I. Guerre entre les prétendants (315-312) ; paix de 311En 315, l’état des choses était celui-ci ; Antigone avait
presque toute l’Asie macédonienne; Cassandre presque toute Antigone put se souvenir alors que, lui aussi, fugitif et
proscrit, il avait suscité une ligue, la première de toutes, et que, devant
elle, Perdiccas était tombé. Séleucus n’eut pas de peine à mettre dans ses
intérêts Ptolémée, qui, à son tour, entraîna Lysimaque, maître de Antigone a cependant joué dans sa longue vie, un rôle trop important pour qu’on ne s’arrête pas un instant devant cet homme resté Grec au milieu de l’Asie; qui faisait de l’adulation le cas qu’elle mérite et avait sur les lèvres de belles sentences, plus facilement encore, dans les mains, des ordres de mort; qui, enfin, était ambitieux, sans méconnaître ce que l’ambition, même heureuse, coûte de soucis. Si tu savais, disait-il en montrant le diadème, si tu savais à combien de maux est attachée cette guenille, tu ne la ramasserais pas sur un tas de fumier. La guerre éclata en 315, après d’inutiles négociations
avec les généraux des provinces occidentales. C’est l’Asie cette fois qui va
essayer de conquérir Cette offensive hardie n’eut pas d’abord un grand succès. La première année de la guerre, 315, fut marquée par une défaite navale d’Antigone, par la perte de Chypre, qui passa du côté de Ptolémée, et par des égorgements dans le Péloponnèse, que les deux partis se disputaient. Cassandre y pénétra avec une armée pour en chasser ou y prendre le vieux Polysperchon qui s’était enfermé dans Messène. Il n’y réussit pas, mais, à Argos, un de ses lieutenants brûla cinq cents notables dans le Prytanée ; un autre, s’étant emparé d’Orchomène, y massacra tous ceux du parti contraire qui s’étaient réfugiés dans le temple d’Artémis. Un événement en dit beaucoup sur la moralité de ce temps : la nouvelle défection d’Alexandre, fils de Polysperchon, qui se vendit à Cassandre pour une stratégie dans le Péloponnèse, où il se chargea de combattre son père. En 314, les 1000 talents confiés par Antigone à Aristodémos, pour acheter des mercenaires au cap Ténare, firent merveille. Des villes furent encore prises et des citoyens égorgés. Alexandre ayant été assassiné par des Sicyoniens, sa femme, qui, à I’exemple des princesses de ce temps, se plaisait aux armes, conduisit les troupes de son époux contre Sicyone, prit la ville et fit mettre en croix trente des principaux citoyens. L’Asie Mineure eut aussi ses combats, de sorte qu’on voyait partout des ruines, sans que la question avançât d’un pas. La prise de Tyr par Antigone, après un siège de quinze mois, n’eut pas d’influence plus sérieuse. L’année suivante, mêmes combats stériles dans Ainsi l’on s’était battu quatre ans ; les peuples
avaient été horriblement foulés et presque tout l’argent qu’ils tiraient du
trafic et de l’industrie était allé aux mercenaires, soudards sans foi comme
les guerres de cette nature en produisent, et aucun des adversaires n’avait
réussi dans ses visées. De lassitude, les armes leur tombèrent des mains en
311. Un traité de paix fut alors conclu. Le vainqueur, en définitive, était
Antigone qui avait réussi à se maintenir malgré la ligue, qui même avait
acquis Le vainqueur d’Eumène, revenant en apparence à la
politique de son grand adversaire, avait stipulé, au traité de 311, d’une part
l’indépendance des villes helléniques du continent, des îles et de la côte
d’Asie, de l’autre, la liberté de Roxane et d’Alexandre Aigos. C’était
prendre un double rôle cher aux Grecs et aux Macédoniens. Mais cette promesse
allait être fatale ou inutile à ceux qu’Antigone semblait vouloir protéger.
Pour Roxane et son fils, elle sera un arrêt de mort ; pour les Grecs, un
vain engagement. Flamininus proclamera aussi, à Corinthe, la liberté de
l’Hellade le jour où II. Paix de quatre années (31-308) ; extermination de la famille d’Alexandre. Les rois (300)Puisque les généraux avaient conservé leur puissance, la guerre n’avait pas atteint son but et l’ambition des prétendants devait la faire recommencer. Il faut donc considérer comme une trêve l’espace de quatre années qui s’écoulent (311-308) entre la paix qu’ils viennent de conclure et la reprise des hostilités. Dans cet intervalle, l’extermination de la famille d’Alexandre se poursuit, afin de frayer la route aux généraux vers le trône, où bientôt ils vont s’asseoir. L’article stipulé en faveur de Roxane et d’Alexandre Aigos tourna contre eux. Cassandre, redoutant ce qu’ils pourraient entreprendre, une fois en liberté, et peut-être aux mains d’un rival, les fit périr par le poison ou le. poignard (311). Ce Cassandre était pourtant un lettré. Suivant Athénée[1], il avait copié de sa main l’Iliade et l’Odyssée et il savait presque Homère par cœur ; mais le divin aveugle n’avait pas adouci cette âme férue d’ambition. Après la mort du fils de Roxane, il restait un dernier
héritier d’Alexandre, le jeune Hercule, qui vivait à Pergame avec sa mère
Barsine. Le meurtre de ceux qu’on avait appelés les Rois, de son oncle et de
son fière, lui donnait tout à coup une importance qui ne lui avait pas été
jusque-là reconnue. Cassandre avait donc commis une imprudence en faisant
venir le tour de ce prince, que ses ennemis tenaient en leur pouvoir.
Polysperchon, peut-être avec le consentement et à l’instigation d’Antigone,
attira en Grèce Barsine et Hercule, et se fit leur champion pour leur ouvrir Ptolémée valait mieux comme gouverneur de l’Égypte, mais il n’avait pas plus de scrupules que les autres : témoin la scène qui se passa en Chypre, en 310. Le prince de Paphos, Nicoclès, avait noué de secrètes relations avec Antigone, Ptolémée en eut vent ; il envoya dans l’île deux émissaires qui, cernant avec leurs troupes le palais de Nicoclés, lui enjoignirent de débarrasser leur maître d’un souci. On lui laissait le choix de la mort : il se pendit. Ses frères, qui se sentaient comme lui condamnés, finirent de même ; sa femme tua ses filles et, avant de se tuer elle-même, excita ses belles-sœurs à l’imiter. Ces dernières aussi égorgèrent leurs enfants, puis mirent le feu au palais et se précipitèrent dans les flammes. En un jour une race entière disparaissait ; Ptolémée méritait d’être un dévot du Moloch phénicien que Chypre avait adoré. Un neveu d’Antigone, que son oncle avait fait stratège, passa, par une première trahison, au service de Cassandre, par une seconde à celui de Ptolémée. Peut-être avait-il la secrète intention de trouver une occasion de prendre la place du gouverneur de l’Égypte. Ptolémée le prévint ou du moins se délivra, par une coupe de ciguë, d’un homme qui pouvait devenir gênant, et hérita de son trésor et de ses troupes : c’était double profit. Il restait deux membres de la famille d’Alexandre : ses
deux sœurs, Thessalonice, épouse de Cassandre, et la veuve du roi d’Épire,
Cléopâtre, qui vivait depuis quinze ans à Sardes. Ptolémée, pour se donner
des droits égaux à ceux du maître de Tels sont les faits les plus importants qui peuvent être
tirés, pour l’histoire générale, des rares indications de Diodore. Ils
suffisent de reste à caractériser ces hommes et ce temps. C’est pour l’empire
d’Alexandre le démembrement ; pour Une des clauses du traité de 311 promettait aux Hellènes
l’indépendance : déclaration habilement proposée par Antigone pour
affaiblir ses adversaires dans leurs possessions de Démétrius se dirigea d’abord sur Athènes, qu’une garnison macédonienne dans Munychie et Démétrius de Phalère dans la cité, comme archonte, tenaient au pouvoir de Cassandre. Le fils d’Antigone aimait tout ce qu’on avait aimé dans cette ville, l’art, la science, mais surtout le plaisir. Il était de ces Macédoniens qui se montraient les admirateurs de ceux qu’ils avaient vaincus. On peut le mettre à côté des premiers Ptolémées, dynastie éclairée, qui sut faire pousser au génie grec un rejeton brillant ; et il serait cité comme le plus habile ingénieur de son temps s’il n’en avait été un des principaux personnages politiques. Nature ardente et sympathique, il se partageait entre les occupations sérieuses et les fêtes ; son rêve eût été de gouverner les Athéniens, de leur libre consentement. Ce peuple était alors dans une situation étrange : le
dernier effort, sous Démosthène, l’avait brisé. Trente ans s’étaient écoulés
depuis le jour où la liberté de L’énorme masse de métaux précieux amassés, durant des siècles, par les grands rois, dans leurs citadelles, et jetés par Alexandre et ses successeurs dans la circulation, avaient développé des besoins de jouissances jusqu’alors inconnus. Tandis que les armées se heurtaient en Europe, en Asie, en Afrique, quelques villes grecques, satisfaites de l’ombre de liberté que les maîtres leur laissaient, s’enrichissaient à fournir aux princes et à leurs mercenaires tout ce qui pouvait tenter des hommes habitués à jeter l’or aussi facilement qu’ils l’avaient gagné. Mieux qu’aucune autre cité, Athènes sut profiter de cette révolution économique ; son industrie, son commerce, entassèrent dans ses mains la richesse qui faisait de ses habitants des marchands opulents, mais non plus des citoyens dévoués à l’État, et moins encore des soldats prêts à tous les sacrifices. Sous Démétrius de Phalère, elle eut un revenu de 1200 talents, comme aux jours on elle commandait à mille cités. Telle était Athènes, quand le fils d’Antigone entra à
l’improviste dans le Pirée. Quelques Athéniens, d’abord effrayés, coururent
aux armes : il les rassura par la voix du héraut, et les fit passer tous à
des transports de joie, en leur annonçant qu’il venait les délivrer de la
garnison macédonienne, leur rendre l’indépendance et les nourrir : il leur
distribua Voilà Athènes ! Voilà ce que la domination étrangère et la liberté perdue avaient fait d’elle ! Et pourtant il y vivait encore des hommes qui avaient entendu Démosthène ! Un seul ne courba pas le front jusqu’à terre et, le dernier, fit entendre à l’agora une voix libre, Démocharès, un neveu du grand patriote : il fut banni. Comme aux tristes jours où les Trente essayaient de condamner Socrate au silence, une loi interdit d’ouvrir une école sans une permission spéciale du sénat et de l’assemblée. Toutes aussitôt se fermèrent, et les philosophes, accusés de détourner les citoyens des devoirs patriotiques, ce qui n’était pas sans raison, mais était sans danger depuis qu’il n’y avait plus de patrie, quittèrent la ville devenue inhospitalière à la pensée. C’était faire renoncer ce peuple à la dernière dignité qui lui restât ; il le comprit : au bout d’une année la loi fut rapportée, et les fugitifs revinrent avec les nombreux élèves qui accouraient à leurs leçons[6]. Le rôle politique et militaire d’Athènes était fini, mais, pour des siècles encore, elle restera la cité des philosophes et, à ce titre méritera l’estime des grands hommes de Rome.
La garnison de Munychie, assiégée par Cassandre, n’avait
pas fait une longue résistance ; celle de Mégare avait été également
chassée. Ce succès eut un contrecoup de l’autre côté de Alors se
livra, en face de Salamine, une des plus grandes batailles navales de
l’antiquité. Démétrius s’y distingua par son habileté et remporta une
victoire si complète, que Ptolémée perdit plus de cent vaisseaux de charge,
pris avec, huit mille soldats qui les montaient, et cent vingt vaisseaux
longs. Le vainqueur, qui n’avait eu qu’une vingtaine de navires endommagés,
s’empara sans peine de toutes les cités de l’île, et en incorpora les
garnisons dans son armée. Il reste de cette bataille de Salamine un
magnifique souvenir, En apprenant la victoire de son fils, Antigone renonça à tout ménagement hypocrite ; il ceignit sa tête d’un diadème, prit le titre de roi et le donna à Démétrius. Les autres chefs, Ptolémée, Lysimaque, Séleucus et Cassandre, ne restèrent pas en arrière : du bandeau royal d’Alexandre on fit six diadèmes. Ce titre de roi, pris par les généraux, n’était pas une révolution nouvelle, mais la sanction d’une révolution déjà accomplie. Ils avaient la puissance, ils voulurent avoir le nom et s’asseoir sur le trône que l’extinction de la famille d’Alexandre avait rendu vacant. La royauté était fractionnée et dispersée sur plusieurs têtes, preuve que l’unité de l’empire était à jamais brisée. Antigone, en prenant le titre de roi, avait espéré se placer au-dessus de ses adversaires; mais, comme ils firent ainsi que lui, et montèrent de la même hauteur, tous se trouvèrent encore de niveau. Le débat n’était donc pas vidé, et la guerre continua entre des rois après avoir commencé entre des gouverneurs de province. III. Siège de Rhodes (304) ; bataille d’Ipsus (301)Nous ne savons à peu près rien de la rentrée de Séleucus
dans Babylone, de sa grande expédition pour la soumission définitive des
satrapies orientales, et nous ignorons comment il étendit et affermit sa puissance
jusqu’à l’Indus à l’est, jusqu’à l’Iaxarte au nord. Antigone, qui, à titre de
son plus proche voisin, devait être son ennemi acharné, était forcé de tenir
les yeux fixés sur Espérant que Ptolémée, après sa défaite, n’aurait pas le temps de préparer la défense de son royaume, ils attaquèrent l’Égypte de deux côtés : l’un par terre, l’autre par mer. Mais leur adversaire avait pourvu à tout, et ses ennemis n’avaient compté ni avec les tempêtes d’une saison d’hiver ni avec les eaux du Nil encore très hautes. Couvert par les postes qui garnissaient la côte et la rive gauche de la bouche pélusiaque, Ptolémée fut invulnérable. C’était la seconde fois que le fleuve, gardé par un habile général, sauvait l’Égypte de l’invasion (305). La fondation d’Alexandrie avait changé les anciennes voies du commerce; c’est là qu’arrivaient maintenant les denrées de l’Inde et de I’Afrique, et que Rhodes allait les chercher pour les répandre le long de l’Asie Mineure et en Grèce. Ce commerce, où elle trouvait de grands profits, l’unissait étroitement à l’Égypte, d’où elle tirait aussi son approvisionnement de blé. Antigone voulut se venger sur elle de son échec au bord du Nil, et Démétrius vint l’assiéger. Ce siège est célèbre par le courage et l’habileté que des deux côtés on déploya, comme par le nombre et l’importance des machines dont se servirent l’attaque et la défense. On peut voir, au XX0 livre de Diodore, le long récit qu’il fait de cette mémorable entreprise, et jusqu’où les ingénieurs grecs avaient porté l’art de prendre ou de sauver une place. Les généraux avaient déjà modifié l’armement du soldat, l’ordre de bataille et l’ancienne tactique ; voici qu’il n’y a plus de ville assurée, comme autrefois, de pouvoir résister longtemps. Les Romains n’auront qu’à copier la poliorcétique des Grecs. Tous les habitants de Rhodes, six mille citoyens et mille étrangers furent armés ; on enrôla jusqu’aux esclaves, en promettant à ceux qui se signaleraient la liberté et le titre de citoyen. Tous ceux qui succomberaient auraient des funérailles publiques ; leurs filles, une dot ; leurs fils, l’éducation aux frais de l’État et, à leur majorité, une armure complète délivrée, au théâtre, le jour des Dionysies, sous les yeux du peuple. Les riches donnèrent leur fortune ; les femmes leur chevelure pour faire des cordes d’arc ; dans tous les rangs circulait une patriotique ardeur. Contre ce peuple résolu à faire une héroïque défense, Démétrius amena une armée de quarante mille hommes montés sur deux cents vaisseaux de guerre et cent soixante-dix navires de transport. Entre autres machines, il fit construire une nouvelle hélépole, gigantesque édifice de bois à neuf étages, que trois mille quatre cents hommes mettaient en mouvement et qui réussit à renverser une partie des murailles. Mais les Rhodiens avaient élevé une autre enceinte, en arrière de la première ; avec les débris de leur théâtre et de leurs temples. Ils étaient d’ailleurs secourus par Cassandre et Lysimaque, surtout par Ptolémée, qu’ils récompensèrent en lui donnant le nom de Soter. Vainqueurs plusieurs fois en des engagements partiels sur mer, ils remportèrent aussi sur terre un avantage par l’incendie des machines et la destruction d’un corps qui avait pénétré par la brèche jusque dans la ville. Ces succès préparèrent la conclusion d’une paix à laquelle d’ailleurs la plupart des Grecs, et particulièrement les Athéniens, engageaient Démétrius. Par le traité conclu, Rhodes conservait ses lois, son indépendance, ses revenus, et n’était astreinte à aucun tribut ; elle renouvelait son alliance avec Antigone qu’elle promettait de soutenir dans toutes ses guerres, sauf contre Ptolémée ; enfin, elle donnait cent otages (304). Avant de partir, Démétrius fit don à la courageuse ville des machines dont il s’était servi pour la battre. On dit qu’ils en tirèrent 300 talents, qui furent employés à construire la statue d’Apollon ou du Soleil, fameuse sous le nom de Colosse de Rhodes[7]. Durant ces opérations, Cassandre était resté libre
d’arrêter dans l’Hellade le mouvement de libération que Démétrius avait
commencé. Il avait envahi Au printemps suivant (303), il se remit en campagne, prit Sicyone, Corinthe, Argos, où il épousa une soeur de Pyrrhus, que l’Illyrien Glaucias venait de rétablir sur le trône d’Épire. Il eut un moment l’idée de couper l’isthme de Corinthe ; mais ses ingénieurs lui dirent que les deux mers n’étaient pas au même niveau et que, par le canal, les eaux du golfe inonderaient Égine et les îles environnantes[9]. Une assemblée générale tenue à Corinthe le proclama généralissime, comme l’avaient été Philippe et Alexandre, mais cette fois ce n’était plus contre les Perses, c’était contre les Macédoniens et Cassandre. Avant d’exécuter cette décision, Démétrius revint encore à Athènes. Il avait tant éprouvé la patience et la faiblesse des Athéniens, qu’il osa mettre en avant un caprice aussi bizarre qu’impie. Il voulut être initié en même temps aux petits et aux grands mystères : les premiers se célébraient au mois de février-mars, les seconds au mois de septembre-octobre. On était en mai ; il fut décidé que ce mois s’appellerait mars pour célébrer les petits mystères, puis octobre pour célébrer les grands. On se vanta d’avoir ainsi respecté la lettre de la loi. Dérision digne de ce peuple, qui courut au-devant de Démétrius avec des guirlandes, de l’encens, des danses et des chants tels que celui-ci : Les autres dieux sont trop loin ou sont sourds; ils ne sont pas, ou ils n’ont point souci de nous. Toi, nous te voyons ; tu n’es pas un simulacre de bois ou de pierre, mais un corps de chair et de sang[10]. C’était la brutale apothéose de la force, le commencement de ces adorations de rois et d’empereurs qui souilleront les derniers siècles du paganisme. Quel abîme la liberté en tombant avait ouvert, et qu’il y faut tenir, si c’est là ce que deviennent les peuples qu’elle ne soutient plus d’une main virile ! L’assemblée de Corinthe avait donné l’éveil à Cassandre qui, seul, ne pouvait lutter contre Antigone et son fils. Il eut une entrevue avec Lysimaque, et tous deux furent d’accord pour inviter Séleucus et Ptolémée à une ligue nouvelle. Il fallait en finir avec les prétentions d’Antigone à l’omnipotence. Cette ligue, la quatrième, fut conclue en 302. Les
hostilités commencèrent aussitôt. Lysimaque passa en Asie, et soumit La jonction de ces deux princes ne put être empêchée Elle porta leurs forces à soixante-quatre mille fantassins et douze mille cinq cents chevaux, sans compter quatre cent quatre-vingts éléphants et plus de cent chars de guerre amenés par Séleucus. Antigone avait soixante-dix mille fantassins, dix mille chevaux et soixante-quinze éléphants. Les deux armées se rencontrèrent à Ipsus, dans la haute Phrygie (301). Antigone, âgé de quatre-vingts ans, ne montra pas dans cette journée décisive l’audace, la résolution qui enlevaient les troupes. Morne et silencieux, il semblait pressentir sa dernière heure. Le résultat de la bataille fut dû à l’impétuosité téméraire de Démétrius ; il poursuivit étourdiment la cavalerie ennemie, et trouva au retour les éléphants de Séleucus, qui lui opposèrent une barrière infranchissable. Tandis qu’il était ainsi loin de l’action principale, Séleucus menaçait les flancs dégarnis d’Antigone, et cette infanterie, parmi laquelle sans doute il avait des intelligences, passa de son côté. Antigone tomba au milieu des siens, Démétrius s’échappa avec cinq mille fantassins et quatre mille cavaliers ; Pyrrhus, que Cassandre avait chassé de l’Épire, fuyait avec lui. Les vainqueurs se partagèrent les États du vaincu.
Lysimaque et Séleucus, à qui était dû le succès, eurent la plus large part :
le premier, l’Asie Mineure jusqu’au Taurus ; le second, Le résultat de la bataille d’Ipsus ne fut pas d’établir une division durable de l’empire. Nous verrons encore se réduire le nombre des rois : actuellement ils sont quatre; bientôt ils ne seront plus que trois ; et ils étaient cinq avant Ipsus. Cette bataille, en supprimant Antigone, lie fit donc que simplifier la question. Démétrius, il est vrai, se relèvera, mais en prenant la place de Cassandre, de sorte que le nombre des royaumes n’augmentera pas. IV. Démétrius roi de Macédoine, puis prisonnier (286) ; mort de Lysimaque, de Séleucus et de PtoléméeDémétrius avait conservé Tyr, Sidon, Chypre, quelques
villes de l’Hellespont et des forces maritimes considérables. Il était loin
de désespérer, et cette confiance reste rarement stérile, quand le talent et
le courage y sont joints. C’est vers Une déception cruelle attendait Démétrius. Comme il traversait les Cyclades pour se rendre à Athènes, un député athénien vint lui déclarer que le peuple avait résolu de ne plus recevoir de rois dans ses murs. Ainsi cette ville tant aimée l’abandonnait! On raconte, mais nous ne sommes point forcés de l’admettre, que ce coup lui fut plus sensible que la perte de la bataille d’Ipsus; ce sera assez de dire que la surprise le laissa quelques instants sans voix. Athènes, après tout, ne lui devait pas beaucoup de reconnaissance; s’il avait chassé les Macédoniens de Munychie, il lui avait, pour ce service, extorqué tant d’argent et fait commettre tant de bassesses, qu’elle avait bien pu à la longue rougir des unes et regretter l’autre, surtout les succès de Cassandre y aidant. Mais le dieu ne voyait que l’apostasie de ses fidèles. Il fallut se résigner ; la fortune d’ailleurs prit soin de le dédommager. Lysimaque et Ptolémée ne s’entendaient déjà plus avec Séleucus ; ce dernier fit des avances à Démétrius, dont il convoitait sans doute la flotte et les possessions en Phénicie ; il lui demanda la main de sa fille Stratonice (300). Démétrius se trouva donc tout à coup étroitement allié avec le plus redoutable des successeurs d’Alexandre, avec celui qui passait pour avoir hérité de la puissance d’Antigone. Mais entre princes les amitiés sont courtes : le gendre voulut avoir Tyr et Sidon, le beau-père refusa ; ils se brouillèrent. Outre les deux grandes cités phéniciennes et Chypre,
Démétrius avait des garnisons à Mégare et à Corinthe qui lui ouvraient le
Péloponnèse, et sa puissante flotte, que n’avait point diminué la guerre
continentale, tenait la mer Égée sous sa loi. Il pouvait donc tenter quelque
chose dans Tout étant réglé dans Athènes à son gré, il passa dans le
Péloponnèse, où les Spartiates qui, depuis 330, avaient vécu comme en dehors
de Cassandre était mort en 298, et son fils aîné, Philippe,
ne lui survécut que quelques mois; les deux autres, Antipater et Alexandre,
se disputèrent le trône. Thessalonice, leur mère, favorisait le plus
jeune ; Antipater la tua de sa main, et son frère appela, contre le
parricide, Démétrius et Pyrrhus II, qui sera bientôt fameux par ses aventures
: pour le moment, il venait de faire assassiner dans un festin Néoptolème qui
partageait avec lui la royauté d’Épire. Arrivé le premier en Macédoine,
Pyrrhus chassa Antipater de presque tout le pays et mit Alexandre sur le
trône. Quand vint Démétrius, Alexandre, n’ayant plus besoin de ses services,
lui tendit des embûches auxquelles Démétrius répondit par d’autres où
Alexandre se laissa prendre, et il gagna les soldats du mort, qui le
proclamèrent roi de Macédoine (294). Il avait perdu dans l’intervalle ses possessions de Phénicie
occupées par Séleucus, et que Ptolémée lui avait enlevée. Il tenait, il est
vrai, Athènes, une partie du Péloponnèse et de Pyrrhus, par son audace et ses qualités brillantes,
rappelait Alexandre aux Macédoniens. Il venait cependant de les combattre,
mais de manière à les gagner. Il avait commencé l’action par un combat
singulier avec leur général, qu’il eût tué si en ne l’eût secouru ; et
vainqueur, après cet exploit auquel ses adversaires mêmes applaudissaient, il
avait traité avec bonté ses cinq mille prisonniers. II eût fallu se
débarrasser d’abord de ce dangereux adversaire. Loin de là, Démétrius ne
rêvait que projets gigantesques : il voulait réunir une immense armée, cinq
cents galères, et relever à son profit la puissance de son père. En voyant
ces préparatifs les rois s’alarmèrent : une cinquième et dernière coalition
se forma contre lui. Lysimaque attaqua Aussi revenons aux affaires générales. Chassé de dans ce pays difficile à attaquer, il passa en Asie (286) où il fut vaincu et pris par Séleucus. Lysimaque offrit 2000 talents pour être débarrassé de ce prince inquiet. Séleucus eut de plus nobles sentiments ; il traita bien son prisonnier, sans lui donner la liberté : Démétrius eut comme résidence forcée un château royal, des parcs pour ses chasses, de l’or pour ses plaisirs. Il y vécut un peu plus de deux années, usant sa vie et sa gloire dans les voluptés ; lorsqu’il mourut en 285, il n’avait que cinquante-quatre ans. Ses cendres enfermées dans une urne d’or furent envoyées en grande pompe à son fils Antigone Gonatas, qui les ensevelit dans la ville thessalienne de Démétriade que son père avait fondée. Par sa turbulente activité, ce prince avait accru le désordre dans un empire qui s’effondrait ; mais, à côté de beaucoup de vices, il avait montré, comme Séleucus, des qualités brillantes, de la générosité, et il mérite une place à part dans l’histoire de ce temps, où l’on ne trouve que des ambitieux dont la plupart regardaient le meurtre comme l’auxiliaire obligé de la politique. En 287, Pyrrhus et Lysimaque s’étaient partagé La grande puissance de Lysimaque et la grande puissance de
Séleucus ne pouvaient manquer de se heurter, d’autant plus qu’elles se
touchaient. L’intrigue qui avait coûté la vie au fils de Lysimaque,
Agathoclès, fit éclater la rupture. La veuve du jeune prince s’enfuit auprès
de Séleucus et le provoqua à venger son époux. Le roi de Thrace et le roi de
Syrie étaient les seuls des généraux d’Alexandre qui restassent sur le trône,
le premier âgé de soixante-quatorze ans, le second de soixante-dix-sept. Ces
deux vieillards se livrèrent bataille à Cyropédion en Phrygie. Lysimaque y
fut vaincu et tué (281).
Avec lui, son empire tomba et le nombre des royaumes fut réduit momentanément
à deux, par la réunion de Vers le temps où le bouillant Démétrius était enfin entré dans l’éternel repos, Ptolémée Soter, le fondateur de la nouvelle monarchie égyptienne, avait quitté la vie plein de jours[12], laissant derrière lui une légitime renommée de sagesse (283). Peu de temps après, Lysimaque et Séleucus tombèrent. En 280 avaient donc disparu tous les grands chefs qui, après avoir aidé à la fortune d’Alexandre, avaient cru pouvoir le remplacer. A ce moment se trouvent définitivement formés, à quelques
questions de limites près, trois grands États correspondant à une division
naturelle : Depuis longtemps déjà nous ne faisons que courir à travers
ces guerres pleines de confusion, par les trahisons répétées qui les prolongent,
et sans intérêt, parce qu’il n’y a en question que l’ambition stérile de
quelques hommes et l’inutile indépendance de peuples déchus. L’histoire, je
ne parle pas de celle qui n’a qu’une banale curiosité, n’est pas un de ces
musées qui admettent tout, même les fragments mutilés et sans caractère. Pour
qu’un fait y ait droit de cité, il ne lui suffit pas d’avoir été, il faut
qu’il apporte avec lui une leçon ou un souvenir bon à garder. Ceci explique
la rapidité de notre narration, depuis la mort d’Alexandre, et celle qu’elle
conservera jusqu’à la dernière heure de V. L’invasion gauloisePtolémée Céraunos, ou Cependant le Brenn avait, durant l’hiver, préparé de
nouvelles forces. Au printemps de 279 il rentra en Macédoine où il écrasa
Sosthène, et l’effroi grossissant aux yeux des Grecs le nombre des
assaillants, on crut qu’il franchissait les défilés de l’Olympe à la tête de
cent cinquante mille fantassins et de vingt mille cavaliers, dont chacun
avait deux écuyers. Réduisons de moitié cette multitude, que Énergiquement repoussés du passage des Thermopyles, les
Gaulois découvrirent le sentier qui avait ouvert Le trône de Macédoine était vacant, Antigone Gonatas y
monta en vertu d’un traité fait avec Antiochus Ier. Il extermina une grande
bande de Gaulois restée au Nord, et s’occupait de s’affermir dans ses États,
lorsque Pyrrhus revint d’Italie où il avait étonné d’abord et battu les
Romains, pénétré jusqu’à leur ville, conquis, puis abandonné Mais avant d’en achever la conquête, il se lança dans une autre entreprise. Appelé par Cléonyme, prétendant au trône de Lacédémone, qui promettait de l’aider à chasser Antigone des villes que celui-ci conservait dans le Péloponnèse, il arriva, en 272, sous les murs de Sparte, qu’on avait fortifiée, pour résister à Cassandre et à Démétrius. Le roi Areus était absent en Crète, et les Lacédémoniens effrayés parlaient d’envoyer les femmes dans cette île, lorsque la plus riche héritière de la cité, Archidamie, parut dans le sénat une épée à la main, et déclara que les femmes sauraient défendre la ville. Elles travaillèrent en effet à creuser un fossé du côté où manquaient les murs, et Pyrrhus fut repoussé. Quelques jours après, l’arrivée d’Areus avec un corps d’auxiliaires argiens l’obligea de lever le siège ; il voulut se venger sur Argos et y pénétra ; mais Antigone et Areus le suivaient, et il n’eut que le temps de sortir par une porte, tandis qu’ils entraient par l’autre. Dans cette retraite, une tuile lancée par la main d’une vieille femme dont il venait de blesser le fils, l’atteignit et le tua. La mort de Pyrrhus marque une période nouvelle dans
l’apaisement de ce grand désordre soulevé, de l’Adriatique à l’Indus, par la
succession d’Alexandre. Elle assura le trône de Macédoine à Antigone Gonatas et
à sa race. En vain un fils de Pyrrhus envahira encore ce pays (267) ; en vain une nouvelle
bande de Gaulois l’attaquera ; Antigone restera vainqueur, et La soif de l’or a allumé partout une haine implacable entre les riches et les pauvres. On ne se dispute plus le pouvoir, mais la richesse ; et tout changement politique est un bouleversement social. Polybe le dit : Ils cherchent à se ravir ce qu’ils possèdent. Une émeute populaire qui réussit n’amène nulle part la liberté, mais inévitablement une abolition des dettes avec un partage des terres. Les tyrans n’ont pas tous été le reste impur de la domination macédonienne; la démagogie victorieuse s’est laissé enchaîner pour mieux tenir sous ses pieds l’aristocratie vaincue. Les rois, disait Aristote quelques années plus tôt, ont été établis pour défendre les grands contre le peuple ; les tyrans pour protéger le peuple contre les grands. Mais la tyrannie porte ses fruits nécessaires. Avec elle, tout s’abaisse, tout décline. La peur produit la lâcheté et brise ce ressort qui fait tenir debout l’homme et le citoyen : le respect de soi-même et celui de la loi. Il y a de la décadence jusque dans la tyrannie. Ceux qui
avaient usurpé le pouvoir dans les cités avant les guerres Médiques sont
quelques-uns des hommes les plus remarquables de |
[1] XIV, 12.
[2] Le recensement qu’il fit, probablement en 303, accusa, suivant Athénée, vingt et un mille citoyens, dix mille métèques et quatre cent mille esclaves. Ce sont de bien gros chiffres, mais qui sont expliqués peut-être par la prospérité matérielle de l’Attique en ce temps-là.
[3] Posidippos ne commença d’écrire que trois années après la mort de Ménandre, et fut, comme lui, très goûté des Athéniens. Nous n’avons qu’un petit nombre de fragments de ses quarante pièces, c’est assez pour qu’on y puisse entrevoir le caractère licencieux de la comédie nouvelle. Aulu-Gelle (II, 23) le cite parmi les poètes que les Latins ont imités, et sa statue, au Vatican, montre le crédit dont il jouissait à Rome.
[4] Démétrius de Phalère se réfugia à Thèbes, puis en Macédoine et, après la mort de Cassandre, en Égypte, auprès de Ptolémée, qui lui confia la direction de la bibliothèque d’Alexandrie.
[5] Le sénat fut porté par là à six cents membres.
[6] Fragmenta Hist. Græc., t. II, p. 445, Didot.
[7] Il était d’airain
et haut de 70 coudées (environ
[8] Il est probable qu’il ne s’établit que dans l’opisthodome ou trésor public, derrière le naos.
[9] Strabon, I, 3, 2. On sait que le tracé du canal maintenant en construction se confond presque exactement avec celui du canal de Néron.
[10] Athénée, VI, 62.
[11] On a trouvé dans
l’Acropole d’Athènes une inscription qui mentionne l’alliance de Ptolémée avec
Athènes, Lacédémone et leurs alliés, dans le but de combattre pour la liberté commune contre ceux
qui voulaient ruiner
[12] Il avait quatre-vingt-quatre ans.
[13] Voyez, dans Justin, XXIV, 2, 5, cette scène de meurtre qui est bien odieuse, si l’écrivain n’y a rien ajouté.
[14] A cette invasion
de
[15] Bull. de Corr. Hellén., mars 1887, p. 162.