HISTOIRE DES GRECS

HUITIÈME PÉRIODE — LA LIGUE ACHÉENNE (272-146) – EFFORTS IMPUISSANTS POUR S’UNIR ET SE SAUVER.

Chapitre XXXVIX — Ruine de la Grèce extérieure.

 

 

I. Fin de l’indépendance des Grecs italiotes ; Denys l’ancien

L’Hellénisme, importé par Alexandre à Babylone, par les Séleucides en Syrie, par les Ptolémées dans leur nouvelle capitale, étouffa l’ancienne civilisation des vallées de l’Euphrate et du Nil. Grâce à lui, il est vrai, l’Asie antérieure et l’Égypte se couvrirent de villes nouvelles ou de vieilles cités exhumées de leurs ruines, dont quelques-unes prirent place parmi les plus célèbres du monde, telles que Smyrne, Éphèse, Milet, Séleucie, Antioche, Pergame et l’Égyptienne Alexandrie. Les Grecs y continuèrent, pour l’art et la science, comme disciples des vieux maîtres, l’œuvre de la mère-patrie, sans créer une seconde Hellade. Le commerce, l’industrie, le luxe, surtout la mollesse et le plaisir régnèrent dans ces villes ; mais, durant deux ou trois siècles, rien de puissant ou de glorieux n’en sortit, excepté pour la géographie, les mathématiques, l’astronomie[1] ; et toute cette prospérité, dont Rome hérita, ne valut pas au monde quelques jours de la vie d’Athènes au temps de Périclès.

Nous n’avons pas non plus à parler des Grecs de Cyrène, de Marseille, du littoral pontique ou du Bosphore, dont la vie s’est écoulée en dehors du grand courant hellénique, bien qu’à Cyrène, on puisse voir des restes encore subsistants de l’architecture hellénique, et que les objets précieux, vases ou bijoux, découverts dans l’ancien royaume du Bosphore, montrent qu’en ces lieux reculés la vie grecque a brillé d’un vif éclat.

Les Grecs d’Italie ne nous arrêteront pas davantage. Nous avons cependant conduit dans cette contrée bien des colons, partis de Chalcis, de Mégare, même de Lacédémone. Mais leur histoire obscure est étroitement mêlée à celle des indigènes, et leur chute, sous la main de Rome, se confond avec celle des populations italiotes. L’expédition d’Alexandre le Molosse chez les Lucaniens (326), celle de Pyrrhus, qui manqua gagner en Italie sa bataille d’Arbèles, ont été brièvement rappelées A peine le vaincu de Bénévent eut-il quitté Tarente que les Romains y entrèrent (272) ; Brindes fut occupée ; Cumes l’était depuis longtemps, et Rhégion avait reçu une garnison légionnaire. Toute la Grande-Grèce se trouva alors, avec l’Italie péninsulaire, aux pieds du Sénat. De Brindes, les Romains surveillaient la Grèce, où bientôt les pirateries des Illyriens appelleront leurs consuls; et de Rhégion ils voyaient, par delà le détroit de Messine, l’île féconde dont la possession leur donnera l’empire de la Méditerranée.

Mais là se trouvait Syracuse qui fut une puissante cité, et nous n’avons pas le droit de laisser dans l’ombre la grandeur farouche et les sinistres figures des Denys et d’Agathocle, qui montrèrent encore l’énergie de la race hellénique, cette fois, il est vrai, pour le mal. Du moins ne donnerons-nous qu’un bref résumé de cette histoire qui ne tient véritablement pas à celle de la Grèce continentale.

La désastreuse issue de l’expédition des Athéniens en Sicile avait mis le sceau à la puissance de Syracuse[2]. Cette victoire eut un autre effet : comme à Athènes, après Salamine, le peuple voulut une constitution plus démocratique. Elle fut rédigée par Dioclès, mais on la connaît mal[3]. Le seul fait d’avoir substitué la désignation des magistrats par le sort au choix par l’élection, montre son caractère populaire. Selon Diodore, Dioclès s’occupa beaucoup des lois civiles, et sut graduer habilement les peines d’après les délits. Sa mort seule suffirait pour son éternel honneur. Afin d’éloigner des délibérations du peuple toute violence militaire, il avait défendu, sous peine de mort, aux citoyens de paraître en armes sur la place publique. Un jour qu’il revenait d’une expédition, il entendit gronder l’émeute sur la place, et, voulant l’apaiser, il y courut sans songer qu’il était armé. — Dioclès, lui crièrent aussitôt ses ennemis, voici que toi-même tu violes ta loi. — Non, répondit-il, je la confirme ; et il se perça le sein. Les Syracusains lui élevèrent un temple, et la plupart des villes de Sicile adoptèrent ses lois. Mais en un autre endroit, Diodore (XII, 19) attribue ce trait à Charondas, ce qui permettrait de supposer qu’il n’appartient à personne.

Le triomphe du parti populaire fut complet, en 407, lorsque le chef du parti opposé, Hermocrate, exilé à cause du désastre de la flotte syracusaine à Cyzique, eut péri dans une des tentatives qu’il fit pour rentrer dans sa patrie’. Mais de la démagogie allait sortir sa trop habituelle conséquence, la tyrannie, à la faveur des périls où une nouvelle et horrible guerre jeta Syracuse.

La Sicile était comme un navire également chargé à la poupe et à la proue. Sur la rive orientale, Syracuse pesait de tout son poids, et Carthage avait mis le pied sur la côte opposée. Le commerce donnait à ces deux villes des intérêts rivaux ; lorsque leur domination s’étendit dans l’intérieur de l’île, elles s’y rencontrèrent et se heurtèrent. On se souvient du grand choc d’Himère en 480, lorsque Carthage voulut faire en Sicile ce que Xerxès espérait accomplir en Grèce. Rendus prudents, après Salamine, par la puissance navale d’Athènes, les Carthaginois avaient renoncé, depuis soixante-dix ans, à augmenter leurs possessions de Sicile. Le désastre de Nicias leur rendit confiance et, en 410, ils répondirent à l’appel des Égestains. Le secours des Athéniens n’avait pas profité à ce peuple ; il n’en craignait pas moins les vengeances de Syracuse et celles de Sélinonte, puissante cité grecque de la côte méridionale, dont le territoire, remontait vers le nord jusqu’à celui d’Égeste. Annibal, petit-fils d’Hamilcar, qui avait été vaincu et tué par Gélon à Himère, débarqua dans file avec quelques mercenaires. Il offrit d’abord aux Syracusains, pour ôter tout prétexte à une soudaine explosion de colère, d’être arbitres entres Égeste et Sélinonte ; mais, en même temps, il prenait possession de la première de ces villes, et, l’année suivante, il enveloppa Sélinonte avec une armée qu’on porte à cent mille hommes, même au double. Malgré une résistance acharnée, les machines des assiégeants renversèrent les murailles et une troupe de soldats ibères pénétra dans la place, où tout fut tué, femmes, enfants, vieillards; après ces égorgements, Annibal rasa la ville. La guerre prit ainsi, dés le début, le caractère d’atrocité qu’elle garda jusqu’à la fin. Ce coup frappé au sud, Annibal en frappa un autre au nord, afin de faire avancer la domination de Carthage parallèlement sur les deux rivages. Il vint assiéger Himère, et l’emporta, malgré la vaillante défense des assiégés, dont la plus grande partie put s’échapper avant le dernier assaut. Il y trouva pourtant trois mille hommes qu’il arracha des mains de ses soldats, mais pour les conduire au lieu où son aïeul avait été tué et les y égorger après d’affreuses tortures. Dans la ville, il ne laissa pas pierre sur pierre. On voit encore les ruines qu’il a faites (409).

Encouragée par ces succès, Carthage résolut de donner à la lutte des proportions plus grandes ; mais elle ne fut en état de réunir encore une puissante armée qu’après avoir levé des mercenaires en Espagne, dans les Baléares, en Libye, chez les princes alliés de Maurétanie et de Numidie, chez les Campaniens d’Italie, partout enfin où il y avait du courage à vendre. Annibal et Himilcon furent mis à leur tête. De son côté, Syracuse sollicita les secours des Grecs d’Italie et du Péloponnèse, et chercha à rallier tous les Siciliens autour d’elle.

La prise de Sélinonte avait découvert Agrigente. Les Carthaginois s’avancèrent avec cent vingt mille hommes jusqu’à cette ville[4]. C’était une des cités les plus riches du monde grec, mais aussi une des plus efféminées. Ses plantations de vignes et d’oliviers alimentaient un commerce considérable; ses fabriques de vases rivalisaient avec celles d’Athènes ; et ses deux cent mille habitants, ses monuments, son temple de Zeus Olympius, le plus grand de la Sicile, son lac de 7 stades, creusé de main d’homme et où nageaient des troupeaux de cygnes, les vêtements d’or et d’argent de ses principaux citoyens, attestaient sa richesse. Mais, dans l’antiquité, la mollesse suivait de près la fortune. Dans Agrigente, les moeurs militaires, seule défense de ces villes constamment menacées, s’étaient perdues. Il avait fallu défendre aux habitants d’avoir, en veillant aux portes et sur les murailles, plus d’un matelas, d’une couverture et de deux traversins. La ville fit donc provision de mercenaires : le Lacédémonien Dexippos, les Campaniens qui avaient servi Carthage dans la guerre précédente, passèrent à son service.

Le siège eut de nombreuses vicissitudes. Annibal avait fait démolir les tombes pour se procurer des matériaux propres à construire une terrasse. La peste qui se mit dans l’armée et qui l’emporta lui-même parut une vengeance des dieux : Himilcon, son successeur, immola en sacrifice expiatoire un jeune enfant à Cronos, et jeta dans la mer plusieurs animaux comme offrande à Neptune. Un corps de quarante mille Ibères et Campaniens n’en fut pas moins battu complètement par le Syracusain Daphnéos. Les Agrigentins espéraient déjà une heureuse issue à cette lutte, et s’ils commençaient à souffrir de la disette, ils comptaient sur un grand convoi de blé qui arrivait. Mais le convoi fut enlevé, et, dans le même temps, Himilcon débaucha leurs mercenaires. Il ne leur restait plus qu’à attendre la mort dans leur ville ou à fuir, comme avaient fait les Himéréens : ils se sauvèrent à Géla pendant la nuit. Agrigente fut saccagée, et de tant d’opulence il ne resta que des ruines (406).

Cet événement mit l’effroi dans Syracuse. Une assemblée fut convoquée, mais personne n’osait ouvrir un avis. C’est alors que parut Denys, homme d’une origine obscure, fils d’un ânier, dit-on, et qui avait été greffier. Il s’était jeté dans le parti d’Hermocrate, qui, banni de Syracuse avait, à plusieurs reprises, tenté d’y revenir les armes à la main, et il avait attiré sur lui l’attention par de nombreux traits de courage ; sa résolution, son audace, lui avaient donné de l’influence. Quand il se leva pour accuser de trahison les généraux qui avaient été envoyés au secours d’Agrigente, ses paroles causèrent une telle émotion, que les magistrats le punirent d’une amende pour avoir troublé l’ordre. Le riche Philistos, son ami, la paya aussitôt, et déclara que si on lui en infligeait d’autres, il les payerait encore. Denys continua, et le peuple, procédant immédiatement à une nouvelle élection, le mit lui-même au nombre des généraux.

Alors ce sont ses collègues auxquels il impute de se vendre aux Carthaginois. Envoyé au secours de Géla, il y trouve les riches en désaccord avec le peuple, les accuse dans l’assemblée, les fait condamner et dépouiller de leurs biens, qu’il distribue à ses soldats. Devenu ainsi populaire dans l’armée, il rentre à Syracuse ; le peuple sortait alors du théâtre : Vos ennemis les plus dangereux, s’écrie-t-il, ne sont pas les Carthaginois : ce sont les magistrats qui vous distraient par des fêtes coûteuses, tandis que le soldat manque de tout ! Et, revenant sur la vénalité de ses collègues : Reprenez, ajoute-t-il, le commandement que vous m’avez confié ; car il est inutile d’aller s’exposer en face de l’ennemi lorsque d’autres vendent la ville, et que l’on court encore le danger de passer pour complice de leur trahison. A ces mots, le peuple s’émeut, s’assemble, et Denys est nommé général avec plein pouvoir. A quelque temps de là, il imite le stratagème de Pisistrate, en feignant qu’on voulait attenter à sa vie, et se fait donner une garde de six cents hommes qu’il porte à mille, choisis parmi les plus pauvres et les plus résolus, qu’il couvre de vêtements magnifiques et enivre d’espérances. C’est à Léontion, lieu de refuge des bannis et où il avait conduit l’armée, que ceci se passait : il revient alors à Syracuse, et s’établit dans l’île d’Ortygie, où étaient tous les arsenaux et qui commandait le grand port. La foule aveugle s’était donné un tyran, mais cette foule était celle des pauvres qui s’inquiétait peu des libertés publiques et ne voyait pas Ies conséquences funestes de la tyrannie qu’elle établissait.

Cependant Géla assiégé appelait au secours ; c’était une nouvelle étape des Carthaginois le long de la côte méridionale. Denys y court, après avoir eu soin de se débarrasser de Daphnéos et de Démarchos, les deux chefs de l’aristocratie. Malheureux dans un combat, il renonce à défendre la ville, et l’abandonne aux Carthaginois après en avoir retiré toute la population. Camarine, à son tour, succombe. L’ennemi n’est plus qu’à quatre-vingts kilomètres de Syracuse, où les populations fugitives apportent l’effroi et aussi la colère contre Denys. Les chevaliers le préviennent dans la ville, pillent sa demeure et font mourir sa femme sous leurs mauvais traitements. Mais il arrive avec ses mercenaires, et se venge par un massacre général de ses adversaires.

Cependant la peste ayant décimé l’armée des Carthaginois, ceux-ci prêtèrent l’oreille à des propositions de paix. Un traité leur confirma la possession du pays de Sélinonte, d’Agrigente et d’I3imère. Les habitants de Ma et de Camarine étaient autorisés à rentrer dans leurs villes démantelées, à la condition de payer un tribut aux Carthaginois, et Denys qui, depuis le commencement du siège de Géla, s’entendait probablement avec eux, fut reconnu comme tyran de Syracuse (405). Lysandre à la même date capturait la flotte athénienne d Ægos-Potamos et établissait, dans toutes les villes, des harmostes lacédémoniens; Athènes aussi allait tomber en son pouvoir. A cette date sinistre, il n’y eut plus de liberté dans le monde hellénique.

Pour affermir son pouvoir en augmentant le nombre de ses créatures, Denys fit un nouveau partage des terres ; les meilleures furent données à ses amis et à ses officiers, beaucoup d’autres à des étrangers et à des esclaves affranchis, qu’il éleva au rang de citoyens sous le nom de néopolites. Il fortifia l’île d’Ortygie, qu’un môle joignait à la ville, mais qu’il en sépara par un mur. Ce fut sa citadelle ; il en fit sortir tous les anciens habitants dont ses mercenaires prirent la place[5]. La précaution était bonne, quoiqu’il eût pour ainsi dire renouvelé la population de Syracuse. La colère fermentait sourdement dans bien des cœurs, excitée par les exécutions, le bannissement, et pour ceux qui étaient restés dans la ville, par la charge insupportable des impôts qui, chaque année, prélevaient vingt pour cent de tous les biens[6]. Aussi durant une expédition que Denys entreprit contre les Sicules de l’intérieur, une révolte éclata et il n’eut que le temps d’accourir dans son refuge d’Ortygie dont les fortifications, vivement attaquées, parurent un moment insuffisantes à le sauver. Craignant d’y être forcé, il discutait déjà avec ses amis sa mort ou sa fuite. Il faut vaincre ou mourir ici, dit un d’eux ; ta robe de roi doit être ton linceul. Il entama de feintes négociations avec des assiégeants et quand il s’éloigna avec cinq navires, les assaillants, comme toute armée populaire qui croit avoir achevé son œuvre, se dispersèrent. Mais Denys était sorti pour gagner douze cents Campaniens laissés par les Carthaginois dans leurs nouveaux domaines. Ces mercenaires, augmentés d’autres recrues, tombèrent sur Syracuse, plongée dans une complète sécurité. Une sortie de la garnison d’Ortygie acheva de disperser les révoltés dont sept mille s’enfuirent à Etna, et Denys resta maître de la ville (403). L’alliance de Sparte qui lui envoya Lysandre, comme conseil, fortifia son pouvoir. Il eut la sagesse de ne le point souiller cette fois par des actes de vengeance. Mais, à quelques jours de là, comme les habitants étaient répandus dans la campagne pour la moisson, il fit visiter toutes les maisons et enlever toutes les armes. Un second rempart rendit l’île d’Ortygie inexpugnable et de nombreux mercenaires appelés de tous les côtés augmentèrent, à la fois, la force de Syracuse contre ses ennemis, et celle de Denys contre les Syracusains. Enfin de minutieuses précautions le mirent à l’abri des assassins, mais non de la crainte, du soupçon, des terreurs.

Pour tant de dépenses il fallait de l’or. Denys en chercha dans la guerre. Il s’empara d’Etna, le refuge des exilés syracusains, mit dans son parti les habitants d’Enna, au centre de file, et acheta à des traîtres Catane et Naxos qu’il détruisit, après en avoir vendu toute la population. Il donna les terres de Naxos aux Sicules du voisinage, celles de Catane à ses mercenaires campaniens, et força les Léontins d’émigrer à Syracuse (400). Les habitants de Rhégion, alarmés de voir Denys s’avancer si près de leur détroit, firent passer des soldats à Messine afin de le prévenir. La discorde qui éclata dans cette troupe fit échouer l’entreprise, et Denys eut un prétexte pour porter plus tard ses armes dans la Grande-Grèce.

Denys était un tyran, mais un tyran actif. Sa pensée dominante, après celle de son pouvoir, fut l’abaissement de Carthage et la grandeur de Syracuse. Tous ses actes se rapportèrent à ce but. Après avoir affermi sa domination sur la côte orientale, il résolut de l’étendre à l’ouest, en faisant rebrousser chemin à l’invasion punique, qui, en quatre ans, s’était avancée de l’extrémité occidentale de l’île jusqu’en vue du territoire syracusain. Pour cette lutte décisive, il fallait mettre Syracuse à l’abri des hasards d’une bataille perdue. Il augmenta la force de ses murs et enveloppa d’un rempart les hauteurs de l’Épipole qui dominent toute la ville, afin qu’on ne pût l’enceindre, comme avait été sur le point de le faire l’expédition athénienne. Soixante mille ouvriers, pris dans la population libre des campagnes, furent répartis sur le terrain. De stade en stade, un architecte dirigeait le travail et six mille paires de bœufs transportaient les matériaux. Denys surveillait lui-même les travailleurs, partageait leurs fatigues et excitait leur émulation par des récompenses. Le zèle fut si grand, qu’en vingt jours ils eurent terminé ce mur de 30 stades d’étendue, en pierres carrées, flanqué de fortes tours, et d’une hauteur qui le mettait à l’abri des assauts[7]. Il fit ensuite fabriquer une quantité prodigieuse d’armes et de machines de guerre parmi lesquelles une d’espèce nouvelle, la catapulte, qui était propre à lancer des pierres et des dards. Pour la marine, il fit venir des bois de construction de l’Etna, répara les anciens vaisseaux et en construisit d’un échantillon plus fort que ceux qui avaient été jusque-là en usage. Athènes n’employait que des trirèmes, parce que toute la force de ses galères était dans la rapidité de leurs mouvements et dans les coups répétés de leur éperon pour briser les navires ennemis. Denys eut des vaisseaux à quatre et à cinq bancs de rameurs, plus lourds, mais plus résistants, et sa flotte compta plus de trois cents bâtiments de guerre, pour lesquels il fit établir cent soixante cales, dont chacune pouvait contenir deux navires. Sparte, amie de toute tyrannie qui s’élevait, lui avait permis d’enrôler dans le Péloponnèse, même dans la Laconie, autant de mercenaires qu’il voudrait.

Ses préparatifs terminés, Denys proposa dans l’assemblée du peuple de déclarer la guerre à Carthage, et, quelque temps après, avec quatre-vingt mille hommes, il reprenait Géla, Camarine, Agrigente, Sélinonte, Himère, et allait attaquer la principale forteresse des Carthaginois, dans l’île Motya, à la pointe occidentale (396). Ce fut un siège mémorable. Les Carthaginois se défendirent avec l’opiniâtreté de la race punique. Les armes nouvelles employées par Denys eurent enfin raison de leur courage. Mais Himilcon arrivait avec cent mille hommes et une flotte considérable (395). Il reprit Motya sans peine, et reportant habilement la guerre sur la côte orientale, il détruisit Messine et gagna une bataille navale qui l’amena jusque dans le port de Syracuse. Il dressa sa tente dans le temple de Jupiter Olympien, et fortifia son camp avec les pierres des tombeaux. Les Grecs attribuèrent à ces sacrilèges les fièvres paludéennes qui, dans l’automne, sortirent des terres marécageuses dont Syracuse était enveloppée par l’ouest. Elles enlevèrent un tel nombre de soldats[8], que l’armée, dans son effroi, oublia la discipline et la vigilance. Denys en profita pour diriger une double attaque par terre et par mer, pendant une nuit sans lune. Une partie de la flotte ennemie fut incendiée, et le peu de soldats que les Carthaginois purent armer furent battus et rejetés dans leur camp, où la mort les attendait aussi sûrement que sous l’épée des Syracusains. Himilcon demanda en secret qu’il lui fût permis de s’échapper avec les citoyens carthaginois. Il paya cette honte 300 talents, mais la racheta par sa mort : il s’accusa lui-même du désastre, alla prier dans tous les temples de Carthage, puis, murant les portes de sa maison, il se laissa mourir de faim (394).

Pendant qu’Himilcon fuyait, l’armée trahie par son général était enveloppée et prise ou détruite. Au lieu de pousser vivement la victoire que la maladie lui avait livrée et de chasser les Carthaginois de l’île entière, Denys, après deux années d’hostilités languissantes, fit la paix avec eux. Il n’y gagna que le territoire des Sicules avec la forte place de Tauroménion. Il occupait déjà Catane, au pied de l’Etna, et Messine, qui le rendait maître du détroit, lui ouvrait la route vers les Grecs italiotes, dont la décadence commençait sous les coups répétés des populations indigènes, Samnites et Lucaniens. Vers l’an 597, il avait cherché dans ce pays des alliés, en demandant aux habitants de Rhégion de lui choisir parmi les jeunes filles de leur cité une épouse. Il faut lui envoyer, dit un citoyen dans l’assemblée publique, la fille du bourreau pour que le mariage soit sortable. Cette sanglante allusion aux exécutions dont le tyran s’était souillé, demeura gravée dans sa mémoire, et Rhégion, qui d’ailleurs était le lieu de refuge des bannis de Syracuse, fut attaquée la première, mais ne fut pas la première détruite. Caulonia, Hipponion, Scylacion succombèrent d’abord, et leur territoire fut donné aux Locriens qui dés longtemps, avaient accepté l’alliance de Denys. Après un siège de onze mois, Rhégion ouvrit ses portes. Denys se montra horriblement cruel envers Phyton qui avait dirigé la résistance. Il fit tuer son fils et le soumit lui-même à de telles tortures que ses soldats en murmurèrent (387). Il est inutile d’ajouter que tous les habitants furent vendus et la ville détruite. Crotone, la plus puissante cité de la Grande-Grèce, tomba aussi en son pouvoir, et les exilés syracusains durent s’enfoncer dans le golfe Adriatique pour trouver un refuge à l’abri de ses atteintes ; ils s’établirent au seul port qui soit sur ce littoral, à Ancône.

En cette année 387, où Denys tenait en sa puissance la plupart des Grecs de Sicile et d’Italie, Artaxerxés imposait à leur métropole la paix d’Antalcidas qui lui soumettait les cités helléniques de la côte d’Asie à l’orient comme à l’occident, l’Hellade baissait[9].

Dans ces expéditions sauvages, Denys n’avait d’autre but que d’affermir son pouvoir, en occupant ses mercenaires, et de rendre son nom redoutable : c’était la guerre barbare faite pour le pillage et la destruction. Aussi continuait-il d’aller en avant, sans plan déterminé, il semble, mais pour avoir ses forces toujours prêtes. Ainsi sa flotte traversa la mer Iottienne et fonda en Illyrie la ville de Lissos; une autre fois, il rétablit en Épire un prince exilé. De ce côté, il s’approchait de Delphes et de ses trésors. Protégées, dans les siècles antérieurs, par la piété des fidèles, ces richesses excitaient maintenant la convoitise des puissants. Denys eut voulu mettre la main sur elles ; Jason y pensa ; les Phocidiens l’avaient fait. Pour cette fois, Sparte arrêta cette entreprise de bandits par l’envoi d’un corps de troupes. Denys se dédommagea ailleurs, mais en continuant de disperser ses forces, de sorte qu’il se faisait bien la fortune d’un forban, mais il n’affermissait pas la puissance du maître de Syracuse. C’était alors un mauvais temps pour l’Italie, que les Gaulois ravageaient pour le Nord. Denys vint à la curée, par le Sud : il pilla les côtes du Latium et de l’Étrurie. Du seul temple d’Agylla, il emporta 1500 talents. Revenant avec un bon vent de cette expédition sacrilège, il disait à ses courtisans : Voyez comme les dieux protègent les impies. A Syracuse, il avait déjà volé à Jupiter son manteau d’or massif, qu’il remplaça par un manteau de laine, l’autre étant trop froid en hiver et trop lourd en été. Esculape perdit aussi sa barbe d’or, parce qu’Apollon n’ayant pas de barbe, il n’était pas convenable que son fils en portât, et Junon Lacinienne, sa robe d’un si merveilleux travail que les Carthaginois, assure-t-on, l’achetèrent 120 talents, pour décorer une de leurs divinités de la dépouille d’un temple grec.

En 383, Denys reprit la guerre contre Carthage; il gagna sur Magon la grande victoire de Cabala, où il prit cinq mille ennemis et en tua le double, mais il fit de telles pertes à celle de Kronion, qu’il fut contraint de reconnaître aux Carthaginois la possession de la Sicile à l’ouest du fleuve Halycos et de payer une indemnité de 1000 talents.

Nous ne savons plus rien, touchant Denys, jusqu’à l’année 368 où il commença une troisième et dernière guerre contre Carthage ; il prit Sélinonte, Entella, Éryx, mais sa flotte fut détruite dans le port de Lilybée, et sa mort qui survint mit un terme aux hostilités. Les uns disent qu’il fut empoisonné par son fils, d’autres qu’il périt d’indigestion à la suite d’un festin célébré en l’honneur de sa victoire dramatique à Athènes. Denys, en effet, rechercha aussi cette gloire, comme plus tard Néron, et à peu près de la même manière, c’est-à-dire en tyran. Il envoya aux carrières Philoxénos pour avoir trouvé ses vers médiocres, et lorsque, vers 389, Platon était venu à sa cour, le philosophe avait été bien vite congédié à cause de son libre langage[10]. Les débuts de Denys dans le stade et au théâtre furent malheureux : à Olympie, ses chars se brisèrent, à Athènes, on hua ses pièces. A la fin pourtant il obtint le succès qui amena sa mort. Une de ses tragédies ayant été couronné au concours des fêtes Lénéennes, il donna, pour célébrer ce triomphe, un grand banquet où il laissa sa raison et prit un accès de fièvre qui l’emporta. Le changement survenu dans le goût littéraire des Athéniens fut attribué au rôle politique que Denys avait pris en Grèce : médiateur en 369, entre Sparte et Athènes, il avait réconcilié les deux cités qui cherchaient alors d s’unir contre Thèbes et leur avait envoyé des mercenaires gaulois.

Denys régna trente-huit ans. Il méritait le pouvoir par son habileté supérieure et son activité infatigable, mais il l’acquit et le conserva par des moyens mauvais, et son usurpation n’eut même point la dangereuse excuse de quelque bien fait à son pays. Sa domination fut pour Syracuse stérile autant qu’impitoyable. Et qu’a-t-elle été pour lui-même ? Brave, en face de l’ennemi, il fut dans son intérieur assiégé de continuelles terreurs. Il n’osait confier sa tête à un barbier, et se faisait brûler la barbe par ses filles avec des coquilles de noix ardentes. Il portait toujours une cuirasse sous ses vêtements et faisait visiter les personnes admises en sa présence, même son frère, qu’il finit par proscrire, et son fils. Sa chambre était environnée d’un large fossé, que surmontait un pont-levis, et quand il haranguait le peuple, c’était, dit-on, du haut d’une tour. Il demandait un jour à Antiphon quelle était la meilleure espèce de bronze : Celle dont on a fait les statues d’Harmodios et d’Aristogiton, répondit celui-ci. Ce mot lui coûta la vie ; il alla rejoindre les dix mille victimes du tyran[11]. Il reste une vive image des terreurs de Denys : l’histoire, si elle est vraie, d’une épée suspendue par un fil au-dessus de la tête de Damoclès, imprudent courtisan, qui avait vanté le bonheur des princes et obtenu une heure de royauté.

Victorieuse d’Athènes, Syracuse semblait appelée à étendre sur l’île entière son influence, surtout à délivrer la Sicile d’une race ennemie et rivale, celle des Phéniciens de Carthage. Mais les trente-huit années du règne de Denys n’avaient eu pour résultat que de diminuer les possessions carthaginoises de l’étroit espace compris entre les fleuves Halycos et Himera. C’était peu, car c’était à peine l’étendue du territoire d’Agrigente. Voilà pourquoi tant de campagnes avaient été dévastées, tant de villes détruites, tant d’hommes égorgés. Les Grecs avaient bien raison de se défier des tyrans, de leurs mercenaires et de la foule affamée sur laquelle ils s’appuyaient, ces pauvres qui attendaient de leur maître le partage des terres et des fortunes : entre leurs mains, richesse d’un jour bientôt dissipée.

 

II. Denys le Jeune ; Dion ; Timoléon

Denys l’Ancien avait du moins des mœurs austères. Son fils ayant séduit une femme mariée, il l’en reprit sévèrement. Quand m’avez-vous vu, lui dit-il, faire des choses semblables ?C’est que vous n’étiez pas fils de roi, répondit le jeune homme. — Je crains bien, si vous continuez, reprit le père, que vos enfants ne le soient pas davantage. Et il en arriva ainsi. Denys le Jeune, nature à la fois faible et violente, fut un mélange de bonnes intentions et de passions effrénées. Le vice et la vertu se disputaient en lui à qui resterait le maître. Entraîné par ses compagnons de débauche, il se livrait à des orgies qui duraient des mois entiers ; et cependant il laissa deux hommes prendre sur lui assez d’ascendant pour être ramené à plusieurs reprises dans la voie du bien. Le vertueux Dion, frère d’une des femmes de Denys l’Ancien, étendit sa bienfaisante influence sur les commencements du nouveau règne. Élève de Platon, il inspira au jeune tyran le désir de voir le maître, qui fut mandé à Syracuse. Deux fois Platon s’y rendit, rappelé par les bons instincts du prince, que sa parole dominait quelque temps, mais qui, bientôt, las de la discipline philosophique, finissait par céder aux séductions du plaisir et aux conseils funestes. Dion lui-même perdit son ascendant; Denys le força de fuir dans le Péloponnèse.

Quelques années se passèrent sans que Dion montrât du ressentiment; mais le tyran confisqua ses biens, força sa femme de prendre un autre époux et outragea son fils. Le banni résolut de venger à la fois ses injures et celles de la patrie. Il rassembla des mercenaires, en embarqua huit cents sur deux vaisseaux et vint prendre terre au port carthaginois de Minoa, sur la côte méridionale de la Sicile. Les exilés, les mécontents, accoururent autour de lui; Agrigente, Géla, Camarine, Syracuse même, d’où le tyran était alors éloigné, lui ouvrirent leurs portes (357). La citadelle seule fut conservée par les officiers de Denys, qui firent une longue et habile résistance. Il fallut cependant céder; Denys se retira à Locres avec ses trésors. Mais il avait semé derrière lui la discorde, en suscitant contre les vainqueurs le démagogue Héraclide. Dion déplaisait au peuple par son austérité : il eût voulu constituer à Syracuse une aristocratie qui tint en bride la populace, peut-être même une royauté comme celle de Sparte. Chassé pour s’être opposé à une loi agraire, rappelé peu de temps après, il périt, en 353, assassiné par un aventurier athénien, Callippos, qui fut lui-même remplacé l’année suivante par Hipparinos, frère de Denys. Celui-ci profita de ces révolutions confuses et misérables pour rentrer dans la ville en 346 ; mais, aigri par le malheur, il montra tant de cruauté que les Syracusains invoquèrent Hicétas, tyran de Léontion, qui le força à se renfermer dans la citadelle et fit entrer dans le port des vaisseaux de Carthage.

Il comptait bien ne travailler qu’à son profit. Mais un nouveau libérateur s’armait dans la métropole de Syracuse, à Corinthe. Timoléon, désigné par les Corinthiens pour cette mission, était un homme honnête, énergique, dévoué à la liberté, à laquelle il avait immolé son propre frère. Avec dix vaisseaux, il passa en Sicile. Dans l’état déplorable où se trouvait Syracuse, la citadelle étant occupée par le tyran, la ville et le port par les ennemis, il semblait qu’elle fût perdue. Heureusement Denys, à bout de ressources et de courage, offrit à Timoléon de lui livrer sa forteresse, à condition qu’on le transporterait avec ses trésors à Corinthe, on il vivrait en simple particulier (343). Le soupçon se mit ensuite entre Hicétas et les Carthaginois ; ceux-ci, craignant une trahison, au milieu de cette grande ville qu’ils avaient tant de fois menacée de destruction, remontèrent sur leurs vaisseaux, et Hicétas resté seul fut forcé de s’enfuir. Timoléon renversa le fort que la tyrannie s’était construite, et sur son emplacement éleva des portiques et des tribunaux. La ville était affranchie ; il fallait la repeupler, car les révolutions continuelles, depuis plusieurs années, avaient fait émigrer une partie des habitants ; l’herbe croissait dans les rues désertes, et les animaux sauvages rôdaient jusqu’aux portes, dans les champs restés incultes. Timoléon écrivit à Corinthe pour inviter tous les Grecs de Sicile à rentrer dans leur patrie et engager de nouveaux colons à s’y fixer. Par suite de cette proclamation, dix mille Grecs se réunirent dans le Péloponnèse pour être transportés à Syracuse; il en arriva aussi une foule d’Italie. On porte à soixante mille le nombre des émigrants. Timoléon leur distribua des terres. Pour rétablir les finances, il fit vendre, au compte de l’État, les maisons abandonnées, en laissant toutefois aux anciens propriétaires qui se présenteraient la faculté de rentrer dans leurs biens. Il vendit aussi un grand nombre de statues érigées à diverses époques, après les avoir soumises à une sorte de jugement public ; celle de Gélon fut seule conservée. Il rétablit le gouvernement démocratique pur, perfectionna la législation civile et établit la magistrature annuelle des amphipoles de Jupiter Olympien, dont le nom devait servir à désigner l’année, comme à Athènes celui de l’archonte éponyme.

Après avoir rétabli l’ordre dans Syracuse, Timoléon tenta de le rétablir dans la Sicile. Hicétas fut réduit à vivre en simple particulier dans Léontion ; Leptines, tyran d’Apollonie, préféra aller rejoindre Denys à Corinthe. Les autres villes grecques et la plupart des Sicules entrèrent dans son alliance.

Carthage s’alarma de cette puissance élevée par la sagesse et le désintéressement; soixante-dix mille Africains débarquèrent à Lilybée. Avec une dizaine de mille hommes seulement, Timoléon osa venir à la rencontre de cette immense armée. Une bataille se livra sur les bords du Crimisos. Timoléon dut en partie le succès de sa téméraire entreprise à son courage et au dévouement des siens, mais aussi à un orage furieux qui jeta le désordre dans l’armée ennemie et qui, gonflant le fleuve, empêcha le passage d’une partie des Carthaginois. Plus de trois mille citoyens de Carthage furent tués, désastre presque sans exemple, pour une ville habituée à faire la guerre avec des mercenaires (340). Aussi consentit-elle à traiter.

Pour arriver à une paix plus sûre, Timoléon n’imposa pas des conditions onéreuses. La limite du territoire des deux peuples fut fixée au fleuve Halycos. Mais les Grecs établis sur les terres de Carthage eurent permission d’émigrer sur celles de Syracuse ; les cités grecques de l’île furent déclarées libres, et Carthage s’interdit toute alliance avec les tyrans (338).

Timoléon reprit alors sa lutte contre eux. Ceux de Catane et de Messine, vaincus, furent mis à mort, comme voleurs publics, par les peuples qu’ils avaient opprimés ; d’autres furent renversés. Les Campaniens, anciens mercenaires de Denys, avaient fait d’Etna un repaire de brigands, qui infestaient tout le pays d’alentour ; il les chassa.

Après avoir, en moins de quatre années, imposé la paix à Carthage, renversé les tyrans, rendu l’ordre à Syracuse et la prospérité à la Sicile grecque, Timoléon se démit de ses pouvoirs. S’il les eût gardés, son nom serait resté confondu dans la foule de tous les chefs d’État, légitimes ou usurpateurs; son abdication lui a valu une place à part, honorable et haute. Il passa les dernières années de sa vie dans la retraite, respecté de tous les habitants de l’île, qui venaient le consulter sur les traités, les partages de terres et les lois. Un jour deux orateurs osèrent l’accuser de malversations. Le peuple indigné se soulevait contre eux ; Timoléon l’arrêta. Je n’ai affronté, dit-il, tant de dangers que pour mettre le moindre des citoyens en état de défendre les lois, et de dire librement sa pensée. Les Syracusains honorèrent jusqu’à son dernier jour leur libérateur, sollicitant ses conseils, et conduisant vers lui les étrangers qui passaient par leur ville, comme s’ils n’eussent plus rien à leur montrer quand ils leur avaient fait voir une des gloires les plus rares dans la Grèce, même partout, le héros de la probité et du désintéressement politiques. Dans les derniers temps de sa vie, Timoléon devint aveugle; les Syracusains continuèrent à le consulter dans toutes les affaires importantes. Alors des députés lui amenaient un char qui le conduisait jusqu’au milieu de la place publique; la délibération ouverte, Timoléon donnait son avis que la foule attentive recevait avec respect et suivait toujours. Il mourut ainsi plein de gloire et d’années, laissant sa patrie d’adoption heureuse, grande et libre, et une mémoire sans tache, malgré la farouche vertu qu’un jour il avait montrée. Ses funérailles se firent au milieu d’un immense concours et avec l’appareil des plus grandes solennités. Quand le corps eut été placé sur le bûcher, un héraut s’avança et dit : Le peuple de Syracuse a consacré 200 mines pour honorer, par une pompe funèbre, Timoléon le Corinthien ; il a décrété qu’au jour anniversaire de sa mort on célébrerait à perpétuité des jeux de musique, des combats gymniques et des courses de chevaux, parce qu’il a renversé les tyrans, vaincu les barbares, repeuplé de grandes cités et rendu aux Grecs de Sicile leurs lois et leurs institutions.

 

III. Agathocle et Hiéron

De 337, année de la mort de Timoléon, jusqu’en 316, les documents nous manquent pour l’histoire de Syracuse. On entrevoit seulement que cette ville retombe dans la confusion et l’anarchie d’où Timoléon l’avait tirée, et où de mauvaises moeurs politiques et privées la ramenaient invinciblement. C’est de l’anarchie que les républiques devraient le plus se garder. Syracuse, s’y laissant aller, allait en être punie par le retour de la tyrannie. D’abord dominèrent Héraclidès et Sosistratos, qui, au dire de Diodore, remplirent leur vie de perfidies, de meurtres et des plus grandes impiétés. Puis vint Agathocle, homme de génie, gâté par les circonstances, et dont la vie fut merveilleuse dès le berceau. Son père, Carcinos de Rhégion, retiré chez les Carthaginois, l’exposa, dit-on, parce qu’un oracle avait prédit qu’il serait pour ce peuple la cause de grands malheurs. Sa mère le sauva, et, sept ans après, Carcinos, heureux de retrouver son fils dont il se reprochait la mort, l’emmena à Syracuse pour le soustraire à la haine des Carthaginois qui se souvenaient de l’oracle. Le jeune Agathocle apprit l’état de potier. Mais son extrême beauté le fit prendre en affection par un des plus riches citoyens de Syracuse, qui le mena à l’armée et obtint pour lui le grade de chiliarque. De ce jour il se fit à lui-même sa place. Sa brillante valeur, son éloquence populaire, lui donnèrent de la renommée ; il y joignit la richesse, lorsque, à la mort de son protecteur, il épousa sa veuve. Alors il se mêla aux affaires et soutint le parti démocratique. Exilé par Sosistratos, il se réfugia à Crotone, puis à Tarente, se signala au service de ces villes par son extrême courage et son habileté, mais s’en fit chasser par ses vues ambitieuses. Quand Sosistratos et Héraclidès furent tombés, il rentra à Syracuse et y obtint le commandement de l’armée. Des soupçons trop légitimes l’ont revenir les Syracusains sur cette nomination. Ils le déposent et apostent des assassins pour le faire périr : ceux-ci ne tuent qu’un esclave qu’il avait revêtu de ses habits. Pour répondre à cet attentat, il marche sur la ville avec l’armée dévouée à sa personne; formée des plus pauvres citoyens, elle avait tout à attendre de son chef et d’un bouleversement. II accuse le conseil des Six-Cents d’avoir voulu l’assassiner, en fait égorger le plus grand nombre, avec quatre mille des principaux citoyens[12], livre au pillage les demeures des riches, puis convoque une assemblée du peuple où il déclare qu’il lui suffit d’avoir délivré l’État des oligarques, et qu’il dépose les pouvoirs dont il est revêtu. Mais il avait, dans son discours, adroitement lancé les mots d’abolition des dettes et de partage des terres qui avaient surexcité les appétits. On le presse de reprendre le commandement : il résiste, et n’accepte enfin qu’à la condition qu’il n’aura point à partager la responsabilité avec des collègues qui trahiraient peut-être l’État. Le peuple consent à l’avoir pour maître (316).

Comme Denys l’Ancien, Agathocle fit la guerre à Carthage, et il la fit avec une supériorité de génie qui donne à cette guerre un caractère remarquable. Il commença par déjouer deux ligues contre Syracuse, l’une ayant son centre à Messine, et l’autre à Agrigente ; toutes deux formées à l’instigation des bannis syracusains. toutes deux alliées de Carthage. Messine, Tauroménion, Géla, furent prises par lui et cruellement châtiées. Agrigente, vainement secourue par Acrotatos, fils d’un des rois de Sparte, demanda la paix. Vaincu dans une grande bataille au mont Ecnome par les troupes supérieures en nombre que commandait Hamilcar, Agathocle fut assiégé dans Syracuse ; mais il avait su donner le temps à la ville de se mettre en état de soutenir un long siège, et d’ailleurs il méditait un projet, le plus hardi qu’un capitaine eût jamais conçu : rendre à Carthage siège pour siège, en portant sous ses murs le théâtre de la guerre. Sans confier à personne son dessein, il équipe une flotte montée par quatorze mille hommes, sort du port, trompe l’escadre ennemie à la faveur d’une éclipse, et aborde en Afrique. Là, saisissant une torche, il déclare à ses soldats qu’il a fait vœu pendant la traversée, à Déméter et à Coré, de leur sacrifier ses vaisseaux, et il met le feu au sien : ses officiers l’imitent ; les soldats, transportés d’enthousiasme, jurent de ne quitter l’Afrique que maîtres de Carthage et ils y marchent aussitôt (310).

Cependant Hamilcar avait suivi la flotte. La vue de cet incendie lui donne l’idée d’une ruse habile. Il recueille les proues des vaisseaux grecs, les porte à Syracuse et, annonçant aux habitants qu’Agathocle a subi un désastre, les somme d’ouvrir leurs portes. Les débris des vaisseaux semblaient attester la vérité de ses paroles. Violentes disputes dans la ville. Le plus grand nombre veut se rendre. Antander, frère d’Agathocle, et qui gouverne en sa place, va fléchir, quand paraît, en vue des murs, une galère richement pavoisée, d’où s’élèvent des chants de victoire. Elle évite avec adresse la flotte carthaginoise, se jette dans le port, et les Syracusains apprennent à la fois l’audace et le succès d’Agathocle. Toutes les dispositions changent ; Hamilcar s’éloigne.

Nous n’avons pas à raconter les victoires d’Agathocle en Afrique ; elles appartiennent à une histoire différente de celle que nous achevons d’écrire. Malgré le sacrifice de cinq cents enfants des meilleures familles de Carthage, jetés vivants dans la fournaise allumée pour le Moloch africain, deux cents villes, dit-on, sont prises par le Syracusain, ou passent dans son alliance. Les Numides lui fournissent des troupes ; Ophellas, gouverneur de Cyrène, lui amène vingt mille hommes. Le traité conclu entre eux donne à l’un l’Afrique, à l’autre la Sicile et l’Occident. Ainsi, les grands projets d’Alexandre recevront leur accomplissement, et la race grecque aura tout envahi[13].

Mais Agathocle commit un crime qui fut, comme le crime l’est toujours, une grande faute. Par jalousie peut-être, ou par regret des promesses qu’il avait faites, il suscita un tumulte durant lequel Ophellas fut assassiné. Ce meurtre détacha de lui une partie de ses nouvelles troupes, le força à en éloigner une autre, et jeta la méfiance dans le camp. Cependant il fut encore vainqueur. Mais les affaires de Sicile, d’abord favorables, s’étaient gâtées, et les généraux syracusains appelaient Agathocle; il retourna dans l’île, remit l’ordre dans Syracuse et soumit Agrigente, qui avait repris les armes. Malheureusement deux divisions de son armée avaient été détruites en Afrique durant son absence, et les Carthaginois, qui avaient fait de suprêmes efforts, tenaient la troisième assiégée. Agathocle y retourna, mais ne trouva que dix ou douze mille hommes épuisés par les combats et divisés par les séditions. Une défaite qu’il éprouva accrut le désordre. Ses fils mêmes, qui exerçaient sous lui les principaux commandements, l’emprisonnèrent. Cependant il réussit à s’échapper sur une trirème qui le ramena à Syracuse (307), tandis que Carthage remerciait ses dieux sanguinaires u en leur immolant les plus beaux des prisonniers syracusains.

Agathocle s’était déjà montré bien cruel; après le désastre d’Afrique, il devint atroce. Ses fils ayant été massacrés par l’armée, il inonda Syracuse de sang : tous les parents des soldats furent mis à mort. Au bout d’un an, il fit la paix avec Carthage, qui garda toutes les villes qu’elle avait précédemment occupées, et reçut 300 talents avec 200.000 médimnes de blé. Le repos ne convenait pas à ce remuant génie. Il se jeta presque aussitôt dans de nouvelles entreprises, soumit le pays des Bruttiens, Crotone, même Corcyre, qui l’avait appelé contre les Macédoniens. Toutefois Carthage ne cessait pas d’occuper sa pensée, à l’âge de plus de soixante-dix ans, il commençait encore d’immenses préparatifs et portait sa flotte à deux cents vaisseaux. La mort l’arrêta enfin.

Il aurait voulu assurer le trône à son fils Agathoclès. Un autre de ses fils, Archagathos, un de ceux qui avaient péri en Afrique, avait laissé un enfant du même nom qui attira son oncle à un banquet et l’assassina. Pour se débarrasser aussi de son aïeul, il lui donna, dit-on, un cure-dent empoisonné qui ne le tua pas sur l’heure. Le vieux roi, hors d’état de punir le meurtrier de son fils, voulut au moins le priver de ce pouvoir qu’il avait essayé de conquérir par des forfaits : il rendit la liberté aux Syracusains. Peu de jours après, il mourut au milieu d’horribles souffrances, et, suivant quelques-uns, fut placé sur le bûcher avant d’avoir rendu le dernier soupir (289).

Après cette tragique histoire des tyrans, se montrèrent les fruits de la tyrannie, les révolutions et les brigandages : la Sicile tomba dans la plus affreuse confusion. Les mercenaires d’Agathocle la ravagèrent, puis s’établirent à Messine et se firent redouter des deux côtés du détroit sous le nom de Mamertins. Carthage s’allia avec eux, et ses troupes vinrent assiéger Syracuse, qui appela Pyrrhus à son aide. Il refoula les Carthaginois à l’ouest; mais l’échec qu’il essuya devant Lilybée, l’insubordination des Siciliens, la tyrannie qu’il fit peser sur eux, l’empêchèrent d’achever la délivrance de l’île, et il se retira, comme il était venu, en aventurier, pillant les temples sur sa route.

Quel beau champ de bataille nous laissons aux Romains et aux Carthaginois ! dit-il en quittant la Sicile. Syracuse n’était plus de force à lutter contre Carthage, maîtresse incontestée de l’Afrique et de la mer ; elle le sentit, renonça d’elle-même à son ancienne politique, et sous Hiéron, qui la gouverna sagement de 275 à 215, elle se résigna d’abord au rôle d’alliée des Carthaginois contre Rome, d’où venait désormais le plus grand danger. Vaincu avec Carthage, Hiéron obtint du sénat romain cinquante ans de paix, et la possession de plusieurs villes siciliennes : période qui nous mène jusqu’en 212, époque où Syracuse, après avoir bravé toutes les forces d’Athènes et tant de fois celles de Carthage, succomba vaillamment sous l’épée de Rome. Du moins la dernière page de son histoire laisse lire encore un grand nom, celui d’Archimède[14].

C’est Rome que nous trouvons partout, à la mort des peuples grecs, pour recueillir leur héritage. Comme la mer reçoit tous les fleuves, dit le rhéteur Aristide, ainsi l’empire romain reçoit et garde toutes les nations.

De cette ruine de la Grèce, plus tard de celle de l’empire romain, on a tiré l’axiome, aimé des poètes, que les peuples, comme les individus, passent successivement par une jeunesse brillante, une maturité quelquefois féconde, suivie bientôt d’une décadence mortelle. Mais il y a des nations qui bravent le temps, malgré les coups les plus funestes et, pour d’autres, il est des renaissances qui leur font une existence nouvelle, grâce aux leçons que, du sein de la mort, leur donnent ceux qui les ont précédés dans la vie. Ainsi la Grèce tombée aux pieds de la Macédoine, ensuite à ceux de Rome, a continué de vivre par l’esprit et l’art. C’est ce qu’il nous reste à montrer dans une brève revue de son histoire.

 

 

 



[1] Strabon et son grand monument géographique, Archimède, Apollonius de Perge et Euclide dont les Éléments servent encore de livre d’enseignement pour la géométrie, Ératosthène qui donna la mesure de la terre, Aristarque qui la fit tourner autour du soleil, Hipparque, le plus grand astronome de l’antiquité, etc.

[2] Diodore et Justin sont la source principale pour cette histoire. Diodore ayant eu sous les yeux non seulement les livres d’Éphore et de Timée, mais celui de Philistos, l’ami de Denys le tyran, mérite pour cette époque et pour cette section plus de confiance que d’habitude.

[3] Aristote (Politique, V, 3, 6) affirme son caractère démocratique.

[4] On ne saurait garantir ce chiffre énorme, ni ceux qui suivent. C’est une habitude des historiens que nous suivons de grossir démesurément les armées, sans se demander jamais comment les chefs pouvaient nourrir de telles multitudes.

[5] La même mesure fut prise par Marcellus, quand il fut maître de Syracuse ; des Romains seuls purent habiter dans Ortygie (Cicéron, Verrines,V, 32, 54, 38, 98). Pour tout ce qui concerne Denys, je suis Diodore.

[6] C’est du moins ce que dit Aristote, Politique, V, 9, 4.

[7] 50 stades = 5 kilom. 50. — On peut voir encore aujourd’hui les restes du fort établi sur l’Euryalos, au sommet de l’Épipole. Cf. Saverio Cavallari, Zur Topographie von Syrakus, p. 21 (Gœttingen, 1845).

[8] Diodore que les chiffres n’effrayent jamais, dit 150.000.

[9] ° Dans un discours prononcé à la fête Olympique de 584 et dont il nous reste des fragments, Lysias signala cette coïncidence et pour la Grèce le danger de cette double domination.

[10] Il faut renvoyer aux rhéteurs l’histoire de Platon vendu comme esclave dans l’île d’Egine, par ordre de Denys, et racheté par le Cyrénéen Anniceris.

[11] Il ne faut pas confondre, comme l’a fait Plutarque, ce poète tragique avec l’orateur athénien du même nom qui périt en 411.

[12] Mêmes massacres plus tard à Messine, à Tauroménion, à Céla, etc. Pendant le siège de Syracuse par les Carthaginois, nouvel égorgement de seize cents personnes.

[13] C’est vers la même époque, et en Afrique, qu’Agathocle prit le titre de roi et la couronne, à l’imitation des successeurs d’Alexandre.

[14] Pour ce dernier épisode de la vie si tourmentée de Syracuse, voyez Hist. des Romains, le chapitre XX.