HISTOIRE DES GRECS

SEPTIÈME PÉRIODE — SUPRÉMATIE DE LA MACÉDOINE (359-272) – PREMIER ASSERVISSEMENT DE LA GRÈCE.

Chapitre XXXIV — Formation des trois royaumes macédoniens ; la Grèce rendue à elle-même (315-272).

 

 

I. Guerre entre les prétendants (315-312) ; paix de 311

En 315, l’état des choses était celui-ci ; Antigone avait presque toute l’Asie macédonienne; Cassandre presque toute la Grèce et la Macédoine. La famille d’Alexandre, diminuée d’Olympias, d’Arrhidée, d’Eurydice, était réduite au fils du conquérant, âgé de sept ans et à peu prés captif en Macédoine, à son autre fils, Hercule, qui paraissait sans droits, et à ses deux soeurs, Cléopâtre, veuve du roi d’Épire, et Thessalonice, femme de Cassandre. Cette famille, qui venait de perdre dans Eumène son principal appui, était menacée d’une ruine prochaine ; avec elle disparaîtra tout projet de conserver l’unité de l’empire, que jusqu’à présent les gouverneurs généraux ont paru vouloir maintenir. Désormais, ce ne sera plus le possesseur du titre inutile de régent qui alarmera les satrapes, ni contre lui que se formeront les ligues ; on combattra le premier qui aspirera à la suprématie. Cassandre a l’ambition secrète de mettre la main sur le sceptre; mais Antigone a su se former une puissance autrement menaçante avec soixante-dix mille soldats et les trésors d’Ecbatane, de Suse, de Quinda en Cilicie, dont il a fait battre monnaie pour acheter des mercenaires. Depuis la défaite d’Eumène, il parait maître de la haute Asie aussi bien que de l’Asie Mineure et il agit en roi, surtout en roi asiatique qui pense que supprimer par la force ou la ruse ses adversaires, même ceux qui sont à peine suspects, est toute la politique. L’année précédente, il avait appelé près de lui, à l’aide d’un message trompeur, Pithon, qui lui portait ombrage. Ce satrape de la Médie était un ancien officier d’Alexandre, respecté pour ses talents et pour ses longs services, mais qui avait rêvé de se soumettre la haute Asie. Antigone l’avait fait condamner par un conseil de guerre et exécuter. Il avait aussi chassé Peucestas de la Perside, et demandé compte au gouverneur de Babylone des revenus de sa province. Séleucus avait répondu qu’ayant reçu ses fonctions des Macédoniens, il n’en devait pas compte à Antigone ; puis, songeant au sort de Pithon, il s’était enfui en Égypte, auprès de Ptolémée.

Antigone put se souvenir alors que, lui aussi, fugitif et proscrit, il avait suscité une ligue, la première de toutes, et que, devant elle, Perdiccas était tombé. Séleucus n’eut pas de peine à mettre dans ses intérêts Ptolémée, qui, à son tour, entraîna Lysimaque, maître de la Thrace, et les deux Cassandre, celui de la Macédoine et un autre qui gouvernait la Carie. Passons rapidement sur les détails de cette lutte dont les résultats seuls nous intéressent.

Antigone a cependant joué dans sa longue vie, un rôle trop important pour qu’on ne s’arrête pas un instant devant cet homme resté Grec au milieu de l’Asie; qui faisait de l’adulation le cas qu’elle mérite et avait sur les lèvres de belles sentences, plus facilement encore, dans les mains, des ordres de mort; qui, enfin, était ambitieux, sans méconnaître ce que l’ambition, même heureuse, coûte de soucis. Si tu savais, disait-il en montrant le diadème, si tu savais à combien de maux est attachée cette guenille, tu ne la ramasserais pas sur un tas de fumier.

La guerre éclata en 315, après d’inutiles négociations avec les généraux des provinces occidentales. C’est l’Asie cette fois qui va essayer de conquérir la Grèce et qui n’y réussira pas. Antigone avait l’avantage de séparer ses ennemis les uns des autres par une domination solide et compacte. Pour les empêcher de communiquer par mer, il fit construire une flotte dans les chantiers de Sidon, de Byblos, de Tripoli, de la Cilicie et de Rhodes, puis vint mettre le siège devant Tyr. De ce côté, il attaquait Ptolémée ; il attaqua Cassandre, en Grèce, par une alliance avec les Étoliens et en renvoyant dans ce pays, avec 1000 talents, Alexandre, fils de Polysperchon, qui était venu en Asie exciter l’indignation des Macédoniens, en mettant sous leurs yeux la conduite du nouveau maître de la Macédoine Olympias égorgée et Thèbes relevée de ses ruines, double outrage à la mémoire d’Alexandre ; les Olynthiens établis dans la ville de Cassandrie, insulte à la mémoire de Philippe; Roxane enfin, et son fils Alexandre Aigos, retenus en captivité. En outre, Antigone tendait aux Grecs l’amorce ordinaire, une promesse de liberté. Pour Lysimaque, il l’attaqua sur ses derrières, en envoyant des troupes à Seuthès, roi de Thrace, qui avait pris les armes contre lui.

Cette offensive hardie n’eut pas d’abord un grand succès. La première année de la guerre, 315, fut marquée par une défaite navale d’Antigone, par la perte de Chypre, qui passa du côté de Ptolémée, et par des égorgements dans le Péloponnèse, que les deux partis se disputaient. Cassandre y pénétra avec une armée pour en chasser ou y prendre le vieux Polysperchon qui s’était enfermé dans Messène. Il n’y réussit pas, mais, à Argos, un de ses lieutenants brûla cinq cents notables dans le Prytanée ; un autre, s’étant emparé d’Orchomène, y massacra tous ceux du parti contraire qui s’étaient réfugiés dans le temple d’Artémis. Un événement en dit beaucoup sur la moralité de ce temps : la nouvelle défection d’Alexandre, fils de Polysperchon, qui se vendit à Cassandre pour une stratégie dans le Péloponnèse, où il se chargea de combattre son père.

En 314, les 1000 talents confiés par Antigone à Aristodémos, pour acheter des mercenaires au cap Ténare, firent merveille. Des villes furent encore prises et des citoyens égorgés. Alexandre ayant été assassiné par des Sicyoniens, sa femme, qui, à I’exemple des princesses de ce temps, se plaisait aux armes, conduisit les troupes de son époux contre Sicyone, prit la ville et fit mettre en croix trente des principaux citoyens. L’Asie Mineure eut aussi ses combats, de sorte qu’on voyait partout des ruines, sans que la question avançât d’un pas. La prise de Tyr par Antigone, après un siège de quinze mois, n’eut pas d’influence plus sérieuse.

L’année suivante, mêmes combats stériles dans la Grèce, la Thrace et l’Asie Mineure ; mais en 312, le jeune Démétrius, fils d’Antigone, chargé par son père d’arrêter les Égyptiens à l’entrée de la Syrie, fut battu près de Gaza par Ptolémée et Séleucus, à qui cette victoire rouvrit la route de Babylone et qui s’empressa de rentrer dans son gouvernement. A la nouvelle de la défaite de son fils, Antigone était accouru de l’Asie Mineure avec des forces considérables, et Ptolémée, n’osant les combattre, s’était replié sur l’Égypte que l’inondation du Nil rendait inabordable. La victoire de Gaza restait donc inutile. Les faciles succès d’un lieutenant d’Antigone dans l’Eubée, l’Attique et la Béotie n’eurent pas des suites plus heureuses. Ces peuples étaient déclarés libres, mais sans donner au maître de l’Asie occidentale ni un homme, ni un écu, ni même un point d’appui pour agir contre Cassandre et Polysperchon, cantonnés, l’un dans la Macédoine, l’autre dans le Péloponnèse.

Ainsi l’on s’était battu quatre ans ; les peuples avaient été horriblement foulés et presque tout l’argent qu’ils tiraient du trafic et de l’industrie était allé aux mercenaires, soudards sans foi comme les guerres de cette nature en produisent, et aucun des adversaires n’avait réussi dans ses visées. De lassitude, les armes leur tombèrent des mains en 311. Un traité de paix fut alors conclu. Le vainqueur, en définitive, était Antigone qui avait réussi à se maintenir malgré la ligue, qui même avait acquis la Syrie, la Judée, la Phénicie, et croyait tenir la Babylonie. Le gouvernement de la Macédoine fut laissé à Cassandre, jusqu’à la majorité d’Alexandre Aigos ; Lysimaque fut confirmé dans la possession de la Thrace ; Ptolémée, dans celle de l’Égypte et des contrées adjacentes, avec Chypre et Rhodes récemment conquises par lui. Il n’était pas question de Séleucus, que l’on croyait errant en fugitif dans les provinces orientales. Tandis que son père opérait en Syrie, Démétrius avait fait une pointe rapide sur Babylone, d’où Séleucus, encore sans armée, s’était échappé, et on l’avait regardé comme perdu quand il se préparait un retour triomphant, qui aura lieu bientôt après. Il réunira alors dans ses mains toutes les satrapies à l’est de l’Euphrate, et Antigone, retenu par l’alliance de Lysimaque, de Cassandre et de Ptolémée dont la flotte dominait dans la mer Égée, n’aura ni le loisir ni les moyens de disputer à Séleucus la haute Asie.

Le vainqueur d’Eumène, revenant en apparence à la politique de son grand adversaire, avait stipulé, au traité de 311, d’une part l’indépendance des villes helléniques du continent, des îles et de la côte d’Asie, de l’autre, la liberté de Roxane et d’Alexandre Aigos. C’était prendre un double rôle cher aux Grecs et aux Macédoniens. Mais cette promesse allait être fatale ou inutile à ceux qu’Antigone semblait vouloir protéger. Pour Roxane et son fils, elle sera un arrêt de mort ; pour les Grecs, un vain engagement. Flamininus proclamera aussi, à Corinthe, la liberté de l’Hellade le jour où la Grèce passera, pour n’en plus sortir, sous la domination romaine.

 

II. Paix de quatre années (31-308) ; extermination de la famille d’Alexandre. Les rois (300)

Puisque les généraux avaient conservé leur puissance, la guerre n’avait pas atteint son but et l’ambition des prétendants devait la faire recommencer. Il faut donc considérer comme une trêve l’espace de quatre années qui s’écoulent (311-308) entre la paix qu’ils viennent de conclure et la reprise des hostilités.

Dans cet intervalle, l’extermination de la famille d’Alexandre se poursuit, afin de frayer la route aux généraux vers le trône, où bientôt ils vont s’asseoir. L’article stipulé en faveur de Roxane et d’Alexandre Aigos tourna contre eux. Cassandre, redoutant ce qu’ils pourraient entreprendre, une fois en liberté, et peut-être aux mains d’un rival, les fit périr par le poison ou le. poignard (311). Ce Cassandre était pourtant un lettré. Suivant Athénée[1], il avait copié de sa main l’Iliade et l’Odyssée et il savait presque Homère par cœur ; mais le divin aveugle n’avait pas adouci cette âme férue d’ambition.

Après la mort du fils de Roxane, il restait un dernier héritier d’Alexandre, le jeune Hercule, qui vivait à Pergame avec sa mère Barsine. Le meurtre de ceux qu’on avait appelés les Rois, de son oncle et de son fière, lui donnait tout à coup une importance qui ne lui avait pas été jusque-là reconnue. Cassandre avait donc commis une imprudence en faisant venir le tour de ce prince, que ses ennemis tenaient en leur pouvoir. Polysperchon, peut-être avec le consentement et à l’instigation d’Antigone, attira en Grèce Barsine et Hercule, et se fit leur champion pour leur ouvrir la Macédoine. Aux mouvements qui se manifestèrent parmi les Macédoniens en faveur du dernier rejeton du sang royal, Cassandre comprit le péril et s’empressa de le conjurer. II offrit à Polysperchon de lui rendre ses domaines en Macédoine, de l’admettre au partage du pouvoir, enfin de lui fournir des troupes pour prendre possession du Péloponnèse, s’il voulait faire périr Hercule. Polysperchon accepta le marché, et dans un festin fit empoisonner ou étrangler le jeune prince (309). Puis, avec une petite armée et 100 talents que lui donna Cassandre, il entreprit la conquête du Péloponnèse. Mais il échoua, et acheva dans l’oubli une existence déshonorée.

Ptolémée valait mieux comme gouverneur de l’Égypte, mais il n’avait pas plus de scrupules que les autres : témoin la scène qui se passa en Chypre, en 310. Le prince de Paphos, Nicoclès, avait noué de secrètes relations avec Antigone, Ptolémée en eut vent ; il envoya dans l’île deux émissaires qui, cernant avec leurs troupes le palais de Nicoclés, lui enjoignirent de débarrasser leur maître d’un souci. On lui laissait le choix de la mort : il se pendit. Ses frères, qui se sentaient comme lui condamnés, finirent de même ; sa femme tua ses filles et, avant de se tuer elle-même, excita ses belles-sœurs à l’imiter. Ces dernières aussi égorgèrent leurs enfants, puis mirent le feu au palais et se précipitèrent dans les flammes. En un jour une race entière disparaissait ; Ptolémée méritait d’être un dévot du Moloch phénicien que Chypre avait adoré.

Un neveu d’Antigone, que  son oncle avait fait stratège, passa, par une première trahison, au service de Cassandre, par une seconde à celui de Ptolémée. Peut-être avait-il la secrète intention de trouver une occasion de prendre la place du gouverneur de l’Égypte. Ptolémée le prévint ou du moins se délivra, par une coupe de ciguë, d’un homme qui pouvait devenir gênant, et hérita de son trésor et de ses troupes : c’était double profit.

Il restait deux membres de la famille d’Alexandre : ses deux sœurs, Thessalonice, épouse de Cassandre, et la veuve du roi d’Épire, Cléopâtre, qui vivait depuis quinze ans à Sardes. Ptolémée, pour se donner des droits égaux à ceux du maître de la Macédoine, demanda la main de Cléopâtre. Il était déjà marié à Bérénice et il l’aimait. Mais Alexandre avait eu deux femmes, et si c’était moins que le harem de l’Orient, c’était plus que le gynécée de la Grèce. Les successeurs du conquérant s’autorisaient de son exemple, et l’Égyptien trouvait utile de se donner les avantages d’opinion que devait lui assurer la qualité de beau-frère du héros. Antigone fit assassiner la pauvre femme qui approchait cependant de l’âge on elle ne pouvait plus être mère ; après quoi, il commanda pour elle de magnifiques funérailles (308). La paix était aussi féconde en crimes que la guerre.

Tels sont les faits les plus importants qui peuvent être tirés, pour l’histoire générale, des rares indications de Diodore. Ils suffisent de reste à caractériser ces hommes et ce temps. C’est pour l’empire d’Alexandre le démembrement ; pour la Grèce, la dissolution ; pour les princes, la perversité.

Une des clauses du traité de 311 promettait aux Hellènes l’indépendance : déclaration habilement proposée par Antigone pour affaiblir ses adversaires dans leurs possessions de la Grèce continentale. Cassandre y conservait des garnisons, et travaillait même à s’y étendre, tandis que Ptolémée venait de s’emparer, par trahison, de Corinthe et de Sicyone (308). Antigone, prenant le rôle qui pouvait devenir profitable de protecteur de la liberté hellénique, somma Cassandre d’évacuer la Grèce, et, sur son refus, envoya son fils avec une armée pour faire exécuter le traité (307).

Démétrius se dirigea d’abord sur Athènes, qu’une garnison macédonienne dans Munychie et Démétrius de Phalère dans la cité, comme archonte, tenaient au pouvoir de Cassandre. Le fils d’Antigone aimait tout ce qu’on avait aimé dans cette ville, l’art, la science, mais surtout le plaisir. Il était de ces Macédoniens qui se montraient les admirateurs de ceux qu’ils avaient vaincus. On peut le mettre à côté des premiers Ptolémées, dynastie éclairée, qui sut faire pousser au génie grec un rejeton brillant ; et il serait cité comme le plus habile ingénieur de son temps s’il n’en avait été un des principaux personnages politiques. Nature ardente et sympathique, il se partageait entre les occupations sérieuses et les fêtes ; son rêve eût été de gouverner les Athéniens, de leur libre consentement.

Ce peuple était alors dans une situation étrange : le dernier effort, sous Démosthène, l’avait brisé. Trente ans s’étaient écoulés depuis le jour où la liberté de la Grèce était morte, et la génération nouvelle, née sous la domination de l’étranger, ne savait rappeler que dans de vaines paroles, et non plus par des actes, les hauts faits de ses pères. Ses aïeux avaient amassé tant de gloire sur le nom athénien qu’elle croyait pouvoir vivre de ce noble héritage sans avoir à l’augmenter, doucement entretenue dans cette énervante pensée par les égards mêmes de ses vainqueurs. Philippe, Alexandre plus encore, avaient respecté dans sa décadence le peuple aimé de Minerve. Flattée, Athènes flattait à son tour, et rendait en adulation bien au delà de ce qu’elle recevait, parce que dans ses flatteurs elle sentait des maîtres. Elle venait de goûter dix années de paix sous l’administration de Démétrius de Phalère, autre homme éclairé, disciple de Théophraste, philosophe lui-même, qui enrichit la ville de monuments utiles, géra bien ses finances[2], et lui donna quelques lois dont Cicéron fait l’éloge. Parmi ces lois, il s’en trouve qui limitaient le nombre des convives dans les festins et la magnificence des funérailles. Athènes, en effet, n’était plus une grande ville, c’était une ville raffinée : les arts, l’éloquence, la poésie, n’y avaient pas la puissance et l’éclat des beaux siècles ; mais les philosophes subtils, les rhéteurs habiles en beau langage, les poètes recherchés y abondaient, et le luxe y déployait toutes ses délicatesses. Un pareil esprit et de pareilles moeurs ne soutiennent pas la dignité du caractère ; aussi ce peuple dégradé, quoique ingénieux encore, mit tout son esprit à ses plaisirs ou à des bassesses, comme il l’avait mis autrefois à de grandes choses. Il fit fondre à Démétrius de Phalère trois cent soixante statues de bronze, autant qu’il y a de jours dans l’année. Gâté par ces flatteries, atteint par l’influence générale, Démétrius abandonna ses mœurs simples pour un genre de vie efféminé. On vanta les riches peintures de ses lambris, l’exquise ordonnance de ses festins, l’art de son cuisinier, qui devint célèbre et riche, même ses amours immondes. L’héritier de Périclès n’enseignait aux Athéniens qu’une chose, à vivre dans la mollesse, et son patron, Cassandre de Macédoine, trouvait qu’il gouvernait bien. Lisez les fragments qui subsistent de Ménandre, le poète comique le plus renommé de ce temps, avec son émule Posidippos[3] ; réduisez de moitié, de plus encore, ses exagérations, et il vous restera de quoi tracer un triste tableau de la vie morale des descendants de Sophocle et d’Eschyle. Mais c’est le cas de rappeler le mot d’Isocrate plus vrai en ce moment que quand il le prononça : À Athènes, il n’y a plus d’Athéniens.

L’énorme masse de métaux précieux amassés, durant des siècles, par les grands rois, dans leurs citadelles, et jetés par Alexandre et ses successeurs dans la circulation, avaient développé des besoins de jouissances jusqu’alors inconnus. Tandis que les armées se heurtaient en Europe, en Asie, en Afrique, quelques villes grecques, satisfaites de l’ombre de liberté que les maîtres leur laissaient, s’enrichissaient à fournir aux princes et à leurs mercenaires tout ce qui pouvait tenter des hommes habitués à jeter l’or aussi facilement qu’ils l’avaient gagné. Mieux qu’aucune autre cité, Athènes sut profiter de cette révolution économique ; son industrie, son commerce, entassèrent dans ses mains la richesse qui faisait de ses habitants des marchands opulents, mais non plus des citoyens dévoués à l’État, et moins encore des soldats prêts à tous les sacrifices. Sous Démétrius de Phalère, elle eut un revenu de 1200 talents, comme aux jours on elle commandait à mille cités.

Telle était Athènes, quand le fils d’Antigone entra à l’improviste dans le Pirée. Quelques Athéniens, d’abord effrayés, coururent aux armes : il les rassura par la voix du héraut, et les fit passer tous à des transports de joie, en leur annonçant qu’il venait les délivrer de la garnison macédonienne, leur rendre l’indépendance et les nourrir : il leur distribua 150 000 médimnes de blé. Vive donc le nouveau Démétrius ! L’autre est abandonné[4]. Un décret détruit ses trois cent soixante statues, sauf une qu’on épargne à la prière du nouveau maître. Ses amis, les philosophes, sont exilés, le poète comique, Ménandre, n’évite un sort semblable que par la protection de Télesphoros, neveu d’Antigone. Aussitôt on se met à l’œuvre pour innover dans l’adulation. Pendant que Thèbes bâtit un temple à Vénus-Lamia, la courtisane préférée de Démétrius, à Athènes, deux tribus nouvelles, appelées Antigonis et Démétrias, sont ajoutées aux dix autres[5] ; un mois de l’année, un jour du mois, sont nommés du nom de Démétrius; on salue rois Antigone et son fils, bien plus, on les adore comme dieux sauveurs dont les paroles, les actes sont déclarés par décret justes et saints; et on leur donne des autels, on leur assigne un prêtre, on établit en leur honneur des processions solennelles, des sacrifices, des jeux, panem et circenses ! (307)

Voilà Athènes ! Voilà ce que la domination étrangère et la liberté perdue avaient fait d’elle ! Et pourtant il y vivait encore des hommes qui avaient entendu Démosthène ! Un seul ne courba pas le front jusqu’à terre et, le dernier, fit entendre à l’agora une voix libre, Démocharès, un neveu du grand patriote : il fut banni.

Comme aux tristes jours où les Trente essayaient de condamner Socrate au silence, une loi interdit d’ouvrir une école sans une permission spéciale du sénat et de l’assemblée. Toutes aussitôt se fermèrent, et les philosophes, accusés de détourner les citoyens des devoirs patriotiques, ce qui n’était pas sans raison, mais était sans danger depuis qu’il n’y avait plus de patrie, quittèrent la ville devenue inhospitalière à la pensée. C’était faire renoncer ce peuple à la dernière dignité qui lui restât ; il le comprit : au bout d’une année la loi fut rapportée, et les fugitifs revinrent avec les nombreux élèves qui accouraient à leurs leçons[6]. Le rôle politique et militaire d’Athènes était fini, mais, pour des siècles encore, elle restera la cité des philosophes et, à ce titre méritera l’estime des grands hommes de Rome.

La garnison de Munychie, assiégée par Cassandre, n’avait pas fait une longue résistance ; celle de Mégare avait été également chassée. Ce succès eut un contrecoup de l’autre côté de la Grèce, chez les peuples voisins de l’Adriatique. Les Épirotes tuèrent leur roi Alcétas, un allié, presque un sujet de Cassandre, et rappelèrent d’Illyrie, où il s’était réfugié, un parent d’Olympias, le jeune Pyrrhus, que l’on faisait descendre du premier prince de ce nom, fils d’Achille. Près de la Phocide, les Étoliens étaient restés, dans leurs montagnes, les ennemis de la Macédoine. Maître d’Athènes et, par Mégare, des partes du Péloponnèse où il essaya, sur Sicyone et Corinthe occupées par des garnisons égyptiennes, une surprise qui ne réussit pas, Démétrius s’était donc préparé dans la Grèce centrale dés points d’appui pour attaquer directement Cassandre. Mais son père le rappela, afin d’arrêter les progrès menaçants de Ptolémée, dont la puissance navale et les alliances l’inquiétaient. Après une vaine tentative pour attirer à son parti les Rhodiens, que leurs intérêts commerciaux attachaient à l’Égypte, Démétrius se rendit en Chypre avec quinze mille hommes, cent soixante-dix galères, et attaqua Salamine, dont il poussa le siège avec une grande vigueur. C’est là qu’il gagna le surnom de Poliorcète que lui valurent le nombre et la grandeur des machines qu’il construisit pour, battre les murs. La principale, l’hélépole, ou la preneuse de villes, était une tour en bois large sur chaque face, à la base, de 75 pieds et haute de 450. La guerre changeait de caractère : les armées avaient à présent leur artillerie. L’hélépole fit brèche ; mais, dans une nuit, les assiégés entassèrent tant de bois sec près des ouvrages et ils lancèrent sur eux tant de torches enflammées qu’ils les incendièrent. Démétrius n’eut pas le temps de prendre la ville avant l’arrivée de Ptolémée, qui amenait cent quarante vaisseaux longs, et plus de deux cents bâtiments de charge (306).

Alors se livra, en face de Salamine, une des plus grandes batailles navales de l’antiquité. Démétrius s’y distingua par son habileté et remporta une victoire si complète, que Ptolémée perdit plus de cent vaisseaux de charge, pris avec, huit mille soldats qui les montaient, et cent vingt vaisseaux longs. Le vainqueur, qui n’avait eu qu’une vingtaine de navires endommagés, s’empara sans peine de toutes les cités de l’île, et en incorpora les garnisons dans son armée. Il reste de cette bataille de Salamine un magnifique souvenir, la Victoire de Samothrace, découverte par un consul de France et rapportée au Louvre, où elle a été replacée sur la proue du navire qui la portait.

En apprenant la victoire de son fils, Antigone renonça à tout ménagement hypocrite ; il ceignit sa tête d’un diadème, prit le titre de roi et le donna à Démétrius. Les autres chefs, Ptolémée, Lysimaque, Séleucus et Cassandre, ne restèrent pas en arrière : du bandeau royal d’Alexandre on fit six diadèmes.

Ce titre de roi, pris par les généraux, n’était pas une révolution nouvelle, mais la sanction d’une révolution déjà accomplie. Ils avaient la puissance, ils voulurent avoir le nom et s’asseoir sur le trône que l’extinction de la famille d’Alexandre avait rendu vacant. La royauté était fractionnée et dispersée sur plusieurs têtes, preuve que l’unité de l’empire était à jamais brisée. Antigone, en prenant le titre de roi, avait espéré se placer au-dessus de ses adversaires; mais, comme ils firent ainsi que lui, et montèrent de la même hauteur, tous se trouvèrent encore de niveau. Le débat n’était donc pas vidé, et la guerre continua entre des rois après avoir commencé entre des gouverneurs de province.

 

III. Siège de Rhodes (304) ; bataille d’Ipsus (301)

Nous ne savons à peu près rien de la rentrée de Séleucus dans Babylone, de sa grande expédition pour la soumission définitive des satrapies orientales, et nous ignorons comment il étendit et affermit sa puissance jusqu’à l’Indus à l’est, jusqu’à l’Iaxarte au nord. Antigone, qui, à titre de son plus proche voisin, devait être son ennemi acharné, était forcé de tenir les yeux fixés sur la Macédoine et sur l’Égypte. Il y avait pour lui de ce côté une question d’existence, du côté de l’Euphrate et du Tigre une question d’ambition ; celle-ci, par conséquent, subordonnée à celle-là. Ce fut en Égypte qu’Antigone et son fils allèrent chercher ce qui devait être pour eux le résultat le plus profitable de leur victoire à Salamine.

Espérant que Ptolémée, après sa défaite, n’aurait pas le temps de préparer la défense de son royaume, ils attaquèrent l’Égypte de deux côtés : l’un par terre, l’autre par mer. Mais leur adversaire avait pourvu à tout, et ses ennemis n’avaient compté ni avec les tempêtes d’une saison d’hiver ni avec les eaux du Nil encore très hautes. Couvert par les postes qui garnissaient la côte et la rive gauche de la bouche pélusiaque, Ptolémée fut invulnérable. C’était la seconde fois que le fleuve, gardé par un habile général, sauvait l’Égypte de l’invasion (305).

La fondation d’Alexandrie avait changé les anciennes voies du commerce; c’est là qu’arrivaient maintenant les denrées de l’Inde et de I’Afrique, et que Rhodes allait les chercher pour les répandre le long de l’Asie Mineure et en Grèce. Ce commerce, où elle trouvait de grands profits, l’unissait étroitement à l’Égypte, d’où elle tirait aussi son approvisionnement de blé. Antigone voulut se venger sur elle de son échec au bord du Nil, et Démétrius vint l’assiéger. Ce siège est célèbre par le courage et l’habileté que des deux côtés on déploya, comme par le nombre et l’importance des machines dont se servirent l’attaque et la défense. On peut voir, au XX0 livre de Diodore, le long récit qu’il fait de cette mémorable entreprise, et jusqu’où les ingénieurs grecs avaient porté l’art de prendre ou de sauver une place. Les généraux avaient déjà modifié l’armement du soldat, l’ordre de bataille et l’ancienne tactique ; voici qu’il n’y a plus de ville assurée, comme autrefois, de pouvoir résister longtemps. Les Romains n’auront qu’à copier la poliorcétique des Grecs.

Tous les habitants de Rhodes, six mille citoyens et mille étrangers furent armés ; on enrôla jusqu’aux esclaves, en promettant à ceux qui se signaleraient la liberté et le titre de citoyen. Tous ceux qui succomberaient auraient des funérailles publiques ; leurs filles, une dot ; leurs fils, l’éducation aux frais de l’État et, à leur majorité, une armure complète délivrée, au théâtre, le jour des Dionysies, sous les yeux du peuple. Les riches donnèrent leur fortune ; les femmes leur chevelure pour faire des cordes d’arc ; dans tous les rangs circulait une patriotique ardeur.

Contre ce peuple résolu à faire une héroïque défense, Démétrius amena une armée de quarante mille hommes montés sur deux cents vaisseaux de guerre et cent soixante-dix navires de transport. Entre autres machines, il fit construire une nouvelle hélépole, gigantesque édifice de bois à neuf étages, que trois mille quatre cents hommes mettaient en mouvement et qui réussit à renverser une partie des murailles. Mais les Rhodiens avaient élevé une autre enceinte, en arrière de la première ; avec les débris de leur théâtre et de leurs temples. Ils étaient d’ailleurs secourus par Cassandre et Lysimaque, surtout par Ptolémée, qu’ils récompensèrent en lui donnant le nom de Soter. Vainqueurs plusieurs fois en des engagements partiels sur mer, ils remportèrent aussi sur terre un avantage par l’incendie des machines et la destruction d’un corps qui avait pénétré par la brèche jusque dans la ville. Ces succès préparèrent la conclusion d’une paix à laquelle d’ailleurs la plupart des Grecs, et particulièrement les Athéniens, engageaient Démétrius. Par le traité conclu, Rhodes conservait ses lois, son indépendance, ses revenus, et n’était astreinte à aucun tribut ; elle renouvelait son alliance avec Antigone qu’elle promettait de soutenir dans toutes ses guerres, sauf contre Ptolémée ; enfin, elle donnait cent otages (304). Avant de partir, Démétrius fit don à la courageuse ville des machines dont il s’était servi pour la battre. On dit qu’ils en tirèrent 300 talents, qui furent employés à construire la statue d’Apollon ou du Soleil, fameuse sous le nom de Colosse de Rhodes[7].

Durant ces opérations, Cassandre était resté libre d’arrêter dans l’Hellade le mouvement de libération que Démétrius avait commencé. Il avait envahi la Béotie et l’Eubée, et il assiégeait Athènes, quand Démétrius, après le siège de Rhodes, survint avec des forces considérables. Il contraignit rapidement Cassandre à quitter l’Attique et l’alla battre aux Thermopyles. Six mille Macédoniens passèrent dans son camp. Pendant l’hiver de 304, il demeura à Athènes, au milieu des flatteries qui croissaient toujours. On en était venu à lui assigner un logement dans le Parthénon même, ce temple de la déesse vierge, qu’il profana par d’infâmes débauches[8].

Au printemps suivant (303), il se remit en campagne, prit Sicyone, Corinthe, Argos, où il épousa une soeur de Pyrrhus, que l’Illyrien Glaucias venait de rétablir sur le trône d’Épire. Il eut un moment l’idée de couper l’isthme de Corinthe ; mais ses ingénieurs lui dirent que les deux mers n’étaient pas au même niveau et que, par le canal, les eaux du golfe inonderaient Égine et les îles environnantes[9]. Une assemblée générale tenue à Corinthe le proclama généralissime, comme l’avaient été Philippe et Alexandre, mais cette fois ce n’était plus contre les Perses, c’était contre les Macédoniens et Cassandre. Avant d’exécuter cette décision, Démétrius revint encore à Athènes. Il avait tant éprouvé la patience et la faiblesse des Athéniens, qu’il osa mettre en avant un caprice aussi bizarre qu’impie. Il voulut être initié en même temps aux petits et aux grands mystères : les premiers se célébraient au mois de février-mars, les seconds au mois de septembre-octobre. On était en mai ; il fut décidé que ce mois s’appellerait mars pour célébrer les petits mystères, puis octobre pour célébrer les grands. On se vanta d’avoir ainsi respecté la lettre de la loi. Dérision digne de ce peuple, qui courut au-devant de Démétrius avec des guirlandes, de l’encens, des danses et des chants tels que celui-ci : Les autres dieux sont trop loin ou sont sourds; ils ne sont pas, ou ils n’ont point souci de nous. Toi, nous te voyons ; tu n’es pas un simulacre de bois ou de pierre, mais un corps de chair et de sang[10]. C’était la brutale apothéose de la force, le commencement de ces adorations de rois et d’empereurs qui souilleront les derniers siècles du paganisme. Quel abîme la liberté en tombant avait ouvert, et qu’il y faut tenir, si c’est là ce que deviennent les peuples qu’elle ne soutient plus d’une main virile !

L’assemblée de Corinthe avait donné l’éveil à Cassandre qui, seul, ne pouvait lutter contre Antigone et son fils. Il eut une entrevue avec Lysimaque, et tous deux furent d’accord pour inviter Séleucus et Ptolémée à une ligue nouvelle. Il fallait en finir avec les prétentions d’Antigone à l’omnipotence.

Cette ligue, la quatrième, fut conclue en 302. Les hostilités commencèrent aussitôt. Lysimaque passa en Asie, et soumit la Phrygie, la Lydie, la Lycaonie ; Ptolémée reprit la Phénicie, la Palestine, la Cœlésyrie, excepté Tyr et Sidon, qu’il assiégea ; Séleucos se mit en marche pour l’Asie Mineure ; enfin, en Grèce, Démétrius et Cassandre commencèrent une guerre dont la Thessalie fut le théâtre, mais que suspendit aussitôt un traité Antigone, menacé d’un côté par Lysimaque, de l’autre par Séleucus, rappelait son fils.

La jonction de ces deux princes ne put être empêchée Elle porta leurs forces à soixante-quatre mille fantassins et douze mille cinq cents chevaux, sans compter quatre cent quatre-vingts éléphants et plus de cent chars de guerre amenés par Séleucus. Antigone avait soixante-dix mille fantassins, dix mille chevaux et soixante-quinze éléphants. Les deux armées se rencontrèrent à Ipsus, dans la haute Phrygie (301). Antigone, âgé de quatre-vingts ans, ne montra pas dans cette journée décisive l’audace, la résolution qui enlevaient les troupes. Morne et silencieux, il semblait pressentir sa dernière heure. Le résultat de la bataille fut dû à l’impétuosité téméraire de Démétrius ; il poursuivit étourdiment la cavalerie ennemie, et trouva au retour les éléphants de Séleucus, qui lui opposèrent une barrière infranchissable. Tandis qu’il était ainsi loin de l’action principale, Séleucus menaçait les flancs dégarnis d’Antigone, et cette infanterie, parmi laquelle sans doute il avait des intelligences, passa de son côté. Antigone tomba au milieu des siens, Démétrius s’échappa avec cinq mille fantassins et quatre mille cavaliers ; Pyrrhus, que Cassandre avait chassé de l’Épire, fuyait avec lui.

Les vainqueurs se partagèrent les États du vaincu. Lysimaque et Séleucus, à qui était dû le succès, eurent la plus large part : le premier, l’Asie Mineure jusqu’au Taurus ; le second, la Syrie et la Mésopotamie qu’il réunit à la haute Asie jusqu’à l’Indus. Ptolémée garda l’Égypte, la Judée, la Phénicie, avec le sud de la Syrie et, à l’ouest de la vallée du Nil, la Cyrénaïque. Cassandre ne reçut pas d’accroissement de territoire, si ce n’est la Cilicie, pour son frère Pléistarchos ; sans doute on lui abandonna secrètement tout ce qu’il pourrait conquérir en Grèce.

Le résultat de la bataille d’Ipsus ne fut pas d’établir une division durable de l’empire. Nous verrons encore se réduire le nombre des rois : actuellement ils sont quatre; bientôt ils ne seront plus que trois ; et ils étaient cinq avant Ipsus. Cette bataille, en supprimant Antigone, lie fit donc que simplifier la question. Démétrius, il est vrai, se relèvera, mais en prenant la place de Cassandre, de sorte que le nombre des royaumes n’augmentera pas.

 

IV. Démétrius roi de Macédoine, puis prisonnier (286) ; mort de Lysimaque, de Séleucus et de Ptolémée

Démétrius avait conservé Tyr, Sidon, Chypre, quelques villes de l’Hellespont et des forces maritimes considérables. Il était loin de désespérer, et cette confiance reste rarement stérile, quand le talent et le courage y sont joints. C’est vers la Grèce qu’il tourna d’abord les yeux : il semblait croire que son amour pour ce pays lui donnât sur lui quelque droit. Mais Cassandre, en son absence, s’était étendu dans le Nord; il avait conquis la Thessalie, l’Ambracie, l’Acarnanie, occupé même quelques villes du centre, et à Athènes, à Argos, à Sicyone, dans plusieurs places de l’Achaïe, des tyrans s’étaient élevés à l’ombre de la puissance macédonienne.

Une déception cruelle attendait Démétrius. Comme il traversait les Cyclades pour se rendre à Athènes, un député athénien vint lui déclarer que le peuple avait résolu de ne plus recevoir de rois dans ses murs. Ainsi cette ville tant aimée l’abandonnait! On raconte, mais nous ne sommes point forcés de l’admettre, que ce coup lui fut plus sensible que la perte de la bataille d’Ipsus; ce sera assez de dire que la surprise le laissa quelques instants sans voix. Athènes, après tout, ne lui devait pas beaucoup de reconnaissance; s’il avait chassé les Macédoniens de Munychie, il lui avait, pour ce service, extorqué tant d’argent et fait commettre tant de bassesses, qu’elle avait bien pu à la longue rougir des unes et regretter l’autre, surtout les succès de Cassandre y aidant. Mais le dieu ne voyait que l’apostasie de ses fidèles.

Il fallut se résigner ; la fortune d’ailleurs prit soin de le dédommager. Lysimaque et Ptolémée ne s’entendaient déjà plus avec Séleucus ; ce dernier fit des avances à Démétrius, dont il convoitait sans doute la flotte et les possessions en Phénicie ; il lui demanda la main de sa fille Stratonice (300). Démétrius se trouva donc tout à coup étroitement allié avec le plus redoutable des successeurs d’Alexandre, avec celui qui passait pour avoir hérité de la puissance d’Antigone. Mais entre princes les amitiés sont courtes : le gendre voulut avoir Tyr et Sidon, le beau-père refusa ; ils se brouillèrent.

Outre les deux grandes cités phéniciennes et Chypre, Démétrius avait des garnisons à Mégare et à Corinthe qui lui ouvraient le Péloponnèse, et sa puissante flotte, que n’avait point diminué la guerre continentale, tenait la mer Égée sous sa loi. Il pouvait donc tenter quelque chose dans la Grèce, où il avait laissé d’heureux souvenirs et que Cassandre mourant n’était pas en état de défendre. Mais nous connaissons fort mal les événements de cette guerre de quatre ans ; il nous est même difficile de leur donner une date certaine. On voit seulement Démétrius guerroyer dans le Péloponnèse, puis attaquer Athènes, où Lacharès, avec l’appui du parti macédonien, avait établi une tyrannie que les anciens ont dépeinte comme cruelle. Démétrius prit d’abord, sur les deux flancs d’Athènes, Éleusis et Rhamnonte, dont la possession lui permit de rendre la campagne inhabitable. Pour serrer la ville de plus près, il s’empara du Pirée et établit un blocus étroit qui fit naître la famine. Lacharès à la fin s’enfuit sous un déguisement; Athènes ouvrit ses portes et Démétrius convoqua le peuple au théâtre, dont les avenues étaient garnies de ses troupes. La foule tremblante le vit paraître sur la scène; mais, au lieu de reproches amers, elle n’entendit que de douces plaintes, des promesses d’oubli, même l’annonce d’une gratification royale : cent mille boisseaux de blé. Pendant qu’il parlait, une voix s’éleva pour corriger une faute de langage qu’il venait de faire. Il remercia le mentor et augmenta sa libéralité de 5000 médimnes : inutile d’ajouter que l’enthousiasme fut au comble. Au fond, les adulations du peuple et les caresses du roi ne trompaient personne : Athènes avait un maître. Elle le vit bien, lorsque, après avoir rétabli le gouvernement démocratique, il mit une garnison au Pirée, à Munychie, même dans l’enceinte de la ville, sur la colline du Musée, qu’il fortifia, en face de l’Acropole et au-dessus du Pnyx, où l’assemblée allait délibérer sous les piques macédoniennes.

Tout étant réglé dans Athènes à son gré, il passa dans le Péloponnèse, où les Spartiates qui, depuis 330, avaient vécu comme en dehors de la Grèce venaient de prendre les armes, sans doute à la sollicitation de Ptolémée. Il battit deux fois leur roi Archidamos et assiégea leur ville, qui s’était enfin entourée de murailles (295). Au moment où elle allait tomber en son pouvoir, les événements de Macédoine rappelèrent ailleurs.

Cassandre était mort en 298, et son fils aîné, Philippe, ne lui survécut que quelques mois; les deux autres, Antipater et Alexandre, se disputèrent le trône. Thessalonice, leur mère, favorisait le plus jeune ; Antipater la tua de sa main, et son frère appela, contre le parricide, Démétrius et Pyrrhus II, qui sera bientôt fameux par ses aventures : pour le moment, il venait de faire assassiner dans un festin Néoptolème qui partageait avec lui la royauté d’Épire. Arrivé le premier en Macédoine, Pyrrhus chassa Antipater de presque tout le pays et mit Alexandre sur le trône. Quand vint Démétrius, Alexandre, n’ayant plus besoin de ses services, lui tendit des embûches auxquelles Démétrius répondit par d’autres où Alexandre se laissa prendre, et il gagna les soldats du mort, qui le proclamèrent roi de Macédoine (294). Il avait perdu dans l’intervalle ses possessions de Phénicie occupées par Séleucus, et que Ptolémée lui avait enlevée. Il tenait, il est vrai, Athènes, une partie du Péloponnèse et de la Macédoine ; mais cette puissance n’avait pas de fondement solide, car il trouvait peu d’affection chez ses nouveaux sujets, qu’il blessa en leur imposant les serviles coutumes des cours asiatiques ; il oubliait qu’il avait près de lui, dans le roi d’Épire, un rival très populaire.

Pyrrhus, par son audace et ses qualités brillantes, rappelait Alexandre aux Macédoniens. Il venait cependant de les combattre, mais de manière à les gagner. Il avait commencé l’action par un combat singulier avec leur général, qu’il eût tué si en ne l’eût secouru ; et vainqueur, après cet exploit auquel ses adversaires mêmes applaudissaient, il avait traité avec bonté ses cinq mille prisonniers. II eût fallu se débarrasser d’abord de ce dangereux adversaire. Loin de là, Démétrius ne rêvait que projets gigantesques : il voulait réunir une immense armée, cinq cents galères, et relever à son profit la puissance de son père. En voyant ces préparatifs les rois s’alarmèrent : une cinquième et dernière coalition se forma contre lui. Lysimaque attaqua la Macédoine par l’est ; Pyrrhus, par l’ouest ; Ptolémée débarqua en Grèce, et en appela tous les peuples à la liberté (288)[11]. L’armée macédonienne se donna au roi d’Épire ; Athènes se délivra elle-même de la garnison du Musée, et Démétrius s’enfuit dans le Péloponnèse. Cette nouvelle révolution amena deux catastrophes : la noble Phila, l’épouse du vaincu, fatiguée enfin des désordres de son mari et de sa fortune si souvent changeante, s’empoisonna ; d’autre part, le gendre de Lysimaque, réclamant trop vivement la Macédoine orientale, comme sa part de butin, fut tué par son beau-père, qui condamna la veuve, sa propre fille, à une prison perpétuelle. En ce temps-là, peu de princes arrivaient naturellement à la fin de leurs jours. Alexandre avait fiancé à Cratère une nièce de Darius, Amastris, qui, répudiée en 322, avait épousé le dynaste d’Héraclée pontique, Dionysos dont elle eut deux fils. Cet époux mort, un troisième mariage unit la princesse persane à Lysimaque, qui la répudia encore lorsque, pour consolider son alliance avec Ptolémée, il épousa Arsinoé, la fille de l’Égyptien (300). Amastris revint alors dans la riche et forte ville d’Héraclée qui dominait sui, tout le pays entre le Sangarios à l’ouest et le Parthénos à l’est. Ses deux fils, pressés d’hériter d’elle, l’assassinèrent (288). Fût-ce le parricide que le roi de Thrace voulut venger, ou, ce qui est plus probable, l’occasion de prendre Héraclée qui le tenta ? Il vint en ami dans la ville, fit tuer les deux frères, ses hâtes, et déclara la cité réunie à ses États. Il essaya du même procédé en Péonie, à l’autre extrémité du monde grec, et réussit à prendre la province, mais non le prince, qui échappa au poison. La passion homicide de Lysimaque sévit jusque dans sa famille. Son fils Agathoclès périt victime d’une accusation de sa belle-mère, Arsinoé. On l’a déjà vu tuer son gendre, jeter sa fille dans un cachot, et l’on comprendra que ces royautés haineuses et cruelles nous inspirent peu d’intérêt.

Aussi revenons aux affaires générales. Chassé de la Macédoine et d’Athènes, Démétrius trouva dans le Péloponnèse onze mille hommes que son fils Antigone Gonatas avait rassemblés. Au lieu de se défendre

dans ce pays difficile à attaquer, il passa en Asie (286) où il fut vaincu et pris par Séleucus. Lysimaque offrit 2000 talents pour être débarrassé de ce prince inquiet. Séleucus eut de plus nobles sentiments ; il traita bien son prisonnier, sans lui donner la liberté : Démétrius eut comme résidence forcée un château royal, des parcs pour ses chasses, de l’or pour ses plaisirs. Il y vécut un peu plus de deux années, usant sa vie et sa gloire dans les voluptés ; lorsqu’il mourut en 285, il n’avait que cinquante-quatre ans. Ses cendres enfermées dans une urne d’or furent envoyées en grande pompe à son fils Antigone Gonatas, qui les ensevelit dans la ville thessalienne de Démétriade que son père avait fondée.

Par sa turbulente activité, ce prince avait accru le désordre dans un empire qui s’effondrait ; mais, à côté de beaucoup de vices, il avait montré, comme Séleucus, des qualités brillantes, de la générosité, et il mérite une place à part dans l’histoire de ce temps, où l’on ne trouve que des ambitieux dont la plupart regardaient le meurtre comme l’auxiliaire obligé de la politique.

En 287, Pyrrhus et Lysimaque s’étaient partagé la Macédoine. Au bout de peu de mois, le second de ces princes avait chassé l’autre; Lysimaque dominait donc depuis le Pinde jusqu’au Taurus. Il avait bien encore un ennemi dans Antigone Gonatas ; mais celui-ci, maître seulement de Corinthe et de quelques villes grecques, n’était pas en état de rien entreprendre. Le reste de la Grèce paraissait libre ou obéissait à des tyrans particuliers.

La grande puissance de Lysimaque et la grande puissance de Séleucus ne pouvaient manquer de se heurter, d’autant plus qu’elles se touchaient. L’intrigue qui avait coûté la vie au fils de Lysimaque, Agathoclès, fit éclater la rupture. La veuve du jeune prince s’enfuit auprès de Séleucus et le provoqua à venger son époux. Le roi de Thrace et le roi de Syrie étaient les seuls des généraux d’Alexandre qui restassent sur le trône, le premier âgé de soixante-quatorze ans, le second de soixante-dix-sept. Ces deux vieillards se livrèrent bataille à Cyropédion en Phrygie. Lysimaque y fut vaincu et tué (281). Avec lui, son empire tomba et le nombre des royaumes fut réduit momentanément à deux, par la réunion de la Thrace, de la Macédoine et de l’Asie aux mains de Séleucus. L’ancien satrape de Babylone régnait donc sur tout l’empire d’Alexandre, sauf l’Égypte et la Grèce; mais il parut comprendre la nécessité pour l’Asie et pour l’Europe d’une existence séparée. Il voulait abandonner ses provinces asiatiques à son fils Antiochus, en se réservant à lui-même la Macédoine, son pays natal, où il désirait achever ses jours. La Macédoine avait accepté avec résignation la décision des armes, et elle ne fit aucun mouvement, pendant les six mois que Séleucus tarda à s’y rendre. Lorsque enfin il se mit en marche, il fut assassiné dans la Chersonèse par Ptolémée Céraunos (280), qui se fit aussitôt reconnaître roi de Thrace et de Macédoine.

Vers le temps où le bouillant Démétrius était enfin entré dans l’éternel repos, Ptolémée Soter, le fondateur de la nouvelle monarchie égyptienne, avait quitté la vie plein de jours[12], laissant derrière lui une légitime renommée de sagesse (283). Peu de temps après, Lysimaque et Séleucus tombèrent. En 280 avaient donc disparu tous les grands chefs qui, après avoir aidé à la fortune d’Alexandre, avaient cru pouvoir le remplacer.

A ce moment se trouvent définitivement formés, à quelques questions de limites près, trois grands États correspondant à une division naturelle : la Grèce d’Europe, celle d’Asie, celle d’Afrique. En Europe, la Macédoine, encore réunie à la Thrace qui s’en séparera bientôt, cherchera désormais à s’étendre non plus sur l’Asie, mais sur la Grèce. Ces contrées vont donc être le théâtre d’événements qui leur seront propres, tandis que les maîtres des royaumes d’Asie et d’Égypte s’agiteront dans une sphère différente. Le débordement de la Macédoine et de la Grèce sur l’Asie et l’Afrique nous avait obligé à faire aussi, dans notre histoire, une part à ces pays, pendant et après la vie d’Alexandre. Désormais ils reprennent le cours de leur existence, profondément modifiée sans doute par les moeurs et les idées helléniques, mais assez distincte du monde grec pour exiger un récit particulier qui sort de notre cadre.

Depuis longtemps déjà nous ne faisons que courir à travers ces guerres pleines de confusion, par les trahisons répétées qui les prolongent, et sans intérêt, parce qu’il n’y a en question que l’ambition stérile de quelques hommes et l’inutile indépendance de peuples déchus. L’histoire, je ne parle pas de celle qui n’a qu’une banale curiosité, n’est pas un de ces musées qui admettent tout, même les fragments mutilés et sans caractère. Pour qu’un fait y ait droit de cité, il ne lui suffit pas d’avoir été, il faut qu’il apporte avec lui une leçon ou un souvenir bon à garder. Ceci explique la rapidité de notre narration, depuis la mort d’Alexandre, et celle qu’elle conservera jusqu’à la dernière heure de la Grèce.

 

V. L’invasion gauloise

Ptolémée Céraunos, ou la Foudre, qu’un assassinat venait de faire roi de Macédoine, était un fils aîné de Ptolémée Soter que son père, avait déshérité à cause de la violence de son caractère. Il s’affermit sur ce trône usurpé en envoyant des assassins aux deux fils de Lysimaque et d’Arsinoé[13] ; Antiochus, le nouveau roi de Syrie, était trop bien gardé pour qu’une tentative de ce genre pût réussir ; il ne lui disputa pas l’Asie-Mineure ; à Pyrrhus d’Épire il donna des troupes pour son expédition contre les Romains, qui l’emmenait. bien loin de la Macédoine. Enfin il battit Antigone Gonatas, qui dans le même temps perdit en Grèce la plupart de ses possessions. Sparte semblait vouloir se réveiller du long sommeil d’où elle était à peine sortie, une fois ou deux, depuis les jours d’Épaminondas ; elle avait, sous son roi Areus, chassé de Trézène et d’Épidaure les garnisons de Gonatas. Plusieurs villes de l’Achaïe recouvrèrent aussi leur indépendance et formèrent la ligue achéenne dont nous parlerons bientôt.

La Grèce usa noblement cette liberté renaissante pour repousser une invasion imprévue des Gaulois. La Celtique avait, autrefois, couvert un espace immense. Des bords de l’Euxin, les Celtes s’étaient étendus, par la vallée du Danube jusqu’à la Gaule et à l’Espagne, en laissant le long de leur route des colonies puissantes qui furent, durant deux siècles, une menace pour le inonde civilisé. Ces peuples qu’Alexandre avait entrevus dans le nord de la Thrace et qui, sans l’attaquer, l’avaient cependant bravé, se décidèrent, après l’écroulement de son empire, à chercher, eux aussi, fortune dans les pays du Midi. Depuis quelque temps ils avaient pris l’habitude de vendre leurs services aux chefs qui se disputaient la Grèce ; en 280, ils se décidèrent à envahir la Macédoine et la Thrace pour leur propre compte. Partagés en trois corps sous la direction suprême d’un Brenn, ou généralissime, ils suivirent trois routes différentes. L’aile gauche, sous Céréthrios, entra dans la Thrace ; le centre, sous le Brenn, envahit la Péonie, au nord de la Macédoine; la droite, conduite par un chef nommé Bolg, traversa l’Illyrie et attaqua la Macédoine par l’ouest. Ce fut ce corps qui le premier rencontra l’ennemi. La phalange fit enfoncée et Céraunos, pris vivant, fut égorgé. Les Macédoniens nommèrent rois successivement son frère Méléagre et Antipater, fils de Cassandre, qui régnèrent à peine quatre mois. Les ravages de l’ennemi, l’indiscipline des soldats, l’absence d’un chef habile, jetaient les Macédoniens dans le désespoir. Du haut des murs de leurs villes, dit Justin, ils levaient les mains vers le ciel, invoquant les noms de Philippe et d’Alexandre, dieux protecteurs de la patrie. Cette patrie qui s’abandonnait elle-même, un homme la sauva. Sosthène rassembla quelques braves, attaqua et battit les bandes éparses des envahisseurs; en quelque temps il eut une troupe, une armée. Bolg recula devant lui, moins par crainte peut-être que pour aller mettre son butin en sûreté. La Macédoine semblait délivrée : on offrit la couronne à Sosthène, qui la refusa.

Cependant le Brenn avait, durant l’hiver, préparé de nouvelles forces. Au printemps de 279 il rentra en Macédoine où il écrasa Sosthène, et l’effroi grossissant aux yeux des Grecs le nombre des assaillants, on crut qu’il franchissait les défilés de l’Olympe à la tête de cent cinquante mille fantassins et de vingt mille cavaliers, dont chacun avait deux écuyers. Réduisons de moitié cette multitude, que la Macédoine n’aurait pu nourrir, diminuons-la même davantage, il restera toujours une armée formidable qui se jeta sur la Thessalie et la dévasta. Les Grecs, moins les Péloponnésiens qui demeurèrent encore étrangers à ce mouvement national, résolurent de défendre les Thermopyles. Les Béotiens donnèrent jusqu’à dix mille hommes, les Étoliens, plus de sept mille ; les Phocidiens, trois mille ; les Locriens d’Oponte, sept cents ; les Mégariens, quatre cents. Athènes ne fournit que mille hoplites et six cents cavaliers, mais elle envoya toutes ses galères s’embosser dans le golfe Maliaque, d’où ceux qui les montaient purent, durant l’action, tirer sur les barbares[14]. Le commandement de l’armée de terre fut remis à l’Athénien Calippos, dernier et juste hommage à la ville qui n’avait pas encore une seule fois manqué à la Grèce, dans les jours du péril.

Énergiquement repoussés du passage des Thermopyles, les Gaulois découvrirent le sentier qui avait ouvert la Grèce à Xerxès, et qui, chose étrange ! n’était pas mieux gardé. Ils se dirigèrent aussitôt sur Delphes pour en piller les trésors. En cas d’attaques contre les temples, la Grèce avait deux moyens de sauver l’autorité de ses dieux : ou bien ceux-ci défendaient eux-mêmes leurs sanctuaires, ainsi était-il arrivé, au temps des guerres médiques, à Delphes, à Athènes, à Éleusis ; ou bien, comme on le conta plus tard pour le temple d’Hécate, à Stratonicée de Carie, ils punissaient les coupables en leur infligeant des échecs. De cette façon le dieu ne perdait rien de son prestige, ni son temple des offrandes de ses dévots[15]. Contre les barbares du Nord, Apollon ne pouvait pas être trouvé moins secourable qu’il ne l’avait été contre ceux de l’Asie. Le dieu, consulté à l’approche des Gaulois, répondit qu’il saurait bien se défendre ; un tremblement de terre qui entrouvrit le sol sous les pieds des envahisseurs fit rouler sur leurs tètes les rochers du Parnasse ; une tempête bouleversa les airs, et la foudre consuma ceux qui n’avaient pas péri sous les montagnes renversées. Cette légende n’est qu’un embellissement poétique de la résistance organisée par les habitants d’un pays si facile à défendre. Repoussés de Delphes, après y avoir peut-être pénétré, les Gaulois firent une retraite que les attaques des montagnards rendirent désastreuse. La faim, le froid, leur causèrent d’horribles souffrances. Le Brenn, dangereusement blessé, se tua pour échapper à la colère de ses soldats, ou à la honte de sa défaite. Divers peuples consacrèrent la légende du sanctuaire défendu et sauvé par son dieu : des œuvres d’art furent déposées en ex-voto dans le temple de Delphes, entre autres une Athéna, une Artémis et un Apollon que l’on croit avoir servi de modèle à l’Apollon du Belvédère.

Le trône de Macédoine était vacant, Antigone Gonatas y monta en vertu d’un traité fait avec Antiochus Ier. Il extermina une grande bande de Gaulois restée au Nord, et s’occupait de s’affermir dans ses États, lorsque Pyrrhus revint d’Italie où il avait étonné d’abord et battu les Romains, pénétré jusqu’à leur ville, conquis, puis abandonné la Sicile, perdu enfin une grande bataille. Il revenait de ces hasardeuses entreprises sans être rassasié d’aventures, et se jeta, tête baissée, au plus épais des intrigues qui agitaient la Grèce. Soudainement il parut en Macédoine, gagna la phalange et se rendit maître de presque tout le pays.

Mais avant d’en achever la conquête, il se lança dans une autre entreprise. Appelé par Cléonyme, prétendant au trône de Lacédémone, qui promettait de l’aider à chasser Antigone des villes que celui-ci conservait dans le Péloponnèse, il arriva, en 272, sous les murs de Sparte, qu’on avait fortifiée, pour résister à Cassandre et à Démétrius. Le roi Areus était absent en Crète, et les Lacédémoniens effrayés parlaient d’envoyer les femmes dans cette île, lorsque la plus riche héritière de la cité, Archidamie, parut dans le sénat une épée à la main, et déclara que les femmes sauraient défendre la ville. Elles travaillèrent en effet à creuser un fossé du côté où manquaient les murs, et Pyrrhus fut repoussé. Quelques jours après, l’arrivée d’Areus avec un corps d’auxiliaires argiens l’obligea de lever le siège ; il voulut se venger sur Argos et y pénétra ; mais Antigone et Areus le suivaient, et il n’eut que le temps de sortir par une porte, tandis qu’ils entraient par l’autre. Dans cette retraite, une tuile lancée par la main d’une vieille femme dont il venait de blesser le fils, l’atteignit et le tua.

La mort de Pyrrhus marque une période nouvelle dans l’apaisement de ce grand désordre soulevé, de l’Adriatique à l’Indus, par la succession d’Alexandre. Elle assura le trône de Macédoine à Antigone Gonatas et à sa race. En vain un fils de Pyrrhus envahira encore ce pays (267) ; en vain une nouvelle bande de Gaulois l’attaquera ; Antigone restera vainqueur, et la Macédoine, à peu près débarrassée de ses possessions asiatiques et de ses rêves de domination au delà des mers, se bornera à poursuivre le premier projet de Philippe, la domination sur la Grèce. L’expédition d’Alexandre et les rivalités de ses successeurs n’auront donc été qu’un glorieux, puis un sanglant intermède. La situation redevient à peu près ce qu’elle était un siècle plus tôt, en 359 ; seulement il y a de moins la génération patriote, fière et brave, que portait la Grèce avant Chéronée, et il y a de plus une corruption des mœurs, un affaissement des caractères, un épuisement de la grande vie politique et intellectuelle qui marquent une irrémédiable décadence.

La soif de l’or a allumé partout une haine implacable entre les riches et les pauvres. On ne se dispute plus le pouvoir, mais la richesse ; et tout changement politique est un bouleversement social. Polybe le dit : Ils cherchent à se ravir ce qu’ils possèdent. Une émeute populaire qui réussit n’amène nulle part la liberté, mais inévitablement une abolition des dettes avec un partage des terres. Les tyrans n’ont pas tous été le reste impur de la domination macédonienne; la démagogie victorieuse s’est laissé enchaîner pour mieux tenir sous ses pieds l’aristocratie vaincue. Les rois, disait Aristote quelques années plus tôt, ont été établis pour défendre les grands contre le peuple ; les tyrans pour protéger le peuple contre les grands. Mais la tyrannie porte ses fruits nécessaires. Avec elle, tout s’abaisse, tout décline. La peur produit la lâcheté et brise ce ressort qui fait tenir debout l’homme et le citoyen : le respect de soi-même et celui de la loi.

Il y a de la décadence jusque dans la tyrannie. Ceux qui avaient usurpé le pouvoir dans les cités avant les guerres Médiques sont quelques-uns des hommes les plus remarquables de la Grèce. Ceux qui s’en saisissent à la seconde époque sont d’obscurs aventuriers dont l’histoire n’a même pas toujours gardé les noms. Cependant la Grèce, rougissant une fois encore de tant de honte, fera un dernier effort, et viendra mourir au moins sous l’épée d’un grand peuple.

 

 

 



[1] XIV, 12.

[2] Le recensement qu’il fit, probablement en 303, accusa, suivant Athénée, vingt et un mille citoyens, dix mille métèques et quatre cent mille esclaves. Ce sont de bien gros chiffres, mais qui sont expliqués peut-être par la prospérité matérielle de l’Attique en ce temps-là.

[3] Posidippos ne commença d’écrire que trois années après la mort de Ménandre, et fut, comme lui, très goûté des Athéniens. Nous n’avons qu’un petit nombre de fragments de ses quarante pièces, c’est assez pour qu’on y puisse entrevoir le caractère licencieux de la comédie nouvelle. Aulu-Gelle (II, 23) le cite parmi les poètes que les Latins ont imités, et sa statue, au Vatican, montre le crédit dont il jouissait à Rome.

[4] Démétrius de Phalère se réfugia à Thèbes, puis en Macédoine et, après la mort de Cassandre, en Égypte, auprès de Ptolémée, qui lui confia la direction de la bibliothèque d’Alexandrie.

[5] Le sénat fut porté par là à six cents membres.

[6] Fragmenta Hist. Græc., t. II, p. 445, Didot.

[7] Il était d’airain et haut de 70 coudées (environ 33 mètres). On dit que le statuaire, Charès de Lindos, l’avait représenté posant un pied sur chacun des môles qui formaient l’entrée du port, de sorte qu’il servait en quelque sorte d’arc de triomphe sous lequel passaient les vaisseaux : c’est une légende. En 224 un tremblement de terre ruina presque complètement la ville et renversa la statue. Les Rhodiens exploitèrent ce désastre. Ils imaginèrent de se faire payer leur colosse par la charité des princes et des villes qui s’empressèrent de concourir à cette œuvre pie. Quand ils eurent l’argent, ils l’employèrent à de plus profanes usages et trouvèrent sans peine quelque oracle qui leur défendit de relever la statue. La ville sortit donc seule de ses ruines, sans rendre à son dieu le même service : il ne parait point qu’il en fut irrité, car elle devint de plus en plus florissante ; et quand la conquête romaine arriva dans ces parages, il n’y avait point de marine plus puissante que celle des Rhodiens.

[8] Il est probable qu’il ne s’établit que dans l’opisthodome ou trésor public, derrière le naos.

[9] Strabon, I, 3, 2. On sait que le tracé du canal maintenant en construction se confond presque exactement avec celui du canal de Néron.

[10] Athénée, VI, 62.

[11] On a trouvé dans l’Acropole d’Athènes une inscription qui mentionne l’alliance de Ptolémée avec Athènes, Lacédémone et leurs alliés, dans le but de combattre pour la liberté commune contre ceux qui voulaient ruiner la Grèce, détruire les lois et la constitution des ancêtres (Corp. Inser. Attic., II, n. 332).

[12] Il avait quatre-vingt-quatre ans.

[13] Voyez, dans Justin, XXIV, 2, 5, cette scène de meurtre qui est bien odieuse, si l’écrivain n’y a rien ajouté.

[14] A cette invasion de la Macédoine se rattache peut-être l’usage pris par les Gaulois de frapper des pièces à l’imitation des philippes d’or. Voyez Lenormant, Rev. Numism., 1856, p. 303.

[15] Bull. de Corr. Hellén., mars 1887, p. 162.