HISTOIRE DES GRECS

SIXIÈME PÉRIODE — SUPRÉMATIE DE SPARTE, PUIS DE THÈBES (404-339) – DÉCADENCE DE LA GRÈCE.

Chapitre XXVIX — Chute de la puissance de Sparte ; grandeur éphémère de Thèbes (387-361).

 

 

I. Violences de Sparte : surprise de la Cadmée

La paix d’Antalcidas, dit Xénophon, donna aux Spartiates beaucoup de gloire. L’histoire n’a point ratifié ce jugement du partial ami de Lacédémone. Sous la suprématie d’Athènes, la Grèce était montée au plus haut degré de puissance; sous la domination de Sparte, elle était tombée, en moins de dix-sept ans, aux genoux de la Perse, non pas de la Perse glorieuse et puissante de Darius et de Xerxès, mais d’un empire chancelant, troublé par les désirs d’indépendance des  satrape, affaibli par la révolte de Chypre et par celle de l’Égypte. Sparte n’avait su tirer de sa victoire que l’oppression, sans la grandeur du despotisme. Ce n’est pas ainsi que les dominations se légitiment et subsistent. Aussi la chute sera prompte. La paix honteuse d’Antalcidas fut un temps d’arrêt dans la décadence de Lacédémone ; mais cette décadence était commencée et elle ne s’arrêtera plus. Il est vrai que si les Grecs lui étaient hostiles, ils étaient divisés, par conséquent impuissants. Qu’au moins elle soit sage, comme au temps de Pausanias, et, dans cette Grèce abaissée, elle pourra rester longtemps encore au premier rang.

La paix était proclamée, chacun retournait à ses travaux, le laboureur à son champ, le marchand à son navire, l’artiste au temple que l’art, depuis bien des années, délaissait. Mais un peuple avait d’autre souci que ces préoccupations pacifiques ; les Spartiates entendaient faire sortir du traité d’Antalcidas ce qui se trouvait au fond de cette convention, l’hégémonie en Grèce des alliés du grand roi. Par l’affaiblissement d’Athènes, par les garnisons lacédémoniennes établies à Orchomène et à Thespies, ils dominaient dans la Grèce centrale, et Corinthe, Argos, soumises à l’oligarchie, les laissaient sans contrepoids dans le Péloponnèse. Cependant, non loin des frontières de la Laconie, une ville, Mantinée, osait conserver une constitution démocratique. Durant la guerre, elle avait donné quelque peu de blé aux Argiens, montré un zèle assez tiède à fournir aux Spartiates son contingent militaire, et elle ne s’était pas convenablement attristée des revers de Lacédémone. Des députés vinrent la sommer d’avoir à renverser ses murailles ; sur le refus des Mantinéens, Agésipolis ravagea leur territoire et assiégea leur ville. Il la prit, eu détournant un ruisseau le long des murs qui, faits de briques cuites au soleil, furent minés par les eaux et tombèrent[1]. Il dispersa les habitants dans quatre villages, que Sparte affecta de traiter comme autant d’États distincts, et les mit sous la direction des amis de la paix[2] qu’il avait ramenés. Ils y vécurent, dit Xénophon, plus heureux qu’auparavant. L’élève de Socrate ne trouve, pour achever le récit de cette violence, que cette réflexion : Ainsi se termina le siège de Mantinée, qui doit apprendre à ne pas faire passer de rivière à travers une ville (385).

Phlionte avait aussi chassé sa faction oligarchique : les bannis vinrent représenter à Sparte que, tant qu’ils étaient restés les maîtres, leur ville avait été docile et soumise. Les éphores demandèrent aux Phliasiens le retour des exilés et la restitution de leurs biens ; ce qui fut accordé par crainte (383).

Sparte, qui détruisait Mantinée, releva Platée : elle autorisa ce qui restait de Platéens à rebâtir leurs murailles. C’était la même politique sous deux formes différentes. Détruire toute grande cité, toute force collective dans le Péloponnèse, pour n’avoir rien à craindre ; en créer, au contraire, sur le territoire de ses rivaux pour les affaiblir. Comme dans les autres villes béotiennes, un harmoste et une garnison spartiate furent chargés de défendre les Platéens contre Thèbes, c’est-à-dire de les garder sous l’influence de Lacédémone.

L’ambition de Sparte dépassa bientôt les bornes de la Grèce centrale : des événements que, du moins, elle n’avait pas provoqués attirèrent son attention et ses forces à l’autre bout du monde hellénique. En 383, des ambassadeurs d’Acanthe et d’Apollonie vinrent lui demander du secours contre Olynthe, qui menaçait leur indépendance. Les villes de la Chalcidique, unies par la communauté d’origine et d’intérêts, avaient formé, pour se défendre à la fois contre Athènes et contre les Macédoniens, une confédération dont le principe était très libéral : chaque cité gardait sa constitution, mais tous les alliés avaient, les uns chez les autres, la jouissance des droits civils, la faculté d’acquérir des propriétés et de contracter mariage. Olynthe, à qui le roi de Macédoine, Amyntas, pressé par les Illyriens, avait cédé la côte du golfe Thermaïque, en était la capitale; la ville importante de Pella et celle de Potidée, qui commandait l’entrée de l’isthme de Pallène, en faisaient partie. Défendue par huit mille hoplites, de nombreux peltastes et mille cavaliers, cette ligue était en bonne intelligence avec les Thraces, en amitié avec Thèbes et Athènes. Utiles alliances, riche trésor, population nombreuse, bois de construction, et, dans le voisinage, les mines d’or du mont Pangée, Olynthe avait une foule de ressources qui pouvaient faire de cette cité une puissance de premier ordre. Mais deux villes voisines, Acanthe et Apollonie, s’étaient estimées de trop grandes cités pour consentir à aller se perdre dans une confédération. Elles avaient repoussé les offres d’Olynthe, et, menacées par elle, avaient cherché appui auprès des Spartiates.

Nous voulons, dirent leurs députés, conserver les coutumes de nos pères et rester maîtres de nous-mêmes[3]. Il ne fut pas difficile de décider Lacédémone à faire dans la Chalcidique ce qu’elle avait fait dans le Péloponnèse et la Béotie, à tout diviser pour tout affaiblir et régner seule. Elle promit une armée de dix mille hommes que les alliés devaient fournir pour la bonne part; mais, avant qu’elle fût réunie, Eudamidas partit, avec ce qu’il put trouver d’hoplites, et il eut le temps de couvrir les deux villes contre l’attaque des Olynthiens, même de décider la défection de Potidée. Phébidas, son frère, le suivit à la tête d’un second corps; arrivé prés de Thèbes, il s’arrêta pour s’entendre avec le polémarque Léontiadès, chef du parti aristocratique dans cette ville, et mettre la dernière main à une abominable intrigue. Le jour de la fête de Cérès, comme toutes les femmes se trouvaient dans la Cadmée pour les sacrifices, ce qui empêchait le conseil de s’y tenir, et que la chaleur du jour (on était en été et sur le midi) rendait les rues désertes, Léontiadès introduisit Phébidas dans la citadelle, puis alla au conseil, où siégeait Isménias, chef du parti contraire, et, l’accusant de fomenter une nouvelle guerre, il le fit arrêter et conduire à la Cadmée (383).

Cet événement causa partout une indignation à laquelle les Spartiates, tout en gardant la citadelle, parurent s’associer. Ils condamnèrent Phébidas à une amende[4] et le privèrent de son commandement, sans doute avec de discrets ménagements qui autoriseront bientôt Sphodrias à suivre son exemple. Agésilas avait défendu le coupable en mettant de côté la question de justice, et en posant le principe qu’on ne saurait condamner un citoyen pour une action qui profite à sa patrie. Aristide et les Athéniens avaient été mieux inspirés en face de Thémistocle proposant une chose utile et injuste. Une commission, choisie par les Lacédémoniens et leurs alliés, envoyée à Thèbes, condamna à mort Isménias, sous prétexte qu’il avait reçu de l’or persique; c’était un vaillant homme et un bon citoyen. Sparte se vengeait lâchement sur lui des craintes que la dernière guerre lui avait causées. Environ quatre cents de ses partisans avaient quitté la ville et cherché un refuge à Athènes.

Cette surprise de la Cadmée, cette mort d’Isménias, étaient un crime de plus dans l’histoire de Sparte ; mais c’était aussi une facilité plus grande pour la guerre contre les Olynthiens. Elle dura trois années et coûta à Lacédémone deux généraux et un de ses rois : Eudamidas périt en combattant; son successeur, Téleutias, après quelques brillants succès auxquels contribuèrent les Macédoniens, fut tué au pied des murs d’Olynthe ; le roi Agésipolis, venu avec des forces considérables, eut à peine le temps de faire quelques ravages ; il s’empara bien de Toroné, mais une fièvre l’emporta en sept jours ; son corps, embaumé dans du miel, fut rapporté à Sparte. L’harmoste Polybiadès réussit enfin à réduire les Olynthiens. Cernés par terre et par mer, ils demandèrent la paix, qui leur fut accordée, à condition qu’ils auraient pour amis et ennemis les amis et les ennemis de Lacédémone, et que, alliés fidèles, ils marcheraient sous les drapeaux de cette république (379). Cette ruine de la confédération olynthienne livrait à la Macédoine, pour un avenir plus ou moins rapproché, mais certain, la Chalcidique et la Thrace, comme la ruine de l’empire athénien avait livré aux Perses l’Asie Mineure.

Dans le même temps, les bannis rentrés à Phlionte s’étant plaints d’y être maltraités, Agésilas avait assiégé cette ville ; après une résistance de vingt mois, il la prit et il y laissa garnison (379). Autre fardeau que Sparte s’imposait; tandis qu’elle mettait ainsi le pied partout et semblait accroître sa puissance, elle s’épuisait et se rendait odieuse. D’ailleurs, la haine grandissait contre cette cité qui prenait tout et ne donnait rien ; contre cette alliée des deux grands ennemis des Hellènes : le roi de Perse, qui, grâce à elle, avait rendu les Grecs asiatiques tributaires, et Denys de Syracuse qui asservissait ceux de Sicile et d’Italie[5].

Diodore de Sicile croit devoir commencer son XVe livre en citant au tribunal de l’histoire les Lacédémoniens coupables d’avoir perdu par leurs fautes un empire exercé par eux sur la Grèce depuis cinq cents ans. Xénophon voit dans cet événement la main des dieux : On pourrait, dit-il, citer quantité de faits de ce temps-là qui prouveraient que les dieux ont l’œil ouvert sur les impies et les méchants. Ainsi les Lacédémoniens, qui avaient juré de laisser les villes autonomes, et néanmoins gardaient la forteresse de Thèbes, invincibles jusqu’alors, furent punis par ceux-là mêmes qu’ils opprimaient[6]. Les dieux ne s’occupaient ni des intérêts de Lacédémone ni des affaires de la Grèce; mais Sparte avait mis contre elle deux forces encore puissantes : par ses iniquités, elle avait révolté la conscience morale ; par ses violences en faveur de l’oligarchie, elle avait irrité ceux qui aimaient les institutions libres; et ces deux forces allaient s’unir pour son châtiment.

Depuis trois ans, les Lacédémoniens étaient maîtres de la Cadmée et, confiants dans leur appui, les chefs de l’aristocratie thébaine, Léontiadès et Archias, ne gardaient plus de mesure. Les prisons se remplirent, les exécutions se multiplièrent, comme au temps des Trente à Athènes. Cependant un soupçon vint aux tyrans, au milieu de leurs excès et de leurs plaisirs, que les quatre cents réfugiés à Athènes supportaient avec peine leur exil et conspiraient peut-être pour rentrer dans leur patrie. Ils résolurent de se débarrasser d’inquiétude en les faisant assassiner. Léontiadès envoya dans ce dessein des émissaires à Athènes. Ils échouèrent : un seul, le chef des réfugiés, Androkleidas, succomba ; les autres se tinrent pour avertis. Leur vie n’étant plus en sûreté, même dans l’exil, le meilleur parti était de tenter une révolution qui précipiterait leurs adversaires. On voit que la domination des Lacédémoniens produisait à Thèbes les mêmes effets qu’à Athènes ; ils avaient de bien dangereux amis.

Parmi les bannis thébains se trouvait Pélopidas, homme d’un courage héroïque, noble et riche, ennemi des tyrans, et lié avec Épaminondas d’une amitié qui avait été éprouvée déjà sur les champs de bataille. L’exemple de Thrasybule, parti de Thèbes pour délivrer Athènes, lui inspira le dessein de partir d’Athènes pour délivrer Thèbes. Les Athéniens, reconnaissants de l’asile qu’ils avaient trouvé en Béotie, au temps des Trente, avaient refusé d’obéir à Sparte, qui réclamait l’expulsion des exilés. Pélopidas conspira à Athènes, tandis qu’Épaminondas, que sa pauvreté et son obscurité avaient préservé de l’exil, exhortait la jeunesse thébaine à lutter, dans les gymnases, avec les Spartiates et à prendre l’habitude de les vaincre. Les conjurés avaient des intelligences jusque dans la maison des polémarques, dont Phillidas, un des leurs, s’était fait nommer greffier. Le jour était fixé. Pour sauver un citoyen distingué qui allait être exécuté, ils partirent plus tôt. Douze prirent les devants, vêtus de simples manteaux, menant des chiens en laisse, et portant des pieux à tendre des rets, afin de se faire passer pour des chasseurs. Ils entrèrent isolément dans la ville par diverses portes, et se réunirent chez un des plus riches Thébains, nommé Charon, où quelques-uns de leurs partisans vinrent les rejoindre. Phillidas avait invité à un repas deux des polémarques, leur promettant que les premières femmes de la ville seraient du festin. Ils étaient déjà dans l’ivresse, lorsque le bruit arriva jusqu’à eux, que des exilés se cachaient dans la ville. Ils mandèrent Charon, qu’on dénonçait ; son calme dissipa leurs soupçons. Survint un autre avis : un ami d’Athènes écrivait à Archias de se méfier, et donnait tous les détails. Le polémarque n’ouvrit même pas la lettre; mais la jetant sous son coussin : À demain les affaires, dit-il. Quelques instants après, arrivèrent les conjurés. Ils avaient des robes de femmes sur leurs cuirasses, et portaient de larges couronnes de pin et de peuplier qui leur couvraient le visage. Dès qu’ils eurent reconnu Archias et Philippe, ils tirèrent leurs épées, et, s’élançant à travers les tables, tuèrent sans peine ces hommes noyés dans le vin. Phillidas courut aussitôt à la prison et en ouvrit les portes. Dans le même temps, Pélopidas et les autres surprenaient et tuaient Léontiadès et Hypatès.

Au premier bruit, Épaminondas s’était armé ; il accourut avec quelques jeunes gens auprès de Pélopidas. Pour grossir cette petite troupe, les conjurés envoyèrent dans toutes les directions des hérauts qui sonnaient de la trompette et annonçaient au peuple sa délivrance. Néanmoins le trouble et la frayeur étaient dans la ville : on allumait des torches dans les maisons; les rues se remplissaient de gens qui couraient de côté et d’autre, ne sachant rien de certain et attendant que le jour vint révéler ce que la nuit cachait encore. Quinze cents hommes établis dans la citadelle auraient eu bon marché des conjurés s’ils les avaient attaqués sur-le-champ. Mais les cris du peuple, les feux dont les maisons étaient éclairées et les courses précipitées de la multitude les effrayaient; ils restèrent immobiles, contents de garder la Cadmée. Le lendemain, à la pointe du jour, les autres bannis arrivèrent avec nombre d’Athéniens qui s’étaient joints à eux, et le peuple s’assembla. Épaminondas présenta à l’assemblée Pélopidas avec sa troupe, entouré des prêtres qui portaient dans leurs mains les bande= lettes sacrées, et appelaient les citoyens au secours de la patrie et des dieux. A leur vue, tout le peuple éclata en cris de reconnaissance et salua les bannis comme les libérateurs de la cité[7] (décembre 379).

Pélopidas, Charon et Mélon, trois des chefs les plus actifs du complot, furent nommés béotarques, titre qui annonçait que Thèbes voulait reprendre, avec sa liberté, son ancien rang parmi les villes béotiennes. On commença aussitôt d’assaillir la Cadmée. Un secours, mandé en toute hâte de Platée, où Sparte tenait aussi une troupe, fut repoussé par les cavaliers thébains ; alors, la garnison manquant de vivres, et les alliés, qui en formaient la plus grande partie, refusant de se défendre, la forteresse fut évacuée. Des Thébains, partisans des Spartiates, les suivaient ; plusieurs furent égorgés avec leurs enfants et tous auraient eu le même sort, si les auxiliaires athéniens ne les avaient pris sous leur sauvegarde. Sparte condamna à mort deux des harmostes et frappa le troisième, absent lors de l’attaque, d’une amende énorme qu’il ne put payer, ce qui le força de se bannir (379).

La délivrance de Thèbes commença une suite d’événements qui brisèrent, dit Plutarque, les chaînes dont Sparte avait chargé la Grèce. Mais quelles causes purent tout à coup porter une ville, dont on ne connaissait encore que la trahison dans les guerres Médiques, au degré de puissance où nous allons la voir ? Ce qui caractérisait les Béotiens, c’était une certaine lourdeur d’esprit devenue proverbiale, quelque chose d’épais et de sensuel. Thèbes avait vu naître, aux temps mythologiques, Amphion, plus récemment Pindare ; mais cette gloire était dans le passé. S’il fallait en croire Élien, elle aurait, par décret publie, imposé à ses artistes la loi de faire beau et condamné à l’amende celui qui enlaidirait son modèle; les arts n’en avaient point prospéré davantage. Dès l’origine, elle avait eu cette habitude de banquets en commun, de fêtes publiques, qui est propre aux Grecs. Nais, tandis que ces réunions s’épuraient ailleurs, et que la musique, la danse, la poésie, la philosophie même, en étaient les accompagnements ordinaires, par une belle association des plaisirs les plus relevés de l’esprit à ceux du corps, les banquets, chez les Thébains, n’étaient que des occasions d’étaler toutes les ressources d’une sensualité grossière et d’un luge sans goût. On y buvait, on y mangeait à outrance, comme firent ces polémarques que nous avons vus, tout à l’heure, se laisser surprendre par les amis de Pélopidas. Une terre très fertile[8] et de facile culture, un air épais, peu d’industrie, point de commerce, parce que le sol donnait tout le nécessaire ; ni le stimulant de la misère comme dans l’Attique, ni celui du péril comme à Lacédémone : voilà pourquoi Thèbes, éloignée d’ailleurs de cette mer qui excite les hommes, était restée dans l’ombre. On y vivait bien et sans peine ; à quoi bon des efforts ? A ces causes, il faut ajouter l’impuissance politique produite par leurs divisions, le mépris où ils tombèrent après les guerres Médiques, enfin l’attraction exercée par Athènes sur tous les hommes de mérite, et qui agit nécessairement aux dépens des autres cités, surtout des plus voisines. Quand Athènes eut succombé, quand Sparte se fut rendue odieuse, Thèbes, qui n’avait pas usé ses forces dans la lutte, tira profit de la ruine de l’une, comme des insolences de l’autre. Il n’est pas douteux que l’émigration des Athéniens chassés par les Trente et celle de plusieurs Grecs italiotes, qui, au témoignage de Plutarque, apportèrent en Béotie les doctrines de Pythagore, n’aient contribué à éveiller les esprits thébains; des disciples de Socrate vinrent même enseigner à Thèbes. Ces influences et les circonstances politiques produisirent un certain mouvement dans ces natures béotiennes dont le fond solide eût porté de riches moissons, si cette forte terre avait pu être convenablement cultivée, si on y eût enfoncé le soc assez profondément. On trouve en Béotie de la docilité, de la justesse, de la puissance, du sérieux; mais on n’y trouve ni la finesse exquise, ni la pointe aiguë, ni la pétulance charmante et gracieuse de l’esprit attique.

 

II. Épaminondas et Pélopidas ; traités de 374 et de 371

Un homme résume en lui toutes les bonnes qualités de ce peuple, Épaminondas. Il était d’une famille distinguée, de cette race des Spartiates qu’on disait nés des dents d’un dragon ; il était pauvre, et le demeura toute sa vie. Au moment de conduire une armée dans le Péloponnèse, il fut réduit, pour achever son équipage, à emprunter quarante-cinq drachmes ; une autre fois, à l’approche d’une fête, il s’enferma plusieurs jours chez lui, afin qu’on pût blanchir son unique manteau ; mais, loin de souffrir de cette gêne, il se félicitait d’être par là débarrassé de beaucoup de soucis. Sa frugalité était celle d’un pythagoricien[9] : jamais de vin et souvent un peu de miel pour nourriture. Son instruction surpassait celle de ses compatriotes. Les Grecs, même les plus graves, joignaient à la culture de l’esprit celle du corps ; aux lettres, la gymnastique ; à la philosophie, les arts. Socrate avait été sculpteur, et Polybe attribue d’étonnants effets politiques à l’enseignement général de la musique. Épaminondas n’omit aucune de ces études qui font l’homme complet : il apprit à jouer de la lyre et de la flûte, à chanter en s’accompagnant, même à danser[10]. Il se livra avec ardeur aux exercices du gymnase et au maniement des armes, moins jaloux toutefois d’acquérir la force que l’agilité ; l’une lui semblait la qualité de l’athlète, l’autre celle du soldat. A ce corps, qu’il avait rendu souple et vigoureux par l’exercice, la nature avait joint les qualités de l’esprit ; il les développa par la méditation. Pour maître de philosophie, il eut le pythagoricien Lysis de Tarente. On le vit, presque enfant, s’attacher à ce vieillard triste et sévère, jusqu’à préférer sa société à celle de tous les jeunes gens de son âge. Il ne voulut se séparer de lui qu’après avoir appris les devoirs du citoyen, autant que ceux de l’homme. Prudent, habile à profiter des circonstances, avec l’âme grande et le courage indomptable, il savait commander et obéir, ce qui, au jugement d’Aristote[11] et de l’histoire, est le trait distinctif des bons citoyens : aujourd’hui vainqueur de Sparte à Leuctres, demain simple hoplite ou édile chargé du soin des rues, et toujours souffrant, sans se plaindre, les injustices du peuple comme celles de ses amis. Son respect pour la vérité était si profond, qu’il rte mentait pas, même en plaisantant. Il savait garder un secret, parlait peu, écoutait beaucoup; habile pourtant et puissant orateur, qui servit plus d’une fois Thèbes de sa parole aussi bien que de son bras.

Telle était l’éducation des hommes distingués de la Grèce, et telles étaient les qualités douces et sérieuses du héros thébain; comme caractère moral, la Grèce n’a rien eu de plus pur ni de plus élevé[12]. Quand Pélopidas conspira, il refusa de prendre part au complot, non par lâcheté assurément, mais il n’aimait pas les menées ténébreuses et préférait le combat à ciel ouvert. Tandis que les bannis nouaient leurs intrigues, il préparait les jeunes Thébains à être des hommes le jour de l’action. Ces vertus n’empêchaient pas qu’il n’eût une grande ambition pour sa patrie. C’est lui surtout qui voulut briser la suprématie de Sparte au profit de Thèbes, et qui, après l’avoir renversée, essaya de jeter bas celle d’Athènes. On le vit même, en une circonstance, à Tégée, approuver, comme général, une chose que, simple particulier, il eût certainement flétrie. Disons toutefois qu’il diminua, autant qu’il le put, les maux de la guerre[13].

Pélopidas était avant tout un homme d’action. Le gymnase et la chasse avaient pour lui plus de charme que les livres et les leçons des philosophes. Né d’une famille noble et riche, il fit participer à ses richesses ses amis pauvres et vécut dans la simplicité. Ame noble et généreuse, avide de gloire, ambitieux, autant pour lui-même que pour son pays, il devint un brillant capitaine, prompt à concevoir et à exécuter; mais, pour le génie, il resta bien inférieur, ce semble, à Épaminondas.

La grandeur de Thèbes dura autant que ces deux hommes.

Leur premier soin fut de mettre leur patrie en état de soutenir la lutte redoutable qu’ils prévoyaient. Sparte venait de décider l’envoi d’une armée contre Thèbes, et Agésilas avait refusé d’en prendre le commandement, s’excusant sur son âge. Son collègue Cléombrote le remplaça, et fit en Béotie une incursion rapide (janv. 378). A Athènes, on s’effraya de voir les Spartiates si près. Les riches profitèrent de l’abattement publie pour faire condamner à mort les deux généraux qui avaient généreusement soutenu les conjurés, sans 1 ordre de l’assemblée, et par là risqué d’engager Athènes dans une guerre avec Lacédémone. L’un fut exécuté, l’autre banni. C’était une concession à la peur et un acte de soumission envers Lacédémone dont trois députés avaient porté à Athènes de vives réclamations contre la secrète assistance donnée aux fugitifs de Thèbes.

Une perfidie fit relever la tête aux Athéniens. Cléombrote avait laissé à Thespies Sphodrias avec un corps de troupes ; l’exemple de Phébidas le tenta : il résolut d’essayer un coup de main sur le Pirée, pour dédommager Lacédémone de la perte de Thèbes. Un soir il partit avec des forces assez considérables pour réussir; mais le jour le surprit prés d’Éleusis; l’affaire était manquée. On l’accusa, à Sparte, d’avoir déloyalement attaqué une ville alliée; Agésilas, défenseur cette fois encore d’une mauvaise cause, le fit acquitter, pour cette raison que sa conduite avait toujours été auparavant irréprochable. Athènes, indignée, rompit avec Sparte et prépara la guerre; on se ménagea des ressources pour l’achèvement du Pirée et la reconstitution de la marine : cent galères furent mises sur chantier (378)[14].

Sparte ne punissait pas Sphodrias; elle l’eût récompensé s’il eût réussi, car elle s’inquiétait du réveil de la puissance athénienne. Conon et Thrasybule avaient rendu à leur peuple une partie des villes qui avaient été autrefois ses tributaires ; la paix d’Antalcidas les lui avait ôtées de nouveau. Mais personne ne faisant alors la police de la mer, les pirates pullulèrent bientôt[15], et les insulaires qui avaient besoin du marché d’Athènes, des blés qu’elle allait chercher dans la Tauride, se rapprochèrent de la seule ville qui pût assurer à leur commerce les produits et la sécurité dont ils avaient besoin.

Athènes venait de recouvrer l’intendance du temple de Délos, le sanctuaire des Cyclades et de la race ionienne, qu’elle avait perdue après 1Egos-Potamos. Changer ce lien religieux en un lien politique n’était point chose difficile, pour peu que les circonstances y aidassent. Poussées vers Athènes par leurs intérêts et par la hauteur, par les violences des harmostes lacédémoniens, Chios, Byzance, Rhodes, Mytilène, l’Eubée presque entière, enfin soixante-dix villes insulaires ou maritimes, vinrent d’elles-mêmes lui demander de renouer cette confédération qui, durant plus de soixante ans, leur avait donné paix, sécurité et richesse[16]. Au reste, Athènes eut la sagesse de revenir au plan d’Aristide. Tous les membres de la ligue, restant indépendants pour leur constitution intérieure, envoyèrent des représentants à un congrès fédéral, qui se tenait à Athènes, et dans lequel le moindre État avait une voix, et les plus grands, Athènes même, pas davantage. Cette assemblée fut chargée de voter la contribution générale et de déterminer le contingent de chaque cité. Les clérouquies avaient laissé un mauvais souvenir; Athènes l’effaça par un acte de modération: elle renonça à réclamer les terres qui avaient été autrefois partagées, sur le continent ou dans les îles, entre des colons athéniens et dont ils avaient été dépossédés à la fin de la guerre du Péloponnèse. Une loi interdit même à tout citoyen d’Athènes d’acquérir des domaines et d’y prendre hypothèque hors de l’Attique[17]. L’admission de Thèbes changea le caractère de la confédération qui, jusque-là exclusivement maritime, se vit obligée de mettre sur pied des forces de terre considérables. Dans la première ardeur de ce zèle nouveau, on se promit d’armer vingt mille hoplites, cinq cents cavaliers et une flotte de deux cents voiles.

En face de cette ligue, Sparte sentit la nécessité de traiter plus doucement ses alliés et d’organiser plus équitablement les contributions qu’elle leur imposait. La confédération nouvelle fut partagée en dix sections : 1° les Lacédémoniens ; 2° et 3° les Arcadiens ; 4° les Éléens ; 5° les Achéens ; 6° les Corinthiens et les Mégariens ; 7° les Sicyoniens, les Phliasiens et les habitants de l’Acté ; 8° les Acarnaniens, les Phocidiens et les Locriens; 10° les Olynthiens et les alliés de Sparte en Thrace. La part de chaque section fut fixée ; et, pour éviter l’arbitraire dans la levée des contingents, il fut réglé qu’un hoplite équivaudrait à deux soldats armés à la légère, un cavalier à quatre hoplites. Pour chaque hoplite manquant, il devait être payé 3 oboles d’Égine (0 fr. 67), le quadruple pour un cavalier. La ville qui ne donnerait ni homme ni argent serait passible d’une amende de 4 drachmes multipliés par le chiffre de soldats qu’elle aurait dû livrer, et par le nombre de jours qu’aurait duré la campagne : Sparte se chargeait de faire les recouvrements[18]. Elle reprenait donc à son profit le système de l’ancienne confédération athénienne, en l’exagérant, et c’était pour le détruire qu’elle avait entrepris la guerre du Péloponnèse !

Dans l’été de 378, Agésilas fit une seconde incursion en Béotie et, après quelques ravages, vint présenter la bataille à l’armée confédérée. L’attitude martiale des Athéniens de Chabrias, qui attendirent le choc. sans broncher, le bouclier appuyé contre le genou et la lance forte ment tenue en arrêt des deux mains, l’intimida, quoiqu’il fût supérieur en nombre, et le fit reculer. Les Athéniens élevèrent une statue à leur général, qui le représenta dans cette attitude de combat: c’était la première de ces flatteries qu’ils allaient tant prodiguer. Aux jours héroïques, on ne donnait aux chefs glorieux qu’un tombeau à part. Il est vrai qu’alors c’était moins le général qui était grand que le peuple.

Avant de reprendre la route de Lacédémone, Agésilas avait mis garnison dans Thespies, en lui donnant pour chef Phœbidas, l’homme le plus intéressé à surveiller et à contenir les Thébains. Ceux-ci, tout fiers d’avoir vu le roi reculer devant eux, coururent, après son départ, à Thespies, battirent les Péloponnésiens qui la gardaient et tuèrent Phœbidas, sans réussir pourtant à s’assurer de la ville, où la haine des factions contraires éclata avec violence. Les riches bannirent les chefs des démocrates et, pour en finir avec ce parti, ils résolurent de faire un massacre général de leurs adversaires. Agésilas, qui reparut en Béotie (377), arrêta ces ressentiments et essaya d’entraîner les partisans de Lacédémone en ce pays à un grand effort contre Thèbes. Il eut beau conduire cette guerre avec son habileté ordinaire, il n’en tira d’autre avantage que de détruire des fermes, couper des arbres à fruits et brûler des moissons : guerre sauvage qui exaspérait les populations, sans avoir l’excuse d’un but élevé à atteindre. Les Thébains n’avaient pas, comme les Athéniens de Périclès, la mer pour les dédommager de la terre, et ils commençaient à souffrir de la disette, mais aussi ils s’aguerrissaient. Ils n’étaient pas restés derrière leurs murs, où l’ennemi les eût vite bloqués et affamés ; ils tenaient la campagne, suivaient les Péloponnésiens d’un peu loin, et par les hauteurs, comme Fabius suivra Annibal, et ils s’habituaient par de fréquentes escarmouches à regarder les Spartiates en face. Un jour Agésilas fut blessé dans une rencontre avec eux : Voilà, lui dit un Spartiate, le fruit des leçons que tu leur as données. Lycurgue avait sagement recommandé de ne pas faire longtemps la guerre aux mêmes ennemis.

Au printemps de l’année 376, ce fut Cléombrote qui dut mener les Lacédémoniens en Béotie. Il n’eut pas, comme Agésilas, la prudence de s’assurer à l’avance des passages du Cithéron, et éprouva un échec en voulant les forcer. Les Athéniens contribuaient beaucoup à rendre cette guerre difficile pour Lacédémone; c’étaient eux que les Péloponnésiens trouvaient toujours à la défense des défilés. Sparte résolut de se prendre encore une fois corps à corps avec son éternelle rivale ; elle envoya soixante galères croiser au milieu des Cyclades pour intercepter les convois de blés dirigés sur le Pirée. Athènes arma quatre-vingts sous les ordres de Chabrias, qui venait de se distinguer en Chypre, au service d’Évagoras, et en Égypte, à celui d’Acoris, le roi indigène révolté contre les Perses. Dans une bataille livrée près de Naxos, les Lacédémoniens perdirent quarante-neuf vaisseaux. Leur défaite eût été bien plus désastreuse si, se souvenant des Arginuses, Chabrias, au lieu de les poursuivre, ne se fût arrêté à recueillir ses morts et les équipages de dix-huit de ses galères qui avaient été brisées (sept. 376). Il ramena dans Athènes trois mille prisonniers, et le butin monta à 440 talents.

Depuis la guerre du Péloponnèse, c’était la première victoire navale gagnée par les Athéniens. Elle les releva dans l’opinion des alliés, et, ce qui valait mieux, dans leur propre estime. Nombre de villes entrèrent aussitôt dans leur alliance. L’année suivante, tandis que les Lacédémoniens se préparaient à renouveler leur invasion périodique en Béotie, Athènes reprit le plan hardi jadis proposé et exécuté par Périclès. Timothée, fils de Conon, tourna avec cinquante galères le Péloponnèse, fit rentrer dans l’alliance d’Athènes Corcyre, Céphallénie, les Acarnanes, Alcétas, roi des Molosses, et battit l’amiral lacédémonien, en vue de Leucade. Ces succès flattaient l’orgueil d’Athènes, mais les dépenses de la flotte épuisaient ses ressources. Timothée avait reçu du trésor public 13 talents qui avaient été bien vite épuisés; une avance de 7 mines, que lui firent chacun de ses soixante triérarques, ne pouvait le faire vivre longtemps. Athènes, pressée par lui d’envoyer de nouveaux subsides, s’adressa à ses alliés dont la diversion navale servait efficacement les intérêts. Soit réelle impuissance, ou plutôt mauvais vouloir, Thèbes ne voulut rien donner. Ce refus décida les Athéniens, redevenus, malgré quelques pirateries des Éginètes, maîtres de la mer Égée et par conséquent du commerce, à négocier avec Lacédémone. Sparte aussi, inquiète de voir les côtes du Péloponnèse exposées à des descentes désastreuses, désirait la paix : les deux villes conclurent un traité qui reconnut aux uns l’hégémonie sur le Péloponnèse, aux autres la direction de la confédération maritime (374). Les Athéniens aimaient encore à inviter la religion et les arts à solenniser les grands actes de leur vie politique. Ils instituèrent un sacrifice annuel et une fête pour rappeler la fin des jours de combat, et un sculpteur alors célèbre, Képhisodotos, qui, au grand style de Phidias et à la sévère beauté de ses dieux, avait déjà substitué une grâce plus humaine et plus vivante, fit, pour un de leurs temples, une déesse de la Paix, portant dans ses bras Ploutos, le dieu de la richesse avec la corne d’abondance.

Cette convention semblait promettre une longue tranquillité; elle dura quelques jours à peine : triste condition de cette race querelleuse qui usera ses forces en d’éternels combats et, un jour, viendra, épuisée de sang, tomber aux pieds de l’étranger. Avant de quitter la mer d’Ionie, Timothée provoqua une révolution à Zacynthe ; Sparte essaya d’en faire une à Corcyre, qui réclama l’assistance d’Athènes, et Thèbes attaqua les villes béotiennes demeurées, depuis la paix d’Antalcidas, l’appui de l’étranger, Thespies, Platée et Orchomène. Pélopidas, qui chaque année était élu béotarque, marcha avec le bataillon sacré sur cette dernière ville, que la garnison lacédémonienne venait de quitter pour aller en Locride ; mais un autre corps l’avait remplacée le coup manqua. Au retour, Pélopidas rencontra à l’improviste les Lacédémoniens près de Tégyre : Nous sommes tombés au milieu des ennemis, lui dit un des siens. — Et pourquoi, répondit-il, ne sont-ce pas les ennemis qui sont tombés au milieu de nous ? Il n’avait que trois cents hommes et quelques cavaliers ; les Spartiates, bien plus nombreux, furent complètement battus. Le bataillon sacré conquit ce jour-là sa légitime renommée. C’était une troupe d’élite composée d’hommes unis entre eux par l’amitié. Cette troupe existait déjà depuis longtemps, mais on dispersait ordinairement ceux qui la formaient dans les premiers rangs de l’armée ; Pélopidas les fit agir en corps et isolément, afin que leur valeur et leur discipline, étant mises en commun, devinssent irrésistibles. Ce combat, dit Plutarque, apprit pour la première fois aux Grecs que ce n’est pas seulement sur les bords de l’Eurotas que naissent les hommes intrépides ; mais que partout on les jeunes gens savent rougir de ce qui déshonore et se porter avec ardeur à ce qui est glorieux, partout où le blâme est redouté plus que le danger, là sont des hommes qu’il faut craindre.

Corcyre, vivement pressée par les Lacédémoniens, envoyait à Athènes des appels désespérés. On manquait d’argent pour un armement maritime; afin d’en recueillir, Timothée reçut l’ordre de visiter, avec quelques galères, les villes alliées. La douceur de son caractère l’empêcha de prendre de force ce qu’on ne lui offrait pas de bonne volonté, de sorte qu’il perdit beaucoup de temps à cette mission (373). Cependant Corcyre allait succomber; Athènes, en employant ses dernières ressources, jusqu’aux galères sacrées, rassembla une flotte ; mais elle punit son général, trop lent au gré de son impatience, par la perte de son commandement et le mit en jugement. Deux puissants intercesseurs, Alcétas, roi d’Épire, et le tyran de Phères, Jason, le sauvèrent ; tous deux vinrent à Athènes, et se logèrent dans la demeure modeste de Timothée, qui fut obligé d’emprunter de l’argent et de la vaisselle pour les recevoir. C’était un de ces hommes purs et honnêtes de la famille d’Aristide, tels qu’Athènes en eut un certain nombre. Ses ennemis niant son mérite ne parlaient que de son bonheur ; ils l’avaient fait représenter endormi sous une tente pendant que la Fortune rassemblait pour lui des villes prises dans un filet. Eh ! que ferais-je donc si jetais éveillé ? dit-il. Il prouva qu’il avait engagé ses biens pour l’entretien de la flotte et fut acquitté ; mais il se retira chez les Perses, par un exil volontaire qui dura plusieurs années (373). La démocratie d’Athènes se privait encore d’un bon serviteur. Iphicrate et Callistrate, ses rivaux, le remplacèrent. Nous savons peu de chose du second qui, cependant, passait pour le premier orateur de son temps, mais nous connaissons les talents militaires du premier ; il les appliqua à la marine. Il n’avait reçu que des matelots novices, il les exerça pendant la traversée. Arrivé près de Corcyre, il épia dix vaisseaux que Denys de Syracuse envoyait aux Spartiates et en prit neuf. Les Corcyréens s’étaient sauvés eux-mêmes par une victoire (372).           

Depuis que la guerre était devenue maritime les Athéniens en portaient tout le poids, et Thèbes en tirait tout le profit. Elle s’était emparée de Platée, dont Athènes recueillit encore les habitants, et l’avait rasée de fond en comble ; Thespies avait subi le même traitement ; la Phocide était menacée. Les Athéniens, mécontents des violences exercées contre les Platéens et jaloux de voir une nouvelle cité monter au rang d’un grand État, firent à Sparte des ouvertures de paix. Callistrate, leur orateur favori, désirait la fin d’une guerre qui donnait l’influence aux généraux ; Iphicrate et Chabrias la souhaitaient, en vue des brillants avantages que le roi de Perse leur offrait, s’ils entraient à son service. Selon Diodore, Artaxerxés lui-même s’occupa de rétablir la paix entre les Grecs, afin de pouvoir prendre à sa solde leurs troupes licenciées, pour dompter ses provinces rebelles. On disait aussi qu’Antalcidas était auprès de lui et qu’Athènes devait se hâter de traiter, dans la crainte d’une nouvelle alliance entre Lacédémone et l’empire oriental. Callias fut envoyé comme ambassadeur à Sparte avec six collègues ; Callistrate l’accompagnait pour appuyer les négociations de son éloquence.

Les discours qui furent alors prononcés et dont Xénophon, qui a pu les entendre, nous a conservé l’esprit, ont plus d’un passage intéressant. Celui de Callias est ridicule : il montre l’abus que les orateurs avaient coutume de faire des souvenirs mythologiques. Pour lui, la raison qui doit décider Sparte et Athènes à former une étroite alliance, c’est que l’Athénien Triptolème a offert au Péloponnèse les premiers dons de Cérès et qu’il est contre la justice que Lacédémone ravage les moissons du peuple à qui elle doit les siennes. Autoclès s’attarde moins dans la légende et va droit à l’histoire : Lacédémoniens, dit-il, vous répétez sans cesse que les républiques doivent être libres et vous obligez vos alliés à vous suivre partout où il vous plaît de les conduire. Sans les consulter, vous déclarez la guerre, vous décrétez des levées, en sorte que bien souvent des peuples qu’on dit libres sont contraints de marcher contre leurs meilleurs amis. Et n’est-ce pas porter le dernier coup à l’indépendance des cités que de mettre dans l’une dix, dans l’autre trente hommes, moins chargés de les gouverner avec justice que de les contenir par la force. Lorsque le roi de Perse déclara que toutes les villes de la Grèce seraient libres, vous dites que les Thébains agiraient contre le traité s’ils ne laissaient pas les cités béotiennes se gouverner elles-mêmes, et vous avez pris la Cadmée, vous avez ravi à Thèbes sa liberté.

Ces paroles dures aux oreilles lacédémoniennes n’étaient pas pour faciliter les négociations. Le troisième envoyé athénien, Callistrate, plus adroit, rappela que, si Athènes et Sparte avaient, l’une et l’autre, commis beaucoup d’erreurs, la sagesse est faite d’expérience, l’expérience, de la connaissance des fautes dont on a souffert, et il ajouta : A en croire quelques ennemis de la paix, ce qui nous amène à Lacédémone, c’est la crainte qu’Antalcidas, votre envoyé auprès du grand roi, ne revienne chargé d’or ; mais ce monarque veut l’indépendance des cités grecques, et, comme notre désir est le même, nous n’avons rien à craindre de lui. » On voit quelle figure faisaient maintenant, aux yeux des héritiers de la gloire de Salamine, ce roi de parade et cet empire qui n’avait de grand que la liste de ses provinces indociles. Callistrate fut plus dans la vérité, en disant : Toutes les villes se partagent entre vous et nous; dans chaque cité, les uns sont partisans de Lacédémone, les autres d’Athènes ; si nous devenions amis, quel adversaire pourrions-nous raisonnablement redouter ? Forts de votre amitié, qui oserait nous attaquer par terre ! Forts de la nôtre, qui vous inquiéterait par mer ? C’était la seconde fois que Sparte et Athènes semblaient consentir à se partager l’empire de l’Hellade. La paix fut conclue à condition que les Lacédémoniens retireraient des villes leurs harmostes ; que des deux côtés on licencierait les armées de terre et de mer, que chaque ville serait indépendante et que, si l’un des contractants faisait quelque infraction au traité, les autres pourraient se réunir contre lui. Cette clause était dirigée contre Thèbes. Lacédémone jura la paix pour elle et pour ses confédérés ; les Athéniens et leurs alliés prêtèrent le même serment, chacun pour sa ville. On avait inscrit les Thébains parmi les alliés d’Athènes ; le lendemain ils demandèrent qu’on remplaçât le mot de Thébains par celui de Béotiens. Cette substitution eût justifié les prétentions de Thèbes à la domination de la Béotie. Agésilas s’y opposa et demanda à Épaminondas, qui venait de parler pour Thèbes, s’il ne croyait pas juste que Ies villes béotiennes fussent libres. Non, répliqua Épaminondas, à moins que vous ne trouviez juste que les villes laconiennes soient indépendantes. Agésilas raya le nom des Thébains du traité (juin 371). C’était une déclaration de guerre faite au moment où les simples auraient pu croire que l’on signait une paix générale.

 

III. Leuctres (371) : Mantinée, Mégalopol et Messène ; Épaminondas en Laconie (370-339)

Avant l’ouverture du congrès de Lacédémone, Cléombrote avait conduit une armée en Phocide pour protéger cette province contre les Thébains qui la menaçaient. Il reçut l’ordre de descendre en Béotie, et vingt jours étaient à peine écoulés depuis la signature du traité qu’il arriva dans la plaine de Leuctres, en face de l’armée thébaine, avec les 10.000 hoplites et les 4000 cavaliers, que Diodore lui donne peut-être trop libéralement. Au milieu de cette plaine s’élevait le tombeau de deux jeunes filles qui s’étaient tuées pour ne pas survivre à un outrage qu’elles avaient reçu des Lacédémoniens. Ce monument d’un crime de leurs ennemis tut regardé parles Thébains comme d’un heureux présage ; ils décorèrent de guirlandes le tombeau des vierges, et, dans l’armée on ne douta pas que les Erinyes les vengeraient. De Thèbes les prêtres annonçaient que les portes des temples s’étaient ouvertes d’elles-mêmes, que l’armure d’Hercule avait disparu de son sanctuaire, et que ces prodiges révélaient sûrement que les dieux étaient partis pour combattre les envahisseurs, comme Thésée avait été vu à la journée de Marathon, et les Éacides à celle de Salamine.

Les Thébains n’avaient que six mille hommes de pied, mais leur cavalerie était supérieure à celle des Spartiates, et Pélopidas conduisait le bataillon sacré. On n’était point, dans le conseil, décidé à combattre : Épaminondas, un des sept béotarques, voulait engager l’action ; ses collègues hésitaient ; trois voix s’étant jointes à la sienne, son avis l’emporta. Les Lacédémoniens n’avaient rien changé à leur tactique habituelle ; leur ordre de bataille était toujours une ligne d’hoplites qui, rangés sur douze files, présentaient un front menaçant et impénétrable de piques et de boucliers. Mais, par une violente poussée sur un point de cette muraille, on pouvait l’ébranler, la rompre et se faire jour au travers. Épaminondas disposa l’armée d’après cette idée : il l’établit obliquement, engageant vivement sa gauche, formée d’hommes d’élite, sur cinquante de profondeur, et refusant sa droite. Comme il réservait ainsi le fort de l’action à ses meilleurs soldats et qu’il s’assurait la supériorité du nombre au point attaqué, il brisa facilement la ligne des Spartiates, que, d’autre part, la cavalerie thébaine ébranlait. Cléombrote essaya d’envelopper ce coin terrible qui s’enfonçait dans son front de bataille ; Pélopidas le chargea impétueusement avec le bataillon sacré, et le roi tomba frappé à mort. Ses amis purent l’emporter respirant encore jusqu’au camp, où l’armée se réfugia derrière le fossé qui le couvrait. Mille Lacédémoniens et quatre cents Spartiates, sur sept cents qu’ils étaient, restèrent sur la place ; il fallut demander aux vainqueurs une trêve pour ensevelir les morts : c’était l’aveu ordinaire de la défaite. Les Thébains l’accordèrent et aussitôt dressèrent leur trophée. Quand on félicita Épaminondas : Ce qui me rend le plus heureux, dit-il, c’est que mon père vit encore ; il jouira de cette gloire (6 juillet 371)[19].

On célébrait alors à Sparte la fête des Gymnopédies ; la ville était pleine d’étrangers et des chœurs de jeunes garçons chantaient sur le théâtre, lorsque des courriers arrivés de Leuctres annoncèrent la funeste nouvelle. Les éphores sentirent bien qu’ils venaient de perdre l’empire de la Grèce. Cependant ils ne permirent ni aux choeurs de sortir du théâtre ni à la ville d’ôter les décorations de la fête. Le lendemain, quand on eut la liste certaine des morts et de ceux qui s’étaient sauvés, les parents des premiers se montrèrent en public parés et joyeux. Au contraire, les proches de ceux qui avaient échappé à la mort s’enfermèrent dans leurs maisons, comme en un temps de deuil ; ou, s’ils étaient forcés de sortir, ils marchaient tristes et la tête baissée[20]. Quelle fausse ostentation de grandeur ! Cette joie des uns, cette douleur des autres, étaient-elles bien sincères ? N’était-ce pas plutôt un râle que Sparte se forçait à jouer[21] ? Sous le masque d’emprunt, il y avait le père, le fils, le frère, qui, endurcis par la loi, ne pleuraient pas, je le veux bien, mais il y avait aussi le citoyen qui devait comprendre que, dans cette journée, était tombé un mort de plus que les listes n’en portaient, et sur lequel ils pouvaient pleurer Lacédémone elle-même.

Les Spartiates avaient fui ; la loi les condamnait à la honte et les déclarait incapables de remplir une charge. Agésilas proposa de laisser dormir un jour la loi pour que Sparte n’eût pas à mépriser un trop grand nombre de ses citoyens.

Thèbes usa mal, quelques jours après, de sa victoire. Sous prétexte d’un complot aristocratique, elle fit égorger tous les habitants mâles d’Orchomène de Béotie, vendit les femmes, les enfants, et rasa cette ville[22]. Cet acte d’atroce jalousie fut accompli en l’absence d’Épaminondas, qui une première fois l’avait empêché. Thèbes avait déjà à sa charge le crime de Platée, attaquée en pleine paix, puis détruite. Le massacre d’Orchomène rappelle la condamnation, à Athènes, des captifs mytiléniens et ceux des défenseurs de Platée par les Spartiates : à certains moments tous ces Grecs étaient féroces.

Quand un grand événement venait déranger en Grèce l’équilibre des puissances, il se produisait toujours des convulsions qui se répercutaient des grands États dans les petits. On l’a vu après la chute d’Athènes ; on le vit davantage après la bataille de Leuctres, car c’était la puissance la plus ancienne, la moins contestée qui, cette fois, chancelait. La domination spartiate dans le Péloponnèse fut ébranlée jusque dans ses fondements, et il n’y eut pas une bourgade peut-être, dans toute la presqu’île, qui n’en fût troublée, parce que partout les deux partis aristocratique et démocratique étaient en présence, et que, dès que l’un des deux voyait son drapeau triompher sur quelque champ de bataille, il en tirait avantage pour dominer dans sa localité.

Jamais les Spartiates n’avaient été si complètement vaincus sur terre : Sphactérie n’était rien auprès de Leuctres. Athènes crut le moment venu de recueillir une partie de leur héritage. L’accueil insultant qu’elle fit au messager thébain qui lui annonça la victoire était un éclat de jalousie et de regret pour n’avoir pas elle-même porté ce coup à son ancienne rivale, et ne prouvait pas qu’elle en eût compassion. Son premier soin fut de chercher à la supplanter jusque dans le Péloponnèse, en se faisant à son tour l’exécutrice du traité d’Antalcidas. Elle convoqua une assemblée dans laquelle les députés de plusieurs villes, ceux de Corinthe entre autres, jurèrent d’observer la convention envoyée par le grand roi et de combattre quiconque attaquerait une des villes ayant fait ce serment. Ce n’était pas moins qu’une ligue nouvelle, non plus seulement des cités maritimes, mais sur le continent même, et à la tête de laquelle Athènes se plaçait à la fois contre Sparte et contre Thèbes.

Les Mantinéens sans doute y entrèrent, car ils quittèrent aussitôt les quatre villages où Sparte les avait dispersés, et se mirent à reconstruire leur ville. Agésilas les somma de suspendre ces travaux, leur donnant à entendre que Sparte, trop affaiblie pour employer la force, les aiderait elle-même un jour à relever leurs murs, s’ils consentaient à ne point offrir à la Grèce le spectacle de Lacédémone impunément bravée. Ils n’obéirent pas, et on n’osa les contraindre; plusieurs villes leur envoyèrent des ouvriers ; les Éléens donnèrent 3 talents (370).

A Phigalie, les exilés du parti oligarchique firent un sanglant coup de main, mais sans résultat. Les exilés démocrates de Corinthe tentèrent une entreprise semblable sur leur ville ; ayant échoué, ils se tuèrent les uns les autres pour éviter la vengeance de leurs ennemis, qui établirent contre leurs partisans une sévère inquisition. Pareilles scènes eurent lieu à Sicyone et à Mégare. A Phlionte, les chefs du parti démocratique voulurent rentrer avec des mercenaires ; ils tuèrent trois cents hommes aux aristocrates, mais en perdirent six cents et s’enfuirent à Argos.

Cette ville était plus malheureuse encore; elle avait recueilli tous les Péloponnésiens bannis pour la cause populaire et elle était devenue un foyer de démocratie incohérente, que remuaient incessamment les démagogues. Un complot du parti aristocratique, vrai ou supposé, avant été découvert, ouvrit la voie aux plus cruelles vengeances. D’abord quelques-uns des accusés se tuèrent eux-mêmes; trente qui espérèrent sauver leur vie, en dénonçant leurs complices, ne gagnèrent même pas un répit de quelques heures ; douze cents autres, au dire de Diodore, furent encore arrêtés et, comme les formes judiciaires paraissaient trop lentes, le peuple s’arma de bâtons et les assomma : cet horrible massacre fut appelé le scytalisme, du mot grec qui signifie bâton. Mais les démagogues, victimes à leur tour des passions qu’ils avaient soulevées, périrent, et ce ne fut qu’après s’être inondée de sang qu’Argos trouva enfin la paix. Jamais Athènes n’avait vu pareilles tragédies ; cela marque bien, dit Niebuhr, la supériorité de ce peuple privilégié. J’en trouve une autre preuve dans l’effet produit par la nouvelle de ces abominations. Pour en avoir entendu seulement le récit dans une de leurs assemblées, les Athéniens se crurent souillés et recoururent aux cérémonies expiatoires (370)[23].

On se demande comment on pouvait vivre avec tant d’égorgements dans les villes, de dévastations dans les campagnes; et l’on arrive à penser que ces agitations meurtrières et stériles justifient Sparte et Athènes d’avoir cherché à saisir une domination qui, du moins, donnait la paix à la Grèce, quand toutes deux ne s’armaient pas l’une contre l’autre.

La seule révolution qui ait eu alors une portée considérable fut celle qui changea la situation politique de l’Arcadie. Avec un territoire plus étendu que toute autre région du Péloponnèse, avec une race robuste et belliqueuse, l’Arcadie n’avait jamais eu d’influence sur les affaires de la Grèce. Ce pays n’était qu’un passage pour les armées de Lacédémone, et ce peuple laissait ses enfants aller, comme mercenaires, vendre partout leur insouciant courage. Il perdait ainsi le meilleur de son sang, sans profit pour sa puissance ; et tandis que les Arcadiens donnaient à des rois étrangers la victoire et le pouvoir, l’Arcadie restait d la discrétion de Sparte. Bien des patriotes auraient voulu changer cette situation. La bataille de Leuctres fit prendre corps d des idées jusque-là incertaines. Un Mantinéen nommé Lycomède, homme riche et noble, proposa d’unir le peuple arcadien en un seul corps, comme les Spartiates et les Athéniens. Les Lacédémoniens, dit-il, n’ont jamais fait sans nous une incursion dans l’Attique. Sans nous, auraient-ils pris Athènes ? Il voulait fonder une métropole, établir un conseil national, qui serait investi de l’autorité suprême sur les affaires extérieures, particulièrement sur les questions de paix et de guerre, enfin organiser une force militaire pour la sûreté de l’État.

Sparte fut effrayée d’une entreprise qui allait placer sur sa frontière du nord une puissance redoutable et ennemie. Mais Thèbes l’accueillit avec joie ; et, si Épaminondas ne fut pas, comme on l’a dit, l’auteur du projet, il l’encouragea de tous ses efforts ; quand on commença les fondations de la nouvelle ville, il envoya mille soldats d’élite pour protéger les travailleurs. Quelques mois seulement après la bataille de Leuctres, une assemblée d’Arcadiens se réunit, et bientôt après commença à s’élever Mégalopolis (la Grande Ville), dans une vaste plaine du sud-ouest de l’Arcadie, sur les bords d’un affluent de l’Alphée, non loin des frontières de la Messénie et de l’un des passages qui conduisaient dans la vallée de l’Eurotas. La ville, construite sur un large plan, eut le théâtre le plus vaste de la Grèce, et quarante villes, selon Pausanias, ou plutôt quarante villages contribuèrent à la peupler. Quatre cantons seulement refusèrent leur concours ; trois d’entre eux furent contraints par la force de se rallier au projet; le quatrième, celui où s’élevait Lykosoura, qui se vantait d’être la plus ancienne cité sous le soleil, garda pour cette raison son autonomie. Orchomène et Héræa restèrent aussi à l’écart (370).

La nouvelle constitution de l’Arcadie semble une ébauche de celle que se donneront plus tard les Achéens; mais les documents pour la bien connaître font défaut. Une inscription mentionne un conseil, Βουλή, composé de démiurges ou députés envoyés par les peuples faisant partie de la ligue arcadienne, et il est fréquemment question d’un corps appelé les Dix Mille, qui se réunissait d’abord à Mégalopolis, plus tard dans les autres villes successivement, à des époques déterminées et toutes les fois que l’intérêt public le demandait. Qu’étaient-ce que ces Dix Mille ? Sans doute une assemblée que l’on désignait par un gros chiffre pour dire seulement qu’elle était nombreuse[24]. Ses membres devaient être ce que nous appellerions les citoyens actifs qui, par leur âge et leur fortune, pouvant servir comme hoplites, formaient, dans les temps de crise, l’armée de l’État et, durant la paix, son corps législatif. Le conseil n’avait probablement, ainsi que les sénats des autres villes grecques, qu’un droit d’avis préalable, zrpo6ovlevµz; c’était l’assemblée qui décidait de toutes les affaires importantes : la paix, la guerre, les alliances, l’impôt, le contingent de chaque canton, les causes de haute trahison, etc., et ces décisions étaient obligatoires pour toutes les villes. On sait mal aussi ce que fut le pouvoir exécutif; on voit seulement un stratège ou général qui commandait l’armée et présidait le grand conseil, des archontes chargés de l’administration, et un corps de troupes soldées, comme il y en avait alors partout, les éparites, pour faire exécuter dans chaque ville les ordres de l’assemblée et des magistrats.

Les villes d’Orchomène et de Tégée furent les seules de l’Arcadie qui firent une résistance énergique au nouvel état de choses. La première reçut une garnison lacédémonienne, la seconde fut le théâtre de luttes sanglantes entre les deux partis. Les démocrates, vaincus d’abord, prirent leur revanche, et huit cents partisans de l’oligarchie périrent. Sparte ne pouvait cependant abandonner ses amis et accepter de tels affronts en silence. Agésilas vint ravager pendant trois jours le territoire de Mantinée ; mais une armée thébaine approchait, il recula pour aller mettre Lacédémone en défense (369).

Après sa victoire de Leuctres, Thèbes avait pris Thespies et l’Orchomène de Béotie, pour ranger ce pays entier sous sa loi, et ses envoyés lui avaient gagné l’alliance de l’Eubée, des deux Locrides, des Maliens, même de la Phocide. Jason de Phères, dont il sera question plus loin, lui avait offert celle de la Thessalie, et sa mort, arrivée bientôt après, l’avait débarrassée d’un allié trop puissant; enfin la Pythie, jusqu’alors si docile à Lacédémone, s’était faite Béotienne : dénoncés au conseil amphictyonique comme infracteurs de la paix par la surprise de la Cadmée, les Spartiates avaient été condamnés à une amende de 500 talents et exclus des fêtes religieuses. L’axe politique de la Grèce était changé. Pour le fixer à Thèbes, Épaminondas proposa et fit accepter un plan d’invasion dans le Péloponnèse. Une armée considérable fut réunie. Excepté l’Attique, presque tous les peuples, au nord du golfe de Corinthe, avaient contribué à la former, et lorsqu’elle eut franchi l’isthme, les Éléens, les Argiens et les Arcadiens lui amenèrent leurs contingents. Des écrivains qui ne lésinent pas avec les chiffres lui donnent, l’un, Diodore, 50.000 hommes, l’autre Plutarque, 70.000, dont 40.000 hoplites. Dé telles masses d’hommes, rien qu’en marchant, auraient écrasé sous leurs pieds la ville sans muraille, et l’on va voir qu’il suffit à Sparte de bien peu de guerriers pour rendre vaine cette invasion formidable. Mais plus était grossi le péril, plus devait s’accroître, aux yeux de la postérité, l’honneur du peuple qui sut y échapper ; la thèse des mérites de Lacédémone en était d’autant mieux affermie.

Épaminondas s’était proposé de rendre à la vie politique deux peuples du Péloponnèse : les Arcadiens, qui venaient de montrer une activité inattendue, et les Messéniens, que Sparte avait presque anéantis, mais dont il subsistait des rejetons vigoureux en divers lieux d’exil. Il n’avait pas compris dans son plan de campagne une invasion en Laconie, parce que l’entrée de cette vallée, où l’on ne pénétrait que par les gorges du Taygète, était facile à défendre, et qu’après une défaite on y serait pris comme dans un piège. Il s’y décida pourtant, quand il apprit que les passages n’étaient point gardés et qu’il lui fut venu, de Laconie même, de secrètes invitations. L’armée, partagée en quatre divisions, pénétra par quatre endroits différents et se réunit à Sellasie[25]. De là elle descendit, en suivant la rive gauche de l’Eurotas, jusqu’auprès de Sparte qui, depuis qu’elle était aux mains de la race dorienne, n’avait pas vu de feux ennemis s’allumer autour d’elle. La terreur était extrême; la plus grande partie de la population, libre et esclave, refusait d’obéir. Heureusement Sparte avait alors un vieux soldat habitué à garder son sang-froid au milieu du péril. Une promesse de liberté fut faite aux hilotes qui voudraient s’armer : six mille se présentèrent. Un nombre à peu près égal d’alliés arriva par mer, de Corinthe, de Sicyone, de Pellène, d’Épidaure, de Trézène, d’Hermione et d’Haliées.

Après avoir tout saccagé à l’est de Lacédémone, l’ennemi passa l’Eurotas, en face d’Amyclées, et, pendant trois ou quatre jours, Épaminondas espéra attirer son adversaire à une bataille en ravageant la plaine sous ses -eux; le roi ne bougea pas. Une attaque de cavalerie ne réussit pas, bien que les Thébains eussent pénétré dans la ville. Peut-être s’étaient-ils ainsi avancés pour soutenir des traîtres, deux cents Spartiates, qui s’étaient saisis d’une hauteur dans le quartier d’Issorion. Les cavaliers tombés dans une embuscade se retirèrent en désordre; quant aux traîtres, on disait autour d’Agésilas qu’il fallait les attaquer. Cette guerre civile, en face de l’ennemi, eût fait éclater d’autres trahisons et ruiné la ville. Agésilas feignit d’ignorer leurs mauvais desseins ; et, sans armes, suivi d’un seul homme, il va à eux, leur crie qu’ils ont mal entendu ses ordres, et que ce n’est point là qu’il les a envoyés. En même temps, il leur montre de la main les différents quartiers où ils doivent se répandre. Eux, convaincus qu’on n’a rien découvert, descendent et obéissent. Agésilas fait aussitôt occuper l’Issorion ; la nuit suivante, quinze des coupables périrent. D’autres conspirateurs furent encore surpris et exécutés. Agésilas avait ainsi à veiller sur les siens autant que sur l’ennemi.

Cependant les moyens de réduire une place étaient si défectueux, que Ies Thébains n’osèrent tenter une attaque de vive force contre ces collines, à travers les rues, le long de ces constructions où des embuscades pouvaient se cacher. Et puis cet antre du lion inspirait une terreur à ceux qui avaient si longtemps tremblé au seul nom des Spartiates. Épaminondas descendit la vallée, saccageant villes et villages, et vint donner l’assaut à Gytheion, le port de Sparte[26]. Mais, après tant de ravages, le pays épuisé ne pouvait plus le nourrir. Les alliés chargés de butin voulaient le mettre en sûreté, et peu à peu s’écoulaient ; il fallut s’éloigner. Épaminondas laissa du moins à Sparte une trace terrible de son passage, la construction de Messène, sur la pente occidentale du mont Ithome. Les meilleurs architectes en tracèrent le plan, et les meilleurs ouvriers en élevèrent les murailles, dont les ruines excitent encore l’étonnement. Pausanias ajoute, comme d’habitude, à ce grand fait politique, des circonstances merveilleuses. Un songe révéla au Messénien Épitelès le lieu où Aristomène avait enseveli les règlements des anciens rites; on découvrit un rouleau d’étain sur lequel ils étaient gravés, et le jour où l’on jeta les fondements de la nouvelle ville, les sacrifices solennels furent accomplis comme ils l’avaient été neuf siècles auparavant. Les grandes déesses Déméter et Perséphone reprenaient possession de leur culte, en même temps que leur peuple redevenait maître de la terre des aïeux[27]. Les Arcadiens, en souvenir de leur antique alliance avec les compagnons d’Aristomène, tinrent à honneur d’offrir les premières victimes, et les prières à Jupiter Ithomate se confondirent sur l’autel avec celles à Jupiter Lycæos, comme allaient se confondre les destinées des deux peuples.

Épaminondas avait rappelé tout ce qui survivait de Messéniens, et il leur adjoignit, avec les mêmes droits de cité, les étrangers qui se présentèrent. Les hilotes de la Messénie, descendants des anciens maîtres du pays, favorisèrent sans doute cette entreprise par un soulèvement, et formèrent la portion la plus considérable du nouveau peuple. La riche vallée du Pamisos se trouva ainsi séparée de la Laconie, exemple contagieux qui entraîna d’autres défections. Les Scirites, au nord, se rendirent indépendants; Sellasie, dans la vallée même de l’Eurotas, fit de même, mais ne sut garder que quatre ou cinq ans sa liberté.

Après avoir enfoncé au flanc de Sparte ce poignard, après l’avoir cerné par Messène à l’ouest comme elle l’était au nord par Mégalopolis et par Tégée, où il mit garnison, Épaminondas put sortir content de la Péninsule, dont la face était maintenant à jamais changée : l’habile général s’était montré un grand politique. Mais, à l’isthme, il rencontra un ennemi inattendu. Sparte, réduite à l’extrémité, avait invoqué, comme à l’époque de Tyrtée, l’appui d’Athènes ; après quelques délibérations orageuses à l’Agora et bien moins par amour pour Sparte que par jalousie contre Thèbes, l’assemblée avait décidé que l’on enverrait des secours. L’envie est un mauvais sentiment, qui d’ordinaire conseille mal ; il y eut pourtant alors, dans celle d’Athènes, de la sagesse. Thèbes devenait menaçante ; elle régnait dans la Grèce centrale ; elle avait des alliés dans la Thessalie, presque des sujets dans le Péloponnèse, et elle voudra bientôt avoir une flotte dans la mer Égée. Que cette puissance s’affermisse, et les Athéniens seront en danger, car Thèbes semble aspirer, elle aussi, à la domination que Sparte et Athènes ont tour à tour exercée. Ces craintes légitimes expliquent qu’à l’appel de Lacédémone Athènes ait enrôlé douze mille hommes pour occuper les passages de l’isthme ; mais Iphicrate, qui les commandait, n’osa risquer une bataille, et Épaminondas rentra en Béotie.

Suivant Plutarque, qui aime le tragique, son retour, que Thèbes eût dû fêter avec enthousiasme, fut accueilli par une accusation capitale. Il avait conservé le pouvoir quatre mois au delà du terme légal. Pélopidas, accusé comme lui, chercha à émouvoir ses juges et plus tard se vengea du rhéteur qui avait provoqué l’accusation. Pour Épaminondas, il ne se défendit pas, se déclara prêt à mourir, et demanda seulement qu’on écrivît sur sa tombe les noms de Leuctres, de Sparte et de Messène. Tous deux furent absous (369). Pausanias n’en sait pas si long[28] ; d’après lui, le jugement fut une simple formalité dont Épaminondas, dans son intérêt, demanda sans doute l’accomplissement, et les juges ne voulurent même point qu’on allât aux suffrages.

Le premier soin de Sparte délivrée avait été d’envoyer à Athènes une ambassade pour cimenter l’alliance entre les deux États : il fut convenu qu’ils commanderaient tour à tour pendant cinq jours sur terre comme sur mer. Mégare, Corinthe, Épidaure et Denys de Syracuse lui promirent des auxiliaires ; mais les Arcadiens appelèrent une seconde fois les Thébains dans le Péloponnèse. Une armée de Sparte et d’Athènes qui voulut leur fermer le passage de l’isthme n’y put réussir, et Épaminondas força Sicyone à entrer dans l’alliance béotienne. Une tentative sur Corinthe, que Chabrias fit échouer, et l’arrivée du secours promis par Denys de Syracuse, engagèrent Épaminondas à se retirer (été de 369). Avec la justice habituelle aux démocraties on l’accusa, au retour, parce qu’il n’avait pas, dans cette campagne, réalisé les ambitieuses espérances de ses concitoyens, et il fut révoqué de son commandement.

Durant ces opérations au nord de la Péninsule, les Arcadiens s’étaient enhardis à faire eux-mêmes leurs propres affaires, comme Lycomède les en pressait. Si vous êtes sages, leur disait-il, gardez-vous de marcher toujours, comme vous en avez l’habitude, à la suite des autres ; les Thébains seront pour vous de nouveaux Spartiates[29]. Ils l’écoutèrent, et envahirent seuls la Laconie, dont ils ravagèrent impunément quelques cantons. L’année suivante, ils voulaient recommencer : Archidamos, fils d’Agésilas, les prévint. A la nouvelle qu’il avait franchi leur frontière, ils coururent à sa rencontre, le firent rétrograder en Laconie et l’y attaquèrent près de Midée. La victoire sans larmes ne coûta pas, dit-on, un seul homme aux Spartiates. Xénophon vante, dans le récit de cette bataille, le courage des mercenaires gaulois que Denys avait envoyés au secours de Lacédémone[30]. C’est la première mention qui soit faite de nos pères dans les annales du monde grec (368).

 

IV. Intervention de Thèbes en Thessalie ; bataille de Mantinée

Les affaires de Thessalie, auxquelles Thèbes se mêla, donnèrent quelque répit à Lacédémone. Ce pays, dès longtemps déchiré par les dissensions intestines, avait trois villes principales, Larissa, Pharsale et Phères, qui se disputaient la suprématie. A Phères, le pouvoir fut usurpé, sans doute dans une lutte contre l’aristocratie, par Lycophron, qui, l’année même de la prise d’Athènes, gagna une importante victoire sur les Thessaliens, conjurés pour le renverser. Larissa pourtant tint bon contre lui. Là dominait Médios, chef des Aleuades, qui, aidé d’un corps de Béotiens et d’Argiens, s’empara de Pharsale. Agésilas, en revenant d’Asie, rendit la liberté à cette ville, que le riche Polydamas, hospitalier et fastueux à la mode thessalienne[31], gouverna quelque temps avec sagesse et intégrité, du consentement de ses habitants. Les rivalités des villes et la faiblesse de la Thessalie divisée duraient donc toujours ; Jason, successeur et peut-être fils de Lycophron, voulut lui faire jouer un autre rôle. Quand la Thessalie est réunie sous un Tagos, disait-il, elle peut forcer tous ses voisins à lui obéir, car il lui est facile de mettre en campagne 6000 cavaliers et 10.000 hoplites[32]. Et ce n’étaient point de vaines paroles. Il prit à sa solde 6000 mercenaires qu’il exerça avec le plus grand soin, et dont il s’assura la fidélité par des largesses. Il força plusieurs villes d’accepter son alliance, c’est-à-dire sa suprématie; conclut avec Alcétas, roi d’Épire, un traité qui faisait de l’Épirote un vassal du prince thessalien ; et, comme Pharsale s’appuyait à Sparte, il entra en relation avec Thèbes, mais refusa l’amitié d’Athènes, pour n’être point gêné, par cette alliance, dans ses projets maritimes. Il avait déjà porté de ce côté ses vues que favorisait le voisinage de Pagase, le port d’où les Argonautes étaient partis[33]. Mais Pharsale lui était un grand obstacle. Il amena Polydamas à une conférence, lui montra ses forces, ses plans, et obtint de lui la promesse que, si Sparte ne le secourait point, il ouvrirait ses portes. Sparte refusa toute assistance ; Polydamas et Jason tinrent leur parole l’un livra la ville, l’autre la traita en alliée (374).

Maître alors de toute la Thessalie, Jason se fit nommer Lagos, chef suprême et légal du pays. Il porta ses forces à 20.000 hoplites et à 8000 cavaliers, sans compter beaucoup de troupes légères. Il voulait aussi avoir une puissante marine, et ses secrètes espérances dépassaient encore la portée de ses forces. Après Leuctres, invité par les Thébains à les aider pour achever la ruine de Sparte, il était accouru avec une troupe nombreuse et avait artificieusement ménagé une trêve, qui sauva Ies débris de l’armée de Cléombrote. Il convenait à ses desseins qu’une des deux villes ne l’emportât pas sur l’autre, afin que leur rivalité lui ouvrit un chemin plus facile à la domination de la Grèce. Au retour de cette expédition, où il avait paru comme médiateur entre deux puissantes cités, il s’était emparé d’Héraclée, où était la clef des Thermopyles, et d’Hyampolis, sur les confins de la Phocide et de la Béotie. C’étaient des routes dont il s’assurait en diverses directions. Un jour il annonça l’intention d’aller offrir à Delphes un sacrifice et de présider les jeux pythiens. Dans ce but, il avait exigé de ses sujets une contribution de 1000 bœufs et de 10.000 têtes de menu bétail : prodigieuse offrande qui devait étonner et intimider la Grèce, en lui montrant l’étendue des ressources de la Thessalie. Mais, comme avant son départ il donnait publiquement audience, sept jeunes gens s’approchèrent de lui, sous prétexte de lui faire juger un différend, et le tuèrent. Quelque temps auparavant, des Delphiens, inquiets de cette visite pour les trésors du temple, avaient demandé à l’oracle comment ils repousseraient Jason. Le dieu saura se défendre, leur avaient répondu les prêtres ; et le dieu s’était défendu. Ceux des meurtriers de Jason qui échappèrent à ses gardes, furent reçus avec honneur dans les villes grecques, qui se sentaient menacées par l’ambitieux Thessalien ; ses grands desseins périrent avec lui (370).

On accusa aussi de ce meurtre un des frères de Jason, Polydoros, qui lui succéda. Polyphron, l’autre frère, tua le meurtrier, puis fut assassiné lui-même par son neveu, devenu célèbre entre les tyrans cruels, sous le nom d’Alexandre de Phères. Il consacra aux dieux la lance dont il avait frappé Polyphron, tua le sage     Polydamas, et fit égorger tous les habitants de deux villes qui l’avaient offensé. Les Aleuades de Larisse appelèrent à leur aide le roi de Macédoine, Alexandre II, et ce prince étant trop occupé chez lui, ils s’adressèrent à Thèbes. On leur envoya Pélopidas, dont le ferme langage effraya assez le tyran pour qu’il s’enfuît précipitamment avec ses gardes (369). De là, Pélopidas passa en Macédoine, où il s’était déjà rendu après la mort d’Amyntas (370) ; il y retourna cette fois pour renverser l’influence d’Athènes alors dominante à Pella, et il obligea Ptolémée, qui venait de tuer Alexandre II et de prendre le pouvoir comme tuteur de Perdiccas III, à faire amitié avec Thèbes. Afin de l’enchaîner à cette alliance, il emmena comme otage Philippe, frère du roi, et trente jeunes gens des plus illustres maisons de Macédoine. La Grèce put voir alors, dit Plutarque, à quel point de grandeur les Thébains étaient parvenus, l’opinion qu’on avait de leur puissance et la confiance qu’inspirait leur justice. Le dernier point était douteux, mais les deux autres ne le sont pas (368).

Cependant, comme au temps de la paix d’Antalcidas, les étrangers s’occupaient de réconcilier les Grecs. Ariobarzane, satrape de l’Hellespont, qui avait des motifs particuliers pour tirer Sparte de ses embarras, proposa une réunion de députés des divers États à Delphes. Il y dépêcha un homme d’Abydos, Philiscos, avec beaucoup d’argent : mais Thèbes refusant d’abandonner Messène, rien ne put se conclure, et Philiscos se mit à lever des troupes pour le service des Lacédémoniens. Il fallait rompre cette alliance. Pélopidas fut envoyé au grand roi. D’autres députés arrivèrent de Sparte, d’Athènes, de l’Arcadie, de l’Élide, d’Argos, et la cour de Suse eut encore le spectacle honteux de la Grèce aux pieds de ceux qu’elle avait vaincus (368). Artaxerxés n’eut d’attention que pour l’homme qui avait fait trembler Lacédémone, et il le trouva, vertu rare en Grèce, aussi incorruptible qu’il était brave. Tandis qu’un des députés d’Athènes acceptait de l’or persique, Pélopidas rejetait tous les présents du roi ; mais, pour sa patrie, il obtenait la reconnaissance de l’indépendance de Messène, l’ordre donné à Athènes de désarmer sa flotte, et la menace d’être aussitôt attaquée, faite à toute ville qui refuserait d’entrer dans l’alliance de Thèbes et de la Perse.

Il était facile au roi d’envoyer des ordres, plus difficile de les faire exécuter. Athènes condamna à mort le député qui avait trahi ses intérêts ; et lorsque les alliés furent convoqués à Thèbes pour jurer, devant un envoyé perse, d’observer les conditions imposées, tous refusèrent ; les Arcadiens sortirent même à l’instant de la ville. Un d’eux, au retour de l’ambassade, avait dit dédaigneusement : J’ai bien vu quantité de pâtissiers, de cuisiniers, d’échansons et d’huissiers, mais je n’ai pas vu un homme. La magnificence du roi n’est qu’une parade : son platane d’or tant vanté ne donnerait pas d’ombre à une cigale. Ces paroles étaient de mauvais augure pour la Perse. Il y avait longtemps que ses armées n’intimidaient plus les Grecs ; et voici que toutes les pompes de la cour de Suse n’excitent que la raillerie de ces esprits moqueurs. Le traité était donc non avenu. Ainsi, dit Xénophon, s’évanouit le prétendu empire de Thèbes.

Cette même année, elle éprouva un échec au nord. Pour amener Alexandre de Phères à accepter le traité dicté par la Perse, elle lui avait dépêché Pélopidas. Le tyran, le voyant mal accompagné, s’était saisi de lui et l’avait jeté en prison. Dans le commencement, dit Plutarque, il permit aux habitants de Phères de l’aller voir, mais Pélopidas les exaltait par ses discours et lui envoyait dire qu’il était insensé de mettre à mort tant de gens qui ne lui avaient rien fait, et de l’épargner lui, qui, une fois échappé de ses mains, ne manquerait pas de le punir. Le tyran lui demanda pourquoi il était si pressé de mourir. Afin que, devenu plus ennemi des dieux et des hommes, tu en périsses plus tôt. Dès lors personne ne put approcher de Pélopidas. La femme d’Alexandre, Thébé, vint cependant voir en secret le héros. Il lui fit honte de laisser vivre un pareil monstre, et dès lors elle conçut le projet qu’elle exécuta plus tard[34].

Vers ce temps-là se placent deux mauvaises actions d’Athènes : sa crainte de la puissance thébaine la jeta dans l’alliance du tyran; elle lui éleva une statue; elle lui envoya trente galères et mille soldats, et, jugeant que l’utile devait passer avant l’honnête, elle essaya de surprendre Corinthe, ville alors son alliée, pour assurer ses communications avec l’Arcadie[35]. Elle échoua de ce côté, mais elle réussit de l’autre. Une armée que Thèbes fit partir pour délivrer Pélopidas fut battue, et elle eût péri si Épaminondas, qui y servait comme simple soldat, ne l’eût sauvée. Le peuple lui ayant rendu son commandement, il reparut en Thessalie et il inspira assez de crainte au tyran pour que celui-ci délivrât son prisonnier en échange d’une trêve de trente jours (368).

L’année suivante, Thèbes chargea Épaminondas de conduire une troisième expédition dans le Péloponnèse pour arrêter la joie que Sparte ressentait de son récent succès, la victoire sans larmes, et aussi pour contenir les Arcadiens, en prenant contre eux un point d’appui dans l’Achaïe et l’Élide. Les Achéens, qu’il réussit à faire entrer dans l’alliance de Thèbes, abandonnèrent à leurs nouveaux amis Naupacte, sur la côte septentrionale du golfe de Corinthe, qui allait devenir ainsi une mer béotienne ; et ils reçurent dans leurs villes des harmostes thébains. Mais cette alliance s’était faite au détriment des familles aristocratiques de l’Achaïe ; chassées de leurs demeures, dépouillées de leurs biens, elles formèrent des bandes de bannis, comme il en rôdait autour de la plupart des cités grecques, désolant les campagnes et tenant les citadins en perpétuelle inquiétude. Les Arcadiens, voisins de l’Achaïe, eurent beaucoup à souffrir de ces pillards, et le peu de reconnaissance qu’ils avaient gardé pour Thèbes en fut encore affaibli. Ainsi, par la rivalité des factions dans l’intérieur des villes et par celle des cités les unes contre les autres, rien de grand ne pouvait se faire, rien de durable ne pouvait s’établir dans ce malheureux pays, où de mesquines passions étouffaient tout sentiment général.

L’influence de Thèbes, qui diminuait dans le Péloponnèse, était perdue en Thessalie, par conséquent en Macédoine. Athènes, au contraire, refaisait à petit bruit son empire. Timothée, après dix mois de siège, venait de lui soumettre Samos, dépendance incertaine du grand roi (365), l’an d’après, le satrape révolté de la Phrygie lui avait cédé une partie de la Chersonèse, et dans le même temps elle rattacha à son alliance les villes de la Chalcidique. Corinthe, effrayée de cette grandeur renaissante et des intentions qu’Athènes avait récemment montrées à son égard, voulut se retirer du conflit. Elle envoya demander aux Spartiates s’ils pensaient que son concours pût leur assurer la paix; dans le cas contraire, elle sollicitait la permission de traiter. Sparte autorisa ce qu’elle ne pouvait empêcher : Épidaure, Phlionte, quelques autres villes encore, imitèrent Corinthe.

Thèbes n’en était pas là. Elle se raidit contre les difficultés pour garder le rang qu’elle avait pris et le porter encore plus haut. Épaminondas, dont l’ambition patriotique avait grandi avec ses victoires, lui montra l’empire maritime à saisir et les dépouilles d’Athènes à transporter dans la Cadmée. Ce conseil n’était ni d’un sage ni d’un citoyen clairvoyant. Si Athènes avait des arsenaux rapidement remplis et une flotte de guerre qui se reconstituait bien vite, elle le devait aux ressources fournies par son grand commerce. Thèbes, au contraire, placée au milieu des terres, sans industrie, sans autres objets d’échange que les produits de son sol, et n’ayant jamais eu un vaisseau, ne pouvait s’assurer sur mer une domination durable. Il était donc impolitique de la jeter dans une voie qui n’était pas la sienne. Épaminondas lui persuada de construire cent trirèmes, chose facile à faire et prompte à exécuter ; avec cette flotte, il parcourut la mer Égée et l’Hellespont, sans notables succès, mais aussi sans revers et en rapportant à sa patrie l’alliance, stérile pour elle, de Rhodes, de Chios et de Byzance. Ce fut durant son absence que les Thébains égorgèrent tous les habitants mâles d’Orchomène.

Une autre expédition, ordonnée quelques mois plus tôt, importait davantage à l’honneur et à la fortune de Thèbes : elle avait envoyé de nouveau, en Thessalie, Pélopidas avec une armée. Il rencontra Alexandre prés de Pharsale, dans une plaine parsemée de hauteurs, qu’on appelait les Têtes de Chiens (Cynocéphales), l’attaqua avec furie, le vainquit ; mais fut tué en voulant joindre son ennemi, qui se cachait au milieu de ses gardes (364). Les villes thessaliennes qui l’avaient appelé lui firent des funérailles qui n’eurent jamais d’égales, si l’on admet que le plus bel ornement n’est ni l’or ni l’ivoire, mais les larmes vraies, les regrets profonds et sincères d’un peuple entier. Une armée de sept mille hommes, dirigée contre Alexandre, le força de rendre la liberté aux villes qu’il avait prises, et de jurer qu’il obéirait fidèlement à toutes les injonctions des Thébains.

La Thessalie replacée sous son influence, Thèbes songea à y remettre le Péloponnèse.

Le désordre y était extrême. Les Éléens et les Arcadiens se battaient, et les choses allaient mal pour les premiers, bien que les Spartiates eussent tenté, en leur faveur, une diversion qui ne réussit pas. Les Arcadiens s’emparèrent d’Olympie, où ceux de Pise, leurs alliés, firent célébrer les jeux. Cette vue rendit le courage aux Éléens. Ils vinrent en armes, au milieu de la solennité, attaquer les Arcadiens, que soutenaient 1000 hoplites d’Argos et 400 cavaliers d’Athènes[36]. L’action fut vive et glorieuse pour les Éléens, quoiqu’on les eût jusque-là regardés comme les plus mauvais soldats de la Grèce. Mais Olympie resta aux Arcadiens avec les trésors de son temple (364). Depuis que la guerre se faisait avec des mercenaires et ne cessait plus, elle était fort dispendieuse, de sorte que les gouvernements qui n’étaient pas assez sages pour l’éviter se trouvaient réduits à des expédients dangereux. Athènes avait pris l’argent de ses alliés et perdu ainsi leur dévouement; Sparte avait établi sur les siens de lourds impôts et provoqué des révoltes. Les archontes d’Arcadie, pour solder leurs éparites, s’emparèrent sans scrupule de l’or sacré d’Olympie. Ce fut la ruine de la confédération arcadienne. Les dévots réclamèrent contre cette impiété; la ville de Mantinée, qui voyait Tégée recevoir une garnison béotienne et Mégalopolis appuyer en toute circonstance la politique ambitieuse des Thébains, se mit à la tête de cette opposition à la fois religieuse et patriotique, mais en même temps offrit de payer sa part de l’argent nécessaire pour l’entretien des éparites. Cités devant les Dix Mille, sous l’accusation de vouloir rompre la confédération, les Mantinéens refusèrent de comparaître et, menacés d’une attaque, fermèrent leurs portes. Les Dix Mille eux-mêmes interdirent l’emploi à de profanes usages des deniers sacrés. Aussitôt les mercenaires se dispersèrent, et les archontes, redoutant quelque accusation de sacrilège suivie d’un arrêt de restitution, appelèrent les Thébains.

Cependant les patriotes arcadiens firent conclure la paix avec l’Élide, à la condition que l’or enlevé d’Olympie serait restitué. Ils célébraient cette paix à Tégée, quand, au milieu de la fête, l’harmoste béotien, qui commandait dans la ville une troupe de trois cents hommes et qui voyait dans cette paix la ruine de l’influence thébaine, s’empara de toute l’assemblée et l’emprisonna, feignant de croire à un complot pour livrer la place aux Lacédémoniens. L’indignation publique le força de relâcher ses captifs et de fuir à Thèbes, où des députés vinrent réclamer une punition. Épaminondas le justifia en reprochant aux Arcadiens d’avoir violé l’alliance lorsqu’ils avaient signé la paix avec l’Élide sans l’assentiment des Thébains. L’honnête homme disparaissait sous le citoyen qui se croyait tenu de, tout sacrifier à la grandeur, même injuste, de sa patrie.

Quand on connut la réponse de Thèbes, une partie des Arcadiens s’armèrent et demandèrent des secours à Sparte et à Athènes, qui venait de signer un traité avec eux[37]. Pour arrêter cette défection du Péloponnèse, Thèbes y envoya, en 362, Épaminondas, qui vint camper dans Tégée pour cacher ses mouvements. Là, apprenant qu’Agésilas, appelé par les Mantinéens, avait quitté Sparte avec toutes ses forces, il se jeta, par une marche de nuit, dans la Laconie. Si un Crétois déserteur n’eût couru avertir Agésilas, Sparte, absolument sans défense, était prise comme un nid d’oiseau. Le vieux roi revint à temps et pourvut à tout ; Épaminondas fut, comme la première fois, arrêté devant cette ville ouverte. Il avait cru la surprendre ; il n’espéra pas la réduire par un siège, qui se prolongerait de maison en maison et pour lequel il n’avait pas de vivres ; d’ailleurs il ne fallait pas se laisser enfermer dans cette vallée étroite, entre la ville et l’armée spartiate qui accourait. Il rentra en Arcadie à marches forcées, précédé de ses cavaliers, qui essayèrent un autre coup sur Mantinée ; mais la cavalerie d’Athènes venait d’arriver dans cette place : elle sortit bravement au-devant d’un ennemi qu’elle était cependant habituée à craindre, et le repoussa. Dans cette action périt Gryllos, fils de Xénophon. Au moment où il apprit cette mort, le père sacrifiait au temple d’Artémis ; en signe de deuil, il ôta la couronne dont l’officiant devait couvrir la tête ; mais quand il sut que Gryllos était tombé en brave, il la remit sans verser une larme, en disant : Je savais que mon fils était mortel. Si le récit est vrai, le mot était trop spartiate[38].

Le temps fixé pour la fin de l’expédition approchait. Épaminondas ne voulut point partir en laissant derrière lui l’éclat obscurci des armes de Thèbes. Il vint chercher l’ennemi prés de Mantinée, dans une plaine où se croisent les routes de l’Arcadie avec celles qui viennent de l’isthme, de l’Argolide et de la Laconie, et on tant de fois le sort du Péloponnèse a été disputé. Des cinq batailles livrées en ce lieu[39], celle-ci fut la plus célèbre, car jamais Grecs contre Grecs n’avaient mis en ligne un si grand nombre d’hommes : 22.000 du côté des Spartiates, 33.000 avec Épaminondas, si nous acceptons les chiffres de Diodore.

Il suivit la même tactique qu’à Leuctres : il surprit ses adversaires, qui ne s’attendaient pas à une action, n’engagea que ses meilleures troupes, et concentra sur un seul point une masse profonde qui renversa tout devant elle. Il se tenait lui-même au premier rang ; car, dans ces républiques jalouses, les chefs devaient faire office de soldat autant que de capitaine et être les plus vaillants en même temps que les plus habiles. Épaminondas se laissa emporter trop loin en avant des siens ; entouré d’ennemis, il combattit longtemps, malgré plusieurs blessures, jusqu’à ce qu’il reçut dans la poitrine un coup de lance si violent que le bois se rompit et que le fer resta dans la plaie. Les Thébains arrachèrent avec peine son corps à l’ennemi, et l’emportèrent dans le camp respirant encore. Les médecins déclarèrent qu’il mourrait quand on retirerait le fer de la blessure. Alors il appela son écuyer pour savoir si son bouclier était sauvé ; l’écuyer le lui montra. Il demanda ensuite de quel côté la victoire était restée ; on lui dit qu’elle était aux Béotiens. Eh bien, je puis mourir, et il ordonna d’arracher le fer. Dans ce moment, les amis qui l’entouraient firent entendre de grands gémissements ; un d’eux s’étant écrié : Eh quoi ! Épaminondas, faut-il que tu meures ainsi sans laisser d’enfants de toi ?Non pas, reprit-il, non pas, par le grand Jupiter ! car je laisse après moi deux filles, les victoires de Leuctres et de Mantinée (362).

Avant d’expirer, Épaminondas avait voulu voir Iolaïdas et Diophantos, deux de ses lieutenants qu’il jugeait dignes de lui succéder. Ils sont morts, lui répondit-on. — En ce cas, faites la paix. Thèbes, en effet, avait perdu tous ses chefs et n’avait point, à Mantinée, gagné une victoire décisive. La cavalerie athénienne avait eu quelque avantage sur l’infanterie légère des Thébains ; de part et d’autre l’aile gauche était restée maîtresse du terrain ; de sorte que des deux côtés on réclama les morts, et que deux trophées s’élevèrent sur le champ de bataille.

Ce combat, dit Xénophon, laissa autant de confusion en Grèce qu’il y en avait auparavant. C’était le dernier coup donné à l’empire spartiate et ce n’était pas la consolidation de l’empire thébain. Tous s’accordèrent à signer, l’année suivante, une paix qui reconnaissait l’indépendance de Messène et l’assurait aux autres États du Péloponnèse. Sparte protesta ; mais maintenant seule, elle ne pouvait rien.

L’ouvrage de Xénophon s’arrête à la bataille de Mantinée. Nous avons perdu Hérodote après Platée, Thucydide en 411, Xénophon nous manque avec Épaminondas. Les grands hommes et les grands historiens sont morts ; la Grèce s’en va[40].

 

 

 



[1] Plutarque et Pausanias mettent ici deux choses dont Xénophon ne parle pas : l’envoi d’un secours des Thébains aux Spartiates, et une bataille dans laquelle Épaminondas aurait sauvé la vie à Pélopidas couvert de sept blessures.

[2] Ou les honnêtes gens, comme Xénophon (Helléniques, V, 2, 6) les appelle.

[3] Xénophon, Helléniques, V, 2, 14. Ces paroles sont l’expression véridique du plus intime sentiment d’une ville grecque.

[4] Selon Plutarque, Pélopidas, 6 ; mais Xénophon, Helléniques, V, 2, 32, n’en parle pas.

[5] Lysias, Olymp. fr., oppose aux actes généreux des ancêtres cette hégémonie des Spartiates qui xαιομένην Έλλάώσιν περιορώσιν (7). — Pour ne pas rompre l’unité du récit, je rejette au chapitre XXXIX l’histoire sommaire de la Sicile, après l’expédition athénienne; elle est épisodique dans l’ensemble de l’histoire grecque et sans importance sérieuse pour les destinées de l’Hellade.

[6] Helléniques, V, 4, 1.

[7] Plutarque, Vie de Pélopidas. Le récit de Xénophon diffère un peu de celui de Plutarque. Il attribue l’exécution du complot à sept conjurés et non à douze. Il ne nomme même pas Pélopidas, auquel, du reste, il se montre évidemment hostile, ainsi qu’à son ami Épaminondas. Dans tout le cours des Helléniques, Pélopidas n’est nommé qu’une seule fois.

[8] Le blé de Béotie était, après celui d’Afrique, le plus pesant que l’on connut à Rome, c’est-à-dire le plus nourrissant (Pline, Hist. nat., liv. XVIII, 7). — Ce pays touchait bien à trois mers (Strabon, IX, p. 400), mais sans avoir une seule ville importante sur le littoral.

[9] Lorsque l’institut pythagoricien avait été persécuté dans l’Italie méridionale, un de ses maîtres les plus renommés, Philolaos, s’était réfugié à Thèbes, où il fonda une école qui trouva des disciples au milieu de cette population renommée cependant pour sa sensualité. Un autre pythagoricien, Lysis, y arriva de Crotone, durant la guerre du Péloponnèse, et eut Épaminondas pour élève.

[10] La pyrrhique était une danse militaire, avec l’épée et la lance.

[11] Politique, III, 2, 10.

[12] Épaminondas, princeps, meo judicio, Græciæ (Cicéron, Tuscul., I, 2, et De orat., III, 34).

[13] Un décret des Thébains ordonnait de mettre à mort tous les exilés béotiens qui seraient pris. En ayant trouvé un jour tout un corps dans une petite ville, il feignit qu’ils appartenaient à d’autres cités et les renvoya sans rançon (Pausanias, IX, 15, 2).

[14] On procéda à un recensement qui fit estimer la valeur des propriétés dans l’attique à 6000 talents. Toutes les fortunes étant connues, on groupa Ies contribuables en vingt classes ou symmories, dont chacune représenta un même capital imposable, et renferma des riches et des pauvres, par conséquent des cotes très différentes qui furent soumises à un impôt progressif. Il était donc demandé davantage aux premiers qu’aux seconds, 8 p. 100 aux uns, 5 p. 100 aux autres. C’était un système suivi dans toutes les villes démocratiques de la Grèce, très utile au trésor public et qui partait d’un sentiment très honorable : la solidarité des membres de la cité. Les douze cents membres les plus riches des dix tribus furent chargés de la répartition et de la levée de l’impôt dans leurs tribus respectives et quinze des plus riches citoyens pris dans chacune des vingt classes, eurent l’obligation, en cas de retard, de le fournir eux-mêmes, comme avance faite à l’État. Or il arriva que les répartiteurs surchargèrent certains contribuables pour diminuer ce qu’ils avaient eux-mêmes à payer. De là des abus qui exigeront de nouvelles réformes. J’ai déjà dit, et il est bon de le répéter, que les obligations onéreuses imposées à la classe aisée avaient un grave inconvénient, celui de constituer, au sein de la république, un parti de mécontents et de pacifiques qui cherchaient à s’exonérer d’un fardeau parfois écrasant par des malversations financières, des intrigues politiques, ou une perpétuelle opposition à toute guerre, même à la plus légitime. L’ είσφορά était dû par les métèques, comme par les citoyens ; mais cet impôt n’était levé qu’en cas de nécessité.

[15] Isocrate, Panégyr., 115.

[16] Diodore, XV, 28 et 30.

[17] Pour l’inscription découverte dans l’Attique, qui nous permet de lire ce monument de sagesse, voyez Corp. inscr. Attic., II, 17, 25-30, 34-41, et l’Appendice de Bœckh à la deuxième édition de son Staatshaushatlung der Athener, p. 20.

[18] Xénophon, Helléniques, V, 2, 21 ; Diodore, XV, 31.

[19] En 1877, on a trouvé, prés de Thèbes, une inscription qui date de cette journée : Lorsque régnait la lance du Spartiate, Xénocratès reçut l’ordre du sort de porter à Jupiter le trophée, sans craindre l’armée venue de l’Eurotas, ni le bouclier laconien. Les Thébains, vainqueurs dans la guerre, voilà ce que proclame dans Leuctres le trophée des lances victorieuses (Bull. de Corr. hellén., t. II, p. 24).

[20] Plutarque, Agésilas. Xénophon ne nomme même pas Épaminondas dans le récit de cette bataille.

[21] Xénophon en fournit lui-même la preuve. Il montre (Helléniques, VI, 5, 24) Agésilas faisant une courte apparition en Arcadie pour relever le cœur de ses concitoyens.

[22] Diodore, XV, 79. Coronée parait avoir été traitée de même. A Thespies, à Platée, la population eut du moins le temps de s’enfuir.

[23] Plutarque, Préceptes Politiques, 48. Il n’est pas possible de rattacher tous ces événements à une date certaine.

[24] On a fait de ces Dix Mille les représentants et les délégués des électeurs; mais il ne devait pas y avoir, dans l’Arcadie confédérée, beaucoup plus de dix mille hommes en âge, en condition et en désir d’assister à ces assemblées. Deux villes importantes, Orchomène et Héræa, ne faisaient point partie de la ligue, et une partie de la population de Tégée s’était retirée chez les Lacédémoniens. L’assemblée publique à Athènes n’a jamais compté dix mille assistants.

[25] Il faut convenir que l’emplacement précis de Sellasie est encore inconnu.

[26] D’après la commission de l’expédition scientifique de Morée, la distance entre Sparte et Gytheion n’est que de 45 kilomètres. Curtius fait prendre Gytheion par Épaminondas, sans doute d’après Polyen, II, 9 ; mais Xénophon dit (Helléniques, VI, 5, 32) qu’il l’attaqua trois jours, et ne dit pas que cette ville ait été prise.

[27] Pausanias, IV, 8 et 26-27.

[28] IX, 14, 7.

[29] Xénophon, Helléniques, VII, 1, 23.

[30] Ibid., VII, 1, 20 et 31.

[31] Xénophon, Helléniques, VI, 1, 2.

[32] Xénophon, Helléniques, VI, 1, 3.

[33] Pagase, dont on voit quelques ruines prés de la moderne Volo, se trouvait au fond du golfe pagasétique, vaste nappe d’eau qu’une longue et puissante courbure de la presqu’île des Magnètes défendait contre les flots du large. Il subsiste quelques restes de l’aqueduc construit par les Romains pour amener à Pagase l’eau des montagnes.

[34] Je ne garantis pas ces anecdotes que Plutarque a sans doute embellies pour faire honneur au héros thébain.

[35] À ces deux mauvaises actions, elle en ajouta, quelques années plus tard, une troisième : Python et Héraclide ayant tué Cotys (359), les meurtriers furent célébrés à Athènes comme des héros. Sur les meurtres de rois et de tyrans, voyez la longue énumération d’Aristote, Politique, V, 10. J’ai déjà dit que les Grecs n’avaient pas les mêmes idées que nous sur cette question.

[36] On a trouvé à Argos une inscription contenant une liste d’amendes infligées par les Argiens à un certain nombre de villes, notamment aux cités arcadiennes d’Aléa et de Stymphale et à toute la communauté des Arcadiens. Lebas en a conclu qu’il s’agit là de l’ancienne amphictyonie d’Argos, à qui l’abaissement de Sparte après Leuctres avait rendu sa vigueur et qui comprenait, outre l’Argolide, l’Arcadie orientale ; mais il n’a pu placer ce document qu’entre les années 371 et 147, sans oser lui assigner une date plus précise.

[37] Nous avons encore un fragment de la stèle où le traité de 362 était inscrit, et que surmontait un bas-relief représentant deux femmes debout devant Zeus assis et serrant de témoin. Des deux femmes, l’une est Athéna, l’autre le Péloponnèse ou plutôt la personnification des quatre peuples, Arcadiens, Éléens, Achéens et Phliasiens, avec qui Athènes vient de contracter alliance.

[38] Depuis qu’Athènes était rentrée dans l’alliance de Sparte, le décret de bannissement contre le compagnon et l’ami d’Agésilas avait sans doute été rapporté. Mais Xénophon ne semble pas être revenu à Athènes. On conjecture que, chassé par les Éléens de Scillonte, il se retira à Corinthe, où il mourut.

[39] En 418, victoire d’Agis, 362 d’Épaminondas, 296 de Démétrius, 243 des Achéens, 206 de Philopœmen sur Machanidas.

[40] Il faut dire pourtant que les Helléniques sont un triste ouvrage, qui n’a ni le charme des Muses d’Hérodote ni la profondeur des livres historiques de Thucydide, qu’il s’y trouve de nombreuses inexactitudes, une partialité révoltante et une masse infinie de petits faits sans intérêt ni importance, qui masquent les grandes lignes de l’histoire de ce temps et que, pour cela, j’ai évité de recueillir.