuis le pays des Rutules jusqu’aux montagnes qui séparent les hautes vallées du Liris et du Sagrus. Les Étrusques, quelque temps maîtres d’une partie de leur pays, y avaient exécuté, comme dans les vallées de l’Arno, de la Chiana et du Pô, de grands travaux pour l’écoulement des eaux, et avaient conquis à l’agriculture des terrains qui rendaient 30 à 40 pour 1. Ces marais, fameux sous le nom de marais Pontins, n’avaient d’abord été qu’une vaste lagune, séparée, comme celle de Venise., de la haute mer par les longues îles qui formèrent ensuite la côte d’Astura à Circeii. Ils se terminaient, à leur extrémité méridionale, par l’île d’Aea, réunie plus tard au continent sous le nom de promontoire de Circeii[140]. Les craintes superstitieuses, qui peuplent toujours d’êtres étranges et menaçants les forêts profondes et les rochers battus des flots, plaçaient sur ce promontoire la demeure de Circé, magicienne redoutable : comme, dans la tradition celtique, les neuf vierges de l’île de Sein commandaient aux éléments dans les mers orageuses de l’Armorique. Cette légende, qui semble indigène autour de la montagne, ne serait-elle pas une antique croyance défigurée ? Circé, que les Grecs ont rattachée à la famille néfaste du roi de Colchide, mais qu’on disait fille du Soleil, sans doute parce qu’au matin, quand la plaine est encore dans l’ombre, sa montagne s’éclaire des premiers rayons du soleil levant ; Circé, qui change les formes et compose des breuvages magiques avec les herbes[141] dont son promontoire est encore aujourd’hui couvert[142], ne serait-elle pas quelque divinité pélasgique, une déesse de la médecine, comme l’Esculape grec, fils aussi du Soleil, et qui, déchue avec son peuple, n’aurait plus été, pour les nouveaux venus, qu’une magicienne redoutée ?

Avec l’île de Pontia et l’étendue de côtes qu’ils possédaient ; avec les ports d’Antium, d’Astura et celui de Terracine, qui n’a pas moins de 12.000 mètres de pourtour[143] ; avec les leçons ou les exemples des Étrusques, les Volsques du littoral ne pouvaient manquer d’être d’habiles marins ; du moins devinrent-ils de redoutables pirates. Toute la mer Tyrrhénienne, jusqu’au phare de Messine, fut infestée de leurs courses, et les torts qu’ils firent au commerce tarentin faillirent entraîner une guerre entre les Romains et Alexandre le Molosse, roi d’Épire. Cependant Rome avait déjà conquis Antium et détruit sa marine.

Les Volsques de l’intérieur ne furent pas moins redoutés dans les plaines du Latium ou de la Campanie, et, après deux cents ans de guerre[144], Rome n’en finit avec eux qu’en les exterminant. Au temps de Pline[145], trente-trois villes avaient déjà disparu dans le Pomptinum, qui n’était plus, au siècle d’Auguste, qu’une solitude meurtrière[146].

Derrière les Volsques jusqu’au Liris, dans un pays où les montagnes ne laissent que deux routes étroites pour passer du Latium dans la Campanie, habitaient les Aurunces. héritiers du nom de la grande race italienne, ils semblaient en avoir conservé la haute stature, l’aspect menaçant et l’audace[147]. Aussi était-ce sur leurs côtes, à Formies, qu’on plaçait les géants Lestrigons[148]. Mais, depuis les siècles historiques, ce peuple est resté obscur ; Tite Live n’en parle que pour raconter la guerre impitoyable que Rome lui fit en 314 et la destruction de trois de ses villes.

Au delà du Liris commençait pour les Romains la Campanie, molle et énervante contrée où les dominations n’ont jamais duré que quelques vies d’hommes, où la terre elle-même, dans ses continuelles révolutions, semble avoir la fragilité des choses humaines. Le Lutrin, autrefois si vanté, est devenu un marais fangeux, et l’Averne, la bouche des enfers, s’est changé en un lac limpide. A Caserte, on a trouvé, à 90 pieds sous terre, un tombeau; et les coulées de lave qui portent Herculanum et Pompéi cachent elles-mêmes une couche de terre végétale et des traces d’anciennes cultures. , dit Pline, dans cette terre de Bacchus et de Cérès, où deux printemps fleurissent, les Osques, les Grecs, les Ombriens, les Étrusques et les Campaniens, ont lutté de volupté et de mollesse, et Strabon, étonné que tant de peuples y aient été tour à tour dominants et asservis, en accusait la douceur du ciel et la fertilité de cette terre, d’oie sont venus, dit Cicéron, tous les vices[149].

Les Osques de la Campanie ne sont plus dans les temps historiques qu’une population soumise à des maîtres étrangers, et qui se confond avec eux : Grecs établis sur la côte, Étrusques dans l’intérieur, Samnites descendus de l’Apennin. Quelques tribus ausoniennes, comme les Sidicins de Teanum et les Aurunces de Cales, gardèrent seules leur liberté dans les montagnes qui séparent le Volturne du Liris. De l’autre côté de la péninsule, en Apulie, le fond de la population était aussi d’origine ausonienne, comme le prouvent les noms des villes de l’intérieur et l’usage de l’osque répandu dans une grande partie de l’Italie méridionale.

Dans l’origine les Sabins, auxquels se rattachent presque tous les peuples sabelliens[150], habitaient, aux environs d’Amiternum, le haut pays de l’Abruzze supérieure, d’où sortent le Velino, le Tronto, la Pescara, et où la fonte tardive des neiges entretient les pâturages, quand le soleil brûle déjà la plaine. Ils descendirent de là sur le territoire de Reate, d’où ils chassèrent les Casci, et parvinrent, par le mont Lucrétile, jusqu’au Tibre. Au nord, ils rejetèrent les Ombriens au delà de la Nera; au sud, ils occupèrent une partie de la rive gauche de l’Anio, et, au huitième siècle, c’était, après les Étrusques, le plus puissant peuple de la péninsule[151].

Pasteurs et agriculteurs, comme tous les Sabelliens, les Sabins vivaient épars dans des villages, et, malgré leur nombreuse population, qui mettait en culture et habitait jusqu’aux cimes des plus âpres montagnes, ils n’eurent guère d’autres villes qu’Amiternum et Reate. Cures, le lieu de réunion de tout le peuple, n’était qu’un gros bourg. — C’étaient les Suisses de l’Italie : mœurs sévères et religieuses, tempérance, courage, probité ; ils avaient les vertus sans faste mais durables de l’homme des montagnes, et restèrent aux yeux de l’Italie comme une vivante image des anciens temps[152]. L’histoire, qui reconnaît en eux un des principaux éléments de la population romaine, n’hésitera point à leur attribuer la vie frugale et laborieuse, la gravité austère, le respect pour les dieux, la forte constitution de la famille, qu’on trouve à Rome dans les premiers siècles et qui s’y conservèrent longtemps[153]. Ils ressemblaient encore aux premiers Romains par leur dédain pour la culture de l’esprit. on n’a pas trouvé dans tout leur pays une seule inscription sabine.

Lorsque, dans ces arides montagnes, la famine était menaçante ou la guerre malheureuse, on vouait aux dieux, par un printemps sacré, tout ce qui naissait en mars et avril. Les enfants eux-mêmes étaient offerts en sacrifice. Plus tard les dieux s’adoucirent; le bétail seul fut immolé ou racheté, et les enfants, élevés jusqu’à vingt ans, étaient alors conduits, la tête voilée, hors du territoire, comme ces hordes scandinaves que la loi chassait à époque fixe du pays pour prévenir la famine. Souvent le dieu protégeait lui-même ces jeunes colonies, sacranæ acies vel Matmertini, et leur envoyait des guides divins. Ainsi furent conduits par des animaux consacrés à Mars, les Picénins par un pivert (picus), les Hirpins par un loup (hirpus), et les Samnites par un taureau sauvage[154].

Des Sabins, dit Pline (H. n., III, 13), descendent, par un printemps sacré, les Picénins. Mais trop de races différentes occupèrent cette côte et s’y mêlèrent, pour qu’il en sortit un peuple original. Dans leurs fertiles vallées, les Picénins restèrent en dehors de toutes les guerres italiennes, et y multiplièrent à loisir. Pline prétend (Ibid.) que, lorsqu’ils se soumirent Rome, en 265, ils étaient au nombre de 360.000. Parmi eux l’on comptait les Prætutiens, qui formaient un peuple distinct, cantonné dans le haut pays. Par un singulier hasard, ce sont ces pauvres montagnards, à peine connus des historiens de Rome, qui ont donne leur nom au centre de la péninsule, les Abruzzes.

La vaste province ordinairement désignée sous le nom de Samnium (Ibid., III, 17), et qui comprend toutes les montagnes au sud de la Sabine et du Picenum jusqu’à la Grande-Grèce, était partagée entre deux confédérations formées des peuples réputés les plus braves de l’Italie. Au nord, celle des Vestins et des Marrucins sur le littoral, des Péligniens et des Marses dans la montagne; au sud, celle des Frentans, des Caracénins, des Pentriens, des Hirpins et des Gaudiniens.

Dans la première ligue, les plus renommés pour leur courage étaient les Marses et les Péligniens. Qui triompherait des Marses ou sans les Marses ? [155] disait-on. Après l’aruspice étrusque, il n’y avait pas de plus célèbres devins pour expliquer les signes, surtout le vol des oiseaux, que ceux des darses. On retrouve chez eux les psylles de l’Égypte et les médecins-sorciers des indigènes du nouveau monde, qui guérissaient avec les simples cueillis dans leurs montagnes et avec leurs chants magiques, neniæ[156]. Une famille, qui jamais ne se mêlait aux autres, avait le don de conjurer les vipères dont le pays des Marses était rempli, et de rendre leurs morsures inoffensives[157]. Au temps d’Élagabal, la réputation des sorciers marses durait toujours ; maintenant encore les bateleurs qui vont à Rome et à Naples effrayer le peuple de leurs jeux avec des serpents dont ils ont arraché les crochets venimeux, partent des environs de ce qui était naguère le lac de Celano[158] (Fucinus). Aujourd’hui, c’est un saint Dominique de Cullino qui donne ce pouvoir ; il y a trois mille ans, c’était une déesse en grande vénération dans les mêmes lieux, la magicienne Angitie, sœur de Circé, ou peut-être Médée elle-même, de la sinistre famille d’Aétès. Les noms changent, mais la superstition reste, quand l’homme demeure sous l’influence des mêmes lieux et dans la même ignorance.

Le pays des Marses et des Péligniens, situé au coeur de l’Apennin, était le plus froid de la péninsule[159] : aussi les troupeaux quittant, l’été, les plaines brillées de l’Apulie, venaient, alors comme aujourd’hui, paître dans les fraîches vallées des Péligniens, qui récoltaient aussi d’excellente cire et le plus beau lin[160]. Leur forte place de Corfinium fut choisie pendant la guerre Sociale pour devenir, sous le nom significatif d’Italica, la capitale des Italiens soulevés contre Rome.

L’autre grande ligue sabellienne formait le peuple samnite, qui eut de plus brillantes destinées, de grandes richesses, un nom redouté jusqu’en Sicile, jusqu’en Grèce, mais qui paya toute cette gloire par d’affreux désastres. Conduits, suivant leurs légendes, de la Sabine aux montagnes de Bénévent par le taureau sauvage dont on retrouve le signe sur les médailles de la guerre sociale, les Samnites se mêlèrent aux tribus ausones restées dans l’Apennin, et s’étendirent de colline en colline jusqu’à la Pouille. Tandis que les Caudiniens et les Hirpins[161] se fixaient sur les pentes du mont Tuburuno, dont le pied touchait à une vallée qu’ils rendirent fameuse sous le nom de Fourches Caudines, les Frentans s’établissaient vers la mer supérieure, et des bandes irrégulières allaient former au delà du Silarus le peuple des Lucaniens, qui se séparèrent de bonne heure de la ligue. Celle-ci resta composée de quatre peuples (Caraceni, Pentri, Hirpini et Caudini) auxquels appartient plus particulièrement le nom glorieux de Samnites.

Leur pays, entouré par le Sangro, le Volturno et le Calore, est couvert de montagnes abruptes (le Matese), qui conservent la neige jusqu’en mai et dont une cime, le mont Miletto, s’élève à 2000 mètres. Aussi les troupeaux trouvaient-ils dans ces hautes vallées, durant les étés brûlants, de frais pâturages et des sources abondantes. C’était la richesse du pays. Leurs produits, vendus dans les villes grecques qui bordaient la côte, les soldes militaires qu’ils reçurent souvent à titre d’auxiliaires, mais surtout le butin qu’ils rapportaient de leurs courses dans la Grande-Grèce, accumulèrent dans les mains de ces pâtres belliqueux de grandes richesses. Au temps de la guerre contre Rome, telle était l’abondance de l’airain dans le Samnium, que le jeune Papirius en enleva plus de deux millions de livres[162], et que son collègue Garvilius, avec les seules armures prises aux fantassins samnites, fit fondre le colosse de Jupiter, qu’il plaça dans le Capitole et qu’on pouvait apercevoir du haut du mont Albain[163]. Comme tous les peuples guerriers, les Samnites mettaient leur luxe dans les armes ; de vives couleurs brillaient sur leurs vêtements de guerre, l’or et l’argent sur leurs boucliers. Chaque soldat des premières classes, s’équipant à ses frais, voulait prouver son courage par l’éclat de ses armes. Aussi la richesse de l’armée ne prouve pas celle du peuple.

En calculant d’après les nombres fournis par les historiens de Rome, on a évalué à deux millions d’hommes la population du Samnium[164]. Ce chiffre est évidemment exagéré, comme les bases sur lesquelles il repose. Si les Samnites n’ont pu armer contre Rome plus de 80.000 fantassins et 8.000 cavaliers, leur population devait s’élever au plus à 600.000 habitants. Mais c’était assez pour que ces hommes robustes et braves, quelquefois réunis sous le commandement suprême d’un embradur (imperator), étendissent tout autour de leurs montagnes leurs courses et leurs conquêtes. Leur principale ressource était leurs troupeaux ; mais durant six à sept mois la neige couvrait les pâturages des montagnes, il fallait donc descendre dans les plaines[165]. De là une cause de guerres continuelles avec les peuples voisins.

Réunis dans une même ligue, les quatre peuples samnites formaient cependant, chacun sous son meddix tuticus, une société distincte et souveraine, qui oubliait souvent l’intérêt général pour suivre des entreprises particulières. Ces fils du dieu Mars, ces hommes dont la religion et la politique avait proscrit les aïeux, restèrent fidèles à leur origine : ils préférèrent, aux liens qui font la force, l’isolement qui donne d’abord la liberté, mais prépare la servitude.

Si les treize peuples sabelliens avaient été unis, l’Italie leur appartenait. Mais les Lucaniens étaient ennemis des Samnites, ceux-ci de la fédération marse, les Marses des Sabins, et les Picentins restaient étrangers à toutes les querelles des montagnards. Cependant Rome, qui représentait, comme ne le fit avant elle aucun État de l’antiquité, le principe contraire de l’unité politique, ne triompha qu’après les plus douloureux efforts et en exterminant cette population indomptable[166], encore lui fallut-il s’y prendre à deux fois pour cette oeuvre de destruction. La guerre du Samnium et la seconde guerre Punique avaient fait déjà bien des ruines et des solitudes ; mais, quand les vengeances de Sylla eurent passé sur cette terre désolée, Florus put dire : Dans le Samnium même on chercherait vainement le Samnium. Cette ruine fut si complète, qu’il nous est à peine resté quelques monuments de ce peuple et que plus de vingt de ses villes ont disparu sans laisser de vestiges d’elles-mêmes.

Au sud-est, Tarente et les grandes villes de l’Apulie arrêtèrent les Samnites; mais, à l’ouest, les Étrusques de la Campanie ne surent pas défendre contre eux ce riche territoire. Fatigués par leurs continuelles excursions, ils crurent acheter la paix en partageant avec les Samnites leurs champs et leur ville. Une nuit, ils furent surpris et égorgés (vers 423) ; Volturnum prit le nom de Capoue, et celui de Campaniens désigna les nouveaux maîtres du pays[167]. Cumes, la grande cité grecque, fut ensuite enlevée d’assaut, et une colonie campanienne remplaça une partie des habitants massacrés, sans toutefois faire prévaloir l’osque et les usages sabelliens sur la langue et les mœurs grecques[168]. Ces pâtres, qui élevaient dans leurs montagnes[169] de belles races de chevaux, devinrent au milieu des plaines de la Campanie les meilleurs cavaliers de la péninsule, et le renom que cette conquête leur valut en prépara d’autres. Au nord, à l’est et au sud, ils étaient entourés de pays difficiles et de populations belliqueuses qui leur fermaient la route à de nouvelles entreprises; mais la mer restait ouverte, et ils savaient qu’au delà des golfes de Pæstum et de Terina il y avait en Sicile du butin à faire, des aventures à courir. Sous l’ancien nom expressif de Mamertins, les cavaliers campaniens se mirent à la solde de qui voulait les payer. La rivalité des cités grecques, l’ambition des tyrans de Syracuse, les invasions carthaginoises et la guerre sans relâche qui désolait l’île entière, leur firent toujours trouver à qui vendre leur courage. Et ce métier de mercenaires leur devint si lucratif, que ce qu’il y avait de plus brave dans la jeunesse campanienne passa dans l’île, où les Mamertins furent bientôt assez nombreux pour faire la loi et prendre leur part.

Mais, tandis qu’ils devenaient au delà du détroit une puissance contre laquelle luttèrent vainement Carthage, Syracuse et Pyrrhus, leurs villes des bords du Volturne s’affaiblissaient par les migrations mêmes dont s’augmentait la colonie militaire de Sicile. Dès le milieu du quatrième siècle, à Cumes, à Nole, à Nucérie, les anciens habitants redevenaient les maîtres, et si Capoue conserva la suprématie sur les villes voisines, ce fût en perdant tout caractère sabellique. La mollesse des anciennes mœurs reparut, mais mêlée de plus de cruauté. Dans les funérailles, des combats de gladiateurs pour honorer les morts ; au milieu des plus somptueux festins, des jeux sanglants pour égayer les convives[170], et toujours, dans la vie publique, le meurtre et la trahison. On a vu les Samnites s’emparer de la ville en égorgeant leurs hôtes; les premiers soldats romains qu’on y placera voudront, à leur exemple, en massacrer les habitants. Durant la seconde guerre Punique, Capoue scelle son alliance avec les Carthaginois du sang de tous les Romains établis dans ses murs, et Perolla veut poignarder Annibal à la table de son père. Lorsque enfin les légions y rentrent, c’est tout le sénat de Capoue qui célèbre ses propres funérailles dans un joyeux festin et boit le poison à la dernière coupe. Il n’y a pas d’histoire plus sanglante, et nulle part il n’y eut de vie plus molle.

Les Lucaniens eurent une destinée à la fois moins triste et moins brillante. En suivant la chaîne des Apennins, ce peuple était entré dans l’ancienne Œnotrie, dont les côtes étaient occupées par ales villes grecques et où Sybaris dominait du golfe de Pæstum à celui de Tarente. Après s’être lentement accrue dans les montagnes, leur population se jeta sur le territoire cultivé des cités grecques, et vers le milieu du cinquième siècle, Pandosie, avec les villes voisines, tomba en leur pouvoir. Maîtres des côtes de l’Ouest, ils se tournèrent vers celles du golfe de Tarente, et placèrent entre deux dangers les villes grecques déjà menacées au sud par les tyrans de Syracuse. Vers 430, ils luttaient déjà contre Thurium, et tels furent leurs progrès dans l’espace de trente-six ans, malgré leur petit nombre qui ne dépassait pas 34.000 combattants[171], qu’une grande ligue défensive, la première que les Grecs de cette côte eussent conclue, fut formée contre eus et contre Denys de Syracuse. La peine de mort fut prononcée pour le chef de la ville dont les troupes ne seraient pas accourues au premier avis de l’approche des barbares (394)[172]. Ces mesures furent infructueuses : trois ans après, toute la jeunesse de Thurium, en voulant reprendre la ville de Laus, fut détruite dans une bataille qui livra aux Lucaniens la Calabre presque entière[173]. Denys le Jeune, à son tour effrayé, malgré un traité conclu avec eux en 360[174], traça, du golfe de Scylacium à celui d’Hipponium, une ligne de défense destinée à couvrir contre eux ses possessions d’Italie[175].

Cette époque fut celle de la plus grande extension des Lucaniens. Dès lors ils ne firent plus que reculer, affaiblis qu’ils étaient par le peu d’accord de leurs divers cantons, dont chacun avait ses lois particulières et son chef (meddix ou præfucus). Vers 356, apparaissent les Bruttiens, dont Denys de Syracuse favorisa la révolte, et peu à peu la frontière de la Lucanie remonta jusqu’au Laus et au Crathis. Contenus, au sud, par les Bruttiens, aussi braves qu’eux-mêmes, ils cherchèrent à se dédommager aux dépens des Grecs des bords du golfe de Tarente ; mais ce fut pour appeler sur eux les armes d’Archidamos, d’Alexandre le Molosse et du Spartiate Cléonyme. Plus tard, leurs attaques sur Thurium amenèrent la guerre avec Rome, qui leur coûta l’indépendance.

De tous les peuples sabelliens, les Lucaniens semblent être restés les plus grossiers, les plus avides de guerre et de destruction. La civilisation qui les entourait ne fut pas assez forte pour pénétrer dans ces âpres montagnes, dans ces forets profondes, où ils envoyaient leurs fils chasser l’ours, le sanglier et les bêtes fauves, pour les habituer de bonne heure au danger[176]. Peu nombreux et souvent divisés, ils tinrent néanmoins la population vaincue durement asservie, et éteignirent en elle jusqu’à cette culture grecque, cependant si vivace. Devenus barbares, dit Athénée (XIV, 31) des habitants de Posidonie, ayant perdu jusqu’à leur langue, ils avaient du moins conservé une fête grecque, pendant laquelle on se réunissait pour réveiller les anciens souvenirs, rappeler les noms aimés et la patrie perdue ; puis l’on se quittait en pleurant. Triste et touchant usage qui atteste une bien dure servitude !

A l’extrémité de la Calabre orientale (terre d’Otrante) on a trouvé des inscriptions qu’on n’a put rattacher à un dialecte connu. Elles y avaient été laissées par les Iapyges, un des plus anciens peuples de la péninsule. Il semble avoir dominé jusque dans l’Apulie ; mais il subit de bonne heure l’influence hellénique et alla perdre sa nationalité au milieu des colons grecs.

 

V. Grecs et Gaulois

Nous venons de parler des races vraiment italiennes, de celles du moins qui, Ies Étrusques exceptés, se servaient d’une langue soeur de la langue hellénique et qui donnèrent à Rome sa population, ses moeurs et ses lois. Il reste à étudier deux peuples, les Grecs et les Gaulois, qui s’établirent plus tard dans la péninsule : ceux-ci qui la troublèrent longtemps par leurs incursions et leurs pillages ; ceux-là qui l’ouvrirent à la civilisation hellénique. Il y a bien peu d’années, on parlait encore grec aux environs de Locres[177] ; dans les Calabres, une sorte de danse sacrée ressemble à celle qui est représentée sur des vases antiques, et, à Cardeto, les femmes ont si bien conservé le type de la beauté hellénique, qu’on dit d’elles : Ce sont des Minerves. De même on a cru retrouver, de Turin à Bologne, dans les traits du visage, dans l’accent, comparativement rude et guttural des Piémontais, des Lombards et des Romagnols, la trace persistante de l’invasion celtique[178].

L’histoire des colonies grecques en Italie se divise en deux parties l’une, commençant au huitième siècle avant notre ère, ne peut être l’objet d’aucun doute ; l’autre, remontant au quatorzième siècle, a contre elle toutes les probabilités historiques. Sans doute, il se peut que, dans les temps qui suivirent la guerre de Troie, après ce grand ébranlement de la Grèce, des troupes d’Hellènes, chassées par les révolutions de la mère patrie, aient débarqué sur les côtes de l’Italie. Mais ce que l’on rapporte de l’établissement de Diomède dans la Daunie ou chez les Vénètes, qui du temps de Strabon lui sacrifiaient chaque année un cheval blanc, des compagnons de Nestor à Pise, d’Idoménée à Salente, bien que Gnosse dans la Crète montrât son tombeau, de Philoctète à Pétélie et à Thurium, d’Épéos à Métaponte, d’Ulysse à Scylacium, d’Évandre, de Tibur, de Telegonus, fils d’Ulysse, dans le Latium, à Tusculum, Tibur, Préneste, Ardée, etc., ces légendes, disons-nous, ne peuvent être regardées que comme des traditions poétiques inventées par les rhapsodes, afin de donner à ces villes une origine illustre.

Rien ne manqua pour accréditer ces généalogies glorieuses : ni les chants des poètes, ni la crédulité aveugle ou intéressée des historiens, ni même les reliques vénérées des héros. Sur les bords du Numicius, les contemporains d’Auguste allaient voir le tombeau d’Énée, devenu le Jupiter Indigète, et tous les ans les consuls et les pontifes romains y offraient des sacrifices. Circeii montrait la coupe d’Ulysse et le tombeau d’Elpenor, un de ses compagnons[179] ; Lavinium, le vaisseau incorruptible d’Énée[180] et ses dieux pénates; Thurium, l’arc et les flèches d’Hercule donnés par Philoctète ; Macella, le tombeau de ce héros ; Métaponte, les outils de fer dont s’était servi Épéos pour construire le cheval de Troie[181] ; Lucérie, l’armure de Diomède[182] ; Maleventum, la tête du sanglier de Cardon ; Cumes, les défenses du sanglier d’Érymanthe. Ainsi les habitants d’une ville d’Arménie montraient à qui les voulait voir les débris de l’arche de Noé[183].

Personne ne tient plus à ces fabuleuses origines, si ce n’est ces gens de Rome, qui disent encore fièrement : Semo Romani, et diraient volontiers comme les Padouans : Sangue Troiano. — D’ailleurs, lors même qu’on tiendrait pour authentiques les premiers établissements de la race grecque en Italie, on ne pourrait leur accorder aucune importance historique ; car, restés sans relations avec la mère patrie, ils perdirent le caractère de cités helléniques, et quand les Grecs arrivèrent au huitième siècle, ils ne trouvèrent plus trace de ces incertaines colonies. A cette classe de récits légendaires appartiennent les traditions sur le Troyen Anténor, fondateur de Padoue, et sur Énée apportant dans le Latium le palladium de Troie. Les nobles romains voulaient dater de la guerre de Troie, comme les nôtres des croisades.

Suivant Hérodote, les premiers Grecs établis dans la Iapygie seraient des Crétois qu’une tempête y aurait jetés. Séduits par la fertilité du sol, ils auraient brûlé leurs vaisseaux et bâti Iria dans l’intérieur des terres. Mais la plus ancienne colonie grecque dont l’établissement soit hors de doute, est celle des Chalcidiens, fondateurs de Cumes. Conduits par Hippoclès et Mégasthénès, ils s’avancèrent, dit la tradition, à travers des mers inconnues, guidés le jour par une colombe, et la nuit par le son de l’airain mystique[184]. Ils bâtirent Cumes sur un promontoire qui domine la mer et les plaines voisines, en face de l’île d’Ischia. Sa prospérité fut si rapide, grâce à sa position au milieu de la côte tyrrhénienne, devant les meilleurs ports et dans le plus fertile pays de l’Italie, qu’elle put devenir métropole à son tour[185], aider Rome et les Latins, au temps de Porsenna, à repousser le joug des Étrusques du Nord et, pour son compte, lutter avec ceux de la Campanie. La bataille de l’an 474 retentit jusque dans la Grèce, où Pindare la célébra. Mais en 420 les Samnites entrèrent à Cumes. Toutefois, malgré l’éloignement et malgré les Barbares, Cumes resta longtemps grecque de langue, de mœurs et de souvenirs ; et, chaque fois qu’un danger menaçait la Grèce, elle croyait, dans sa douleur, voir pleurer ses dieux[186]. Ces larmes payaient les chants de Pindare.

Sur cette terre volcanique, près des champs Phlégréens et du sombre Averne, les Grecs se crurent aux portes des enfers. Cumes, où, selon Homère, Ulysse avait fait l’évocation des morts, devint le séjour d’une des sibylles et des nécromanciennes les        plus habiles de l’Italie ; chaque année, de nombreux pèlerins visitaient avec effroi le saint lieu au grand profit des habitants[187]. C’est là aussi, dans ce poste avancé de la civilisation grecque, au milieu de ces Ioniens tout pleins de l’esprit homérique, que s’élaborèrent les légendes qui amenèrent en Italie tant de héros de la Grèce.

Après Cumes et ses colonies directes dont la plus fameuse est la Ville Neuve, Naples, les autres cités chalcidiennes forent Zancle, nommée plus tard messine, et Rhegium, qui gardaient toutes deux l’entrée du détroit de Sicile, mais dont la position militaire était trop importante pour ne point attirer sur elles de nombreux malheurs. Les Mamertins, qui surprirent Messine et en massacrèrent toute la population mâle, ne firent que ce qu’exécuta, quelques années plus tard, une légion romaine à Rhegium.

Les Doriens, qui dominaient en Sicile, étaient peu nombreux en Italie ; mais ils avaient Tarente, qui rivalisa de puissance et de richesse avec Sybaris et Crotone et qui conserva plus longtemps que ces deux villes son indépendance[188]. De riches offrandes, déposées au temple de Delphes, attestaient encore, au temps de Pausanias, ses victoires sur les Iapyges, les Messapiens et les Peucétiens. Aussi avait-elle élevé à ses dieux, en signe de son courage, des statues de taille colossale et toutes dans l’attitude du combat ; mais ils ne purent la défendre contre Rome et le vainqueur qui rasa ses murailles lui laissa par dérision les images de ses belliqueuses divinités. Ancône, fondée vers 380, dans le Picenum, par des Syracusains qui fuyaient la tyrannie de Denys l’Ancien, était aussi dorienne.

La plus florissante des colonies achéennes fut d’abord Sybaris, qui avait soumis la population indigène des pays du vin et des bœufs (Œnotrie et Italie). Au bout d’un siècle, vers 620, elle possédait un territoire couvert de vingt-cinq villes et pouvait armer trois cent mille combattants. Mais, un siècle plus tard, en 510, elle fut prise et détruite par les Crotoniates. Toute l’Ionie, qui trafiquait avec elle, pleura sa ruine, et les Milésiens prirent des vêtements de deuil. Son territoire rendait cent pour un[189] : ce n’est plus qu’une plage déserte et marécageuse. Sur la côte occidentale de la Lucanie, Laus, que les Lucaniens détruisirent après une grande victoire sur les Grecs confédérés, et Posidonia, dont les ruines grandioses[190] ont rendu célèbre la ville aujourd’hui déserte de Pœstum, étaient des colonies de Sybaris. D’autres Achéens, appelés par elle, s’étaient établis à Métaponte, qui dut de grandes richesses à son agriculture et à son port aujourd’hui transformé en lagune[191]. Crotone eut une prospérité aussi rapide que celle de Sybaris, sa rivale, mais qui se soutint plus longtemps. Son enceinte, double en étendue (100 stades), accuse une population plus nombreuse, que sa renommée pour les luttes du pugilat nous ferait aussi regarder comme plus énergique (Milon de Crotone). Les tyrans de Syracuse la prirent trois fois, et elle avait perdu toute importance lorsque les Romains l’attaquèrent. Locres, d’origine éolienne, n’arriva jamais à autant de puissance. Sa ruine, commencée par Denys le Jeune, fut achevée par Pyrrhus et Annibal.

Les Ioniens n’avaient que deux villes dans la Grande-Grèce : Élée, célèbre par son école de philosophie, et Thurium, dont les Athéniens furent les principaux fondateurs. Ennemie des Lucaniens et de Tarente, Thurium devait entrer de bonne heure comme sa métropole, dans l’alliance de Rome.

Il est remarquable que toutes ces villes eurent un rapide accroissement et que peu d’années leur suffirent pour devenir des États comptant par cent mille le nombre de leurs combattants. Ce n’est pas seulement l’heureux climat de la Grande-Grèce, la fertilité du sol, qui, dans les vallées et les plaines des deux Calabres, surpassait celle de la Sicile[192], ni même la sagesse de leurs législateurs Charondas, Zaleucos, Parménide et Pythagore, qui firent ce prodige ; mais l’habile politique qui admit dans la cité tous les étrangers[193], et transforma, pour quelques siècles, les populations pélasgiques du sud de l’Italie en un grand peuple grec. Sans doute des distinctions s’établirent, et il y eut probablement dans les capitales des plébéiens et des nobles ; dans les campagnes, des serfs de la glèbe, et dans les villes conquises, des sujets ; mais ces différences n’empêchaient ni l’union ni la force. C’est par ce moyen aussi, par cette assimilation des vaincus aux vainqueurs, que Rome grandit. Mais Rome conserva longtemps sa discipline, tandis que les villes de la Grande-Grèce, minées au dedans par les divisions intestines, menacées au dehors par Carthage et Syracuse, par les tyrans de la Sicile et les rois de l’Épire, sans cesse inquiétées par les Gaulois italiens et les Samnites, surtout par les Lucaniens, s’affaiblirent encore eu des rivalités qui préparèrent aux Romains une facile conquête.

Si l’Ombrie doit son nom à une peuplade gauloise, nos pères auraient une première fois passé les Alpes en corps de nation à une époque fort ancienne[194]. L’invasion du sixième siècle est plus certaine. On dit que les tribus gauloises du Nord-Ouest, refoulées sur les Cévennes et les Alpes par des envahisseurs d’outre-Rhin, s’y accumulèrent et, comme des flots longtemps amoncelés, débordèrent au nombre de trois cent mille par-dessus les Alpes dans la vallée du Pô. Sur les bords du Tessin, le Biturige Bellovèse écrasa une armée étrusque et établit son peuple, les Insubriens, entre ce fleuve, le Pô et l’Adda[195].

Bellovèse avait montré la route; d’autres la suivirent. Dans l’espace de soixante-six ans, des Cénomans, sous un chef surnommé l’Ouragan (Elitovius), des Ligures, des Boïes, des Lingons, des Anamans et des Sénons[196] chassèrent les Étrusques des bords du Pô et les Ombriens des côtes de l’Adriatique jusqu’au fleuve Esino (Æsis). Quelques débris de la puissance étrusque et ombrienne subsistèrent cependant au milieu des populations gauloises et formèrent de petits États libres, mais tributaires et toujours exposés, par les mobiles affections de ces barbares, à de soudaines attaques. Ainsi, Melpum fut surprise en trahison et détruite le jour même, dit-on, où les Romains entraient dans Véies

Comme conquérants, les Gaulois ne dépassèrent pas les limites où s’était arrêtée l’invasion des Sénons. Mais cette race vigoureuse, ces hommes avides de bruit, de butin et de combats, troublèrent longtemps la péninsule, comme tout l’ancien monde, avant que les légions pussent les saisir au milieu de leurs forêts et les fixer au sol. Ils habitaient des bourgs sans murailles, dit Polybe, dormaient sur l’herbe ou la paille et ne savaient que combattre ou un peu labourer. Vivant surtout de chair, ils n’estimaient que les troupeaux et l’or, richesses mobiles qui ne gênent point le guerrier, et qu’il transporte partout, avec lui. Sous leur domination, la Cisalpine retourna à la barbarie d’où les Étrusques l’avaient tirée : les forêts, les marécages s’étendirent ; les portes des Alpes surtout restèrent ouvertes, et il en descendit continuellement de nouvelles bandes, qui réclamèrent leur part du pays de la vigne. Leur haute taille, leurs cris sauvages, leurs gestes emportés et menaçants, et cette ostentation de courage qui, les jours de bataille, leur faisait dépouiller tout vêtement pour combattre nus, effrayèrent si fort les Italiens, qu’à leur approche il n’était personne qui ne s’armât. Que dire de plus ? A Alexandre, jeune, heureux et menaçant, les Gaulois du Danube répondirent qu’ils ne craignaient que la chute du ciel ; et la première armée romaine qui vit ceux d’Italie s’enfuit épouvantée. Rome cependant devait les rencontrer partout, à Carthage, en Asie, autour d’Annibal, à ses portes même, et jusqu’au pied du Capitole !

L’Italie, à ce premier âge, n’a que cette histoire crépusculaire dont les lueurs incertaines percent difficilement les ténèbres où se cache le commencement des peuples. Cependant, à cette lumière encore douteuse, on peut reconnaître quelques faits importants pour l’histoire générale et en particulier pour celle de Rome.

Ainsi, tous ou presque tous les Italiotes appartenaient à la race aryenne. Ils étaient plus rapprochés des tribus helléniques que les Germains ne le sont des Celtes et des Slaves, rameaux détachés aussi de ce tronc puissant. Niais si cette parenté avec les Grecs les disposait à subir un jour l’influence de la civilisation hellénique, ils n’ont emprunté à leurs frères de la Hellade ni leur langue, ni leur culte, ni leurs institutions des premiers jours.

En ce qui concerne Rome, nous noterons les points suivants :

Prépondérance, au huitième siècle, sur les deux rives du Tibre, des Sabins et des Étrusques, et par conséquent leur influence sur les institutions et les moeurs du peuple qui va s’élever auprès d’eux et qui grandira à leurs dépens.

Faiblesse des Latins, qui favorisera les commencements de la ville éternelle.

Puissance, mais génie indisciplinable des Sabelliens.

Divisions politiques des peuples italiens, entretenues par la division même du sol et par la diversité de leurs origines.

Que maintenant, au milieu de ces peuplades rendues étrangères les unes aux autres par un long isolement, on place un petit peuple qui se fera de là guerre une nécessité, de l’exercice des armes une habitude, de la discipline militaire une vertu, et l’on comprendra que ce peuple, formé pour la conquête, triomphe de toutes ces tribus dont beaucoup ont d’ailleurs avec lui communauté d’origine et qui, attaquées successivement, s’apercevront trop tard que la ruine de l’une était la menace et l’annonce de la ruine prochaine de l’autre.

 

VI. Organisation politique des anciens peuples de l’Italie

En Italie, comme dans le reste de l’Europe, la plus ancienne civilisation paraît retenir quelque chose des formes théocratiques de l’Asie, d’où elle est venue, avec cette différence, toutefois, qu’on n’y trouve pas un ordre de prêtres distinct du reste des citoyens. Les mêmes hommes furent chefs du peuple, en même temps que ministres des dieux; de sorte que, selon le génie plus humain, plus politique de l’Occident, les rapports étaient inverses de ce qu’ils avaient été dans l’Orient : le guerrier primait le prêtre ; avant d’être pontife, augure, le noble fut patricien ; il ne s’enferma pas dans le sanctuaire, mais vécut sur la place publique ; il ne resta pas lié à des formes immuables, mais les modifia suivant les besoins de l’État ; la religion, enfin, ne fut pas pour lui seulement un but, mais aussi un moyen, instrument d’autant plus redoutable, qu’il était employé par des croyants et que la politique pouvait s’aider encore du fanatisme religieux.

Chez les Étrusques, ces deux caractères du prêtre et du guerrier paraissent dans un parfait équilibre. Leurs lucumons, seuls instruits de la science augurale, seuls éligibles par droit héréditaire aux fonctions publiques, gardiens des mystères et maîtres de toutes les choses divines et humaines, forment une théocratie militaire fondée sur le droit divin et l’ancienneté des familles. Chez les peuples osques et Sabelliens, l’équilibre semble rompu au profit du guerrier. Le chef, c’est l’homme vénéré pour l’antiquité de sa race et la grandeur de sa maison, puissant par l’étendue de ses domaines, par le nombre de ses proches, de ses serviteurs et de ses clients.

Les peuples pasteurs et agriculteurs, par cela même qu’ils restent plus près de la nature, la suivent davantage dans leurs institutions; pour eux, Juifs et Arabes, Celtes de l’Écosse et de l’Irlande, ou indigènes du Latium et de la Sabine, la famille est le premier élément de la société, et l’autorité patriarcale du chef qui, comme Abraham, combat et sacrifie tour à tour, est le premier des gouvernements. A Rome, tous les droits vinrent de la famille : les chefs de l’État furent les Pères, patres et patricii ; la propriété fut le patrimonium ; la patrie, la chose commune des pères, res patria. Toutefois le droit d’aînesse, qu’on trouve chez tant de peuples, était inconnu aux bords du Tibre. A la famille se rattachent les serviteurs, dévoués pour la vie et la mort à celui qui les nourrit et les protège, qui les mène au combat et les enrichit de butin, comme les comites germaniques, les soldurii aquitains, les membres des clans écossais, comme, enfin, les clients italiens l’étaient à leur patron. Le patronat, patrocinium[197], et le patriciat doivent donc être élevés du rang d’une institution particulière, où les historiens les ont tenus longtemps, à la hauteur d’une loi de l’organisation même des sociétés primitives. Alors que les institutions manquent, il faut bien, pour que l’État se forme, qu’il y ait entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, une première association : association aux obligations variées, accordant ici plus, là moins, à la liberté du protégé et aux droits du protecteur. A Rome, cette relation s’appela la clientèle ; au moyen âge, ce fut la féodalité.

Comme les lucumons étrusques, les patriciens latins et sabins étaient les prêtres de leurs familles et de leurs clients; ils sacrifiaient aux pénates domestiques; ils accomplissaient les rites publics et occupaient les magistratures; en un mot, ils avaient l’autorité religieuse comme l’autorité politique. Mais, dans le Latium, la religion protégeait moins qu’en Étrurie leurs privilèges, parce qu’elle était plus populaire. Aussi les grands de Rome se hâteront-ils d’emprunter aux Étrusques leur science augurale et d’acheter bien cher les livres sibyllins, afin de placer à côté de la religion populaire, accessible à tous, une religion d’État, réservée pour eus seuls.

De cette union entre la politique et la religion, de ce double caractère de l’aristocratie italienne, surtout en Étrurie, il résulta que le droit public et le droit privé furent étroitement unis au droit religieux ; que la religion fut, comme dans l’Orient, le lien de toute cité, le principe de toute jurisprudence, et que les vieilles législations placées sous la sanction divine en eurent une autorité plus respectée. En outre, comme il est de l’essence de toutes les religions, de celles surtout qui sont entre les mains des chefs de l’État, d’aimer le mystère, les lois civiles, enveloppées dans les lois religieuses[198], furent secrètes et mystérieuses. Conservées dans un langage muet, et ne s’expliquant que par des cérémonies saintes, dont quelques rites subsistèrent dans les acta legitima, elles furent longtemps obéies avec les scrupules de la piété (Vico, II, 285). L’aristocratie, qui en était seule dépositaire, y trouva un pouvoir que, durant des siècles, la plèbe n’osa lui disputer.

La plus grande force de cette aristocratie était cependant la possession du sol, hème en Étrurie, où l’industrie et le commerce avaient créé la richesse mobile de l’or à côté de la richesse immuable de la terre. Posséder la terre était, comme au moyen âge, non seulement le signe de la puissance, mais la puissance même, parce que de vastes domaines donnaient toute une armée de serviteurs et de clients. Primitivement ces domaines étaient égaux[199], et ces aristocraties formaient elles-mêmes, par le nombre et l’égalité de leurs membres, de véritables démocraties. Dans les États gréco-italiens, ordinairement nés de migrations peu nombreuses, colonies ou printemps sacrés, la société préexistait à la propriété. Il y avait des citoyens avant qu’il y eût des possesseurs du sol, et, lorsqu’une ville s’élevait, la terre pouvait être géométriquement divisée : chaque citoyen en recevait une portion égale. Ce principe de l’Europe féodale et constitutionnelle, que les droits politiques découlent de la propriété, était donc pris dans un sens inverse par l’antiquité. A Lacédémone, c’est comme Doriens, comme citoyens fondateurs de l’État, que les Spartiates obtiennent 9000 lots, et aucun droit nouveau ne sort pour eux de cette concession de propriétés. Avant d’avoir chacun leur part de la terre promise, les Hébreux sont tous égaux, tous membres du peuple de Dieu, et ils restent après le partage ce qu’ils étaient auparavant. En Égypte, à Cyrène, dans toutes les colonies grecques, de semblables partages ont lieu sans impliquer aucune conséquence politique[200].

Chez nous, ces lois agraires seraient une mesure souverainement inique, parce que la propriété y représente les fruits accumulés du travail de soixante générations; dans l’antiquité, elles n’avaient pour résultat que d’augmenter le nombre des citoyens, de revenir sur des usurpations injustes, de ramener l’État à l’égalité primitive. Elles n’en furent pas moins repoussées avec violence là où se forma, comme à Rome et dans l’Étrurie, au-dessous du peuple primitif, un second peuple pauvre et opprimé qui serait devenu trop redoutable, si à la puissance du nombre il avait joint celui de la fortune. Pour prévenir ces réformes, la religion même fut appelée en aide à la loi civile, et elle imprima à la propriété territoriale un caractère sacré. C’est elle qui divisait les terres, qui, par des prières, des libations et des sacrifices, marquait les bornes qu’on ne pouvait déplacer sans encourir l’indignation divine[201]. Numa… statu eum qui terminum exarasset, et ipsum et boves sacros esse. Cette religion de la propriété eut son dieu, Terminus, le gardien immuable des limites, qui, dans la tradition, ne veut pas reculer, même devant le maître de la terre et du ciel. Malheur, disait une vieille prophétie, à celui qui déplacera Terminus pour augmenter son domaine ! Sa terre sera battue des orages, son blé rongé par la nielle, sa maison renversée, et toute sa race s’éteindra. Jamais la propriété territoriale n’a été plus énergiquement protégée, et avec elle la puissance héréditaire des riches. Aussi la société romaine resta-t-elle jusqu’à son dernier jour profondément aristocratique.

Cette consécration de la propriété fut surtout l’œuvre des Étrusques ; leurs conquêtes ou leur influence en étendirent l’usage dans une grande partie de la péninsule, et nulle divinité, dit Varron, ne fut plus honorée par toute l’Italie que le dieu des Limites[202].

Sur cette double base de la religion et de la propriété s’éleva donc la vieille aristocratie italienne et plus tard celle de Rome. Réunissant ces deux éléments de force, qui, séparés, donnent encore chacun la puissance, quels ne devaient pas être son ascendant et sa durée ? Aussi, tant que la cité ne prit pas des proportions d’empire, il ne s’y éleva point de familles possédant la puissance par droit héréditaire. Les magistrats sont électifs, presque toujours annuels, comme les lucumons de l’Étrurie, le meddix tuticus des Campaniens[203], le préteur ou le dictateur des cités latines. Dans les circonstances graves, on élisait un chef suprême, tel que l’embradur (imperator) des Sabelliens, le roi que nommaient les douze cités étrusques, en lui envoyant chacune un licteur en signe du pouvoir qui lui était donné sur la nation entière (Tite Live, I, 8), tel enfin que ce dictateur de Tusculum, Egerius, qui fut reconnu chef de la confédération latine, pour faire la dédicace du temple commun d’Aricie. Durant l’époque héroïque, la légende montre des rois dans le Latium; mais, au temps de la fondation de Rome, il en reste seulement dans les petites villes de la Sabine[204]. Albe même n’avait plus que des dictateurs, et déjà se répétaient, en haine du nom royal, des récits populaires sur les cruautés de Mézence et de ces tyrans qui, frappés par la colère divine, avaient été ensevelis avec leurs palais au fond du lac d’Albano. Quand les eaux baissaient, on croyait voir ces demeures coupables[205].

Sur une colline, au bord d’un lac ou sur les rives escarpées d’un fleuve, mais toujours dans une position d’un accès difficile[206], s’élevait la capitale de chaque État, ordinairement peu étendue et fortifiée, surtout en Étrurie, avec tout l’art du temps. Fæsulæ, Rusellæ, Populonia, Cosa, dont on peut reconnaître encore l’enceinte, n’avaient que trois quarts de lieue de tour, Volaterræ une lieue et demie, et Véies, la plus grande des cités étrusques, moins de deux lieues et demie. Les cités latines n’étaient pas, à beaucoup prés, aussi vastes. Encore réservait-on, suivant le rituel étrusque, suivi dans le Latium, un espace libre entre les premières constructions et les murailles, comme au dehors entre le mur et les champs cultivés. C’était le pomerium, l’enceinte sacrée de la cité, dans laquelle n’habitaient que les citoyens véritables, c’est-à-dire les chefs de famille, les pères ou patriciens avec leurs serviteurs et leurs clients (gentes patriciæ). Les plébéiens, les étrangers, restaient au delà du pomerium, en dehors de la cité politique.

Sur une place réservée au centre de la ville, les patriciens se rassemblaient en armes[207], comme les Germains et les Gaulois, pour délibérer sur leurs communs intérêts. Suivant les rituels étrusques[208], ils devaient être partagés en tribus, curies et centuries, dont le nombre était déterminé par une sorte d’arithmétique sacrée. Les tables Eugubines montrent que cette division avait lieu aussi dans l’Ombrie ; mais les Osques et les Sabelliens, plus libres que les Étrusques des entraves sacerdotales, ne paraissent pas avoir connu cette mystérieuse autorité du nombre qui jouera un grand rôle à Rome.

Dans les États soumis à une aristocratie puissante, il se trouve souvent à côté du peuple docile un peuple révolté qui habite les forêts profondes et qui vit de pillages. Ces outlaws, les héros des temps barbares, durent être nombreux dans l’ancienne Italie, où d’ailleurs, au milieu de tant de cités rivales, l’esprit militaire, entretenu par des guerres continuelles, donna naissance à des bandes de mercenaires qui vendaient leurs services, comme les condottieri du moyen âge, ou qui guerroyaient pour leur compte[209]. On verra la fortune des Mamertins en Sicile. Celle de quelques chefs toscans ne fut pas moins brillante[210], et le condottiere étrusque Mastarna, gendre et héritier de Tarquin l’Ancien, rappelle involontairement cet autre condottiere, François Sforza, gendre aussi et successeur d’un duc de Milan. Romulus lui-même, proscrit dès sa naissance, rejeté de la caste patricienne d’Albe, associé, dans la tradition[211], à d’autres condottieri également repoussés par l’aristocratie étrusque, ne semble pas autre chose qu’un de ces chefs de guerre qui sut choisir avec un merveilleux instinct l’admirable position de Rome, et cacher son nid d’aigle entre ce fleuve, ces collines boisées et les plaines marécageuses qui, de leur pied, s’étendaient jusqu’au Tibre.

 

VII. Organisation religieuse

L’Italie primitive n’a eu, excepté dans l’Étrurie, ni mystères ni doctrines profondes. La religion y fut simple ; elle dérivait des nécessités de la vie, des travaux des champs[212], des impressions d’admiration ou d’effroi que causait cette belle et mobile nature. Dans cette religion essentiellement rurale, tout le culte se passait en plein air. C’étaient les prémices du champ et du troupeau offertes au dieu sur l’autel des sacrifices qui s’élevait en avant du temple, des chants pieux, des prières, des danses religieuses, des guirlandes de fleurs et de feuillage suspendues aux murs sacrés et, lorsque les fidèles étaient assez riches pour pareille dépense, quelques grains d’encens bridés sur l’autel et des parfums dans l’intérieur du sanctuaire où la présence réelle du dieu remplissait l’âme d’une pieuse terreur.

Un des traits qui distinguent ces cultes de l’Italie centrale est la supériorité morale de leurs dieux : ainsi, Vesta, la vierge immaculée, qui conserve à la fois le foyer domestique et le foyer public (focus publicus)[213] ; les dieux pénates, protecteurs de la vie humaine et de la cité; Jupiter, arbitre du monde physique et du monde moral, père nourricier et suprême conservateur; le dieu Terme et la Fidélité, qui punissent la fraude et la violence; la Bonne Déesse, qui faisait fructifier la terre et rendait les unions fécondes, bien qu’elle-même fût restée toujours vierge[214] ; et ce culte touchant des Mânes, dii manes, qui, rendant la vie aux êtres qu’on avait aimés, montrait les aïeux veillant, par delà le tombeau, sur ceux qu’ils avaient laissés parmi les vivants. Trois fois chaque année les mânes quittaient les enfers, et le fils qui avait imité les vertus de ses pères pouvait voir les ombres vénérées.

Les dieux de la Grèce sont si près de l’homme, qu’ils en ont toutes les faiblesses; ceux de l’Orient en sont si loin, qu’ils ne se mêlent point véritablement à sa vie, malgré leurs nombreuses incarnations. Les dieux italiens, gardiens de la propriété, de la foi conjugale et de la justice, protecteurs de l’agriculture, dispensateurs de tous les biens terrestres, président aux actions des hommes sans partager leurs passions, mais aussi sans élever leur esprit au-dessus des préoccupations égoïstes. L’art et la science y perdent ; la moralité y gagne[215]. L’Olympe romain ne sera ni brillant de vie, de lumière et de beauté, comme celui de la Grèce ; ni profond, mystérieux et terrible, comme ceux de l’Égypte ou de l’Inde. Ses dieux seront des dieux obscurs et utiles[216], à qui, pendant de longues années, des adorateurs intéressés n’oseront adresser que de justes prières. Leur culte sera pour cette société sans enthousiasme un moyen de conservation, il ne sera pas un élément de progrès.

Ces divinités modestes ne pouvaient montrer les redoutables exigences qu’on trouve dans de plus puissantes théogonies. Elles ont bien rarement demandé du sang humain sur leurs autels ; mais elles acceptent un sacrifice volontaire, le rachat du peuple par le dévouement d’une victime, Curtius, qui ferme, en s’y précipitant, le gouffre ouvert au sein de la ville[217], et Decius, qui par sa mort change la défaite en victoire.

Un autre caractère des dieux italiens est leur multitude infinie. Chaque ville a sa divinité protectrice. C’est Visidianus à Narnia, Valentia à Ocriculum, Delventius à Casinum, Marica à Minturnes, Palina chez les Frentans, Matuta Mater à Satricum ; dans la Sabine, Nerio, qui fut identifiée par la gens Claudia avec la Bellone romaine, épouse ou sœur de Mars[218]. Il y faut joindre les nombreux Semones et Indigetes, les nymphes, les héros, les vertus déifiées : Concordia, Mora, Pomona, Juventas, Pollentia, Rumina, Mena, Numeria, et la foule des divinités locales que Tertullien appelle énergiquement decuriones deos, et les dieux du monde souterrain, Larves et Lémures, et ceux des indigitamenta, ces livres qui étaient à la fois des recueils de prières dont les prêtres gardaient le secret et des listes d’êtres divins que Tertullien compare aux anges de la Bible ; on pourrait dire qu’ils font aussi penser à quelques-uns des saints de nos croyances populaires.

Non seulement chaque ville, mais chaque famille, chaque homme, honorait des dieux particuliers et des génies protecteurs de sa vie et de ses biens (Lares, Pénates) : on en avait pour tous les actes de l’existence, depuis la naissance jusqu’à la mort[219]. Aussi, à la fin de la république, Varron put compter jusqu’à trente mille dieux. Chez les peuples dans l’enfance, la langue, trop pauvre, supplée par la variété des termes particuliers à l’absence du terme général qui aurait représenté l’unité de l’espèce. Les Italiens n’avaient tant de divinités que parce que leur esprit était incapable de s’élever à la conception d’un Dieu unique : impuissance qui, pour eux, dura bien longtemps et qui, pour d’autres, dure toujours.

Cette démocratie divine échappait nécessairement à l’autorité et au contrôle des grands dieux et de leurs prêtres. C’est pourquoi la tolérance religieuse fut une des nécessités du gouvernement romain; et si les patriciens n’avaient eu le secret de la science augurale, des formules et des cérémonies symboliques, ils n’auraient pu joindre à l’ascendant de la naissance et de la fortune celui de la religion.

Quelques dieux avaient de plus nombreux adorateurs, tels que Jupiter, le dieu de l’air et de la lumière ; Janus, le Soleil, qui ouvrait et fermait le ciel et l’année ; Saturne, le protecteur du travail rustique dont la statue creuse était remplie de l’huile des oliviers qu’il avait fait pousser ; Mars ou Maspiter, le symbole de la force virile, appelé aussi Mavors, le dieu qui tue ; Bellona, la terrible sœur du dieu de la guerre ; Juno Regina, la reine du ciel, et aussi la secourable, Sospita, en qui la femme, à tous les moments de sa vie, trouvait assistance, mais qui ne favorisait que les chastes amours et les unions inviolées ; etc.

Le culte de ces divinités était souvent lé seul lien qui rattachât les unes aux autres des cités d’une même origine. Ainsi les Étrusques s’assemblaient au temple de Voltumna ; les Latins, au bois sacré de la déesse Ferentina, dans le temple de Jupiter Latialis, sur le raout Albain, et dans ceux de Vénus, à Lavinium et à Laurentum[220] ; les Èques, les Rutules et les Volsques, au temple de Diane, à Aricie. De semblables réunions avaient lieu chez les Sabins, les Samnites, les Lucaniens, les Ligures, etc. C’étaient de véritables amphictyonies que la religion présidait et que les Romains rompirent après qu’ils se furent eux-mêmes servis des féries latines pour assurer leur suprématie sur le Latium.

En religion comme en politique, les Étrusques se distinguaient primitivement du reste des peuples italiens, auxquels, dans la suite, ils prirent ou donnèrent des dieux. Leurs doctrines religieuses, écho lointain des grandes théogonies asiatiques, proclamaient l’existence d’un être suprême, Tinia, l’âme du monde, qui avait pour conseillers les dii consentes, personnifications des forces de la nature présente et destinés à périr avec elle ; car la croyance scandinave et orientale de la destruction et du renouvellement du monde se trouvait aussi dans l’Étrurie.

Ces dii consentes pouvaient lancer la foudre, mais pas plus d’une à la fois. Seul, Tinia, qui se confondit avec Jupiter, manifestait sa volonté par trois éclairs consécutifs. Aussi était-il représenté tenant un foudre à trois pointes. A côté de lui siégeaient Thalna ou Junon, Menafru ou Minerve, sa famille divine. Vejovis était le soleil malfaisant ; Summanus, le dieu de la nuit et des tonnerres nocturnes ; Sethlans ou Vulcain, le grand forgeron ; Nortia, le Sort ou la Fortune, etc. Par un contraste bizarre, Nortia prêtait les parois de son temple pour qu’on y enfonçât le clou sacré qui marquait l’ordre inflexible du temps et le retour régulier des années. Plus haut, cachés dans les profondeurs insondables du ciel, des déités mystérieuses dont on ne prononçait pas le nom, les dii involuti ou voilés jouaient le rôle du destin auquel les dieux mômes étaient soumis ; ils servaient à expliquer l’inexplicable mystère de la vie.

L’homme de tous les temps a voulu franchir par la pensée le seuil de la mort et regarder, par delà, dans le grand inconnu. Plus sa vue était incertaine et confuse, plus son esprit y plaçait de vagues fantômes. Croyant que la mort sépare deux choses distinctes, niais non point absolument différentes : le  corps, qui tombe inanimé, et l’autre moi, celui des rêves, des souvenirs et des espérances, qui subsiste[221], on regardait cet autre moi comme formé d’une substance corporelle. A l’exception de Pythagore et de Platon, toutes les philosophies, toutes les religions de l’antiquité classique, même quelques-uns des premiers pères de l’Église, admettaient la corporalité de l’âme. Ombres impalpables et pourtant matérielles, les génies étaient comme une secondé humanité qui peuplait l’univers invisible. On en voit un dans une peinture étrusque qui représente deux vieillards pleurant un mort dont le génie vole au-dessus d’eux, sous la forme d’une femme ailée.

Les Lares étaient les génies de la famille ; les Mânes, ceux des morts qu’on avait perdus. Des génies habitaient les bois, les sources, les grottes mystérieuses ; les Romains en donneront même à tout ce qui aura une sorte de vie collective, à la curie, à la légion, à la cohorte. Alors tout homme et toute chose aura le sien.

Quand les dieux sortirent de la pénombre qui les enveloppait aux anciens jours et que les théogonies mirent l’ordre dans le peuple divin, les génies devinrent les ministres de leurs volontés bienfaisantes ou terribles. La sombre imagination des Étrusques se plaisait à figurer, sur leurs vases et sur leurs peintures murales, des génies infernaux armés de serpents, des monstres hideux, un Charon grimaçant qui traînait les défunts aux enfers ou qui, armé d’un lourd marteau, assistait aux sacrifices humains pour achever les victimes que le couteau aurait épargnées. Quelque chose de ce génie lugubre semble avoir survécu dans la Toscane moderne. Qu’est-ce que les gorgones et les pentures hideuses des Étrusques à côté des formidables tableaux de Dante et de Buonarotti ?

Une différence essentielle entre cette religion art les cultes asiatiques était la science augurale. L’inconnu fait peur à l’enfant et attire l’homme, qui le redoute encore, mais y cherche, suivant l’âge du monde, le merveilleux ou la science. Or les hommes de ce temps étaient dans l’âge du merveilleux, et ils demandaient aux phénomènes physiques, au lieu d’une révélation des lois de la nature, celle de l’avenir.

Les Assyriens croyaient lire dans les étoiles ces secrets impénétrables; lés Étrusques les cherchaient dans les phénomènes terrestres, dans le vol des oiseaux et les entrailles des victimes. Les Grecs et les Italiens pratiquaient les deux derniers genres de divination; mais les Étrusques en précisèrent les règles et en firent un art compliqué. Ils étaient surtout habiles à interpréter les signes fournis par la foudre et les éclairs[222]. Quand les échos de l’Apennin répétaient les éclats du tonnerre nocturne, c’était le dieu Summanus qui parlait, et il fallait comprendre sa voix.

Ce pays si souvent effrayé alors par les tremblements de terre et où, à raison de la fréquence des orages, la foudre fait encore tant de victimes, cette terre, si fertile et toujours si menacée, devait plus qu’une autre nourrir les terreurs religieuses. On eut foi en une puissance occulte qui manifestait sa volonté en dehors de l’ordre régulier des choses, et l’art d’expliquer les prodiges, de gagner la faveur de cette redoutable puissance, devint la science suprême[223]. Les grands seuls la connurent, et, dans leurs plains, elle devint une arme longtemps infaillible contre les innovations populaires. Dans ces rituels tout était prévu, car le prêtre, pour mieux assurer son pouvoir, ne voulait pas qu’il y eût une seule action indifférente ; et une honteuse superstition s’appesantit sur le peuple, enchaîna sa langue, son esprit et jusqu’à ses gestes. Mais plus lourd avait été le joug, plus violente aussi fut la révolte : à la foi aveugle succédera, dans le dernier siècle de la république, la plus audacieuse incrédulité. On ne croira qu’au hasard, à la fortune ; plus tard encore, à rien, si ce n’est au plaisir effréné, puis au repos dans la mort ; des voluptés sans nom et, après la satiété, le suicide.

Ainsi, chez les Osques et les Sabelliens, un culte simple, avec des dieux sans nombre ; dans l’Étrurie, une religion qui voulait rendre compte de la vie et de la mort, du bien et du mal, qui, montrant partout l’intervention arbitraire des dieux et, dans les phénomènes naturels, une manifestation de leurs volontés capricieuses, rendait nécessaire une classe d’hommes voués, pour le salut publie de la cité, pour les intérêts privés de chaque citoyen, à l’interprétation et à l’expiation des présages. Tout cela devait entrer dans Rome, le sacrificateur latin ou sabin et l’augure toscan, le culte populaire et la religion sacerdotale.

Mais nous n’y voyons pas entrer ces oracles de la Grèce qui ont été si souvent la voix de la sagesse et du patriotisme, ni ces poètes sacrés de l’Orient dont les chants épuraient les croyances nationales. En Italie, la religion, qui était un contrat avec les dieux bien plus qu’une prière et un acte de reconnaissance, n’ouvrit jamais les larges horizons où l’esprit prend des ailes, et le génie latin fut frappé par ce culte sans grandeur d’une incurable stérilité. Les hautes facultés lui manquèrent, au moins pour l’invention, et il n’eut ni la philosophie, cette compagne meurtrière mais inévitable des grandes religions, parce qu’elle est la recherche de l’idéal dans la pensée, ni l’art, qui est la recherche de l’idéal dans le sentiment et dans la nature. Tandis que les glorieux artistes de la Grèce pénétraient du regard au fond de l’Olympe pour y prendre l’image de Zeus et d’Athéné, le Romain se voilait la tête en accomplissant les rites sacrés ; il craignait de voir ses dieux, et jamais il n’a tenu en grande estime ceux qui essayaient de les lui montrer en marbre ou en bronze.

On pourrait revendiquer encore, au nom des anciennes populations de la péninsule, les institutions religieuses de Numa, et regarder les Douze Tables comme un monument des vieilles coutumes italiennes. Les lois sur le mariage, sur la puissance du père et de l’époux, sur l’usure, appartiennent certainement aux temps les plus reculés, et l’atrocité des peines rappelle la froide cruauté des âges héroïques, comme d’autres lois et certains usages paraissent pris à une société de pasteurs encore nomades[224]. N’oublions pas non plus le droit fécial établi par les Èques, l’ordre de bataille (acies) des Étrusques, dont l’infanterie serrée en lignes profondes ressemblait à une muraille d’airain (murum ferreum) ; leurs couronnes d’or imitant les feuilles du chêne, pour récompense militaire ; l’armement du soldat samnite, qui devint celui du légionnaire, et le culte simple, la vie frugale, l’éducation sévère des pâtres et des laboureurs de la Sabine et du Latium ; le luxe et les arts de l’Étrurie, une foule enfin de coutumes qui montreraient déjà Rome dans l’ancienne Italie, s’il n’y fallait ajouter quelque chose de très romain, l’idée de l’État dominant tout et cette admirable discipline qui, d’éléments si divers, formera une société originale et le plus puissant empire que le monde eût encore connu.

 

VIII. Résumé

Voici une bien lente excursion dans l’ancienne Italie ; mais, si nous ne nous trompons, ce détour n’aura fait qu’abréger notre route. Quoique nous n’ayons marché dans ce long voyage qu’éclairés par des lueurs confuses, nous avons pu entrevoir les origines mêmes de Rome, les institutions d’où les siennes sont sorties, les peuples qui, après avoir formé sa population, lui ont donné ses plus grands hommes. Dans les fastes consulaires, on trouve, parmi les consuls des années 510 à 460, des Volsques, des Aurunces, des Sicules, des Sabins, des Rutules, des Étrusques et des Latins. Parmi les grandes familles :

Les Jules, les Servilius, les Tullius, les Geganius, les Quinctius, les Curatius, les Clœlius, viennent d’Albe ;

Les Appius, les Postumius, et probablement les Valerius, les Fabius, et les Calpurnius, qui se disaient descendants de Numa, de la Sabine ;

Les Furius et les Hostilius, de Medullia dans le Latium ;

Les Octavius, de Vélitres ;

Les Cilnius (Mécène était de cette famille) et les Licinius, d’Arezzo ;

Les Cœcina, de Volaterræ ;

Les Vettius, de Clusium ;

Les Pomponius, les Papius, les Coponius, de l’Étrurie ;

Les Coruncanius et les Sulpicius, de Camerium ;

Les Porcius, les Mamilius, la prétendue postérité d’Ulysse et de Circé, de Tusculum, etc. ;

Parmi les grands noms de la littérature romaine, deux seulement, ceux de César et de Lucrèce, appartiennent vraiment à Rome ; tous les autres sont Italiens : Horace est Apulien ; Ennius, Messapien ; Plaute, de l’Ombrie ; Virgile, de Mantoue ; Stace, d’Élée ; Nœvius, de la Campanie ; Lucilius, de Suessa-Aurunca. Cicéron est Volsque, comme Marius ; Ovide, Pélignien ; Caton, Tusculan ; Salluste, Sabin ; Tite Live, de Padoue ; les deux Pline, de Como ; Catulle, de Vérone. Térence était même Carthaginois. Voilà pour les hommes, passons aux choses.

De l’Étrurie vinrent à Rome: la division en tribus, curies et centuries, l’ordonnance de bataille, les ornements des magistrats, le laticlave, la prétexte, la toge, l’apex[225], les chaises cupules, les licteurs, tout l’appareil des triomphes et des jeux publics, les nundines[226], le caractère sacré de la propriété et la science augurale, c’est-à-dire la religion d’État. — Du Latium, les noms de dictateur et de préteur, le droit férial, une religion simple qui plaçait sous la protection des dieux tous les travaux de la vie champêtre, le culte de Saturne, protecteur de l’agriculture, et celui de Djanus et de Djana, le Soleil et la Lune, réunis dans le double Janus, enfin des habitudes agricoles et la langue mérite. Du Samnum et de la Sabine, le titre d’imperator, l’amure et les traits des soldats, des mœurs sévères et religieuses et des divinité guerrières. — De tous les peuples qui l’entouraient, le patriciat ou le patronat, la division en gentes, la clientèle, l’autorité paternelle, le culte des dieux lares et des dieux fétiches, tels que le pain ou Cérès, la lance ou Mars, les divinités des fleuves, des lacs et des eaux thermales. Enfin, comme expression fidèle de cette formation de, la société romaine, Romulus et Tullus sont Latins ; Fuma et Ancus, Sabins ; Servius et les deux Tarquins, Étrusques.

On trouve dans Plutarque cette belle et expressive légende : Romulus, dit-il, appela de l’Étrurie des hommes qui lui enseignèrent les cérémonies saintes et les formules sacrées. Ils firent creuser un fossé autour du Comitium, et chacun des citoyens de la nouvelle ville y jeta une poignée de terre apportée de son pays natal. Puis on mêla le tout et l’on donna au fossé, comme à l’univers, le nom de monde[227].

Ainsi devaient tomber dans le sein de Rome et s’y mêler, toutes les nationalités italiennes, toutes les puissances, toutes les civilisations de l’ancien monde.

 

 

 

 



[1] Son altitude est de 4519 mètres. Ce n’est point, dit de Saussure, une montagne isolée, c’est une masse centrale à laquelle viennent aboutir sept ou huit grandes chaînes qui s’élèvent à mesure qu’elles s’approchent de ce centre et qui finissent par se confondre avec lui en devenant des parties ou des fleurons de sa couronne (Voyage dans les Alpes, § 2155).

[2] In ea contineatur (Cicéron, de Leg., II, 2).

[3] Du Saint-Gothard au détroit de Messine, l’Italie mesure 1000 kilomètres sur une largeur moyenne, dans la partie péninsulaire, de 140 à 160. Superficie : 296.000 kilomètres carrés.

[4] A l’exception du Caucase, dont le versant nord est beaucoup plus abrupt que celui du midi.

[5] Ceci est vrai, surtout pour les Alpes maritimes, cottiennes, grées et pennines ; mais les Alpes helvétiques et rhétiques envoient au sud de longs contre-forts qui forment les hautes vallées du Tessin, de l’Adda, de l’Adige et de la Brenta. Géographiquement ces vallées appartiennent ü l’Italie (canton du Tessin, Valteline et partie du Tyrol) ; mais elles ont toujours été habitées par des races étrangères é la péninsule, et qui jamais ne l’ont protégée contre les invasions du Nord.

[6] Bruguière, Orographie de l’Europe, p. 165 ; D’Aubuisson, Traité de Géognosie, I, 74 ; De Saussure, Voyage dans les Alpes ; Delaborde, Voyage en Autriche. Cependant dans les Alpes rhétiques et noriques la croupe méridionale est plus larve et schisteuse ou calcaire, et cette dernière formation constitue, avec le grès bigarré, la presque totalité des Alpes carniques. Ces Alpes sont couvertes de belles forêts, que Venise, au temps de sa puissance, exploitait ; il s’y trouve d’intraitables montagnards, comme les habitants des Sette Communi. Un des caractères des Alpes juliennes, c’est la quantité de grottes et de canaux souterrains qu’elles renferment. De l’Isonzo jusqu’aux frontières de la Bosnie, on en compte plus de 1000 ; et il y a, disent les gens du pays, autant de rivières au-dessous du soi qu’à la surface de la terre. C’est par des canaux de ce genre, quand les eaux ne les remplissent pas, qu’on pénètre dans les Sette Communi.

[7] Auguste le comprit, et pour défendre l’Italie, ce fut sur le Danube qu’il porta les avant postes romains. Marius aussi était allé, par delà les Alpes, au-devant des Cimbres, tandis que Catulus, qui voulut ne défendre que le revers italien, fut contraint de reculer sans combat jusque derrière le Pô. Ce ne fut pas non plus dans les montagnes, mais derrière l’Adige que le général Bonaparte établit, en 1796, sa ligne de défense.

[8] Cicéron (de Proe. consul., 14) dit plus simplement : Alpibus Italiam munierat antea natura, non sine aliquo divino numine.

[9] Bruguiére, Orographie de l’Europe.

[10] Cependant la Pouille, avec son volcan éteint, ses grandes plaines, son lac Lesitta, ses marais situés au nord et au sud du Monte Gargano, plus loin les terres marécageuses, mais d’une extrême fertilité, que baigne le golfe de Tarente, enfin les ports nombreux de cette côte, reproduisent quelques-uns des traits du littoral de l’Ouest.

[11] Toutes les îles de l’Adriatique, à l’exception du groupe sans importance des îles Tremiti, sont sur la côte illyrienne, où elles forment un dédale inextricable, repaire de pirates qui, dans tous les temps, ont rançonné le commerce de l’Adriatique.

[12] Tous les volcans éteints ou en activité sont à l’ouest de l’Apennin, excepté le Volture, dans la Pouille. Ce sont ces nombreux volcans qui ont refoulé la nier loin du pied de l’Apennin et ont élargi cette côte„ tandis que la rive opposée, où pas un volcan ne se montre, est si étroite ; de lit viennent aussi ces lacs au milieu d’anciens cratères, et peut-être une partie des marais. On sait qu’en 1558 le lac Lucrin fut changé en un marais par une éruption volcanique. Le thalweg, ou la partie la plus basse des marais Pontins, se trouve sur une ligne qui joint Stromboli aux anciens cratères de Bolsena et de Vico.

[13] Voyage du major de Valenthienne. L’action volcanique allait encore plus loin, dans la même direction. On trouve beaucoup de volcans éteints et de laves dans la régence de Tunis, du côté d’El-Kef (Sicca Veneria). Cf. La Régence de Tunis, par M. Pelissier de Reynaud.

[14] Cette légende est vraie en tant que souvenir des éruptions volcaniques du Latium, mais elle est fausse, quand elle en suppose sur l’Aventin, séjour de Cacus.

[15] Tata (Lett. sul monte Volture) regarde ce cratère éteint comme un des plus terribles de l’Italie antéhistorique.

[16] Le nom de la ville de Rhegium (auj. Reggio), sur le détroit, signifie rupture.

[17] Les lacs Averne, Lucrin, d’Albano, de Nemi, de Gabii, Regillo, de San Giuliano, de Bracciano, etc. Les tremblements de terre sont encore fréquents aux environs de Bellune et de Bassano.

[18] Quant aux salses des environs de Parme, Reggio, Modène et Bologne, qu’on nomme aussi volcans de boue, on ne doit pas les confondre avec les volcans véritables, bien qu’ils présentent quelques-unes des circonstances des éruptions volcaniques. Dans les salses domine le carbure d’hydrogène ou gaz inflammable des marais.

[19] Tite-Live parle (IV, 21), pour l’an 454, de nombreux tremblements de terre dans l’Italie centrale et d Rome même. Le débordement du lac d’Albe, pendant la guerre de Véies, est peut-être dû à un événement de cette nature.

[20] Dans ces mêmes parages, le câble de Cagliari à Malte fut interrompu à deux reprises en 1858, prés de Maretimo, par des éruptions sous-marines.

[21] Virgile, Æn., II, 496. Cf. Georg., I, 322.

[22] Ramazzini croyait même que tout le pays de Modène est suspendu au-dessus d’un lac souterrain. Ceci expliquerait ce prodige, qui mit en émoi tout le sénat, de poissons sortis de terre sous le soc de la charrue d’un laboureur boïen. Prés de Narbonne, il y avait aussi un lac souterrain où l’on pêchait à la lance. Cf. Strabon, IV, I, 6. On en trouve en quantité de lieux.

[23] Altitude du mont Viso, 3856 mètres. Affluents du Pô : sur la rire droite, le Tanaro, fa Trebbia, dont les bords ont été le théâtre de brandes batailles, le Reno, où se trouvait l’île des Triumvirs ; sur la rive gauche, le Tessin, l’Adda, le plus grand affluent du Pô, l’Oglio et le Mincio.

[24] Napoléon Ier songeait à faire creuser au Pô un nouveau lit ; car, dans son état actuel, des dangers imminents menacent le pays qu’il traverse dans la partie inférieure de son cours, où l’exhaussement de son lit a amené une surélévation du niveau des eaux qui dominent la surface du pays (De Prony, Recherches sur le système hydraulique de l’Italie). C’est pour les deux derniers siècles seulement que M. de Prony a calculé le prolongement du delta à 70 mètres par an.

[25] Strabon, V, I, 7. Elle avait eu un trésor à Delphes ; on croit que c’est aujourd’hui le village de Spino.

[26] L’Adige, 400 kilomètres de cours, le Bacchiglione, 98, la Breuta, 178, la Piave, 222, le Tagliamento, 55, l’Isonzo, 89.

[27] Vingt fois, au moyen âge, Florence, bâtie d’ailleurs sur un marais desséché, faillit être emportée par l’Arno. En 1656, Ravenne fut submergée par le Ronco et le Montone, et, au dernier siècle, Bologne et Ferrare furent plusieurs fois sur le point d’en venir aux mains, comme le firent les Provençaux et les Avignonnais au sujet de la Durance, pour décider du point où déboucherait le Reno. Grâce aux nombreuses cavités où, durant l’hiver s’emmagasine l’eau de ses sources, le Tibre ne descend pas beaucoup à l’étiage.

[28] Autres cours d’eau de l’Italie péninsulaire : à l’ouest, la Magra, limite de la Toscane et de la Ligurie, 58 kilomètres de cours ; la Chiana, la Nera et le Teverone (Anio), affluents du Tibre ; le Garigliano (Liris), 111 kil., le Volturno, 753, le Sele, le Lao ; à l’est, le Pisatello (Rubico), le Metauro, l’Esino, le Tronto, 89 kil., la Pescara (Alternua), 155, le Sangro, 153, le Biferno, 95, le Fortore, 129, et l’Ofanto, 185.

[29] Il y a doute sur ce point pour le lac de Bolsena, que des voyageurs (Dennis, Etruria, I, p. 514) et des savants (Delesse, Revue de géol., 1877) regardent comme un cratère.

[30] De Prony, Deser. hydrogr. et hist. des marais Pontins, p. 73 et 176.

[31] Pline, Hist. Nat., IIII, 20 ; Cuvier, Disc. sur les révolutions du globe, § 216.

[32] Strabon, IV, I, 11. En 187, le consul Æmilius Lepidus continua la voie Flaminienne de Rimini à Bologne et à Plaisance et de là à Aquilée. L’an 160 av. J. C., le consul Cethegus reçut pour province la mission de dessécher les marais Pontins. (Tite Live, Épitomé, XLVI.)

[33] Muratori (Rev. ital. scriptor., II, 691, et Ant. ital. diss., 21) a montré avec quelle facilité, en Italie, les terres desséchées redeviennent marécageuses sitôt que cessent les soins de l’homme.

[34] Cicéron (de Rep., II, 6) disait de Rome : Locum… in regione pestilenti salubrem, et Tite Live (V, 54) saluberrimos colles.

[35] M. Noël des Vergers a raconté, avec une émotion éloquente, l’impression qu’il éprouva lorsque, dans une fouille qu’il faisait à cette même nécropole de Vulci, au dernier coup de pic, la pierre qui fermait l’entrée de la crypte céda, et que la lumière des torches vint éclairer des voûtes dont rien, depuis plus de vingt siècles, n’avait troublé l’obscurité ou le silence. Tout y était encore dans le même état qu’au jour où l’on en avait muré l’entrée, et l’antique Étrurie nous apparaissait comme aux temps de sa splendeur. Sur leurs couches funéraires, des guerriers, recouverts de leurs armures, semblaient se reposer des combats qu’ils avaient livrés aux Romains ou à nos ancêtres les Gaulois. Formes, vêtements, étoffes, couleurs, furent apparents pendant quelques minutes, puis tout s’évanouit à mesure que l’air extérieur pénétrait dans la crypte, où nos flambeaux vacillants menaçaient d’abord de s’éteindre. Ce fut une évocation du passé qui n’eut pas même la durée d’un songe et disparut comme pour nous punir de notre téméraire curiosité. Pendant que ces frêles dépouilles tombaient en poussière au contact de l’air, l’atmosphère devenait plus transparente. Nous nous vîmes alors entourés d’une autre population guerrière due aux artistes de l’Étrurie. Des peintures murales ornaient la crypte dans tout son périmètre et semblaient s’animer aux reflets de nos torches.

[36] Fastes Capitolins, ad ann. 473. Triomphe de T. Coruncanius en 280 pour ses victoires sur les Vulcientes et les Volsinienses.

[37] Ces pays insalubres, où une végétation puissante cache les ruines, défendent si bien, contre la curiosité, même les monuments qui s’y trouvent, qu’on ne connaissait pas, il y a un siècle, les temples de Pæstum et, il y a quelques années, les nécropoles si curieuses de Castel d’Asso, de Norchia et de Soana.

[38] Dans l’antiquité préhistorique, l’Italie étant plus boisée et plus marécageuse, l’hiver y était plus froid.

[39] En descendant du col du Géant, où ils étaient restés dix-sept jours, de Saussure et son fils devinrent malades lorsqu’ils entrèrent dans l’atmosphère brûlante des vallées italiennes (De Saussure, Voyage dans les Alpes).

[40] Et, quantum longis carpent armenta diebus,

Exigua tantum gelidus ros nocte reponet (Virgile, Georg., II, 201).

Varron (de Re rust., I, 7) dit plus prosaïquement : Dans la plaine de Rosea, laissez tomber un échalas, le lendemain il est caché sous l’herbe.

[41] En Étrurie et dans quelques autres parties de l’Italie, la terre rendait 15 pour 1 ; ailleurs 10 (Varron, de Re rust., I, 44). La fertilité du terrain de Sybaris comme celle de la Campanie était proverbiale : on disait qu’il rendait 100 pour 1.

[42] Ceci peut se soutenir en dehors de toute vue systématique. L’Italie n’a-t-elle pas le soleil de I’Afrique, le chaos de vallées et de montagnes de la Grèce et de l’Espagne, les profondes forêts, les plaines, les marécages de la Gaule, des côtes découpées et des ports comme l’Asie Mineure, la vallée du Nil enfin dans celle du Pô ; toutes deux nées de leur fleuve, avec leur delta, leurs lagunes et leur grande cité maritime : Adria ou Venise, Alexandrie ou Damiette, selon les temps ? Les Vénètes, dit Strabon (V, I, 5), avaient pratiqué dans leurs lagunes des canaux et des digues, comme on en voit dans la basse Égypte. Dans un autre passage, Ravenne lui rappelle Alexandrie. Voyez au ch. IV du livre VI les différentes causes qu’il assigne à la supériorité de l’Italie. On a même constaté que toutes les formations géologiques sont représentées en Italie, et, bien que les exploitations minières n’y soient pas très-actives, elles donnent lieu à nue exportation annuelle de 600.000 tonnes d’une valeur de cent millions.

[43] On considère maintenant que la campagne de Rome, de Civita Vecchia à Terracine, a une longueur de 145 kilomètres, et que, de la Méditerranée aux montagnes, sa plus grande largeur est de 43. A la hauteur de Rome, les montagnes ne sont parfois éloignées que de 6 à 8 kilomètres. L’Anio tombe dans le Tibre à moins de 5000 mètres de Rome.

[44] Ampère, l’Histoire romaine à Rome, t. I, p. 8.

[45] Brocchi, Dello statto fisico del suolo di Roma. Capo di Bove est le point de la voie Appienne où s’élève le tombeau de Cæcilia Metella, dont la frise porte des bucranes ou têtes de bœufs, souvenir des sacrifices faits auprès des tombeaux.

[46] La saison des fièvres à Rome s’étend de juin à octobre. Horace redoutait surtout l’automne (Od., II, XIV, 15 ; Sat., II, VI, 19. Voyez aussi Ep., I, VII, 5). M. Colin, médecin principal de l’armée, attribue la mal’aria, dans la campagne romaine, moins aux effluves paludéens, puisque les marais Pontins n’arrivent pas jusque-là, qu’aux exhalaisons telluriques d’un sol très fécond et abandonné à lui-même, sous un ciel qui est de feu durant le jour aux mois de juillet-octobre et relativement très humide et froid durant la nuit (Traité des fièvres intermittentes, 1870).

[47] Bull. de l’Inst. arch., 1867, p. 4, et Atlas, t. VIII, pl. XXXVII. M. Capellini croit avoir tout récemment (1876) trouvé en Toscane des traces de l’homme pliocène.

[48] Pour les Latins, la Fièvre était le dieu Februus, à qui était consacré le mois de février durant lequel avaient lieu des sacrifices purificatoires, d’où le verbe februare, purifier.

[49] Cependant les découvertes préhistoriques se multiplient chaque jour dans la campagne romaine, dans la Toscane, dans la Romagne et depuis la Valteline jusqu’à Leuca à l’extrémité de l’Italie où M. Botti Ulderico a découvert des grottes qui ont servi de refuge aux hommes des premiers jours.

[50] Micali, Storia degli antichi popoli italiani, I, 142. Cf. Fréret, Recherches sur l’origine et l’histoire des différents peuples d’Italie (Hist. de l’Acad. des inscr., vol. XVII, p. 72-114).

[51] Il faut dire que ces questions d’origine et de filiation sont du nombre des procès historiques qu’on instruit toujours. Le pour et le contre y sont trop mêlés pour qu’on ne puisse accumuler de part et d’autre des citations ou des interprétations contraires et cette fouie de preuves douteuses qui fatiguent l’esprit plus qu’elles ne l’éclairent. Niebuhr dit, au sujet d’un de ces peuples : À quel abus d’imagination ne s’est-on pas livré sur les mystères et la sagesse des Pélasges ! Leur nom seul est pour l’historien véritable et sérieux un objet désagréable et pénible. Aussi ce dégoût m’avait-il autrefois empêché de parler de ce peuple d’une manière générale, pour ne pas donner lieu à un nouveau débordement d’écrits sur ce malheureux sujet. Mais plus tard il ne put résister à ce penchant qui l’entraînait, comme beaucoup de ses compatriotes, à deviner l’histoire perdue, et les Pélasges obtinrent de lui soixante pages. Le travail le plus récent et le plus complet sur les anciennes populations d’Italie est celui de Schwegler (Römische Geschichte, t. I, p. 154-384).

[52] Des deniers samnites, frappés durant la guerre Sociale, ont aussi pour légende Vitelu au lieu de Italia. C’est peut-être dans une lettre de Decimus Brutus à Cicéron (Fam., XI, 20) qu’on trouve la plus ancienne mention du nom d’Italie appliqué à la péninsule tout entière jusqu’aux Alpes.

[53] Pelasgi primi Italiam tenuisse perhibentur (Serv., in Æn., VIII, 600).

[54] Il y a encore près de Tivoli une valle di Siciliano.

[55] D’une foule de témoignages, il semble résulter que des peuples de race illyrienne auraient couvert toute la côte orientale de l’Italie, précisément placée vis-à-vis de l’Illyrie, tandis que le littoral de l’ouest aurait été occupé par des Pélasges, et Micali (II, 356) identifie ces deux peuples. C’est aussi l’opinion des critiques dalmates, qui ont retrouvé une grande analogie entre l’osque, qui est presque du latin, et les débris de l’ancien illyrien conservé dans le dialecte des Skippetars. Grote admet la parenté des Œnotriens, des Sicules, etc., avec les Épirotes. Tous, dit-il, ont même langue, mêmes mœurs, même origine et peuvent être compris sous le nom de Pélasges. Il ajoute : They were not very widely separated from the ruder branches of the Hellenic race (History of Greece, t. III, p. 463). L’influence pélasgique se reconnaît dans la plus ancienne religion de Rome, surtout dans le culte de Vesta, et se retrouve dans les livres sibyllins, qui recommandèrent la construction d’un temple aux Dioscures, le culte de la Bonne Déesse et le sacrifice de deux Gaulois et de deux Grecs. Enfin, Samothrace, centre de la religion pélasgique, fit reconnaître du sénat sa parenté avec Rome. Cf. Plutarque, Marcell., 30.

[56] Hérodote, I, 94 ; Denys d’Halicarnasse, Antiq. Rom., I, 27-30.

[57] Denys d’Halicarnasse (ibid., I, 20) fait de Pise une cité pélasgique.

[58] Tacite, Annales, IV, 55, et Strabon, V, I, 2.

[59] Hésiode, Theog., 1015 et 1016.

[60] Les Grecs disaient Τυρρηνοί et Τορσηνοί, d’où, par la forme étrusque Turscum, on arrive aisément à Tusci, Etrusci et Etruria.

[61] A Segni, les murs composés de, blocs énormes, forment une triple enceinte. A Alatri on voit encore la citadelle pélasgique. Les murs ont 40 pieds de haut et quelques pierres 8 à 9 pieds de long. Le faîte d’une des portes de la ville est formé par trois blocs posés l’un à côté de l’autre. Ces pierres ont été taillées arec soin et ajustées avec art. Le joint des pierres est parfait. C’est un ouvrage de géants, mais de géants adroits (Ampère, Histoire romaine à Rome, t. I, p. 135.) Pour la description de ces monuments, voyez Abeken, Mittelitalien vor den Zeiten römischer Herrschaft.

[62] Thucydide (VI, 2) montre les Sicules fuyant en Sicile devant les Opiques.

[63] C’est à Temesa (Tempsa, dans le Bruttium) que les Taphiens venaient échanger du cuivre contre du fer brillant (Odyssée, I, 484), Au temps de Thucydide (VI, 2), des Sicules habitaient encore cette ville. Étienne de Byzance (v. Χϊοι) dit que les Grecs italiens traitaient les Pélasges comme les Lacédémoniens les Hilotes.

[64] Suivant la tradition, c’étaient les Telchines pélasgiques, demi-hommes, demi-génies, qui avaient trouvé l’art de travailler les métaux et qui avaient exécuté les premières images des dieux. Niebuhr a remarqué la singulière coïncidence qui existe dans le latin et dans le grec entre les mots qui désignent une maison, un champ, une charrue, le labourage, le vin, l’huile, le lait, les beaufs, les porcs, les moutons, les pommes (il aurait pu ajouter metallum, argentum, ars et agere, avec leurs dérivés, abacus, etc.), et en général tous les mots qui concernent l’agriculture et une vie paisible, tandis que les objets qui ont rapport à la guerre ou à la chasse, duellum, ensis, sagitta, hasta, sont désignés par des mots étrangers au grec. Ce fait s’explique si l’on remarque que les Pélasges, paisibles et industrieux, ont formé le fond de la population en Grèce et en Italie, surtout dans le Latium, où les Sicules restèrent mêlés aux Casci.

[65] Le culte du phallus était, dans le monde gréco-romain, un reste de la religion du Yonilingam, qui a régné sur une brande partie du globe et qu’on retrouve encore dans certaine région de l’Inde (Voyez Revue archéol., déc. 1877).

[66] Voyez, les murs de Norba. Il y a vingt siècles que cette ville, prise et brûlée par Sylla, n’existe plus, mais ses murs sont le plus curieux spécimen italien de l’architecture dite cyclopéenne. La ville s’élevait sur un escarpement d’où l’on dominait les marais Pontins. L’enceinte subsiste presque entière; elle n’a point de tours pour défendre le pied du mur, mais la porte principale est flanquée de deux espèces de bastions.

[67] On a cru longtemps que les Ligures étaient des Ibères. Leur langue est indo-européenne, dit M. d’Arbois de Jubainville (Les premiers habitants de l’Europe) ; elle, est celtique, ajoute M. Maury (Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1870). M. Ernest Desjardins discute cette question au tome II de sa Géographie ancienne de la Gaule et arrive aux mêmes conclusions.

[68] Thucydide (VI, 2) admet les Sicanes pour tribu ibérienne.

[69] Le pays de Lucques que le Serchio arrose est appelé le jardin de la Toscane, qui est elle-même une des plus fertiles contrées de l’Italie.

[70] Virgile, Georg., II, 168.

[71] Possidonius ap. Strabon, III, IV, 17, et Diodore, V, 39. Leurs descendants vont encore chercher sur les côtes de Sardaigne et d’Algérie le poisson et le corail que la mer Ligurienne ne leur donne pas, à cause de la trop grande profondeur des eaux, au voisinage des côtes.

[72] Tite-Live, XL, 34.

[73] Quarante mille Apuans, les plus braves des Ligures, furent transportés dans le pays des Hirpins, et trente fois, s’il n’y a pas faute dans le texte de Pline (III, 6), on força les Ingaunes à changer de demeure. C’est la méthode asiatique.

[74] C’est le sens donné par Hésychius au mot Hénètes.

[75] Mannert soutient leur origine slave.

[76] L’origine gauloise des Ombriens accréditée dès l’antiquité, a été reprise par des écrivains modernes. Mais des inscriptions trouvées en Ombrie, sur la frontière, il est vrai, du pays des Sabins, annoncent une langue latine ; il faudrait alors rattacher les Ombriens aux Osques sabelliens. Pline (III, 14) dit d’eux : gens antiquissima Italiæ. Les récents travaux de M. Bréal ont prouvé que l’ombrien était un idiome italique, ce qui du reste ne tranche pas la question ethnologique. M. Ernest Desjardins fait de ce peuple des Ligures ; M. d’Arbois de Jubainville le rapproche des Latins.

[77] Ovide, qui était lui-même Pélignien, donne à ce peuple une origine sabine (Fastes, III, V, 95).

[78] Scylax, Périple, p. 6. Voyez la carte du royaume de Naples de Rizzi Zannoni. Au centre de ce groupe de montagnes se trouvent, outre la valle degli Umbri, d’autres localités nommées Catino d’Umbra, Umbricchio, Cognetto d’Umbri (Mic., I, 71).

[79] L’Ombrone tire d’eux son nom.

[80] Denys (I, 73) et Thucydide (VI, 2) fixent cette migration deux cents ans après la guerre de Troie, bien entendu sans aucune certitude.

[81] Ces fortifications sont peut-être l’ouvrage des Étrusques, car l’Ombrie leur resta longtemps soumise. Umbria vero pars Tusciœ (Serv., in Æn., XII, 753). Tite-Live (V, 33) dit, sans restriction, que l’empire toscan embrassait, entre les deux mers, toute la largeur de l’Italie.

[82] Cicéron, de Divin., I, 41.

[83] Strabon, V, IV, 3 ; Pline, Hist. nat., III, 5 ; Denys, Ant. Rom., VII, 3.

[84] Aut pastus Umber aut obesus Etruscus (Catulle, XXXIX, 11). Sur la dissolution des moeurs étrusques, voyez Théopompe, dans Athénée, XII, 14.

[85] Pline, Hist. nat., III, 14.

[86] Voyez L. Ranke, Histoire de la papauté, II, 198.

[87] Nicolas de Damas, ap. Stob., Flor., 10, 70. C’était déjà le duel judiciaire du moyen âge.

[88] M. de Longpérier dit du tombeau qui a été trouvé à Cervetri (Cære) : Il se rattache directement à l’art corinthien du septième siècle, en sorte que ce tombeau peut nous donner une idée exacte de ce que devait être celui de Démarate, père de Tarquin l’Ancien… (Musée Napoléon III, explication de la pl. LXXX). Notons que les Étrusques inhumaient leurs morts et ne les brûlaient pas ; le contraire eut lieu dans les derniers temps de la république et sous l’empire.

[89] Voyez l’ouvrage de M. Noël des Vergers : l’Étrurie et les Étrusques ou dix ans de fouilles dans les Maremmes toscanes. Varron (de Ling. lat., IV, 9) parle de tragédies étrusques qui sont perdues. Nous avons près de deux mille inscriptions, mais nous ne pouvons les comprendre, et Max Müller (la Science du langage, 1861) a été obligé de passer l’étrusque sous silence. Les interprétations de Corssen, qu’on a appelé un moment l’Œdipe du sphinx étrusque, n’ont pas résisté aux critiques, et le sphinx est toujours muet.

[90] Tite Live (V, 33), Pline (III, 20), Justin (XX, 5), soutiennent au contraire que les Rhétiens sont des Étrusques réfugiés dans les Alpes après la conquête de la Lombardie par les Gaulois. Niebuhr suppose que la langue singulière de Grœden, dans le Tyrol méridional, est un débris de la langue étrusque. Beaucoup de noms de lieux y rappellent les Rasenas, et le musée de Trente conserve des vases et figurines de bronze avec inscriptions étrusques découverts dans cette province. Tout récemment, en 1877, on a trouvé dans la Valteline, non loin de Côme, des objets étrusques d’une haute antiquité (Rev. arch., de sept. 1877, p. 201). Ogiuli a essayé de prouver, dans le Giornale Acadico, la parenté des Germains et des Étrusques. M. Noël des Vergers, qui a cherché la solution du problème surtout dans l’étude des monuments figurés, est disposé à accepter la tradition d’Hérodote, l’origine lydienne. Mais la plastique peut avoir été introduite en Étrurie postérieurement à l’arrivée des Étrusques, par le commerce, ou antérieurement par les Tyrrhéniens. En somme le problème restera insoluble tant que nous ne connaîtrons pas la langue étrusque.

[91] Suétone, Octavius, 97.

[92] Denys, Ant. Rom., IX, 5. Les Véiens les enrôlaient dans leurs troupes.

[93] Surtout dans les villes du sud de l’Étrurie, qui montrèrent toujours un caractère différent des villes du bord, et par lesquelles la religion grecque entra dans Rome. On a découvert à Cære des inscriptions qu’on croit pélasgiques. Au reste, Cære et Tarquinies avaient chacune leur trésor à Delphes, comme Sparte et Athènes, et les vases peints de Tarquinies ressemblent tout à fait à ceux de Corinthe. Nous pourrions rappeler aussi le caractère religieux des Cærites et cette réputation qu’ils eurent de s’être toujours abstenus de la piraterie.

[94] Voyez Noël des Vergers, l’Étrurie et les Étrusques, t. I, p. 96-7. Les travaux du chemin de fer des Maremmes ont fait trouver une quantité de conduits souterrains qui avaient servi à drainer le sol.

[95] Un dessin sur un tombeau représente Achille immolant des captifs aux mânes de Patrocle. Cette scène de meurtre répondait si bien aux mœurs des Étrusques que, voulant représenter un épisode de l’Iliade, ils ont choisi le seul récit de cette nature qui se trouve dans Homère. Quantité de témoignages des auteurs anciens et ceux qu’ils ont eux-mêmes laissés sur leurs monuments, attestent ce caractère odieux de la société étrusque. Macrobe (Saturn., I, VII) dit que Tarquin faisait immoler des enfants à la déesse Mania, mère des Lares.

[96] Varron, ap. Censor., 17. Denys disait cinq cents ans ; il est inutile d’ajouter que ces données chronologiques n’ont aucune valeur.

[97] Pline, Hist. nat., III, 5.

[98] On a découvert à Ardée, capitale des Rutules, des tombeaux qui semblent appartenir aux Étrusques, et la citadelle de cette ville, plus imposante que celles d’Étrurie, est bâtie, comme elles, de pierres énormes.

[99] Tite Live, IV, 37 ; Caton, ap. V. Paterculus, I, 7 ; Polybe, Il, 17. Lanzi ajoute à ces cinq villes Nocera, Calatia, Teanum, Cales, Suessa, Æsernia et Atella.

[100] Caton, ap. Serv., in Æn., XI, 567. Tite Live le répète presque dans les mêmes termes en différents endroits (I, 2 ; V, 55).

[101] Tite Live, V, 1 ; et ailleurs, principes Etruriœ.

[102] Tite Live, V, 17.

[103] Tite Live, V, 1.

[104] Cicéron, de Div., II, 23.

[105] Silius Ital., VIII, 600.

[106] L’excellent minerai de l’île d’Elbe était apporté à Populonia, où étaient établies de grandes fonderies. L’île n’est séparée du continent que par un canal large de 40 kilomètres.

[107] Varron, ap. Philarg., in Georg., II, 169.

[108] Virgile, Georg., II, 553.

[109] Près de Carrare la Carrière, où existe une montagne de marbre blanc.

[110] La plus fameuse entre le Pô et l’Adige porte encore le même nom, mais est à plus de 14 milles de la mer ; l’autre, Atri, dans le Picenum, est a 5 milles de l’Adriatique.

[111] Diodore, V, 20.

[112] Aristote, de Rep., III, 6.

[113] Traités de 509, 348 et 279.

[114] Pausanias, X, 12 et 16. — Thucydide, III, 88.

[115] Strabon, VI, t, 5.

[116] Pindare, Pyth., I, 156 sq. Ce casque a été retrouvé, en 1817, dans le lit de l’Alphée et est aujourd’hui au British Museum.

[117] Au milieu des guerres civiles de Marius et de Sylla, les aruspices toscans déclarèrent que le grand jour de l’Étrurie allait finir. Suivant les calculs de leur théologie astronomique, le monde actuel ne devait durer que huit grands jours ou huit fois 1100 ans, et un de ces jours du monde était accordé à chaque grand peuple. (Varron, ap. Censor., 17.) Cicéron, dans le Songe de Scipion, croit aussi au renouvellement périodique du monde (de Rep., VI, 21). Virgile a revécu cette grande idée de se magnifique poésie : Aspice convexo nutantem pondere mundum (Ecl., IV, 50).

[118] Cicéron, de Divin., Il, 12, 18. Exta, fulgura et ostenta étaient les trois parties de la science divinatoire.

[119] Pline, Hist. nat., XXXVI, 19.

[120] Quatremére de Quincy, Recueil de dissert. arch., 1836.

[121] Cette restauration a été faite par les soins du prince de Canino dont le domaine comprenait l’emplacement de Vulci.

[122] Hérodote, I, 03 ; Stuart, Mon. of Lydia, p. 4 ; Texier, Description de l’Asie Min., III, 20.

[123] Castel d’Asso répond au bourg d’Aria, Castellum Axia, qui était situé in agro Tarquiniensi (Cicéron, pro Cœc., 20). Voyez la description qu’en font Dennis, Etruria, I, 229-242, et le Bull. arch. pour 1865, p. 18-56. La gravure est tirée de l’Atlas du Bulletin, t. I, pl. 61.

[124] Le quadrige commandé à Véies par Tarquin.

[125] Le vase François à Florence dont on trouvera la représentation dans l’Atlas de l’Inst. archéolog., t. IV, pl. 54, 55, 57.

[126] Ils appellent une de ces vallées Inferno di S. Columba.

[127] Les Samnites parlaient l’osque, la langue des Campaniens, et les atellanes écrites dans cette langue étaient comprises à Rome (Strabon, V, III, 6).

[128] Denys, Ant. Rom., I, 14 ; Nonius, XII, 5 ; Cicéron, Tusculanes, I, 12 ; Varron, de Ling. lat., IV, 7; Festus, s. v.

[129] Strabon, V, III, 2.

[130] Omnes Latini ab Alba oriundi (Tite Lite, I, 52).

[131] Janus, Saturne, Picus, Faunus et Latinus étaient au nombre de ces dieux indigètes. On faisait aussi des sacrifices en mémoire d’Évandre et de sa mère la prophétesse Carmenta. Une porte de Rome s’appelait Carmentale.

[132] Dans les premiers siècles de Rome, des villes latines sont tour à tour données aux Èques, aux Sabins, aux Latins et aux Volsques.

[133] Tite Live, I, 57 ; Virgile, Æn., VII, 412 ; Denis (Ant. Rom., IV, 64) est encore plus expressif.

[134] Pline, Hist. nat., XVIII, 5 (6).

[135] Virgile, Æn., VII, 749.

[136] Tite Live, I, 32.

[137] Servi., in Æn., VII, 684. Il les croit Sabins.

[138] Dives Anagnia (Virgile, Æn., VII, 684). Strabon (V, III, 10) l’appelle illustre (πόλις άξιολογος).

[139] Ferentinum, sur la voie Latine, entre Anagnia et Frusino. Alatrium, ville du même peuple à 7 milles de la précédente.

[140] Frontin, Epist., IV, 4.

[141] La crepis lacera y abonde (Mic., I, 273). Strabon (V, III, 6) savait aussi que les herbes vénéneuses y croissaient en grand nombre. Cf. Virgile, Æn., VII, 40 sq. Le souvenir de la magicienne redoutée y vit encore, et naguère on n’eût pas trouvé un paysan qui osât pénétrer pour or ou pour argent dans la grotte dite de Circé (De Bonstetten, Voyage sur le théâtre des six derniers livres de l’Énéide, p. 75).

[142] Pline [Hist. nat., H, 85 (87) ; III, 11 (9)] croyait, comme d’ailleurs l’aspect des lieux le démontre, que le promontoire de Circeii avait été jadis une île, dans laquelle on a voulu reconnaître l’île problématique d’Aea d’Homère (Odyssée, I, 455).

[143] De Prony, Mém. sur les marais Pontins — Tite Live, IV, 59. Cf. Pline, ibid., III, 9.

[144] Tite Live, VI, 21.

[145] Pline, Hist. nat., III, 3. Dans tout l’ancien Latium, il parle de cinquante-cinq villes ruinées.

[146] Tite Live, VI, 12.

[147] Denys, Ant. Rom., VI, 32, et Tite Live, II, 526.

[148] Homère, Odyssée, X, 89-134.

[149] Pline, Hist. nat., III, 9. Cf. Florus, I, 16 ; Strabon, V, IV, 9 ; Cicéron, de Lege agrar., I, 6, 7.

[150] Paterque Sabinus (Virgile, Æn., VII, 178).

[151] Tite Live, I, 30.

[152] Cicéron, in Vat., 15 ; cf. pro Lig., 11. Tite Live, I, 18.

[153] Virgile, Georg., II, 552 ; Servius, in Æn., VIII, 658.

[154] Festus, s. v. Ver sacrum ; Pline, Hist. nat., III,18. Les Romains firent, durant la seconde guerre Punique, un vœu semblable, moins la proscription des enfants (Tite Live, XXII, 9). Les traditions sabines disaient aussi que Semo Sancus, nommé encore Dius Fidius, le divin auteur de la race sabellienne, avait substitué aux sacrifices humains des rites purs de sang (Denys, Ant. Rom., I, 33).

[155] Appien, Bellum civile, I, 46 ; Virgile, Georg., II, 167 ; Cicéron, in Vatin., 15.

[156] Cf. Hor., Epodon, XVII, 29.

[157] Virgile, Æn., VII, 754.

[158] Le lac Fucin, dont la superficie était de 15.000 hectares et la profondeur de 18 mètres, a été desséché par le prince Torlonia du 9 août 1862 à la fin de juin 1875.

[159] Les anciens disaient proverbialement Peligna frigora et Marsœ nives ; aujourd’hui on dit freddo d’Abruzzo.

[160] Pline, Hist. nat., XI, 11 ; XIX, 2.

[161] Festus, s. v. Hirpinos ; cf. Strabon, V, IV, 12. Servius, in Æn., XI, 173.

[162] Tite Live, X, 46.

[163] Pline, Hist. nat., XXXIV, 7 (18).

[164] Micali, Storia, etc., I, 287.

[165] On sait que les tributs levés sur les troupeaux, qui, l’été, passaient des plaines dans la montagne et redescendaient, l’hiver, dans la plaine, étaient le principal revenu du royaume de Naples, prés de deux millions, dans les derniers temps. Les trois aragonais avaient forcé les tenants de la couronne en Apulie à laisser, l’hiver, les troupeaux des Abruzzes paître sur leurs champs. De nos jours encore, les propriétaires de la Pouille étaient obligés de tenir en prairies les deux tiers de leurs terres. Voyez Keppel-Craven, Exc. in the Abr., I, 267 et Symonds, p. 241.

[166] Tite Live et, d’après lui, tous les historiens de Rome ont exagéré cette dépopulation du Samnium, puisque, d’après le recensement conservé par Polybe, ce pays pouvait donner, après la première guerre Punique, 77.000 hommes de guerre.

[167] Diodore, XII, 31.

[168] Voyez Tite Live, XL, 42, où les Cuméens demandent à substituer le latin au grec dans les actes publics.

[169] Surtout dans celles des Hirpins, dont le pays nourrit encore une excellente race.

[170] Athénée, IV, 39 ; Tite Live, IX, 40 ; Silius, XI, 51.

[171] Ils étaient 30.000 fantassins et 4.000 cavaliers au siége de Thurium (Diodore, XIV, 101-102).

[172] Ibid., 91.

[173] De Pandosie à Thurium et même jusqu’à Rhegium. Scylax, qui écrivait vers 370, ne connaît tout le long de la côte que des Lucaniens (sect. 12 et 13).

[174] Diodore, XVI, 5.

[175] Strabon, VI, I, 10.

[176] Justin, XXIII, 1.

[177] Niebubr, I, 89.

[178] Le docteur Edwards, dans sa lettre à Amédée Thierry.

[179] Strabon, V, III, 6.

[180] Procope, IV, 292.

[181] Justin, XX, 2.

[182] Pline, Hist. nat., III, 26.

[183] Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, XX, 2.

[184] Strabon, V, IV, 4. Aux Chalcidiens s’étaient mêlés des colons de Cymé, sur les côtes de l’Asie Mineure, où Homère avait chanté. Le père d’Hésiode était né à Cymé, et Hésiode mentionne Latinus comme fils d’Ulysse et de Circé. Eusèbe, dans sa Chronique, place cette événement en 1050. C’est une date bien reculée.

[185] Cumes fonda Dicæarchia ou Puteoli, qui lui servit de port, Parthenope et Neapolis, qui l’éclipsa. Naples comptait aussi parmi ses fondateurs des Athéniens et des Érétriens. Ceux-ci s’étaient d’abord établis dans l’île d’Ischia, d’où ils avaient été chassés par une éruption volcanique (Strabon, V, IV, 9). L’Averne et le Lucrin étaient très poissonneux : vectigalia magna prœbebant (Servius, in Georg., II, 16).

[186] Le miracle des pleurs de l’Apollon Cuméen se renouvela au temps de la guerre d’Aristonic et d’Antiochos.

[187] Cicéron, Tuscul., I, 5.

[188] Tite Live, XXVII, 16. Strabon VI, III, 4. La richesse de Tarente provenait de ses pêcheries, de ses ateliers pour le travail des laines fines du pays, et de son port qui était le meilleur de la côte méridionale.

[189] Varron, de Re rust., I, 44.

[190] Le second temple de Pæstum.

[191] Aujourd’hui Lago di Santa Pelagina. Quand les eaux sont basses, on y voit des restes de constructions antiques.

[192] Dolomieu, Dissertation sur le tremblement de terre de 1783.

[193] Polybe, II, 59 ; Diodore, XII, 9. Sybaris commandait à quatre peuples et à vingt-cinq villes (Strabon, VI, I, 13). Il y a sans doute une bien grande exagération dans le chiffre de 300.000 combattants, mais le nombre de ses habitants devait être très supérieur à celui des villes de la Grèce propre. A certaines de ses fêtes, Sybaris réunissait jusqu’à 5000 cavaliers, quatre fois plus qu’Athènes n’en eut jamais (Athénée, XII, 17 et 18 ; Diodore, fragm. du liv. VIII ; Scymn., 340). Il en fut de même à Crotone. Les Pélasges de la Lucanie et du Bruttium montrèrent autant de facilité que ceux de la Grèce à se laisser absorber par les Hellènes, à prendre leur langue et leurs coutumes, par les mêmes raisons, la communauté d’origine, ou du moins la proche parenté. Cette influence des Hellènes fut si forte, que, malgré les colonies romaines postérieures, la Calabre, comme la Sicile, resta longtemps un pays grec. Ce ne fut même qu’au commencement du quatorzième siècle que la langue grecque commença à s’y perdre. Quant à la prospérité de ces villes, elle se rattache, plus qu’on ne l’a montré, à celle des colonies grecques en général. Maîtres de toutes les côtes du grand bassin de la Méditerranée, les Grecs avaient entre leurs mains le commerce des trois mondes. De continuelles relations unissaient leurs villes, et chaque point de ce cercle immense profitait des avantages de tous les autres. La prospérité de Tarente, de Sybaris, de Crotone et de Syracuse, répondait à celle de Phocée, de Smyrne, de Milet et de Cyrène.

[194] Des noms géographiques, des dolmens, etc., révèlent la présence, dans la vallée du Danube, depuis l’Euxin jusqu’au Schwartzwald, de nombreuses populations gauloises qui ont pu venir de là directement en Italie. Dans ce cas, les Gaulois des bords de la Loire n’auraient été que le groupe occidental de ce grand peuple.

[195] Tite Live, V, 34, 35.

[196] Aux Sénons, Strabon mêle (V, I, 6) des Gésates, ces deux peuples, dit-il, qui prirent Rome. Pline, Hist. nat., III, 17 (21).

[197] Denys d’Halicarnasse (II, 10, 9) renarde expressément le patronat romain comme une vieille coutume italienne. Les tiatias javanaises et les phars albanais reposent sur le même principe ; ce sont aussi des familles composées d’un chef, de parents, de serviteurs, tous dépendant de lui. La clientèle existait chez les Sabins (Tite Live, II, 16 ; Denys d’Hal., V, 40, et X, 14), chez les Étrusques (Tite Live, V, I, IX, 36, et XXIII, 3 ; Denys d’Hal., IX, 5). Cf. Tite Live, X, 5, la gens Licinia à Arezzo ; à Capoue (Tite Live, XXIII, 2, 7) ; chez les Samnites qui ont leurs principes, primores, nobiles, equites, milites aurati et argentati.

[198] Le passage de Festus sur les rituels étrusques montre bien ce caractère sacerdotal de la législation étrusque. La religion y règle toutes choses ; il y est écrit, dit-il, quo ritu condantur orbes, arœ, œdes sacrentur, qua sanctitate muni, quo jure portæ, quo modo tribus, ceteraque ejusmodi ad bellum ac pacem pertinentia.

[199] Ainsi à Sparte. Les 9000 lots donnés aux Spartiates étaient inaliénables.

[200] Josué, ch. XX ; Plutarque, Lyc. ; Hérodote, II, 109 ; Aristote, Pol., VII, 4.

[201] La terre à limiter était, pour l’agrimensor, à la fois augure et prêtre, une enceinte où devait s’accomplir un acte religieux. Comme le sanctuaire des dieux, c’était un templum, dont les limites étaient mises en rapport avec les divisions que l’augure établissait dans l’espace aérien quand il consultait les présages. Un autel s’élevait sur la limite, et les entrailles des victimes étaient placées sous la borne, devenue elle-même un dieu par cette consécration ; et la propriété, l’ager auspicatus vel limitatus, ne pouvait plus être usurpée. Cicéron, dans la IIe Philippique (§ 40), nie qu’on ait le droit de conduire une nouvelle colonie sur le territoire d’une colonie ancienne, non détruite. Negavi in eam coloniam, quœ esset auspicato deducta, dura esset incolumis, coloniam novam deduci poste.

[202] Ovide, Fastes, II, 639-684.

[203] Tite Live, XXIV, 19 ; Festus, s. v. Tuticus.

[204] A une époque postérieure, il y avait encore des rois chez les Dauniens, les Peucétiens, les Messapiens et les Lucaniens (Strabon, V et VI passim ; Tite Live, I, 17 ; Pausanias, X, 13). Mais ce n’étaient peut-être que de simples chefs de guerre, comme l’embratur samnite.

[205] Virgile, Æn., VIII, 7 et 481 ; Denys, Ant. Rom., I, 71.

[206] Beaucoup de villes de l’Italie moderne y sont encore à la place d’anciennes cités. Celle de Capistrello domine la vallée du Liris, au-dessus du point où aboutissait l’émissaire du lac Fucin, projeté par César et exécuté par Claude.

[207] Quir, lance ; de là quirites et curia, lieu où se réunissent les quirites.

[208] Festus, s. v. Rituales ; Virgile, Æn., X, 201.

[209] Tite Live (IV, 55 ; VI, 6) parle de bandes sorties du pays des Volsques sans l’assentiment du conseil de la nation, et Denys (Ant. Rom., VII, 3), des mercenaires que les Étrusques prenaient à leur solde.

[210] Tacite, Annales, IV, 65.

[211] Denys, Ant. Rom., III, 37. Il est aussi question d’Oppius de Tusculum et d’un Lævus Cispius d’Anagnia, au temps de Tullus Hostilius (Varron, ap. Festus, Septimontium).

[212] Le plus vieux calendrier de Rome (Corp. Inscr. lat., t. I, p. 375) ne mentionne que des fêtes rustiques.

[213] Vesta est l’Agni du Véda. Les Pélasges avaient apporté de l’Asie le culte de cette divinité du feu. Il y avait des Vestales à Lavinium (Servius, in Æn., III, 24), à Tibur (Tivoli) et ailleurs.

[214] C’est Varron qui le dit, dans Macrobe, Saturn., I, XII, 27: … nec virum unquam viderit vel a viro visa sit ; mais d’autres contaient ses aventures, et ses fêtes, au moins du temps de César, passaient pour licencieuses, quoique tout homme en fût sévèrement exclu.

[215] S. Augustin (de Civ. Dei, VII, 4) remarque que Janus n’a été le héros d’aucune aventure inconvenante. Ovide cependant l’a quelque peu compromis (Fastes, VI, 119 et suiv.) ; mais, du temps d’Ovide, le sens des anciens rites était perdu.

[216] Sator, la semence ; Ops, le travail des champs, Flora, la fleur ; Juventas, la jeunesse ; Fides, la foi ; Concordia, la concorde ; Fors, la fortune ; Bonus Eventus, le bon succès.

[217] Ce gouffre fut mal fermé par Curtius, du moins pour nous, car, dans les temps modernes seulement, il s’est rouvert trois fois, en 1702, 1715 et 1818 (Wey, Rome, p. 36).

[218] Nerio semble avoir signifié force. Une inscription porte Virtuti Bellonœ (Orelli, 4983).

[219] Voyez, dans S. Augustin (de Civ. Dei, VI, 9), les emplois multiples et fort modestes de ces dieux, d’après Varron, qui lui-même les avait décrits sans doute dans l’ordre des indigitamenta, a conceptione… usque ad mortem… et dei qui pertinent ad ea quœ sunt hominis, sicuti est victus atque vestitus, etc.

[220] Le culte de Vénus a Lavinium et à Laurentum date seulement de l’époque où la légende d’Énée prit corps. Il n’y eut pas à Rome, du temps des rois, de déesse portant le nom de Vénus (Varron, in Augurum libris, fragm. du livre VI ; Macrobe, Saturn., I, XII, 8-15).

[221] Ce fut la plus ancienne croyance de l’Égypte, et on la retrouve partout. Quoiqu’un philosophe eût osé dire du temps de la construction des grandes pyramides : De ceux qui sont a entrés dans le cercueil, en est-il un qui en soit sorti ?  toute l’Égypte pensait qu’il existait une classe d’êtres qui n’étaient ni les vivants ni les morts. Les morts qui avaient été bons durant leur vie pouvaient à leur gré reprendre l’existence terrestre dans tous les lieux et sous toutes les formes qui leur convenaient » (Chabas, Les maximes du scribe Ani, dans Mél. d’Égypt., p. 171). Cette croyance était populaire en Grèce, où beaucoup de sarcophages et d’urnes funéraires montrent des âmes en quelque sorte, divinisées (Ravaisson, Mon. de Myrrhine), et elle courait encore le monde au seizième siècle. Il y a, dit Guichardin (Ricordi politici, CCXI), des êtres aériens qui s’entretiennent avec les hommes, je le sais par expérience. Elle existe encore en Chine. Pour envoyer aux mânes des morts de l’or et de l’argent dans l’autre monde, on brûle des papiers de sacrifice qui sont dorés ou argentés, et l’on prépare pour eux, à certaines dates, comme on le faisait à Rome, des repas auxquels on croit qu’ils viennent prendre part. Mais, pour qu’ils n’en abusent pas, on tire des pétards afin de les renvoyer aux lieux dont ils sont venus. Pour les Esquimaux, le monde entier est peuplé de génies, et chaque objet a le sien. De nos jours, des gens prétendent même converser avec les esprits. A bien des égards, la distance entre le barbare et le civilisé est moins grande qu’on ne le pense.

[222] C’était le maximum auspicium (Servius, in Æn., II, 693).

[223] Cette science fut plus tard consignée dans les libri fulgurales.

[224] Dornseiffen : Vestigia ritæ nomadica tani in moribus auam in legibus romanis conspicua.

[225] Laticlave, tunique bordée de haut en bas d’une large bande de pourpre tissée avec étoffe, et insigne des sénateurs ; prétexte, toge bordée de pourpre et portée par les magistrats ; apex, coiffure des flamines et des prêtres saliens. On voit l’apex sur quantité de monnaies et de monuments, le laticlave sur de très rares peintures.

[226] Nundinus (novem dies), neuvième jour ou jour du marché.

[227] Le mundus de Romulus était le monde des mânes et des divinités souterraines. Toutes les fois que l’on fondait une ville, on ouvrait un mundus où l’on jetait les prémices de toutes les récoltes avec des objets de bon augure. C’était une coutume religieuse qui existait même en Assyrie où, dans les fondations des monuments, on plaçait des idoles qui devaient les protéger. Quand nous scellons des médailles dans la première pierre d’un édifice, nous faisons avec de tout autres idées quelque chose d’analogue, et cette coutume, qui ne sert plus qu’à marquer la date de l’érection du monument, est peut-être un souvenir très éloigné d’un usage religieux qui aura été sécularisé.