HISTOIRE DES GRECS

SIXIÈME PÉRIODE — SUPRÉMATIE DE SPARTE, PUIS DE THÈBES (404-339) – DÉCADENCE DE LA GRÈCE.

Chapitre XXX — État de la Grèce sous la domination macédonienne.

 

 

I. Éclat persistant des arts

Cependant, à défaut de grands hommes et de grandes choses, la Grèce, après la paix signée en 361, allait-elle au moins retrouver le calme ? On pouvait raisonnablement l’espérer.

Depuis près d’un siècle, elle se déchirait de ses propres mains. Les uns s’étaient armés pour saisir l’omnipotence, les autres pour briser l’usurpation. Sparte, Athènes, Sparte encore, puis Thèbes, s’étaient épuisées à soutenir une fortune trop grande. Chacune à son tour avait vu, le lendemain de la victoire, ses alliés se tourner contre elle. L’esprit d’indépendance municipale avait vaincu l’esprit d’union. L’expérience était achevée : la Grèce, obéissant à d’invincibles instincts, ne voulait pas être un empire.

De toutes ces dominations brisées, une seule était regrettable, celle de l’Athènes de Périclès. Tant qu’elle avait duré il y avait eu moins de cruautés et d’injustices, plus d’éclat et de prospérité que la Grèce n’en avait jamais connu. Sparte avait appesanti sur tous un joug brutal. La conduite de Thèbes à l’égard de Thespies, de Platée, d’Orchomène, même de Tégée, l’habitude qu’elle commençait à prendre d’envoyer, elle aussi, des harmostes chez ses alliés, n’annonçaient pas une autorité plus douce. D’ailleurs elle n’avait aucun plan et point de but élevé; comme Sparte, elle voulait le pouvoir pour le pouvoir même. Cette domination, pas plus que celle de Lacédémone, n’avait donc en soi sa raison d’être, car la Grèce n’eût rien gagné à lui obéir. On n’était plus aux temps où une coalition était nécessaire. Au lendemain de l’invasion persique, on avait pu craindre un retour offensif du grand roi, comme on avait vu les armées de Xerxès succéder à celles de Darius ; et cette juste crainte avait légitimé l’empire d’Athènes. C’est aussi parce que cet empire sortit naturellement du milieu des faits qu’il fut si longtemps incontesté et que, malgré tant de malheurs, il en subsistait des débris respectables. Mais au moment où nous sommes arrivés, quels dangers l’œil le plus perçant pouvait-il découvrir ? A l’orient, la Perse se débattait dans cette longue agonie des États orientaux, si peu vivants et pourtant si lents à mourir. A l’occident, les Romains en étaient encore à rebâtir leur ville brûlée naguère par les Gaulois. Du nord, que redouter ? Jason était mort et avec lui ses grands desseins. Quant à la Macédoine, si troublée et depuis tant de siècles impuissante, prophète bien moqué eût prédit sa fortune prochaine[1].

Un ami de la Grèce eût donc, à cette heure, vu sans effroi finir la sanglante expérience qui s’était poursuivie depuis trois ou quatre générations. Les Grecs, ne pouvant s’unir, semblaient du moins être arrivés à des conditions générales d’existence plus équitables et meilleures. Il n’y avait plus de peuple dominant sur un autre peuple, par conséquent plus de maîtres et de sujets; mais il y avait moins de morcellement. Beaucoup de petits États avaient formé des alliances qui comprenaient les cités de provinces entières : moyen plus sûr et moins contraire aux tendances impérieuses de l’esprit grec d’arriver, un jour peut-être, par l’union des ligues provinciales, à une confédération de tout le corps hellénique. En outre, ces ligues sont faites à des conditions plus justes. Tous les alliés d’Athènes, les plus faibles comme les plus puissants, ont une voix au congrès général, et tous les membres de la confédération d’Arcadie, comme ceux de la ligue achéenne, ont des droits égaux. Dans la nouvelle alliance entre Lacédémone et plusieurs peuples du Péloponnèse, il est convenu que chaque État commandera sur son territoire.

Une des grandes iniquités de Lacédémone, l’hilotisme des Messéniens, était réparée : Messène était indépendante et Sparte enfermée dans sa vallée de l’Eurotas. L’Arcadie, renonçant à ses antiques divisions, avait réuni presque tous ses villages dans la Grande Cité, Mégalopolis, et formé un État capable de tenir en bride l’ambition spartiate, en couvrant contre elle le reste du Péloponnèse. Corinthe, fatiguée de ces guerres qui la ruinaient, n’aspirait qu’à la paix, au commerce, au plaisir. Argos, naguère souillée de sang, voyait au moins les factions s’apaiser et lui donner quelque répit. Les Achéens renouaient leur vieille fédération avec des idées d’égalité et de justice qui leur vaudront l’honneur d’être les derniers survivants de la Grèce. La ligue béotienne obéissait à Thèbes, mais maintenant sans trop de contrainte. Athènes enfin avait relevé son commerce avec sa marine militaire, et ramené à elle ses anciens alliés par la sagesse de sa conduite.

Qui empêchait ces États rentrés dans leurs limites de vivre en paix, après s’être mutuellement convaincus d’impuissance, dés qu’ils voulaient en sortir? Pourquoi ne seraient-ils pas redevenus ce qu’ils avaient été, un siècle plus tôt, chacun un foyer de lumière ? Malgré tant de combats, ils n’avaient pas beaucoup perdu de leur population, et rien de leur activité physique ou intellectuelle. Leurs soldats étaient toujours les meilleurs soldats du monde, car la légion romaine n’avait pas fait ses preuves, ni la phalange macédonienne. Leurs savants, leurs artistes, étaient nombreux. Pour l’art, pour la philosophie, pour l’éloquence, ce qu’on a appelé le siècle de Périclès continuait.

Phidias, Polyclète, Zeuxis, Parrhasios, étaient morts, et, entre les mains de leurs successeurs, l’art se transforme et fléchit. Déjà, dans la frise du temple d’Apollon Épikourios, prés de Phigalie[2], Ictinos avait donné à ses figures plus de vivacité que n’en ont les bas-reliefs du Parthénon. Une génération s’écoule et voici que la passion anime le marbre, comme elle avait agité déjà les tragédies d’Euripide. Dionysos ressent l’ivresse qu’il inspire, Aphrodite la volupté qu’elle promet ; le style moins sévère est plus humain et le mouvement de la vie remplace la calme sérénité des dieux de Phidias.

La sculpture est sur la route qui conduira les artistes à composer des statues iconiques, à subordonner trop souvent l’art à la vérité vulgaire. Par la recherche du détail, l’excès du fini et une exactitude trop servile, on perdra le sentiment de la beauté idéale. Lucien exprime cette tendance en disant d’un artiste de ce temps, Démétrios, qu’il n’était plus un faiseur de dieux, mais un faiseur d’hommes[3]. Ou bien l’on tendra au tragique, au gigantesque, et l’on construira des colosses de bronze qui seront des prodiges d’industrie. Charès de Lindos édifiera, vers 280, le colosse de Rhodes; Lysippe, un Jupiter haut de quarante coudées (18m,15). Dans quelques années, Démocratès offrira à Alexandre de tailler l’Athos en statue, une des mains portant une ville, l’autre laissant échapper un torrent qui retomberait en puissantes cascades[4]. Le héros eut plus de goût que l’artiste, il refusa. A chacun son œuvre ; que l’homme laisse à Dieu ses montagnes[5].

Mais avant que les artistes se préoccupassent de faire tragique, ce qui n’est pas le propre de la statuaire, il y eut pour l’art grec une période charmante, celle que remplit l’école de la grâce, qui se plut à donner aux dieux la jeunesse efféminée au lieu de la majesté olympique. Deux Athéniens, Scopas et Praxitèle, qui en furent les chefs, créèrent le type des Vénus pudiques et craintives, représentation de la femme bien plus que de la déesse[6]. Les grands artistes du cinquième siècle ne montraient jamais la nudité féminine, du moins dans les oeuvres de la grande sculpture[7]. Des critiques peut-être trop ingénieux ont même cru que si Praxitèle[8], lorsqu’il sculpta son Aphrodite de Cnide, au regard humide, lui ôta tout voile, il avait du moins placé prés d’elle un vase qui, rappelant l’idée du bain, justifiait la nudité de la déesse, en la motivant. L’attrait de sa beauté fut toujours très vif, et il l’est encore, jusque dans les imitations que nous en possédons. L’Olympe, dit une épigramme de l’Anthologie, ne possède plus la déesse de Paphos ; elle est descendue à Cnide ; et l’on conte que Nicomède de Bithynie avait vainement offert aux Cnidiens de payer toutes leurs dettes en échange de leur Vénus.

Scopas, dans le temple de Mégare, entoura Aphrodite de trois statues, l’Amour, le Désir, la Persuasion. C’était bien le temps où l’on dit qu’une courtisane fameuse pour sa beauté, Phryné de Thespies, avait un rôle dans les fêtes d’Éleusis et sortait des flots en Vénus Anadyomène ; le temps aussi où la Grèce, ne redoutant plus le Mède et pas encore le Macédonien, demandait à l’art et à la vie toutes les grâces et toutes les voluptés.

De Praxitèle, nous avons des copies de l’Apollon Sauroctonos et de la Vénus de Cnide, pour laquelle Phryné posa devant l’artiste[9]. Mais nous n’avons, semble-t-il, que des imitations éloignées de ses Éros représentant l’éphèbe olympien qui vit parmi les fleurs, et de son Satyre, à moins que le torse trouvé sur le Palatin n’en soit un fragment. On conte qu’il avait promis à Phryné une de ses œuvres. Pour savoir celle que le maître préférait, elle lui fit annoncer, un jour, que son atelier brûlait. Sauvez, s’écria-t-il, l’Éros et le Satyre. Elle prit le premier qui, de tout point, lui convenait, et elle le consacra dans un temple de Thespies. Deux des plus heureuses découvertes récemment faites sont des bas-reliefs trouvés à Mantinée, œuvre inspirée sans doute par Praxitèle, et son Hermès, découvert à Olympie en 1877, à la place où Pausanias l’avait vu[10].

Praxitèle, et c’est son plus grand charme, ne dépassa point la grâce pour aller jusqu’à l’expression trop vive de la passion : ses personnages gardèrent la réserve et la mesure qui furent le caractère du génie grec à ses beau jours. De Scopas, il ne nous reste rien ou peu de chose, à moins que le groupe des Niobides et surtout la Vénus de Milo ne soient de lui : dans ce cas, il faudrait le regarder comme un des premiers sculpteurs de la Grèce et le mettre à côté de Phidias. Il semble que l’Apollon du musée Pio Clementino soit une copie de son Apollon citharède à qui Auguste éleva un temple dans sa demeure du Palatin. Ce n’était pas le dieu superbe qui tue le serpent Python, et qu’à Rome, autour de l’empereur, on pouvait honorer comme le destructeur des monstres de la guerre civile, mais le dieu des arts et de l’harmonie, celui qui conduit le chœur des Muses, et dont Auguste fit le symbole de la Paix Romaine qu’il voulait assurer au monde. Vers 350, Scopas fut chargé de sculpter la face orientale de la  frise du tombeau de Mausole. Architecte en même temps que statuaire, il reconstruisit à Tégée le temple d’Athéna-Aléa, dont l’enceinte extérieure était bordée de colonnes ioniques et l’intérieur décoré de deux ordres superposés, le dorique et le corinthien[11]. Peut-être travailla-t-il aussi au temple d’Éphèse qu’Érostrate brûla en 556.

Pline regardait comme le chef-d’œuvre de Scopas Achille conduit à l’île de Leucé par les Néréides. La Néréide de Florence, portée par un hippocampe, est-elle un reste ou une copie partielle de ce groupe fameux[12] ?

Pamphile florissait de leur temps ; Euphranor et Nicias, un peu plus tard, et tous trois étaient peintres. Naturellement, nous ne connaissons d’eux que la liste de leurs tableaux donnée par Pline. Mais Euphranor était aussi sculpteur. Le Vatican (Mus. Pio Clem.) possède une copie de son Pâris, et la galerie de Florence un bas-relief qui représente peut-être son groupe de Latone, Apollon et Diane. Son Apollon Patroos, ou protecteur de la race ionienne, était une des nombreuses décorations du Céramique d’Athènes[13] ; on croit en avoir l’imitation dans une figure sculptée sur un autel.

Apelles allait porter la peinture au plus haut degré de perfection que l’antiquité lui ait donnée, et Lysippe mériter qu’Alexandre ne permit qu’à lui seul de reproduire avec le bronze sa royale image[14]. Il ne nous reste aucune œuvre authentique de ce grand sculpteur ; mais on croit avoir des répliques de deux de ses statues, l’Apoxyoménos du Vatican et l’Hercule Farnèse. Il continuait Scopas, en donnant à ses figures une vie plus énergique avec une fidélité matérielle poussée très loin. Properce marque bien le caractère de son talent, dans ce vers :

Gloria Lysippost animosa effingere signa[15].

D’autre part, Pline dit que ses figures étaient plus élancées, ses têtes plus petites qu’on ne les faisait d’ordinaire[16]. C’est ce que l’on peut constater aussi chez Michel-Ange. L’un et l’autre, pour arriver à plus d’élégance, donnaient au corps dix longueurs de tête, ce qui faisait manquer l’effet cherché, témoin le Pensieroso de Florence dont le cou est trop long et la tête trop petite. Sous d’autres rapports, Lysippe peut aussi être rapproché de Michel-Ange. Notons à ce propos que si le grand Buonarotti a été le contemporain de Raphaël, Lysippe le fut presque de Praxitèle, et qu’aux deux époques vivaient à côté l’une de l’autre l’école de la grâce et celle de la force. Pour l’art grec, celle-ci aura sa plus haute expression dans les bas-reliefs de Pergame[17].

De Phidias à Lysippe, nous avons suivi, pour la statuaire, une marche descendante ; d’abord la majesté sereine des dieux, puis la beauté sensuelle, enfin la force que représente cet Hercule Farnèse, à la tête si petite, aux épaules si larges et à la puissante musculature. Pour l’architecture, ce siècle est celui du plus brillant essor de l’art ionique. Les temples de Priène et celui d’Apollon Didyméen, dont il nous reste de magnifiques débris, sont de cette époque.

L’art accuse donc certains changements de caractère; on ne voit pas encore les symptômes de défaillance.

 

II. Platon

L’éloquence et la philosophie arrivent au point le plus élevé qu’elles puissent atteindre. Lysias, Isocrate, Isée, écrivent pour les plaideurs des discours qui, tout en appartenant à un genre secondaire, révèlent l’élégance du dialecte attique[18], et la tribune d’Athènes retentit des accents passionnés et virils de Démosthène, de Lycurgue, d’Hypéridés[19] et d’Hégésippos. Eschine y apporte la souplesse de son esprit, Phocion sa vertu. Nous donnerons, au cours du récit, des fragments de leurs discours qui furent des actes politiques et sont par conséquent du ressort de l’histoire.

Mais sortons du Pnyx, descendons aux jardins d’Académos[20] ; voyez ces hommes venus de tous les pays et suspendus aux lèvres d’un disciple de Socrate ; écoutez-le, c’est l’Homère de la philosophie, et un des révélateurs de l’humanité, c’est Platon.

Les Grecs qui aimaient les légendes, voile gracieux qu’ils se plaisaient à jeter sur l’histoire, contèrent que son vrai père était Apollon ; qu’à son berceau les abeilles de l’Hymette avaient déposé leur miel sur ses lèvres et que le jour où il fut conduit à Socrate, le philosophe vit un jeune cygne qui, s’élevant de l’autel de l’Amour, vint se reposer dans son sein, et prit ensuite son vol vers le ciel, avec un chant mélodieux qui charmait les divinités et les hommes. On savait bien ce que valaient ces beaux récits, mais on aimait à les répéter en témoignage d’admiration.

Platon tenait à ce qu’il y avait de plus noble dans Athènes; son père prétendait descendre de Codrus et sa mère de Solon. Il entreprit d’abord un poème épique, mais renonça aux vers pour la philosophie; je crois qu’il resta poète bien plus qu’il ne le pensait.

Après la mort de Socrate, ses disciples dispersés avaient fondé plusieurs écoles :

Euclide, celle de Mégare, si justement nommée la disputeuse, qui revint à la métaphysique que le maître avait dédaignée, et, par sa confiance absolue dans la logique, par son mépris pour les perceptions des sens, prépara les voies aux pyrrhoniens ;

Aristippe, le précurseur d’Épicure, celle de Cyrène, qui proposa pour but à l’homme le bonheur en l’y conduisant par le plaisir, au lieu de l’y mener, comme Socrate, par la vertu[21] ;

Antisthène, enfin, l’école cynique, qui, par une exagération mauvaise de la simplicité socratique, méconnut la raison pour revenir à ce qu’elle appelait la nature, et sacrifia la société et toutes ses lois, en estimant que les bienséances étaient des préjugés, qu’il n’y avait de laid que le vice, de beau que la vertu sans pudeur. C’eût été priver la Grèce de ses plus précieuses qualités : la poésie, l’art, l’éloquence, et lui donner, au lieu de citoyens actifs, des moines déguenillés laissant passer un frivole orgueil à travers les trous de leur manteau.

De ces philosophes, Platon fut le plus grand par son talent littéraire, qui dépasse celui de tous les autres, et par sa doctrine, d’où tant de systèmes sont sortis[22]. Après la catastrophe qui dispersa les disciples de Socrate, il voyagea dans la Grande-Grèce, la Sicile, la Cyrénaïque et l’Égypte, étudiant toutes les écoles, interrogeant tous les sages, ou ceux qui croyaient l’être, même les prêtres d’Égypte, qui lui contèrent le grand naufrage du continent atlantique[23] et lui dirent, dans l’orgueil de leur civilisation cinquante fois séculaire : Vous autres Grecs, vous n’êtes que des enfants. De retour à Athènes, il ouvrit, vers 388, l’école fameuse de l’Académie, où il enseigna quarante ans. Il avait pris une route plus large et plus haute, mais aussi plus dangereuse que celle de son maître. Si, comme Socrate, il étudia l’âme humaine, cette connaissance ne fut pour lui que le point de départ d’un système qui, sortant du ferme terrain de la conscience, prétendit s’élever par la dialectique et l’imagination jusqu’à la connaissance de tous les êtres et de la divinité, leur principe commun.

Nous n’avons à parler ici ni de la trinité platonicienne : Dieu, qui ne crée pas le monde, mais qui l’organise ; la matière, qui reçoit de lui le germe de tout bien et de toute vie ; le monde, fils des deux autres principes ; — ni des trois âmes qu’il attribue à l’homme, dont l’une, la raisonnable, survit au corps, avec le souvenir du passé, soit pour le châtiment, soit pour la récompense, ou est envoyée, sans mémoire de la vie antérieure, dans un autre corps pour une seconde épreuve ; — ni des deux espèces d’amour : l’un sensuel et grossier, la Vénus vulgaire, l’autre, la Vénus Céleste, principe des instincts supérieurs de l’humanité qui, à travers la beauté extérieure, voit la beauté morale et fait la divine harmonie du monde en donnant la paix aux hommes, le calme à la mer, le silence au vent, le sommeil à la douleur[24]. C’est de la doctrine platonicienne qu’est née l’allégorie charmante de Psyché ou de l’âme humaine, qui, purifiée par l’amour et la douleur, finit par jouir de toutes les béatitudes[25].

Encore moins parlerons-nous de sa théorie fameuse des idées ou des types éternels des êtres qui résident en Dieu, leur substance commune. L’oeil ne peut les apercevoir, mais ils se révèlent à l’intelligence. Quand Phidias représenta Jupiter et Minerve, il ne copia pas un modèle vivant, il avait en son esprit une image incomparable de beauté ; de même concevons-nous l’image de la parfaite éloquence, dont nos oreilles n’entendent qu’un écho lointain et affaibli. Ces formes des choses sont les idées. Conçues par la raison, elles sont de tous les temps, tandis que le reste naît, change, s’écoule et disparaît.

Chaque objet a donc, au-dessus de la nature phénoménale où tout est dans un flux perpétuel, sa forme suprême, dont il faut sans cesse se rapprocher. Dans notre prison de la terre, dans cet antre ténébreux où les préjugés nous enveloppent de tant de liens, nous voyons des ombres qui passent: c’est le monde que nous prenons pour une réalité. A suivre ces changements perpétuels, l’âme se trouble et chancelle, comme prise d’ivresse. Mais que tombent les chaînes du captif, qu’il sorte de l’antre obscur, alors, échappant à la corruption du corps, il se porte vers ce qui est pur, éternel; il sépare la vérité de l’illusion ; il a la sagesse et il s’approche de l’éblouissante lumière où l’âme contemplera ce qui possède la réelle existence, les idées, types éternels du vrai, du beau et du bien[26].

Je n’ai pas à rechercher ce que vaut philosophiquement cette théorie des idées, d’où l’on a tiré la magnifique et féconde formule : Le beau est la splendeur du bien et du vrai. Mais faire du devoir le principe de la morale ; proclamer dogmatiquement la providence divine et l’immortalité de l’âme, que les mystères n’avaient enseignées que d’une manière poétique ; enfin, placer en Dieu toutes les perfections et donner pour but à notre activité morale la ressemblance avec lui, de sorte que la vertu ne fût que l’obéissance aux préceptes divins[27] : c’était proposer à l’homme la recherche constante d’une perfection idéale. Aussi, tant qu’il existera des esprits élevés, il y aura des disciples pour le maître de qui l’âme a reçu des ailes

Platon, dans le Phédon, appelle l’homme un animal religieux : sa philosophie est faite pour répondre à cette définition. Sans cesse il revient sur la nécessité de regarder en haut et il exprime cette pensée avec une variété infinie d’images. Comme le dieu Glaucos, dont on ne reconnaît plus la divinité lorsqu’il sort des ondes la tête défigurée par les herbes marines qui la couvrent, l’âme humaine est souillée par les immondices du corps. Qu’elle se détache donc de son geôlier par la vertu et par l’intelligence du bien absolu. — Par là, dit-il, à la fin de sa République, nous serons en paix avec nous-mêmes et avec les dieux ; et, après avoir remporté sur la terre le prix destiné à la vertu, semblables à des athlètes victorieux qu’on mène au triomphe, nous serons encore couronnés là-haut.

Avec cette espérance, il fait bon marché des misères de la vie ; il va même jusqu’à souhaiter de les quitter au plus vite. Le Grec aimait la douce lumière du jour et toutes les joies de l’existence ; Platon soulève déjà le linceul dont la religion de la mort enveloppera l’humanité. Selon lui, les sages doivent mépriser les choses de la terre et aspirer à la séparation de l’âme et du corps, comme à la délivrance[28]. Cependant, s’il veut que par ce dédain des biens périssables on se rende digne de contempler un jour Dieu et la vérité, il ne conseille pas l’anéantissement dans l’amour divin. La vie, au contraire, doit être active, laborieuse et, pour que la mort ne cause aucun effroi, il faut avoir décoré son âme de la parure qui lui est propre : la pensée et la science. Ces deux mots sont aussi ceux de la civilisation moderne, mais dans un autre sens que celui où Platon les prenait lorsqu’il faisait de la vertu la conséquence de la science, sans montrer, comme Aristote le lui reproche, le lien qui doit unir le bien reconnu à la volonté de l’accomplir.

Pour Platon, les connaissances qui proviennent des sens nous apprennent seulement ce qui passe et ne sont qu’affaire d’opinion : la science véritable est celle qui enseigne ce qui doit exister, et révèle l’Être en soi, l’Être nécessaire. Comment arriver à cette science suprême? Par la dialectique et l’exaltation de toutes les facultés de l’âme, ou l’enthousiasme. Ce sont deux forces puissantes, qui peuvent aussi conduire par des chemins divers, et à l’aide de beaucoup de subtilités, sur des pentes périlleuses. Platon avait donc repris les spéculations métaphysiques, ces discours nus, comme les appelait un des interlocuteurs du Théétète et que Socrate n’aimait point. Il rendait à l’imagination les droits que son maître lui avait déniés et il expia cette imprudence, à la fois téméraire et heureuse, en employant tour à tour l’or pur et le plomb vil dans l’édifice qu’il éleva.

Ce grand semeur d’idées en jeta dans toutes les directions, si bien que de son école sortiront les doctrines les plus différentes : le spiritualisme de la première Académie, le scepticisme de la seconde, ce qu’on pourrait appeler le probabilisme de la troisième, et, pour finir, le mysticisme des Alexandrins, qui se propagera dans le christianisme. Zénon même n’est pas sans avoir trouvé dans l’œuvre platonicienne quelques éléments du stoïcisme[29]. II serait donc possible de dire que toutes les écoles grecques, l’épicuréisme excepté, sont les filles plus ou moins légitimes de la doctrine platonicienne, comme du christianisme sont nées les mille sectes dont il a couvert le monde. Mais il faut un arbre bien robuste et une sève bien riche pour porter et nourrir tant de rameaux différents.

Dans son ambition de tout embrasser : Dieu, l’homme, la nature, Platon retourna aux études physiques, que Socrate condamnait, et il écrivit le Timée, le premier essai qui nous reste d’une philosophie de la nature, puisque les ouvrages d’Empédocle et d’Héraclite sont perdus[30], mais il ne s’y enferme pas. Il voit l’ordre établi dans l’univers, et, de cette pensée, il tire le grand argument des spiritualistes de tous les temps, en faisant du cosmos l’œuvre d’un Dieu bon et d’une Providence qui conserve l’harmonie générale et soutient l’homme dans ses efforts vers le bien.

Nous avons noté les doutes de Socrate ; on pourrait marquer aussi pour Platon, au milieu d’affirmations très résolues, des hésitations singulières, et montrer que sur les questions fondamentales il a plus d’espérance que de certitude. Dans le Phédon, qu’il composa peut-être assez longtemps après la mort de son maître, se trouvent ces paroles : Comme toi, Socrate, dit un des interlocuteurs, je crois que, pour ce qui se passe après la mort, il est impossible ou du moins très difficile d’arriver à la vérité ; et ailleurs, à propos de l’immortalité de l’âme : Y croire, c’est un beau risque à courir, mais l’espérance est grande. Dans les Lois, ouvrage de son extrême vieillesse et sa dernière pensée, il écrivit encore : Figurons-nous que nous sommes une machine animée, sortie de la main des dieux, soit qu’ils l’aient faite pour s’amuser ou qu’ils aient eu quelque dessein sérieux, car nous n’en savons rien[31]. Ces questions, en effet, par leur nature même, ne peuvent recevoir une solution positive comme un théorème de géométrie. Ensuite Platon est un poète qui s’occupe de philosophie ; qui imagine autant qu’il raisonne ; qui, enfin, garde la liberté de l’art et du génie, tout en cherchant à établir des enchaînements logiques pour constituer une science. Et cependant, quoiqu’il ne soit pas toujours d’accord avec lui-même, il est resté, par l’ensemble de sa doctrine, le philosophe de l’idéal et de l’espérance.

En politique sociale, il réunit aussi les contraires. L’immortel rêveur est dans la vérité quand il plane au-dessus de ce monde pour chercher en un Dieu éternel et réunissant toutes les perfections les principes de la morale individuelle et publique, qui le mènent jusqu’à la pensée d’améliorer le coupable tout en le punissant. Mais il descend au-dessous du plus vulgaire législateur quand il veut donner un corps à ses conceptions. Disciple à la fois de Socrate et de Lycurgue, il emporte, d’un sublime effort, l’âme au pied de l’éternelle justice, et pour exiger d’elle plus que sa nature ne peut fournir, il la laisse retomber au milieu des souillures d’une vie où toutes les conditions de l’ordre social sont renversées. Il donne à la conscience son rang, au-dessus de toutes les vicissitudes, et à l’âme l’immortalité ; il voit le bonheur dans la vertu, même bafouée et clouée sur la croix ; il voit le malheur dans le crime, même heureux et honoré ; il est chrétien dans sa morale, j’allais dire dans son dogme, avant le christianisme ; et sa République est, comme celle d’Aristophane, bâtie dans les nuages, avec cette différence que celle du poète est une amusante satire qui ne trompe personne, tandis que celle du philosophe présente le monstrueux assemblage d’existences et de lois contre nature : la promiscuité des biens, des enfants et des femmes ; la mort des nouveau-nés contrefaits ou dépassant le chiffre immuable des citoyens; l’esclavage consacré et le système des castes établi, avec la censure pour les écrits et l’instruction restreinte; enfin, les enfants menés à la guerre pour qu’on leur fasse en quelque sorte goûter le sang, comme on fait aux jeunes chiens de meute ; et la cité fermée aux étrangers, aux poètes dramatiques, à Sophocle, à Eschyle, à Hésiode, même à Homère. Il cite le divin aveugle devant le juge de sa république, il l’accuse, le condamne ; et, rompant sans retour, mais douloureusement, avec le poète bien-aimé, il répand sur lui des parfums, il orne sa tête de bandelettes, et le reconduit hors des portes comme un corrupteur de l’État. Il proclame Dieu, sa providence, sa bonté infinie; mais cette bonté, il l’offense, et l’élève de Socrate justifie la mort de son maître quand il reconnaît à l’autorité publique le droit de bannir celui qui n’aurait pas sur Dieu la même opinion que le gouvernement[32]. Mais ne lui reprochons pas trop cette intolérance qui a régné si longtemps chez nous comme maxime d’État. Montesquieu et Rousseau pensaient, à cet égard, comme Platon, et aujourd’hui encore certains esprits pensent comme eux[33].

L’histoire, qui ne doit avoir de complaisance pour personne, pas même pour les plus beaux esprits, est bien contrainte de constater que si Platon engagea la morale dans les voies où nous cherchons à la faire avancer, il fut, dans sa République, un triste législateur et, dans sa vie politique, un assez mauvais citoyen. Riche et de noble origine, il avait sa place dans le parti des grands, et nous savons qu’il fut l’ami de Denys le Jeune, le tyran de Syracuse. Sa naissance, ses relations, surtout son génie fait de grâce, et sa pensée qui cherchait toujours à monter plus haut, l’empêchaient de descendre aux soins vulgaires dont l’agora s’occupait. II ne comprit ni le développement historique d’Athènes ni les efforts de ses plus grands hommes pour assurer sa puissance maritime. Comme tous les Socratiques, il était contraire aux institutions démocratiques qui ruinaient les grands par les liturgies et enrichissaient les petits par le commerce. Les fières doctrines de Platon entretenaient donc l’irritation contre un gouvernement qui établissait l’égalité entre les lièvres et les lions. — Qu’est-il besoin, dit Socrate dans le Théétète[34], de parler de ceux qui ne s’appliquent que légèrement à la philosophie ? Le vrai philosophe ne connaît, dès sa jeunesse, ni le chemin de la place publique ni celui des tribunaux et du sénat. Il ne voit ni n’entend les lois et les décrets. Il ne songe ni aux factions ni aux candidatures pour les charges publiques. Son corps vit et habite dans la ville, mais son esprit regarde tous ces soucis comme indignes. Son affaire à lui est de s’élever jusqu’au ciel pour y contempler le cours des astres, et d’étudier la nature des êtres qui sont loin de lui. Peu importe que la multitude méprise et insulte le philosophe. Détaché des soins terrestres, il ne s’occupe que de ce qui est divin, et ceux qui le traitent d’insensé. ne voient pas qu’il a reçu l’inspiration d’en haut[35].

Philosophie hautaine qui conduit à n’avoir plus d’intérêts communs avec ses concitoyens, c’est-à-dire à n’avoir plus de patrie; qui, oubliant les joies de la paternité, parle sans colère des amours équivoques du Phèdre et du Banquet[36], qui, enfin, à force d’élever l’âme au-dessus des réalités passagères, sacrifie une partie de la nature humaine, celle où résident les pures voluptés que donnent la poésie et l’art. Pour celui qui étudie les transformations de la pensée, Platon est un puissant initiateur. Pour l’historien qui s’attache au destin de la cité, surtout quand cette cité s’appelle Athènes, l’indifférence de ces philosophes, dont l’esprit est toujours tendu au sublime, et qui passent au milieu des hommes comme s’ils ne les voyaient pas, lui semble une désertion de devoirs impérieux. Aussi ne s’étonne-t-il pas qu’ils écrivent, lorsqu’ils s’abaissent aux choses de la terre, de si étranges choses sur l’organisation des États, et il ne reproche pas bien vivement à Isocrate d’avoir tourné en dérision les républiques écloses dans le cerveau des philosophes.

Platon a dit que, pour être heureux, les peuples devraient être gouvernés par des philosophes ; ce mot rend bien l’esprit théocratique des hommes qui avaient remplacé, pour la Grèce, les castes sacerdotales de l’Orient. Mais Rousseau nous a montré que cette prétention n’est pas plus justifiée aujourd’hui qu’il y a vingt-trois siècles. La politique étant la science du relatif, non celle de l’absolu, et sa méthode, l’observation des faits sous la règle suprême de la justice, se combine mal avec les conceptions a priori qui font l’utopiste ou le sectaire. A notre tour, il faut traiter Platon comme lui-même traita Homère : le couronner de fleurs, répandre des parfums sur sa tête et le conduire hors de la cité, dont il ne comprend pas les conditions d’existence. Un communisme idéalisé, un despotisme légal et vertueux, une théocratie philosophique, bien que ces mots jurent à côté l’un de l’autre, et les aberrations les plus étranges, parce qu’il confond l’État et la famille, voilà en politique sociale le dernier mot de l’homme qui, pourtant, fonda la philosophie spiritualiste et du théologien qui mérita l’admiration des Pères de l’Église.

Que de paroles chrétiennes dans la bouche de ce païen, qui ont préparé le triomphe de la nouvelle Loi, en établissant un passage facile entre elle et sa philosophie ! Les premiers Pères de l’Église sont des platoniciens et ils pouvaient lire dans le Phédon ce qu’ils ont lu dans les Écritures sur la nécessité d’une révélation d’en haut pour arriver à la certitude absolue. Lorsque Platon dit, dans le Criton : Ne rendez pas injure pour injure ; dans le Gorgias : Mieux vaut souffrir une injustice que de la commettre ; et qu’à la fin du Sophiste, il donne une démonstration de l’existence de Dieu que l’évêque d’Hippone lui a empruntée, il est dans le pur esprit de l’Évangile ; et n’est-ce pas la doctrine augustinienne de la grâce qui se trouve dans ce texte du Ménon : La vertu ne s’enseigne pas, c’est un don de Dieu ? Dans le juste qu’il montre chargé de chaînes, battu de verges, déchiré par la torture, attaché à l’arbre de malheur, et dépouillé de tout, excepté de sa justice, les Pères ont cru voir la figure prophétique de Jésus[37]. Enfin, il demande, pour le pécheur, le repentir, même l’expiation; et quelle différence y a-t-il entre la suprême récompense de l’orthodoxie chrétienne et celle que Platon réserve aux bienheureux : la vue claire de la vérité, de la beauté éternelle et du bien absolu ?

Mais ces grandes créations philosophiques et religieuses sont fatales aux sociétés où elles se forment. Le christianisme a été un dissolvant pour l’empire romain qui, durant deux siècles, avait donné la paix à la terre, et la philosophie a contribué à faire mourir la liberté grecque, de qui était né le siècle de Périclès. Il est vrai que si le présent meurt de ces enfantements, l’avenir en vit. Athènes, même tombée dans la servitude, ne s’est-elle pas glorifiée de ces citoyens, qui lui avaient été inutiles aux jours de sa puissance et qui, au milieu de ses misères, la couronnaient d’une gloire immortelle[38] ?

 

III. Aristote

Platon a rempli le monde grec de ses idées ; Aristote régnera sur le moyen âge et une partie des temps modernes. C’est pourquoi, dans cette histoire générale de l’esprit hellénique et de son influence sur Ies événements contemporains, nous devons faire à ces deux illustres penseurs une part différente. Le Stagirite nous occupera moins que le poète théologien qui fut le précurseur du christianisme.

En 359, date où l’histoire nous a conduit, Platon était âgé de soixante-dix ans, mais il conservait la plénitude de son brillant génie, sa divine élégance et sa mélodieuse parole ; Aristote en avait vingt-cinq et n’avait encore rien écrit. Sa vie scientifique appartient donc, suivant la chronologie, à la période suivante ; mais il est impossible de le séparer de Platon, quoiqu’il l’ait souvent combattu. Il était né, en 384, à Stagire, ville de la Chalcidique et colonie d’Andros. Son père était un Asclépiade, médecin du roi de Macédoine, Amyntas H. Élevé à la cour de ce prince et ayant à peu près le môme âge que Philippe, le plus jeune des fils d’Amyntas et son futur héritier, il se lia avec l’enfant royal d’une amitié que Philippe transmit à Alexandre. A dix-sept ans, il se rendit à Athènes, qui restait la commune patrie de tout ce qu’il se trouvait d’hommes distingués en Grèce. Durant vingt années, il y écouta Platon ou ses émules et pendant treize années encore, de 335 à 323, il y enseigna. On serait donc autorisé à mettre son nom sur la liste des grands Athéniens. Car si le hasard lui fit voir le jour sur les côtes de la Thrace, il est né à la pensée aux bords de l’Ilissus. A la mort du fondateur de l’Académie, il quitta Athènes et, cinq ans après, il fut appelé par Philippe auprès d’Alexandre, alors âgé de treize ans. Le plan d’éducation qu’il arrêta était excellent et le serait encore aujourd’hui.

Ce philosophe, l’homme le plus savant de la Grèce, enseigna d’abord à son élève les lettres étudiées dans les poètes et dans les orateurs; puis la morale cherchée dans la tradition et dans la nature humaine ; enfin la politique éclairée par l’histoire et l’examen des constitutions de divers États. Les sciences naturelles, ou la terre et ses productions, la physiologie, ou l’homme et les êtres vivants, l’astronomie, ou le ciel et les mouvements des astres, ne vinrent qu’en second lieu. Il avait compris qu’il fallait d’abord exercer la mémoire, le goût, le jugement, les facultés, en un mot, qui sont tout l’homme, et n’aborder les sciences, lesquelles sont des applications de l’esprit, qu’après avoir formé l’esprit même, et développé une force capable d’être utilisée dans toutes les conditions de la vie et dans toutes les recherches scientifiques[39].

Revenu à Athènes en 335, il ouvrit son école du Lycée, à côté du temple d’Apollon Lycéios, dans un des gymnases de la ville que Pisistrate, Périclès et Lycurgue s’étaient plu à embellir[40]. Âgé alors de cinquante ans il avait toute la maturité de son génie; durant treize années, il fit deux leçons par jour : le matin sur les questions les plus difficiles, le soir sur des connaissances plus ordinaires, d’où l’on a conclu qu’il avait un double enseignement, secret pour les initiés, public pour les profanes, ce qui n’est point démontré. Comme il se promenait en parlant, on nomma ses élèves du mot grec (περιπατεϊν) qui exprime cette habitude, les péripatéticiens.

Lorsque, après la mort du conquérant de l’Asie, une violente réaction se produisit dans Athènes contre les Macédoniens, l’ami de Philippe et d’Alexandre fut accusé d’impiété, parce qu’il avait consacré un autel à sa première femme, comme Cicéron en dressera un à sa fille Tullia. Afin, dit-il, d’épargner aux Athéniens un second attentat contre la philosophie, il s’enfuit à Chalcis, où il mourut (août 322). Dans l’espace, de quelques mois, la Grèce perdit ses trois derniers grands hommes : Alexandre, Démosthène et le Stagirite.

En quittant Athènes, Aristote laissa à Théophraste son école et ses livres[41]. On sait la triste destinée de ceux-ci, ou, du moins, le récit que Strabon a fait de leur enfouissement dans une cave par un détenteur ignorant. C’est un Romain, le farouche Sylla, qui nous a conservé ce que l’humidité et les vers en avaient laissé, lorsqu’il les porta à Rome comme butin de guerre[42]. Au moyen âge, l’Église condamna au feu certains de ses ouvrages ; les Arabes sauvèrent ceux qui leur parvinrent[43], et un pape éclairé, Urbain V, les fit traduire. Alors le règne d’Aristote commença et, en 1629, un arrêt du parlement de Paris défendit, sous peine de mort, d’attaquer son système. Aujourd’hui, il partage avec Platon l’admiration du monde.

De bonne heure, il avait montré l’activité prodigieuse qu’il conserva jusqu’à son dernier jour et qui faisait dire à Platon qu’avec lui, c’était le frein qu’il fallait et non l’éperon. Ce n’est qu’après 348 qu’il commença ses voyages et forma son recueil de cent cinquante-huit d’autres disent de deux cent cinquante-cinq constitutions grecques et barbares. Nous avons perdu cet ouvrage ; mais il en tira sa Politique, qui donna à Montesquieu l’idée de l’Esprit des Lois, grand monument fait de petites pièces. Il composa encore plus tard son Histoire des animaux, où l’on pourrait trouver la lutte pour l’existence, le struggle for life de Darwin[44]. Il n’aurait pu accomplir une telle oeuvre sans l’amitié de deux rois et le secours d’Alexandre, qui lui donna, dit-on, 800 talents pour sa bibliothèque et employa des milliers d’hommes à rechercher pour lui les plantes et les animaux de l’Asie. A l’avènement de Philippe, le colossal monument qu’Aristote devait élever à la science n’était pas debout, mais l’artiste était d l’œuvre dans les profondeurs de sa pensée. Venu après deux siècles d’efforts, faits par l’esprit grec pour pénétrer les secrets du monde physique et moral, Aristote rassembla tout en lui pour tout féconder. Il dressa l’inventaire des connaissances humaines, en porta d’un coup quelques-unes à leur perfection et ne dédaigna pas l’étude des êtres les plus infimes qui ont fait de nos jours, et de nos jours seulement, une si brillante fortune. Dans les œuvres de la nature, dit-il, il y a toujours place pour l’admiration, et on peut leur appliquer à toutes sans exception le mot qu’on prête à Héraclite, répondant aux étrangers qui étaient venus pour s’entretenir avec lui. Comme ils le trouvèrent se chauffant au feu de sa cuisine : Entrez sans crainte, entrez toujours, leur dit le philosophe, les Dieux sont ici comme partout[45].

L’Histoire des animaux, que Cuvier admirait et qu’il faut admirer encore[46], ouvre l’ère de la science véritable, c’est-à-dire de la vérité cherchée expérimentalement dans la nature, comme Socrate l’avait cherchée dans l’homme. Jusqu’alors on avait deviné, Aristote observa et, presque toujours, il mit en pratique le principe d’où sort toute la science moderne : n’admettre que les vérités rigoureusement démontrées. Au grand livre de l’Histoire des animaux se rattachent les traités sur les Parties, la Génération et la Corruption ; sur la Sensation et les choses sensibles ; sur la Marche, le Mouvement des animaux et l’Âme, ou plutôt le principe de vie qui réside dans la plante, l’animal et l’homme, chez qui elle s’élève à une intelligence presque divine. Il en écrivit bien d’autres sur les Auscultations physiques, les Météorologiques, le Ciel, où il eut le tort de ne pas accepter la doctrine pythagoricienne de la rotation de la terre. Mais il n’est donné à personne, quelque vaste que soit son génie, de devancer l’œuvre des siècles. Aussi dans les traités d’Aristote se trouve-t-il des erreurs qui, toutefois, étonnent moins que la rencontre qu’on y- fait de vérités qui semblent d’hier et d’une science qui n’avait pas eu de précurseur.... prolem sine matre creatam[47].

On nous permettra de ne nommer aussi qu’en passant sa Rhétorique et sa Poétique, même sa Logique ou le fameux Organon, le grand instrument dont le moyen âge et une partie des temps modernes se sont tant servis. Quel homme que celui dont Kant et Hegel ont pu dire : Depuis Aristote, la science de la pensée n’a fait ni un pas en avant ni un pas en arrière.

Aristote embrassa donc, comme son maître, dans une théorie systématique l’ensemble des choses, mais en sacrifiant moins que lui le réel à l’idéal. Il saisit puissamment le monde des faits contingents, et mérita, par la haute portée autant que par le caractère encyclopédique de ses ouvrages, d’être appelé, comme il l’est par les Arabes, le précepteur de l’intelligence humaine. Il fonda, après Hippocrate, la méthode d’observation, puissant agent de découvertes ; mais il la soumit à la pensée qui analyse et compare, qui trouve les principes et proclame les conditions de la vie : ici simples, là compliquées, suivant que l’organisme se développe ; fatales, au dernier degré de l’échelle des êtres, libres et morales dans l’homme, mais dominées encore, dans cette sphère plus haute, par la cause première qui communique à l’univers le mouvement et la vie. Soit prudence, soit habitude de langage, lui aussi parle des dieux[48], mais sans vouloir discuter ce qu’il appelle des traditions fabuleuses. Les substances incréées et impérissables, dit-il, sont hors de notre portée et nous ne pouvons savoir d’elles que bien peu de chose[49] ; ce qui, au fond, voulait dire que nous n’en savons rien.

Dans sa Métaphysique, il a écrit, en opposition au dieu du Timée, qui pour Platon est le grand architecte du monde, des paroles qu’on a trouvées fort belles quand on a cru les comprendre[50]. Les historiens, qui n’aiment pas à entrer dans ces obscures profondeurs, préfèrent des formules plus simples. Le dieu d’Aristote n’est pour eux qu’un premier moteur indifférent à l’homme, ne le soutenant point de sa providence et ne lui assurant pas une vie à venir récompensée ou punie. Le platonisme était presque une religion, et il a aidé à en faire une ; Aristote se passe d’un dieu providentiel et de la vie future. Pour lui, l’âme, principe de la vie intellectuelle et physiologique, n’existe pas sans le corps; et, aux béatitudes de la contemplation sans fin de la souveraine intelligence, il préfère les ravissants plaisirs de la pensée savante[51]. Il ferme donc ou voile les larges horizons que Platon avait ouverts. Pourtant, il reconnaît à la Nature, qu’il appelle divine, une sorte d’action providentielle, puisqu’il déclare, dans le beau passage qui termine le premier livre des Parties, que toutes ses œuvres ont un but, et que jamais elle n’a rien fait en vain. Aussi voit-on dans la Métaphysique l’admiration profonde que lui causent les grands phénomènes de la terre et des cieux. Si la lettre à Alexandre était de lui, on y trouverait comme un écho du texte biblique : Cæli enarrant gloriam Dei : Dieu est un, quoi qu’il produise. Sa puissance est infinie, sa beauté sans égale, sa volonté immuable, sa vie immortelle. Il siège au plus haut des cieux, en un lieu immobile, d’où il donne, comme il lui plaît, l’impulsion aux sphères célestes... Le monde est une grande cité dont Dieu est la loi suprême. De quelque nom qu’on l’appelle, Zeus, Nécessité, Destin, il est toujours lui, traversant le monde appuyé sur la justice, qui l’accompagne, pour punir ceux qui transgressent sa loi. Mais ces paroles sont-elles d’accord avec la doctrine ?

Platon avait porté la morale très haut, trop haut peut-être, en établissant comme règle impérative l’imitation des perfections divines; heureusement il l’avait ramenée à des proportions plus humaines, quand il lui avait donné, pour principe, le DEVOIR, qui est le fond véritable[52]. Aristote, à son tour, la mit trop près de la terre. Assigner pour but à la vie le BONHEUR, était dangereux, malgré les précautions qu’il prit pour que ce fût la vertu qui, seule, y conduisît. Encore cette vertu est-elle profondément grecque, en ce sens qu’elle ne demande ni de contraindre la nature ni de combattre la sensibilité; elle est celle du citoyen bien plus que celle de l’homme. Aussi impose-t-elle, comme conditions nécessaires, l’action et l’entendement; c’est-à-dire l’appréciation réfléchie de ce qu’il convient de faire ; et elle reconnaît le libre arbitre ou le choix entre les déterminations contraires; ce qui suffisait pour les esprits sans spiritualité transcendante. Mais le bonheur se trouvant aussi dans la satisfaction donnée aux instincts les plus élevés de notre nature, il peut, comme le devoir, commander le dévouement et le sacrifice, même celui de la vie, quoiqu’il n’y ait pas, à vraiment parler, de religion dans la morale d’Aristote. Sachons gré encore au Stagirite d’avoir qualifié en des termes qu’il mérite, θηριώδεις[53] le vice grec dont on parlait autour de Platon avec trop de complaisance, et d’avoir défini l’homme un être sociable auquel il faut une famille, une patrie l’humanité.

Dans son traité de la Politique, Aristote est bien supérieur à son maître, quoique, ici encore, il ne considère que l’utile : L’État, dit-il en commençant son livre, est une association et le lien de toute association est l’intérêt. L’utile, en effet, poursuivi par des moyens honnêtes, doit être la grande préoccupation des gouvernements. Sans doute Aristote sacrifie trop, avec l’antiquité tout entière, l’individu à la société. Lui aussi limite le nombre des citoyens, conseille l’avortement et l’abandon des enfants nés chétifs. Il admet l’esclavage, fait alors universel et premier adoucissement au droit de la guerre, qui abandonnait au vainqueur les biens et la vie du vaincu ; mais, ne pouvant lui trouver un principe de légitimité, il l’établit sur l’inégalité naturelle des hommes, dont les uns sont destinés à servir, les autres à commander. Un mot du christianisme renversera cette thèse, et ce mot, Aristote le connaissait. Il en est, dit-il[54], qui soutiennent que le pouvoir du maître sur l’esclave est contraire à la nature, la loi établissant seule la différence entre celui qui est libre et celui qui ne, l’est pas ; or, la nature fait les hommes égaux ; donc l’esclavage est une injustice puisqu’il résulte de la violence. Malheureusement, Aristote, pour faire de la cité une communauté d’égaux, est conduit à réserver tout le travail des mains à ceux qu’il appelle des instruments animés dont on est propriétaire. Cette erreur était un tribut qu’il payait à son temps. Du moins ne confond-il pas, comme Platon, l’État et la famille, doctrine funeste qui conduit à tous les despotismes, celui de la foule aussi bien que celui d’un tyran, parce qu’il suppose la cité toujours mineure, et par conséquent toujours en tutelle. Il fait bien sortir la société de la famille, mais il montre que si le principe de l’une est l’autorité, le principe de l’autre est la liberté et l’égalité ; dans la première, il trouve un pouvoir royal, celui du père ; dans la seconde, un pouvoir républicain, celui du magistrat qui obéit à un mandat, alors même qu’il commande. Du reste, ce grand esprit ne pouvait s’enfermer dans un système étroit. Aristote admet tous les gouvernements, les violents exceptés, car il avait déjà cette idée à laquelle tous ne sont pas arrivés, même aujourd’hui, qu’une question de gouvernement est avant tout une question de rapport, telle forme d’autorité publique pouvant convenir à un État, laquelle serait fatale à un autre. Il est remarquable que sa défense du principe que nous appelons le suffrage universel soit la meilleure qu’on puisse encore présenter, et qu’il ait pressenti, deux mille ans avant qu’il n’arrivât, le rôle important des classes moyennes : le gouvernement de ses préférences est celui qui fait une part à la fortune, au mérite et à la liberté, c’est-à-dire un gouvernement de transaction où ces forces se tempèrent mutuellement.

Aristote était trop de son temps et de son pays pour ne pas appliquer à la politique ce que les Grecs avaient mis dans la littérature : la proportion, la mesure, qui était pour lui, dans toute production d’art, la condition nécessaire de l’harmonie. Mais il savait aussi que les institutions qui respectent l’égalité politique, tout en faisant la part des inégalités naturelles, sont difficiles, moins à créer qu’à faire vivre. Le gouvernement démocratique, dit-il[55], a de dangereux ennemis, les démagogues qui le minent et le renversent soit en calomniant les riches, soit en ameutant contre eux la classe qui n’a rien. On en peut citer mille exemples. A Cos, leurs perfides manœuvres provoquèrent un complot des riches, et la démocratie fut abattue. À Rhodes, comme ils disposaient des finances, ils firent retirer l’indemnité due aux navarques (les riches), et ils leur infligèrent, par des poursuites judiciaires, des amendes qui les poussèrent au désespoir et à une révolution. A Héraclée encore, les démagogues entraînèrent la ruine du gouvernement démocratique. À Mégare, ils confisquèrent les biens d’un grand nombre de riches qui, chassés de la ville, y rentrèrent de vive force et établirent l’oligarchie; même chose à Cumes, à Thèbes, après la bataille des Œnophytes. Parcourez l’histoire de la chute des démocraties, vous trouverez presque partout les démagogues décrétant des lois agraires, tourmentant les riches, pour faire des largesses au peuple avec le bien de la classe aisée, qu’ils poursuivent d’accusations et forcent à conspirer. — Le régime démocratique, dit-il ailleurs, est de tous les gouvernements le plus stable, à la condition que la classe moyenne ait la prépondérance[56]. Ces avertissements n’ont prévenu aucune révolution ; mais il est bon de les trouver dans la bouche du plus profond penseur et de l’esprit le plus politique de l’antiquité.

A la différence de son maître, qui n’a que dédain pour la vie publique, Aristote veut que tous y prennent part : l’unique occupation des citoyens doit être, selon lui, le soin de l’État, et cette doctrine était plus patriotique que celle qui en éloigne, puisque l’indifférence politique fut pour ces petites cités une cause de mort.

Lorsque le froid et sévère logicien parle de la justice, qu’il met au-dessus de toutes les vertus comme étant la vraie fin de la politique, il s’élève jusqu’à la poésie : Ni l’étoile du matin, dit-il, ni l’étoile du soir ne sont plus dignes d’admiration[57]. Et cet esprit de justice qui met l’ordre dans la cité, il le confond avec l’amitié, donnant ainsi pour fondement à la république l’affection réciproque de tous ses enfants[58]. C’est qu’en lui l’homme valait le philosophe. Son testament, que Diogène Laërte nous a conservé, est un minutieux règlement de ses affaires domestiques qui n’étonne point de sa part; mais il témoigne aussi d’une vivacité de sentiment qu’on ne s’attendait pas à trouver dans ce génie austère[59].

Il est un titre particulier qu’Aristote possède à notre reconnaissance. Sa longue domination en France, se combinant avec la netteté logique du droit romain recueilli dans nos universités, a donné à l’esprit français ces habitudes de précision et de clarté qui ont assuré l’influence de notre littérature dans l’Europe moderne.

La pensée humaine suit encore, après vingt-deux siècles, les deux voies ouvertes par Platon et par le Stagirite : religieuse, morale et poétique avec l’un, savante, rigoureuse et sévère avec l’autre. Elle obéit à la puissante impulsion d’Aristote, lorsqu’elle veut pénétrer comme lui les mystères du monde physique et de l’âme humaine; mais elle écoute aussi la voix du cygne mélodieux, et elle suit les nobles inspirations du spiritualisme platonicien.

 

IV. Xénophon

Entre ces deux colosses de la pensée, il n’y a point de place pour Xénophon, qui avait timidement lutté contre les hommes devenus amoureux des mystères d’Égypte[60], et opposé son Banquet au Banquet de Platon, sa Cyropédie à la République, afin de prouver que la royauté vaut mieux que la démocratie. En un temps où celle-ci était encore le gouvernement de la Grèce entière, Sparte exceptée, l’ami de Cyrus et d’Agésilas avait montré dans l’Hiéron, si ce dialogue est de lui, que le pouvoir monarchique est préférable à l’état populaire. Mais c’était un homme de bien, quoiqu’il ait eu des torts envers sa patrie, une âme pieuse qui croyait à une Providence toujours active, aux révélations envoyées d’en haut, et qui, subordonnant la sagesse politique à la superstition, disait aux Athéniens, après leur avoir donné des conseils qu’il estimait excellents : Avant tout, consultez sur ces réformes les oracles de Delphes et de Dodone pour savoir si les dieux les approuvent[61]. Apollon et Zeus habitaient l’Olympe grec ; mais la Cybèle de Phrygie lui aurait paru mériter autant d’honneur.

Sa pensée et son style se tiennent dans une région moyenne, sans l’entraînement ni l’enthousiasme du génie. L’une a de l’honnêteté, l’autre de la douceur ; il ne faut pas leur demander davantage. Si Xénophon n’a rien fait pour la philosophie, quoiqu’il nous ait laissé dans l’Apologie et dans les Mémoires deux portraits de Socrate qui font aimer en même temps le héros du livre et l’historien, il a, du moins, enseigné la morale pratique, celle que tout le monde peut suivre, et cela vaut mieux que des rêves métaphysiques. Il a représenté la vertu comme le premier des biens et la condition du bonheur; donné des préceptes pour la vie de tous les jours et pour toutes les conditions; condamné les mauvais traitements envers les esclaves, le désoeuvrement intellectuel de la femme, les amusements frivoles de la jeunesse et les subtils arrangements de mots des sophistes qui, dit-il, n’ont jamais rendu un homme meilleur. Xénophon ne peut être mis au nombre des grands hommes de la Grèce ; mais, dans un tel pays, la seconde place est encore très honorable.

Hippocrate, le précurseur d’Aristote dans la voie de l’observation scientifique, étant né en 160, appartient au siècle de Périclès où nous l’avons étudié. Mais sa vie se prolongea, sinon jusqu’en 357, du moins pendant de longues années du quatrième siècle, ce qui le fit contemporain des grands esprits dont il vient d’être question. Le temps où la Grèce possédait de tels hommes n’était donc pas une époque de défaillance intellectuelle. On trouve encore dans les œuvres d’un écrivain qui nous occupera plus loin, Isocrate, ces belles paroles : Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas souffrir d’eux, et soyez à leur égard ce que vous souhaitez qu’ils soient pour vous[62]. Voilà même la charité chrétienne qui commence : Il faut aimer les hommes, ajoute-t-il ; si nous n’aimons pas les êtres dont le sort nous est confié, hommes, animaux même, comment pourrons-nous les bien gouverner ? [63]

 

V. Défaillance de la poésie et des vertus civiques ; le condottiérisme

Où donc y avait-il décadence ? En deux points, tous deux se touchant, et sans doute nés l’un de l’autre. La poésie disparaît, chassée par ses deux soeurs, l’éloquence et la philosophie, et la foi patriotique s’en va.

Comme une vaillante armée qui, en avançant toujours, laisse sur chacun des champs de bataille où elle a vaincu quelques-uns de ses meilleurs soldats, la Grèce ne voit plus à ses côtés, mais bien loin derrière elle, ceux dont les chants avaient charmé sa virile jeunesse. Durant toutes ces guerres le ciel s’est assombri ; l’élan, l’enthousiasme, sont tombés. Plus de poètes maintenant : la lyre de Pindare est brisée comme celles d’Homère, de Sophocle et d’Aristophane. Le monde se fait vieux, la muse n’y trouve plus de ces aspects nouveaux qui l’inspirent ; et volontiers elle dirait : il n’y a plus rien à voir sous le soleil. Au lieu de poètes, ce sont maintenant les savants, les philosophes qui viennent regarder sous cette enveloppe, pour analyser et décomposer ce qu’ils y trouvent. Ils arrachent et déchirent ce voile d’Isis que la muse avait brodé de si brillantes couleurs. Sans doute la science y gagne, l’esprit s’agrandit et s’élève ; des conceptions plus véritablement religieuses prendront la place des antiques légendes ; mais adieu sans retour aux chants aimés, qui berçaient l’âme si doucement, quand ils tombaient de la bouche d’Homère, qui l’enflammaient et lui soufflaient le patriotisme et le dévouement, quand ils s’échappaient des lèvres frémissantes de Tyrtée ou de Simonide, de Pindare ou de l’héroïque soldat de Marathon. Aristophane avait déjà envoyé les poètes de son temps aux Enfers pour chercher le secret du génie qu’Eschyle et Sophocle y avaient emporté ; ses messagers n’en étaient pas revenus, et, dans sa requête à Hiéron, Théocrite dira : L’amour du gain remplace l’amour du beau.

La démocratie triomphante est pour quelque chose dans cette ruine de la poésie grecque. La tribune, trop pleine d’émotions, tue le théâtre. Quiconque sent en soi le talent ou le génie devient orateur, et l’irrésistible attrait des succès de parole empêche de chercher des succès différents. Un siècle plus tôt la philosophie eût laissé Platon aux muses[64], et l’éloquence leur eût abandonné quelques-unes de ses conquêtes. Mais si l’on ne fait plus de vers héroïques, si la tragédie, où l’acteur a pris l’importance du poète, est mourante et ne revivra qu’après vingt siècles[65], on écrit mieux la prose et, grâce à ceux qui le parlent, le dialecte attique l’emporte sur tous les autres : il devient la langue classique de la Grèce; c’est un honneur qui lui était bien dû.

Un genre pourtant refleurira bientôt, mais dans d’autres conditions que par le passé : Ménandre, qui naîtra en 342, ne sera pas le successeur d’Aristophane. La comédie, privée par la loi de l’attrayant plaisir que donnent les allusions politiques et les satires personnelles, était languissante. Ménandre lui donnera une vie nouvelle en créant la comédie de caractère, que Plaute et Térence, cette moitié de Ménandre, comme dira Jules César, imiteront à Rome, et qui sera pour les modernes la comédie véritable. L’histoire littéraire lui fait avec raison une large place; mais l’histoire politique n’a rien à peu près à lui demander[66].

En ceci, au moins, il n’y a qu’échange entre les neuf sœurs ; ce qu’une perd, l’autre le gagne. L’esprit grec, pour cela, ne baisse pas, bien qu’une corde puissante et chère ait cessé de vibrer. Mais ce qui s’en va sans retour, c’est la foi politique. Athènes, Sparte, ont perdu la croyance en elles-mêmes, qui est la première vertu d’un peuple, quand elle ne va pas jusqu’à une aveugle infatuation. Elles n’ont plus, l’une depuis Ægos-Potamos, l’autre depuis Leuctres et Mantinée, cette confiance, cette juvénile audace qui, tempérée par la raison, surtout quand cette raison s’appelait Périclès, fait accomplir de grandes choses. Jadis, l’intervalle qui séparait le peuple athénien de ses chefs était à peine celui qui sépare deux combattants, l’un au premier rang, l’autre au second ; et à Miltiade, à Cimon, à Aristide, il n’était pas même accordé une place à part pour leurs noms sur les trophées de victoire. Aujourd’hui les Athéniens ont si petite opinion d’eux-mêmes, que les voici retournés au culte des héros. Pour un devoir accompli, pour un mince exploit de guerre, ils donnent ce qu’ils ne donnaient naguère qu’aux dieux, des statues de marbre ou d’airain, et le sentiment religieux est tombé si bas, qu’ils ont dressé des autels et prostitué les honneurs divins à Lysandre, le génie de l’astuce. Bientôt Démade dira : Athènes n’est plus la jeune guerrière de Marathon ; c’est une petite vieille qui hume sa tisane en pantoufles. Ces mots sont une caricature et non pas un portrait, car Athènes a encore des hommes dont nous montrerons, dans la suite de ces récits, les glorieuses figures ; mais ce seront les derniers. Même elle semblait posséder un empire. En 361, elle avait rétabli contre Byzance, Chalcédoine et Cyzique, le libre passage, par le Bosphore, des blés de l’Euxin. Dans les îles elle avait des alliés, et en 357 elle rentrera en possession de Sestos et de la Chersonèse. Malheureusement, ce sont des apparences de force plutôt que des réalités. Écoutons une parole d’Isocrate qui, contre l’habitude du méticuleux rhéteur, est juste et profonde : Dans Athènes, il n’y a plus d’Athéniens. Nous avons perdu en Égypte deux cents navires avec les équipages : cent cinquante auprès de Chypre ; dans la Thrace dix mille hoplites, tant à nous qu’à nos alliés ; en Sicile, quarante mille soldats, deux cent quarante galères ; dernièrement encore, dans l’Hellespont, deux cents navires. Qui pourrait compter encore tout ce que nous avons perdu en détail, soit en hommes, soit en vaisseaux ? Il suffit de dire qu’éprouvant chaque année de nouvelles disgrâces, nous célébrions tous les ans de nouvelles funérailles publiques. Nos voisins et les autres Grecs accouraient en foule à ces pompes funèbres, moins pour partager notre douleur que pour jouir de nos calamités. Enfin Athènes voyait peu à peu les tombeaux publics se remplir de ses citoyens, et leurs noms remplacés sur les registres par des noms étrangers. Ce qui prouve la multitude d’Athéniens qui périrent alors, c’est que nos familles les plus illustres et nos plus grandes maisons, qui avaient échappé à la cruauté de la tyrannie et à la guerre des Perses, furent détruites et sacrifiées à cet empire maritime, l’objet de nos voeux. Et si par les familles dont je parle on voulait juger des autres, on verrait que le peuple d’Athènes a été presque entièrement renouvelé[67].

Rome aussi s’est ouverte aux étrangers, et a longtemps trouvé dans cette politique sa force et sa grandeur. Mais Athènes, ville de commerce et d’industrie, ne se recrutait pas, comme la cité latine, d’hommes ayant à peu prés même sang, mêmes coutumes et mêmes idées. Des Asiatiques, des Thraces, accouraient dans ses murs y apportant des moeurs nouvelles et mauvaises. L’incrédulité augmentait. Si les dieux se mouraient, le culte de la patrie et un sentiment énergique des devoirs de l’homme et du citoyen auraient pu remplacer avec avantage l’ancienne religion trop bafouée. Mais quelle patriotique ardeur pouvait avoir cette population étrangère, ces enfants qu’Athènes n’avait point portés, qu’elle n’avait pas nourris de sa parole, des leçons de son histoire? Quels citoyens faisaient ces aventuriers, ces métèques enrichis? Démosthène se plaint de ne pas trouver, dans la turbulente et rieuse assemblée où il parle, la gravité nécessaire aux grandes affaires. Sauf un goût délicat pour l’art, mais pour l’art efféminé qui charme et distrait, pour celui d’Isocrate, non pour l’art viril, qui élève et enflamme, celui de Polyclète et de Sophocle ; Athènes devenait Carthage. Le gain et le plaisir y étaient la grande affaire.

Il nous en a coûté de le dire, la philosophie, en hostilité avec l’ordre social établi, était un dissolvant, pour la cité. Les élèves de Socrate s’appelaient, comme lui, citoyens du monde, enseignaient avec Platon le mépris des institutions nationales, avec Zénon une indifférence égale pour la liberté et la servitude ; ou même, ainsi que Xénophon à Coronée, ils tiraient l’épée contre leurs concitoyens. Qu’était-ce que l’État pour les Cyrénaïques qui réduisaient la vie à n’être que la recherche du plaisir ? Et qu’importait à Diogène ce qui se passait hors de son tonneau ? La philosophie venait d’écrire une déclaration des droits de l’homme qui était mortelle pour la cité.

Athènes, envahie par l’indifférence politique, l’était aussi par la sensualité béotienne. Sans avoir l’excuse d’Aristophane, quand il faisait jouer ses Acharniens, des poètes vantaient, au théâtre, les jouissances de la paix, la bombance plantureuse, la satisfaction des bas appétits, et faisaient litière de tout ce qu’avaient honoré les vieux Athéniens. Pour ceux-ci, la patrie était la chose trois fois sainte; voyez ce qu’elle est devenue dans une pièce de la Comédie moyenne : Quels contes est-ce que tu nous débites là ? dit Alexis. Et le Lycée, et l’Académie et l’Odéon, niaiseries de sophistes où je ne vois rien qui vaille. Buvons, mon cher Sicon, buvons à outrance et faisons joyeuse vie, tant qu’il y a moyen d’y fournir. Vive le tapage, Manès ! Rien de plus aimable que le ventre. Le ventre, c’est ton père ; le ventre, c’est ta mère. Vertus, ambassades, commandements, vaine gloire et vain bruit du pays des songes ! La mort te glacera au jour marqué par les dieux ; et que te restera-t-il ? Ce que tu auras bu et mangé ; rien de plus. Le reste est poussière, poussière de Périclès, de Codrus, de Cimon. Comme ces paroles, dignes des Faunes ivres du cortège de Bacchus, répondent bien à une société qui semblait vouloir oublier, dans la joie et le plaisir, sa fin prochaine et comme l’on comprend que l’épicuréisme soit sorti d’un tel milieu.

Le sombre tableau que trace Démosthène inquiète plus encore que cette joie bestiale. Comment en sommes-nous tombés là ? Car ce n’est pas sans cause que les Grecs, autrefois si ardents pour la liberté, sont devenus si dociles à l’esclavage. C’est qu’autrefois, Athéniens, vivait au fond des âmes quelque chose qui n’y est plus ; quelque chose qui a vaincu l’or des Perses, qui a maintenu la Grèce libre, qui l’a fait triompher sur terre et suriner ; quelque chose qui, n’étant plus, n’a laissé que ruine et confusion. Et quelle est donc cette chose toute-puissante ? Rien que de simple, et où l’art n’entrait pas. Quiconque recevait l’or d’un tyran, d’un corrupteur de la Grèce, était en horreur à tous. Terrible affaire alors, que d’être convaincu de vénalité ! Jamais, pour le coupable, ni pardon ni excuse ; toujours le dernier supplice. Aussi, les orateurs, les généraux de ce temps ne vendaient pas les occasions que donne la fortune. Alors on ne trafiquait pas de la concorde entre les citoyens, de la défiance où il faut vivre avec le Barbare, et de tant d’autres choses. Aujourd’hui tout se vend, comme au marché, et à la place des vertus d’autrefois, nous avons un mal importé dans la Grèce, un mal qui la travaille et dont elle meurt; quel est-il ? L’amour de l’or. On convoite jusqu’au salaire du traître ; on sourit à l’aveu de son crime ; le pardon est pour le coupable, la haine pour l’accusateur; en un mot, c’est la corruption même et toutes ses bassesses. Athéniens, vous êtes riches en vaisseaux, en soldats, en revenus, en ressources pour la guerre, en tout ce qui fait la force d’un État ; plus riches même que jamais. Mais toute cette force languit impuissante, inutile. Athéniens, tout meurt chez vous, parce que chez vous on trafique de tout.

Tel est notre état, vous le voyez de vos yeux, sans nul besoin de mon témoignage. Quelle différence avec le passé ! Ici ce n’est plus moi qui parle je rappelle une inscription gravée par vos pères, sur l’airain, dans l’Acropole ; gravée, non pour eux-mêmes, non pour s’encourager à la vertu, ces grandes âmes n’en avaient pas besoin, mais pour vous rappeler par un monument impérissable à quel point il faut veiller sur les traîtres. Que dit donc l’inscription ? Le voici :

Arthmios, fils de Pythonax de Zélie, est déclaré infâme, ennemi du peuple athénien et de ses alliés, lui et sa race.

Puis, vient la cause du châtiment :

Pour avoir apporté l’or des Mèdes dans le Péloponnèse[68].

Isocrate, dans le discours Aréopagitique, pense comme Démosthène : À Athènes, la vénalité dans les charges, dans les jugements corrompt tout. Montesquieu a fait, de la vertu civique, le principe de la démocratie. Elle est bonne partout, mais elle est indispensable à une république ; car si l’on n’y connaît plus le désintéressement et l’esprit de sacrifice, tout se perd. C’est par là que la plus glorieuse des cités antiques et la Grèce tout entière ont péri.

Le commerce et l’industrie, en se développant avaient augmenté l’inégalité des fortunes; les habiles étaient arrivés à la richesse, ceux qui ne l’étaient pas étaient restés dans la paresse et la misère, avec l’envie au coeur et bien des complaisances pour Ies sophistes du Pnyx ou les délateurs de l’Agora. Ce n’était point parmi la foule désoeuvrée et criarde du Pirée qu’Antisthène trouvait des recrues pour sa philosophie cynique et à certains égards élevée; mais les amendes, les confiscations, faisaient des pauvres qui n’avaient pas tous la sagesse du Charmide de Xénophon : Autrefois, dit-il, quand j’étais riche, je craignais toujours qu’on ne forçât ma porte pour m’enlever mon argent et je faisais ma cour aux sycophantes. C’était, chaque jour, un nouvel impôt et jamais la liberté de quitter la ville pour un voyage. Maintenant que j’ai tout perdu et qu’on a vendu jusqu’à mes meubles à l’encan, je ne suis plus menacé et je dors tranquille. Au lieu de payer-le tribut, je le reçois : la république me nourrit. Mais si Charmide ne se plaint pas d’être déchargé de ses biens, il se réjouit d’être délivré de ses devoirs. N’ayant rien, je ne crains personne et, pauvre, je fais peur aux riches ; à mon approche, ils se lèvent, ou me cèdent le haut du pavé[69].

De cette défaillance de la moralité publique était né un autre mal qu’il faudrait appeler d’un nom particulier, le condottiérisme, car c’est un phénomène général qu’on retrouve à plusieurs époques de l’histoire, dans l’Italie dégénérée comme dans la Grèce mourante, dans l’Égypte décrépite et l’Orient épuisé, à Carthage et dans le chaos où s’éteint la guerre de Trente ans : je veux dire l’habitude de vendre son sang, son courage, pour se mêler à des querelles où nul intérêt élevé ne vous appelle. Si le droit de tuer est un droit terrible dans les guerres légitimes, on le soldat défend sa patrie et ses pénates, que sera-ce quand il tuera pour vivre, par métier et pour gagner quelque argent ? Depuis longtemps les Grecs connaissaient trop les routes de Suse et l’argent du grand roi : il en avait toujours à sa solde des troupes nombreuses, et son intervention dans les affaires de la Grèce n’a d’autre but que d’y ramener la paix, pour y trouver des soldats à vendre. Il y prend même des généraux ; il loue les services de Chabrias et d’Iphicrate. Le danger n’est pas seulement dans l’or corrupteur que ces mercenaires rapportent, ni dans l’oubli de la patrie, dans les habitudes de violences et de rapines que la vie des camps leur a données, dans les vices que le mol Orient leur inocule ; car si beaucoup encore reviennent dans leurs cités étaler ces richesses mal acquises, bien peu, dans quelques années, s’y décideront. Ils mourront là où ils auront vécu ; et alors le mal pour la Grèce sera dans cette migration continuelle qui lui enlèvera le meilleur de son sang. Tout homme d’activité, de courage, d’ambition, toute la partie énergique de la population grecque courra en Asie, laissant derrière elle la mère patrie dépeuplée. A Issus, Darius aura 30.000 mercenaires grecs. Sous Alexandre et ses successeurs, le mal décuplera d’intensité, et la Grèce périra, suivant l’énergique expression de Polybe, faute d’hommes.

Cette fatale habitude de vivre de la guerre comme d’une profession s’est introduite partout. Pour vider le moindre différend, les villes ne s’en rapportent plus au courage de leurs citoyens; elles appellent des mercenaires. Orchomène, en 371, en achète pour combattre une petite et obscure cité d’Arcadie; Athènes ne peut s’en passer; les tyrans de Thessalie, comme ceux de Sicile, n’ont pas d’autres soldats; Sparte elle-même en soudoie[70]. La Grèce n’est plus qu’un grand marché où se vend du courage à tous les prix : marchandise frelatée, car ce courage vénal est toujours mêlé de perfidie et de trahison. Avec lui plus de victoire certaine, plus de négociation sûre. Un jour, Iphicrate reçoit d’Amphipolis des otages qui vont enfin rendre d’Athènes cette grande cité. Un mercenaire lui succède ; il restitue les otages, passe au service du roi de Thrace, et Amphipolis est perdue[71]. Cette leçon, pas plus que bien d’autres, ne profita aux Athéniens. Les fêtes, Ies luttes des orateurs et les spectacles, qui n’étaient jadis qu’une distraction aux virils travaux du commerce et de la guerre, étaient devenus leur principale occupation. Pourquoi ce peuple délicat et bel esprit, courtisé par tant de flatteurs, n’aurait-il pas, aussi bien qu’un potentat, une armée à ses gages ? Avec un peuple nombreux, dit Isocrate, avec des finances épuisées, nous voulons, comme le grand roi, nous servir de troupes mercenaires... Autrefois, si on armait une flotte, on prenait pour matelots des étrangers et des esclaves ; les citoyens étaient soldats. Aujourd’hui nous armons des étrangers pour combattre, et nous forçons les citoyens à ramer. Ainsi, quand nous faisons une descente sur les terres ennemies, on voit ces fiers citoyens d’Athènes, qui prétendent commander aux Grecs, sortir des vaisseaux la rame à la main, et des mercenaires s’avancent au combat couverts de nos armes. — Dès que la guerre est déclarée, s’écrie Démosthène, le peuple tout d’une voix décrète : Qu’on appelle dix mille, vingt mille étrangers. La vie de soldat devenant un métier, le luxe se glissa dans les camps, embarrassa les armées de bagages et rendit leur entretien plus coûteux : autre sujet de plainte pour Démosthène.

Ainsi se perdaient les habitudes militaires et toutes les vertus qui tiennent aux armes. Les armées cessant d’être nationales, les généraux cessèrent d’être citoyens ; ils devinrent des chefs de bandes conduits par leurs soldats plutôt qu’eux-mêmes ne les conduisaient, préoccupés de faire quelque établissement avantageux, ou de gagner le plus possible en se mettant au service des étrangers, parfois même des ennemis de leur patrie. Ainsi Chabrias accepta le commandement des forces de l’Égypte révoltée, dans un temps où Athènes recherchait l’alliance du grand roi ; et il revint de ce service avec des mœurs si dissolues, que la licence d’Athènes ne put même lui suffire. Iphicrate, qui conduisit 20.000 mercenaires grecs à Artaxerxés, devint le gendre du Thrace Cotys et le seconda dans des expéditions ouvertes contre les Athéniens. Tous ces généraux, dit Théopompe, même le fils de Conon, Timothée, de tous le plus patriote et le plus désintéressé, préféraient la vie molle des contrées étrangères au séjour d’Athènes. Charès, un des favoris du peuple, habitait d’ordinaire à Sigée, sur la côte d’Asie. Agésilas alla mourir octogénaire au service d’un roi égyptien, et termina en aventurier une vie qui n’avait pas été sans gloire (358).

La Grèce eut même un marché permanent pour le louage des mercenaires. Au cap Ténare, pointe extrême du Péloponnèse, arrivaient des trois continents qui entourent la mer Égée, tout ce qu’ils avaient de soldats à vendre[72]. Les coureurs d’aventures venaient acheter là du courage contre n’importe qui, pour n’importe quelle cause, et le prix baissait ou s’élevait selon que l’offre était plus grande ou plus petite que la demande. La guerre est toujours un fléau mais, dans ces conditions, elle était de plus une honte.

Il résultait de là deux autres conséquences fâcheuses : la première, c’est la facilité du peuple à concevoir des soupçons sur des généraux qui avaient trop d’amis au dehors pour servir, en ne voulant d’autre alternative que le succès ou la mort ; la seconde, c’est la séparation, mauvaise en un petit État, de la tête qui conçoit et de la main qui exécute. Les grands hommes d’Athènes de l’âge précédent étaient tous, et tour à tour, orateurs et généraux. Phocion, au dire de Plutarque, fut le dernier qui abordât aussi résolument la tribune que le champ de bataille. De là l’influence d’hommes qui, n’ayant pas été mêlés de près aux affaires, souvent les compromettaient pour une période bien cadencée et un applaudissement des gens du Pnyx. Iphicrate, accusé, ne sut se défendre qu’en montrant son épée et les poignards des jeunes gens qu’il avait répandus dans l’auditoire.

Il y a une force capable de réparer bien des fautes, l’amour du pays. Les Grecs avaient deux patries, leur ville d’abord, ensuite l’Hellade. Mais le patriotisme qui fléchissait dans l’intérieur des cités, ne se relevait pas dans la nation. L’union fraternelle des tribus grecques avait toujours été bien faible, même aux plus beaux jours ; alors du moins, la haine pour l’étranger était vigoureuse, et beaucoup, au besoin, s’unissaient contre lui. Quand Mardonius offrait aux Athéniens les riches présents de son maître, ils repoussaient l’amitié du barbare, comme ils avaient repoussé ses armes. Un siècle s’écoule, tout change. Sparte, Thèbes, Athènes elle-même, courtisent le grand roi, reçoivent son or, obéissent à ses ordres. A force de s’envier, de se haïr, et de guerroyer les unes contre les autres, les cités grecques en sont venues à préférer l’étranger au compatriote. Ce sont les Perses qu’aujourd’hui tel peuple appelle ; demain il cherchera ses alliés autre part; mais désormais l’étranger aura toujours la main dans les affaires de la Grèce. Au bout de ces habitudes, de ces querelles, de cet affaissement moral, il y avait certainement un maître.

Remarquez que la guerre n’est pas seulement entre les villes, mais entre les factions de chaque cité. Partout se trouvent deux partis dont chacun n’aspire qu’à vaincre, chasser ou exterminer l’autre et, pour y réussir, recourt à tous les moyens. En quatre-vingts ans, on compta onze révolutions chez les Chiotes. C’était pourtant un des peuples les plus sages de la Grèce. Plutarque rapporte qu’après une de ces commotions, les vainqueurs s’apprêtaient à égorger ou à bannir les vaincus, lorsqu’un d’entre eux, Onomadème, se leva et leur dit : Je pense qu’il est bon que nous laissions quelques-uns de nos ennemis dans la ville ; car si nous les chassons tous, c’est entre amis que la haine et la guerre civile éclateront désormais. Cet Onomadème était un avisé personnage ; il savait qu’une ville grecque ne pouvait exister sans factions, et il ne ménageait ses adversaires qu’afin que son parti eût toujours sous la main des gens sur qui passer sa colère.

Qu’avaient produit toutes ces guerres ? On s’intéresse à celles de Rome qui, conduites avec sagesse et prévoyance, mènent pas à pas et sûrement les légions, des bords du Tibre, au pied des Alpes et au détroit de Messine, puis de là, aux limites du monde civilisé. Mais ces Grecs, si bien doués pour d’autres œuvres, qu’avaient-ils gagné à tant de combats ? Ils ont perdu un siècle à piétiner sur place, dans le sang et au milieu des ruines. Grâce à la fécondité de leur génie, rien, il est vrai, n’annonçait leur ruine prochaine. Si en littérature certains genres faiblissaient, c’était au profit de certains autres ; si en politique les grands États étaient abaissés, c’était à l’avantage des petits ; si les peuples, plus mélangés, plus amollis, plus corrompus, avaient perdu de leurs vertus civiques, il y avait encore des citoyens, tels que Lycurgue et Démosthène, Hypéridès et Euphréos, ce citoyen d’Orée qui, n’ayant pu sauver sa ville des mains de Philippe, se tua pour ne pas vivre sujet des Macédoniens[73]. Pourtant la décadence avait bien réellement commencé ; elle pouvait durer longtemps, sans amener de catastrophe, car le courage et l’esprit militaires n’avaient disparu ni à Thèbes ni à Lacédémone, et l’on verra les Athéniens se souvenir plus d’une fois du nom qu’ils portent ; enfin aucun ennemi extérieur n’étant alors menaçant, l’union n’était point, pour le moment, nécessaire ; l’habitude même d’invoquer l’assistance des barbares ne semblait pas encore un danger.

La Grèce paraissait donc avoir encore devant elle de longs jours ; et elle fût restée maîtresse de cet avenir sans le phénomène, unique dans l’histoire, de deux grands’ hommes se succédant sur le même trône. La Macédoine a tué la Grèce : Philippe l’asservit ; Alexandre lui fit plus de mal, il l’entraîna sur ses pas et la dispersa sur la surface de l’Asie. La Grèce, après lui, fut à Alexandrie, à Séleucie, à Antioche, à Pergame, aux bords du Nil, du Tigre et de l’Indus, partout, excepté en Grèce.

 

 

 



[1] Voyez dans Arrien, Expéd. d’Alex., VII, 9, 2, dans Q. Curce, X, 10, et ci-dessous, la peinture qu’Alexandre fera à ses soldats du misérable état de la Macédoine à l’avènement de Philippe.

[2] Ce temple est, après celui de Thésée à Athènes, le mieux conservé des temples de la Grèce. La frise de la cella est au British Museum.

[3] Philopseudès, 18-20.

[4] Plutarque, Alex., 72, et Lucien, Pour les portraits, § 9.

[5] Pour qu’un objet soit beau, Aristote exige trois qualités dont l’une est la limitation ou la mesure que l’artiste ne doit point dépasser (Met., III, 3).

[6] Scopas était originaire de Paros, mais cette île appartenait alors aux Athéniens (Strabon, XIII, p. 604).

[7] Une venus sortant de l’onde, par conséquent nue, était sculptée sur le piédestal du Jupiter Olympien de Phidias à Olympie. C’est au quatrième siècle surtout que la sculpture aima les draperies légères, miroir du corps ; mais Sophocle y avait fait déjà allusion dans les Trachiniennes. Cf. S. Reinach, Gaz. archéol., 1887, p. 250 et suiv.

[8] Né vers 390.

[9] Il en existe beaucoup de répliques ou d’imitations, même parmi les figurines de Myrina (S. Reinach, Gazette des beaux-arts, 1er février 1888, la Vénus de Cnide).

[10] On croit pouvoir attribuer aussi à Praxitèle une belle tête d’Eubouleus, le Pluton Éleusinien, découverte en 1885 à Éleusis (S. Reinach, Gazette des beaux-arts, 1888, I, p. 66).

[11] On a trouvé, à Tégée, quelques débris des frontons sculptés par Scopas.

[12] Au dire de Pline l’Ancien, les critiques d’art hésitaient pour le groupe des Niobides entre les deux grands noms de Scopas et de Praxitèle. La réplique la plus célèbre, d’ailleurs incomplète, se trouve dans la Galerie de Florence. Une statue, maintenant à Munich, a peut-être appartenu à ce groupe. Le musée du Louvre possède une excellente réplique partielle du Pédagogue et d’un jeune Niobide.

[13] Le Céramique était coupé en deux par le mur d’enceinte. Dans la ville, il était traversé par une large rue, bordée de colonnes, qui courait de la porte Dipylon jusqu’à l’Agora, entre les collines de l’Aréopage et de l’Acropole d’un côté, le Pnyx et la colline des Nymphes de l’autre. Hors des murs, il conduisait à l’Académie, et l’on y voyait les monuments élevés aux citoyens morts pour la patrie. C’était, dit Thucydide (II, 34) le plus beau des faubourgs d’Athènes. Voyez, pour compléter cette description, ce qui est dit ci-dessous, la note 20, de l’Académie.

[14] Horace (Epist., II, 1, 239) et Pline (VII, 38) rappellent un décret d’Alexandre n’autorisant qu’Apelles à peindre son image, que Lysippe à la sculpter en bronze et que Pyrgotélès à la graver sur pierre dure.

[15] III, 7, 9.

[16] XXXIV, 65.

[17] Cf. Ravaisson, Gazette archéol., 1885, p. 29-50 et 65-76.

[18] Lysias, né en 459, vécut 80 ans. Il était fils d’un riche Syracusain que Périclès avait engagé à s’établir à Athènes. Denys d’Halicarnasse le met au-dessus d’Isocrate pour la pureté du langage et la mélodie de son style. Sur cet orateur, voyez le Lysias de M. Jules Girard.

[19] Cicéron admirait Hypéridés presque à l’égal de Démosthène. Il subsistait encore, au neuvième siècle, cinquante-deux discours d’Hypéridés, qui depuis ont été perdus. Quelques fragments du plus célèbre, l’oraison funèbre de Léosthénès, ont été retrouvés en 1848 et en 1856, sur des papyrus tirés des fouilles de Thèbes en Égypte.

[20] Ces jardins du héros Académos étaient à 6 stades de la porte Dipylon et tout près d’un domaine de Platon. Des allées ombreuses, rafraîchies par des eaux courantes et de magnifiques platanes, faisaient de ces jardins un lieu charmant de promenade, surtout durant l’été, quand le soleil avait brillé les campagnes voisines. L’autel de l’Amour était à l’entrée avec la statue du dieu; dans l’intérieur se trouvaient les autels de plusieurs autres divinités. Platon y venait tous les jours et y enseignait, ce qui valut à son école le nom d’Académie.

[21] On sait qu’Épicure, né près d’Athènes en 341 et mort en 270, valait mieux que sa réputation et que le plaisir était pour lui la domination de soi-même, par conséquent de ses passions. Doctrine, toutefois, détestable en un temps où l’on avait remplacé l’idée de patrie, et celle, au besoin, de sacrifice, par un sensuel égoïsme.

[22] Platon, né en 430, 429 ou 428, est mort en 348.

[23] Voyez le Critias.

[24] Voyez, dans le Banquet, le discours d’Agathon.

[25] Voyez dans les Métamorphoses d’Apulée, livre IV et V, les aventures de Psyché. Pour les représentations figurées de ce Mythe, cf. le Mythe de Psyché, par Collignon, et la Nécropole de Myrina, par Pottier et S. Reinach, n. 364. 456 et 539.

[26] Au VIIe livre de la République. Pour Platon, la beauté, la proportion et la vérité sont les trois faces du bien, et ce bien, c’est Dieu même : toutes les beautés terrestres ne sont que le reflet de la pensée divine.

[27] Au IVe livre des Lois. En ce même livre il dit que Dieu est la juste mesure de toute chose, contrairement à Protagoras, qui avait mis cette mesure dans l’homme.

[28] Théétète, XXV, éd. Didot, t. I, p.135. Toutefois, dans le Phédon et le Gorgias, il regarde le suicide comme un sacrilège, une offense envers la divinité.

[29] Zénon, né à Cittium en Chypre, vers 360 (?) et mort probablement en 263, n’appartient pas à la période qui nous occupe. Du reste, c’est à Rome plutôt qu’à Athènes qu’il faut étudier le stoïcisme, et je renvoie, sur ce point, à mon Histoire des Romains.

[30] Dans ce traité, Platon parle quelquefois comme aurait fait un fervent polythéiste, t. II, p. 203, 200, 210. Saint Augustin, qui le connaît bien et qui l’aime, discute contre lui comme si Platon admettait réellement la pluralité des dieux (De Civ. Dei, VIII, 13).

[31] Lois, liv. I, p. 277, édit. Didot. Ce doute sur la vie future se retrouve un peu plus tard dans la péroraison d’un discours d’Hypéridés : La mort est-elle un néant, comme celui qui a précédé la naissance ? De Cicéron à Marc-Aurèle, bien des Romains, parmi les plus illustres, ont pensé de même.

[32] Au Ve livre des Lois (t. II, 341), il interdit tout changement à ce qui a été réglé par les oracles de Delphes, de Dodone et de Jupiter Ammon, ou par d’anciennes traditions. Mais, dans ce traité, il a rejeté beaucoup des aberrations de la République. Remarquons, en passant, que Platon mettait sa cité idéale loin de la mer, c’est-à-dire à l’abri des tentations démocratiques qu’Athènes avait trouvées dans l’industrie et le commerce.

[33] Montesquieu : Je n’ai point dit qu’il ne fallait pas punir l’hérésie ; je dis qu’il faut être très circonspect à la punir (Esprit des Lois, XII, 5). — Rousseau : Il est du devoir du citoyen d’admettre le dogme et le culte prescrit par la loi... et il appartient, en chaque pays, au seul souverain de la fixer. Cf. Edme Champion, Esprit de la Révolution française, 1887. Kant, qui est mort en 1804, fut lui-même inquiété pour sa Critique de la religion.

[34] XXIV, p. 133.

[35] Phèdre, XXIX, t. I, p. 714. Il répète à peu près la même chose dans la République, liv. VII, t. II, p. 126. Voyez, au liv. VI, p. 113, ses dures paroles sur la folie de ceux qui s’occupent des affaires publiques. A vivre avec eux, le philosophe serait comme un homme tombé au milieu des bêtes féroces.

[36] Mais il faut ajouter que, dans ces deux dialogues, Platon élève bien au-dessus de l’amour vulgaire la passion que doit inspirer la beauté idéale, laquelle est en Dieu. La contemplation de la beauté éternelle est la conclusion du Banquet. Au VIIIe livre des Lois, le dernier de ses écrits, il condamne énergiquement ce qu’on a appelé le vice grec, si commun dans les villes helléniques, que la loi de Gortyne édicte la même peine contre la violence, quelque soit le sexe de la victime.

[37] Gorgias, XXVIII, t. I, p. 345 et au IIe livre de la République, t. II, p. 24. Le Xe livre de ce traité fameux se termine par le récit que fait Her l’Arménien de ce qu’il a vu chez les morts. Platon n’est pas plus heureux qu’Homère et Virgile dans la description de la vie d’outre-tombe. Les tourments sont variés ; les plaisirs ne le sont pas, et il en sera ainsi dans toutes les descriptions du monde invisible. Du moins Platon affirme-t-il, dans ces pages, sa croyance au système des peines et des récompenses.

[38] Je ne parle pas d’un autre disciple de Socrate, Cébès le Thébain. Son Πίναξ, ou tableau de la vie humaine, est un livre très moral, mais les nombreuses allégories qu’il contient me semblent justifier l’opinion de Sevin, au tome III des Mémoires de l’Acad. des inscr., qui croyait l’ouvrage beaucoup moins ancien.

[39] Plutarque, Alexandre, 9. Il reprit, dans sa Politique, cette question de l’éducation ; le VIIIe livre, dont la fin probablement nous manque, y est consacré. Comme tous les anciens législateurs, il voulait, judicieusement, préparer dans l’enfant l’homme et le citoyen.

[40] Au sud du Lycéion était un autre gymnase où Antisthène avait déjà établi l’école cynique.

[41] Théophraste, né dans l’île de Lesbos vers 374 et mort à Athènes vers 287, fut compris dans le décret qui, en 316, bannit d’Athènes tous les philosophes. Mais, plus disert qu’éloquent et sans pensée originale, bien qu’on puisse le considérer, pour son traité des Plantes, comme le fondateur de la botanique, il n’était point un personnage dangereux par ses doctrines. La loi d’ailleurs fut rapportée l’année suivante et il rentra dans Athènes. Diogène Laërte (V, 2) donne une liste de ses ouvrages, qui formaient une sorte d’encyclopédie. On regrette surtout son Traité des lois en 24 livres, dont M. R. Dareste a recueilli et commenté les rares fragments, en remarquant que l’auteur a été le seul jurisconsulte que la Grèce ait produit (Revue de Législ., 1870, p. 202). On ne parle plus de lui que pour ses Caractères. La Bruyère, qui les a traduits et imités, a fait la réputation du moraliste athénien, mais en gagnant pour lui-même dans cette imitation une bien plus grande renommée. C’est Théophraste qui, mourant à 85, ou même, suivant d’autres, à 107 ans, regrettait de s’en aller quand il commençait à savoir quelque chose et qui reprochait à la Nature d’avoir accordé aux cerfs et aux corneilles une longue vie, dont ils n’ont pas besoin, et de l’avoir donnée si courte aux hommes, à qui il importait beaucoup de vivre longtemps pour se perfectionner dans les arts et les sciences (Cicéron, Tusculanes, III, 28).

[42] Il est du moins vrai que l’œuvre aristotélique nous est parvenue dans un état qui, pour certains traités, autorise tous les scrupules et tous les regrets.

[43] Les Arabes les tirèrent d’une traduction syriaque, faite par des Juifs au cinquième ou au sixième siècle de notre ère, et les commentèrent dans leurs écoles (E. Renan, Averroës, p. 37).

[44] Liv. IX, ch. II, § 1. Barthélemy Saint-Hilaire, t. III, p. 132.

[45] Des Parties des animaux, I, V, 5. Traduction de M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, p. 69.

[46] M. Milne-Edwards, dans le Rapport que je l’avais prié de faire, en 1867, sur les progrès récents des sciences zoologiques, dit encore de l’Histoire des animaux : En lisant les écrits d’Aristote, on est étonné du nombre immense de faits qu’il lui a fallu constater, peser et comparer attentivement pour pouvoir établir plus d’une règle que les découvertes de vingt siècles n’ont pas renversées. Dans son Traité de la Génération, il a créé l’embryogénie, science qui a attendu jusqu’à la fin du dix-septième siècle pour attirer de nouveau l’attention des savants. Cf. B. Saint-Hilaire, Comptes rendus de l’Académie des sciences morales, déc. 1886, p. 817 et suiv. Aristote crut à la doctrine de la génération spontanée, mais cette doctrine n’a succombé que de nos jours ; elle a même encore quelques rares partisans.

[47] Voyez dans le de Finibus de Cicéron, V, 4, ce qui est dit des péripatéticiens : Il n’y a rien au ciel, sur terre ou dans les eaux dont ils n’aient traité.

[48] Démosthène, qui passa sa vie à donner aux Athéniens des conseils et à les pousser virilement à l’action, n’use pas moins de ces mots : la Fortune, la volonté des dieux, tout en ne comptant que sur une sagesse purement humaine. C’était habitude de langage.

[49] Parties des animaux, I, V, 3.

[50] Métaphores, XI, 9.

[51] Politique, VII, 1.

[52] Voyez surtout le Criton.

[53] Éthique à Nicomaque, VII, 5, 3.

[54] Politique, I, 3.

[55] Politique, V, 4, édit. Didot, t. I, p. 570.

[56] Politique, I, ad fin.

[57] Éthique, V, 1, 15. Phocylide (fragm. 18) avait déjà dit : La justice est le résumé de toutes les vertus.

[58] Éthique, VIII, 1, 4.

[59] Diogène Laërte, V, 21 : En cas que la mort me surprenne, Antipater (le général d’Alexandre) sera l’exécuteur général de mes dernières volontés ; et, jusqu’à ce que Nicanor puisse gérer mes biens, Aristomène, Timarque, Hipparque, en auront soin, aussi bien que Théophraste, s’il veut bien, tant par rapport à mes enfants que par rapport à Herpyllis et aux biens que je laisse. Lorsque ma fille sera nubile, on la donnera à Nicanor; si elle venait à mourir avant de se marier ou sans laisser d’enfants, Nicanor héritera de tous mes biens, et disposera de mes esclaves et de tout d’une manière convenable. Nicanor aura donc soin de ma fille et de mon fils Nicomaque de sorte qu’ils ne manquent de rien, et il en agira envers eux comme leur père et leur frère. Si Nicanor venait à mourir avant d’avoir épousé ma fille, ou sans laisser d’enfants, ce qu’il réglera sera exécuté. Si Théophraste consent alors à épouser ma fille, il entrera dans tous les droits que je donne à Nicanor, sinon, les curateurs, prenant conseil avec Antipater, disposeront de ma fille et de mon fils selon ce qu’ils jugeront à propos. de recommande aux tuteurs et à Nicanor de se souvenir de moi et de l’affection qu’Herpyllis m’a toujours portée ; si, après ma mort, elle veut se marier, ils prendront garde qu’elle n’épouse personne au-dessous de ma condition ; et, en ce cas, outre les présents qu’elle a déjà reçus, il lui sera donné un talent d’argent, trois servantes, si elle veut, outre celle qu’elle a. Si elle veut demeurer à Chalcis, elle y occupera le logement contigu au jardin ; et si elle choisit Stagire, elle habitera la maison de mes pères... Je rends la liberté à Ambracis, et lui assigne pour dot lorsqu’elle se mariera, 500 drachmes et une servante ; à Thala, outre l’esclave achetée qu’elle a, je lègue une jeune esclave et 1000 drachmes. Tacho recouvrera sa liberté lorsque ma fille se mariera. On affranchira alors Philon et Olympias avec son fils. Les enfants de mes domestiques ne seront point vendus ; mais ils passeront an service de mes héritiers jusqu’à l’âge adulte, pour être affranchis alors, s’ils l’ont mérité. On aura soin encore de faire achever et placer les statues que j’ai commandées à Gryllion..., on mettra dans mon tombeau les os de Pythias, comme elle l’a ordonné. On exécutera aussi le vœu que j’ai fait pour la conservation de Nicanor, en plaçant à Stagire les animaux de pierre que j’ai voués pour lui à Jupiter et à Minerve Sauveurs.

[60] Je dois dire que le passage cité est pris d’une lettre peut-être apocryphe, et que suivant Bœckh le Banquet de Platon est postérieur à celui de Xénophon. Mais la Cyropédie, qui est un traité d’éducation en même temps qu’une apologie de la royauté, est un de ses derniers ouvrages. Un fait a décidé quelques savants à parler de leur inimitié : Platon n’a pas nommé une seule fois son ancien condisciple, et Xénophon ne nomme Platon qu’une fois, à propos d’un fait insignifiant (Mém., III, 6, 1). M. Ch. Huit a combattu cette thèse dans l’Annuaire de la Société des études grecques, 1886, p. 65-76.

[61] Au traité des Revenus de l’Attique, ad fin. Des écrivains très autorisés croient que ce traité n’est pas de Xénophon.

[62] Nicoclès, 61 et 49.

[63] Ibid., 15. Euripide avait déjà présenté, au théâtre, des idées bien supérieures à celles de la morale et de la religion populaires.

[64] Avant d’entendre Socrate et de s’attacher à lui, il avait composé des poésies et des drames qu’il brûla pour se donner tout entier à la philosophie ; mais la poésie ne l’y suivit-elle pas ?

[65] Cf. Foucart, de Collegiis scenicorum artificum apud Græcos, 1873.

[66] Ménandre était le neveu d’Alexis (Suidas, s. v. Άλεξις) et l’ami de Théophraste, d’Épicure et de Démétrius de Phalère. On lira, p. 136, une triste phrase d’Alexis, que Ménandre n’aurait pas désavouée. Phèdre (V, 1, 12-13) le représente visitant Démétrius de Phalère :

Unguento delibutus, vestitu adfluens,

Veniebat gressu delicato et languido.

[67] Isocrate, Sur la Paix, $ 86-89, édit. Didot, p. 112-113. Isocrate était né en 436, de Théodoros, fabricant d’instruments de musique, et fut l’élève de Gorgias et de Prodicus.

[68] IIIe Philippique, 36-43.

[69] Le Banquet, 4. Sur les amendes et les confiscations, voyez les discours de Lysias, Sur les richesses d’Aristophanès, contre Eratosthénès, et celui qu’il rédigea pour un Athénien accusé d’avoir arraché un olivier sacré. Dans le Περί τοϋ Ζεύγους, Isocrate défend le fils d’Alcibiade, accusé d’un vol de chevaux et que le délateur voulait rendre responsable de tous les torts de son père envers Athènes, etc., etc.

[70] Sur sa flotte, en 374, elle avait 1500 mercenaires, et Denys lui en envoya qui lui furent très utiles. Sa cavalerie en renfermait toujours un certain nombre, et Xénophon veut que le cinquième des soldats de cette arme soit formé d’étrangers soldés (Du commandement de la cavalerie, 9). En 378, deux villes d’Arcadie, Clitor et Orchomène, étaient en guerre ; la première n’avait que des mercenaires. En 371, 500 mercenaires qu’Agésilas employa tenaient garnison à Orchomène. Jason en avait 6000 (Xénophon, Helléniques, VI, 1, 5). Chabrias servait le roi d’Égypte, Acoris ; Athènes le force de revenir. Iphicrate va alors diriger les opérations des Perses, et leur amène 20.000 Grecs. Le roi de Sidon, révolté contre les Perses, a 4000 mercenaires grecs, sous le Rhodien Mentor, qui sortait du service d’Égypte. Phocion et Évagoras en commandent, dans le même temps, 8000 dans l’armée persique, 10.000 autres accourent à l’appel d’Artaxerxés. Ces forces réunies attaquent Nectanébos, qui a, de son côté, 20.000 mercenaires. C’était plus de 40.000 Grecs combattant sous des drapeaux différents et au service de l’étranger (Diodore, IV, 4-48. Cf. Xénophon, Helléniques, III, 1, 15 - 5, 15 ; IV, 2, 5 - 4, 14 - 8, 55 ; VII, 5, 10.). Démosthène et Isocrate s’élèvent sans relâche contre cette coutume fatale.

[71] Sur les mercenaires athéniens vivant en Thrace, voyez Démosthène, Contre Aristocratès, init.

[72] En 323, 8000 mercenaires se trouveront réunis au cap Ténare, où Léosthénès les prit à la solde d’Athènes (Plutarque, Phocion, 22 ; Diodore, XVIII, 9). Quelques mois plus tard, Thibron en trouva encore 2500 à acheter ; en 315, Antigone y envoya un émissaire avec 1000 talents pour prendre tout ce qui serait à vendre. En peu de temps, il enrôla, au dire de Diodore, 8000 hommes.

[73] Démosthène, IIIe Philippique, 62.