HISTOIRE DES GRECS

QUATRIÈME PÉRIODE — SUPRÉMATIE D’ATHÈNES (479-434) - GRANDEUR DES LETTRES ET DES ARTS.

Chapitre XX — Les lettres à Athènes au cinquième siècle.

 

 

I. Le théâtre de Bacchus

Avant les guerres Médiques, les Spartiates étaient regardés comme de bons juges en fait d’art, quoiqu’ils dédaignassent d’être eux-mêmes des artistes et des poètes. C’est Aristote qui leur rend ce témoignage[1]. Cette réputation était quelque peu usurpée ; il n’en fut pas de même pour Athènes. Les journées de Marathon, de Salamine et de Platée, où elle gagna tarit de gloire, donnèrent l’essor à son génie, et le cinquième siècle avant notre ère, l’époque du plus heureux développement de l’esprit humain, dut son principal éclat aux chefs-d’œuvre inspirés par Pallas-Athéna[2]. Ce temps est souvent appelé le siècle de Périclès. Le grand modérateur de la politique athénienne n’est pour rien dans l’oeuvre d’Eschyle et de Sophocle, d’Aristophane et de Thucydide; mais Athènes y est pour beaucoup ; si elle n’enfanta pas tous les hommes supérieurs de cet âge, elle fut leur commune patrie, et leur esprit s’échauffa au contact du sien.

Du milieu des glorieuses manifestations de la pensée et de l’art qui se produisirent alors, nous détacherons pour la mettre, comme il est juste, à la place d’honneur, la poésie dramatique qui fut la plus magnifique floraison du génie athénien. Mais, faisant œuvre d’histoire et non d’archéologie, notre étude sera une revue rapide, et, sur ce théâtre, nous rie ferons passer que les grandes figures des trois ou quatre poètes qui ont relégué leurs rivaux dans l’ombre, d’où la plus patiente érudition ne parlent pas à les tirer. Il ne sera donc question ici ni des conditions du théâtre grec[3], ni des qualités littéraires des maîtres de la scène tragique, ni de l’idiome qu’ils ont parlé :

Ce langage sonore, aux douceurs souveraines,

Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines.

Ces détails se trouvent partout. Il suffira de rappeler que la comédie et la tragédie eurent un dieu prés de leur berceau. Toutes deux sont nées du dithyrambe de Dionysos, tour à tour chant joyeux, pour célébrer le don de la vigne et Ies licences de l’ivresse, ou lamentation funèbre, en mémoire de la passion de Bacchus, mis à mort par les Titans, descendu aux enfers et ressuscité[4]. Ce chant funèbre, appliqué aux vieilles légendes qui formaient le patrimoine poétique de la Grèce, devint le chant tragique, le drame. Sans parler des précurseurs, dont il ne subsiste que d’informes fragments, nous chercherons quelles opinions, quelles croyances les maîtres de la scène partageaient avec leurs contemporains, ou voulaient faire passer dans leur esprit. Cette étude est d’autant mieux à sa place, dans une histoire politique, qu’aucun théâtre n’a été plus national que celui d’Athènes. La vie morale de la cité, ses dieux et ses héros, ses croyances et ses idées, ses craintes et ses espérances, tout est là. Les oeuvres de ses poètes sont un document historique autant qu’un chapitre d’histoire, même davantage, puisque c’est l’âme de ce peuple qu’elles nous montrent. Aristote n’a-t-il point dit, au sujet de la tragédie, ce mot à la fois dangereux et profond : Il y a plus de vérité dans la poésie que dans l’histoire.

 

II. Eschyle

Le premier en date de ces hommes qui, au cinquième siècle, poussèrent les esprits vers un idéal supérieur, fut Eschyle, dont les drames ont le double caractère des oeuvres puissantes : la simplicité et la grandeur. On sait que le poète fut encore un vaillant soldat, un bon citoyen et un croyant[5]. Aussi son théâtre est-il agité par l’enthousiasme patriotique et religieux.

Le génie, c’est-à-dire l’esprit, ou certaines facultés de l’esprit portées à la plus haute puissance, est un don de nature ; il ne s’acquiert point par le seul travail, mais il peut être préparé, puis développé parles circonstances d’origine et de milieu. Eschyle, né en 525, à Éleusis, d’une race d’eupatrides, se trouva contemporain de deux poètes qui ferment avec éclat le cycle de la poésie élégiaque et lyrique : le béotien Pindare, chantre des victoires olympiques[6], et Simonide de Céos, son émule, qui mérita, par ses sentences morales, d’être mis dans la société des philosophes, et, par ses complaisances à l’égard des riches et des grands, ne méritait pas d’y être reçu[7]. Eschyle n’eut donc qu’à écouter autour de lui pour entendre la voix de Muses glorieuses qui éveillèrent dans son âme de puissants échos. Les premières impressions de sa jeunesse donnèrent aussi un tour particulier à sa pensée et une austère gravité à son caractère. Fils d’un prêtre d’Éleusis, initié lui-même aux mystères[8] et élevé, à ce qu’il semble, dans les pieuses doctrines de l’institut pythagoricien[9], il eut cette constante préoccupation des choses divines qui a fait de lui, en un temps où le doute commençait, non pas le plus orthodoxe, mais le plus religieux des poètes de la Grèce. Des événements extraordinaires au milieu desquels la vie le plaça, son esprit reçut une secousse profonde, et sa seconde religion, peut-être la première, fut l’amour de la Grèce et d’Athènes. Ses exploits à Marathon, dans l’Artémision et à Salamine[10] l’attestent, mieux encore ses drames des Perses et des Euménides : l’un, chant de triomphe des Grecs victorieux du grand empire oriental ; l’autre, glorification d’Athènes, de son esprit de justice et de ses institutions.

A vingt-cinq ans, Eschyle débuta dans le concours pour les fêtes de Bacchus; il fut battu par Chœrilos et Pratinas et ne gagna qu’en 484 sa première victoire que beaucoup d’autres suivirent[11]. On dit que sa défaite, en 468, par Sophocle et une accusation d’impiété pour de prétendues révélations des mystères d’Éleusis[12] le décidèrent à se retirer en Sicile, où il alla plusieurs fois, appelé par Hiéron de Syracuse, qui tenait le sceptre de la justice dans file aux grands troupeaux. Pindare en parlant ainsi oubliait les cruautés du tyran, mais ce grand poète n’avait pas le cœur à la hauteur de son talent. Il avait glorifié la trahison de Thèbes se tenant à l’écart de la guerre médique, et il célébrait les bienfaits de cette pais honteuse, tandis que Léonidas mourait aux Thermopyles et que les Athéniens combattaient sur la mer Salaminienne[13]. Il n’y a donc pas à s’étonner que la table hospitalière d’Hiéron, où retentissaient de si douces mélodies, il n’ait pas entendu les cris des victimes. Mien ne nous dit qu’Eschyle ait été un flatteur du roi; nous aimerions mieux cependant que, comme Sophocle, il fût toujours resté dans Athènes[14].

Eschyle disait de ses drames qu’ils n’étaient que des débris du gland festin d’Homère : il avait raison[15]. Ses tragédies, véritables fragments d’épopée, ont un sombre éclat et une majesté mystérieuse ; une divinité redoutable, le Destin, les traverse, silencieuse, invisible, suivie de Némésis, la Jalousie divine, qui ne permet à aucune grandeur humaine de dépasser le niveau qu’elle a fixé ; et toutes deux remplissent l’âme des spectateurs de poignantes émotions et de superstitieuses terreurs. La lutte contre cette puissance par qui l’homme est enveloppé de mille liens, que les plus forts ne réussissent pas toujours à briser[16], suscite de fiers courages et de superbes dédains qui donnent aux personnages du poète une taille surhumaine. Quelle scène grandiose entre les envoyés de Zeus et Prométhée, le héros qui, par son énergie contre le sort contraire et sa haine de l’injustice, représentait une humanité où l’Athènes de Marathon et de Salamine se reconnaissait! La conception est si large, que les générations suivantes ont pu voir dans le Titan la figure du sage d’Horace s’écriant : Que le monde brisé s’écroule, mon âme n’en tremblera pas ; du Rédempteur des Pères de l’Église, rachetant l’humanité par ses souffrances[17] ; de l’Hercule, destructeur des monstres, libérateur des victimes, qui, au Caucase, prise les chaînes du fils d’Ouranos, et qui, plus tard, brisera celles de l’esprit[18] ; enfin à lui se rattachera cette postérité lointaine qu’on entendra répéter, après son grand aïeul : Zeus aussi mourra. La parole est audacieuse, et ce trait semble achever le caractère du Titan, qui a voulu défendre les droits de la volonté humaine contre la jalousie des dieux. Mais le pieux Eschyle n’a pas dû s’arrêter là. Il croyait à une force fatale et, en même temps, à la puissance de Zeus. Les Océanides qu’il amène auprès du captif essayent de calmer son âpre colère et d’arrêter ses menaces prophétiques. Les sages, lui disent-elles, vénèrent et craignent Adrasteia, la Nécessité ; et quelques vers plus haut, il écrit : Jamais les conseils de l’homme ne troubleront l’ordre harmonieux établi par la divinité[19]. Aussi peut-on conjecturer que le tyran envieux et violent du Prométhée enchaîné devenait, dans le Prométhée délivré, le dieu pacifique qui pardonne. Le monde était replacé sous un gouvernement bienveillant, celui du dieu sauveur, Ζεύς σωτήρ, et un effort avait été fait par le poète pour concilier les deux idées contradictoires dont la Grèce avait vécu : la liberté morale et l’empire inéluctable de la Moïra.

L’Orestie, la plus grande œuvre poétique de la Grèce après l’Iliade, a un autre caractère, c’est la plus tragique des trilogies du théâtre grec : à une des scènes, l’auditoire tout entier trembla et des femmes s’évanouirent. Fiais elle est aussi la plus morale, car elle est une magnifique exposition de la doctrine de l’expiation, c’est-à-dire du rachat de la faute ou du crime involontaire, et par conséquent l’avènement de la justice véritable. Elle raconte les catastrophes qui s’étaient succédé dans l’effroyable famille des Atrides, sur laquelle depuis un premier forfait plane incessamment Alastor, le démon des vengeances divines : Agamemnon, fils d’Atrée et neveu de Thyeste, immole sa fille pour s’assurer une victoire ; Clytemnestre, afin d’être libre dans l’adultère, égorge son époux ; Oreste tue sa mère et le complice dont elle avait dirigé le bras. Trois fois, dit le Chœur, la tempête a rugi sur ce palais... Quand donc Até arrêtera-t-elle ses vengeances ? [20] Par l’intervention du dieu de Delphes, qui aime l’équité, et de la Vierge du Parthénon, qui sait découvrir les vrais motifs des actions des hommes, la déesse fatale sera pour un moment désarmée. Le ciel jusque-là si sombre s’éclaire ; les sentiments s’adoucissent. Devant le tribunal de l’Aréopage que Minerve vient de fonder, et où les Furies poursuivent celui dont les oracles de Zeus ont fait l’exécuteur impie d’une juste sentence, Apollon plaide pour le meurtrier involontaire, et Oreste est absous par le suffrage de Minerve, sans que le parricide soit justifié. Voilà la justice bouleversée, s’écrient les Erinyes. Mais non ; c’était une loi d’humanité qui remplaçait l’ancienne et dure loi du talion, et la doctrine morale de l’expiation par la souffrance et la prière qui triomphe de la fatalité. La chaîne qui liait le meurtre au meurtre est brisée, l’hérédité du crime abolie et le jugement des dieux remplacé par celui des hommes, ou la justice inexorable par l’équité. La morale se dégage de la religion, la conscience apparaît, et la raison y trouvera bientôt des règles de conduite qui ne dépendront plus d’une vue dogmatique de l’esprit ou d’un intérêt sacerdotal. Les Furies s’en irritent : Ah ! Divinités nouvelles ! vous ne respectez pas d’antiques déesses et des lois vénérables ; et elles menacent le peuple athénien de leur colère. Mais Pallas les apaise ; elle leur promet en Attique un temple, des fêtes, un culte qui ne sera nulle part aussi brillant. Les Erinyes, gagnées par les honneurs qui seront rendus à leur divinité, se transfigurent : elles deviennent les déesses bienfaisantes, et elles consentent à prendre, elles aussi, la cité de Minerve sous leur protection[21]. Aux anathèmes des puissances infernales succède un cantique de paix et d’amour, et les dieux, réconciliés, font, pour les Athéniens, des vœux de victoire. Qu’avec, eux conspirent la terre et les flots, le ciel et les vents ; que le soleil envoie des rayons propices sur leurs champs féconds en fruits et en troupeaux ; que jamais n’y soufflent l’air empesté ou les frémissements de la Discorde, et que toujours les citoyens y soient animés, pour eux-mêmes d’une affection mutuelle, pour l’ennemi d’une haine unanime. Puis la procession des Panathénées se forme pour conduire les augustes et chastes déesses, au temple demi souterrain que Pallas leur a préparé. Les flambeaux sacrés s’allument ; les prêtres amènent les victimes qui vont être immolées, et Athéna marche en tête du pieux cortège. Derrière elle s’avancent les prêtresses, gardiennes de son image sainte, les vieillards de l’Aréopage portant de verts rameaux, les matrones en longues robes de pourpre, et les jeunes filles, fleurs du pays de Thésée. Des chants accompagnent leur marche ; les derniers qui sortent de la scène répètent encore : Chantons, chantons des hymnes. Et les citoyens se retiraient le coeur rempli des nobles sentiments que le poète y avait versés. Ainsi les spectateurs du Cid et d’Horace emportaient quelque chose de l’âme de Corneille.

Le théâtre d’Eschyle est toujours un enseignement moral, quelquefois politique. Les Suppliantes sont un chant en l’honneur de l’antique vertu qui faisait de l’hospitalité un devoir religieux, une avance aux Argiens de son temps pour qu’ils restent fidèles à l’alliance d’Athènes et une menace contre les Perses d’Égypte que Cimon allait attaquer[22]. Dans les Sept devant Thèbes, où Aristide parait sous les traits du sage Amphiaraos, le poète montre le chef intrépide dont les plus grands périls n’ébranlent pas le courage ; dans les Perses, le dévouement à la patrie ; dans l’Agamemnon, le châtiment de l’adultère ; dans les Euménides, l’équité représentée par l’Aréopage, que les démocrates attaquaient. Il croit au Destin, mais aussi à la Justice, sans expliquer l’inexplicable problème. Son libre esprit résiste, tout en l’admettant, à l’énervante doctrine de la Fatalité. Les hommes, dit-il avec une fierté légitime, répètent qu’une fortune heureuse attire nécessairement une inénarrable misère. Moi seul, je pense autrement. Une action impie en fait naître bien d’autres ; le bonheur, dans la maison du juste, engendre toujours le bonheur[23]. Et il explique comment ce bonheur peut s’acquérir, par la modération dans les désirs, dans la fortune et dans l’orgueil. L’homme prudent, dit-il, sait renoncer à une partie de ses biens pour conserver le reste; il sauve sa maison qui se serait écroulée sous le poids des malheurs[24]. C’est le Rien de trop de l’inscription delphique, si nécessaire pour désarmer l’Envie des dieux ; et c’est la pensée morale qu’on retrouve dans toute l’oeuvre d’Eschyle. Mais il veut aussi une vertu plus active. Dans la bouche des Furies, il met ces paroles honore tes parents ; ne renverse pas d’un pied impie l’autel de la justice et réserve à l’hôte qui arrive sous ton toit un accueil bienveillant. Ailleurs il écrit : Tout ce que tu fais de mal, un œil le voit. Ce sont des préceptes bibliques.

Mais écoutez Aristophane racontant la dispute élevée aux Enfers, entre Eschyle et Euripide, en présence de Bacchus, le dieu du drame et le juge du camp. Le poète aux fortes pensées et au grand style s’irrite d’avoir à combattre le beau diseur, à la langue souple et effilée qu’il va terrasser de ses mots immenses, hauts comme des montagnes, de ses vers ajustés comme les charpentes d’un navire[25].

ESCHYLE. Réponds-moi : qu’admire-t-on dans un poète ?

EURIPIDE. Les habiles conseils qu’il donne.

ESCHYLE. Vois alors les hommes grands et beaux que je t’avais laissés. Ils ne fuyaient pas les charges publiques et n’étaient pas, comme aujourd’hui, des discoureurs de carrefour, des charlatans et des fourbes ; ils ne respiraient que les combats.

BACCUS. Et comment leur avais-tu enseigné la bravoure ?

ESCHYLE. En composant un draine tout plein de l’esprit d’Arès (Mars).

BACCUS. Lequel ?

ESCHYLE. Les Sept chefs devant Thèbes ; puis en donnant les Perses, qui vous ont appris à vaincre. Voilà les sujets que doivent traiter les poètes. Combien ont été utiles les plus illustres d’entre eux ! Orphée nous a enseigné les saints mystères et l’horreur du meurtre ; Musée, la guérison des maladies et les oracles ; Hésiode, les travaux de la terre et le temps des semailles et des récoltes. Et le divin Homère ne doit-il pas sa gloire immortelle aux grandes leçons qu’il a données ? N’est-ce pas de lui que nous tenons l’art de s’armer et de combattre vaillamment ? C’est à lui que j’ai emprunté les Patrocle et les Teucer au coeur de lion, pour inspirer à chaque citoyen le désir de les égaler, dés que retentira la trompette guerrière. Mais je ne leur ai pas montré une Phèdre impudique et je ne crois pas avoir jamais mis sur la scène une femme amoureuse[26].

Aristophane aurait pu donner un autre exemple des sentiments virils et de l’ardent patriotisme du poète, en rappelant la tragédie des Perses, jouée moins de huit années après Salamine. Les Athéniens virent alors, sur leur théâtre, la reine Atossa en larmes, Xerxès en haillons, les chefs de la Perse dans la douleur et le grand empire oriental dans l’humiliation.

Les Perses étaient le centre d’une trilogie dont les deux autres pièces sont perdues. On conjecture que la première racontait la conquête de la Toison d’or, par les Argonautes, au fond de l’Euxin, et la troisième la défaite des Carthaginois par les Grecs siciliens, dans la Méditerranée occidentale. La trilogie était donc la glorification de l’Hellade, victorieuse de la. barbarie asiatique et africaine; et l’on se figure les transports qui éclataient dans sthènes et Syracuse, quand le poète montrait l’Asie tombée lourdement à genoux sous la lance dorienne.

Quand de tels accents retentissaient sur la scène, le théâtre devenait l’école où se formaient les soldats de Cimon et de Périclès, ceux dont Thucydide dira : Ce sont les hommes et non les remparts qui font la force des cités[27]. Mais le poète religieux, tout en exaltant l’orgueil de son peuple, avait soin de lui montrer, au-dessus des trophées de la guerre d’indépendance, la justice divine qui avait précipité l’insolente fortune du grand roi : une leçon de morale et de modération, après un chant de victoire.

Eschyle mourut en Sicile (455). Dans l’épitaphe qu’il composa pour son tombeau, ce mâle et fier génie, sûr de l’immortalité de ses vers, ne parla que de ses exploits : Ce monument couvre Eschyle. Né Athénien, il mourut dans les plaines fécondes de Géla. Le bois tant renommé de Marathon et le Mède à la longue chevelure diront s’il fut brave ; ils l’ont bien vu. Athènes ne ratifia pas cet exil volontaire de son grand poète. Au siècle suivant, l’orateur Lycurgue lui fit dresser une statue d’airain, comme à Sophocle et à Euripide, et un décret ordonna qu’une copie de leurs oeuvres, faite aux frais de l’État, serait remise à la garde du greffier de la république et que les acteurs seraient contraints de la suivre, sans y rien changer.

 

III. Sophocle

Sophocle était presque du même âge que Périclès, puisqu’on place sa naissance en 498, plus probablement en 495 ; contemporain aussi d’Eschyle, plus vieux de trente ans, d’Euripide, plus jeune de quinze et ami d’Hérodote, qu’il célébra dans un poème[28]. A Salamine, il avait été choisi, à cause de sa beauté, pour conduire le chœur des adolescents qui chantèrent, en dansant autour du trophée, l’hymne de la victoire, et il prolongea sa vie jusqu’en 406, ce qui lui dorure bien près de quatre-vingt-dix années d’existence, un peu moins qu’il n’a composé de tragédies. Il a donc vu toute la grandeur d’Athènes et le commencement de son déclin, mais il n’eut pas la douleur d’entendre le nom fatal d’Ægos-Potamos.

Dans le concours pour les grandes Dionysies de l’année 468, Eschyle et Sophocle se disputèrent le prix. Au moment où l’archonte éponyme, chargé d’instituer les juges, allait tirer leurs noms au sort, un par chaque tribu, Cimon et les neuf généraux ses collègues, au retour d’une expédition heureuse, entrèrent au théâtre de Bacchus pour faire au dieu les libations accoutumées. L’archonte les arrêta près de l’autel et leur fit prêter le serment des juges : ils donnèrent le second prix au vieux lutteur, le premier à son jeune rival. C’était pour Sophocle, alors âgé de vingt-sept ans, une victoire doublement mémorable, puisqu’il triomphait d’un poète, peut-être plus grand que lui, par le suffrage d’un glorieux général[29].

A la fin de leur vie, Eschyle et Euripide se retirèrent en pays étrangers, à la cour de deux rois[30] ; Sophocle ne quitta jamais Athènes, qu’il glorifia dans son Triptolème, comme le foyer de la civilisation hellénique, et dans l’Œdipe à Colone, comme l’asile où les grands infortunés venaient chercher un repos inviolable. Il y remplit même des charges importantes : en 440, il fut, avec Périclès, au nombre des stratèges envoyés contre les Samiens révoltés. On peut s’étonner qu’Athènes associe un poète à son grand homme d’État pour une opération militaire; mais la poésie et la guerre vont ensemble, et des paroles enflammées valent d’habiles combinaisons tactiques. Lacédémone avait pris autrefois Tyrtée comme général, et Sophocle venait de soulever l’admiration des Athéniens par sa tragédie d’Antigone, où il avait peint ce qu’il y a de plus beau clans l’âme humaine : l’esprit de sacrifice poussé jusqu’à l’immolation volontaire pour obéir à la loi morale. En nommant Sophocle stratège, les Athéniens ont certainement pensé qu’ils donnaient à leurs soldats un chef capable de surexciter le courage ; quant à la stratégie, Périclès était là, et Sophocle n’était pas homme à lui disputer le commandement. Ion, le poète de Chios, qui le vit durant cette expédition, prétend qu’il plaisantait lui-même sur son rôle militaire ; Plutarque raconte à peu près la même chose à propos d’une seconde stratégie avec Nicias, en 415, sans que ces anecdotes, provoquées par le contraste entre la lyre triomphante du poète et l’épée modeste du général, soient plus authentiques que tant d’autres, où s’est complu l’esprit des Grecs. Son élection, en 413, comme un des dix πρδβουλοι que leur charge mettait au-dessus de l’assemblée générale[31] prouverait du moins, si elle était certaine, la confiance persistante du peuple. Alors nous aurions le droit de dire qu’Eschyle finit en homme de parti par un exil volontaire, tandis que Sophocle resta toujours le citoyen qui sert la patrie sans regarder à ceux qui la gouvernent. Il mourut en 406, la même année qu’Euripide. On dit que, sur ses derniers jours, Iophon, son fils, voulut le faire interdire comme n’ayant plus la liberté de son esprit. Pour sa défense, il récita aux juges une description de l’Attique qu’il venait d’écrire à quatre-vingt-neuf ans. Les voyageurs la trouvent encore exacte, mais nulle traduction n’en peut rendre la grâce harmonieuse ; en voici quelques vers : Étranger, tu es arrivé dans la plus belle région de la terre, au pays des chevaux rapides, où le rossignol chante mélodieusement, sous le feuillage sacré, à l’abri des feux du soleil et des froids de l’hiver. Là, Bacchus se promène avec les nymphes, ses divines nourrices ; là, fleurissent toujours, sous une rosée céleste, le narcisse, couronne des Grandes Déesses, et le safran doré. Le Céphise répand ses eaux limpides et fraîches dans la plaine, séjour des Muses et d’Aphrodite aux rênes d’or[32]. L’Asie et l’île de Pélops n’ont pas l’olivier sacré que gardent Jupiter et Minerve aux yeux d’azur, ni les nefs qui, poussées par nos bras, bondissent sur les flots, rivales des Néréides[33].

Simmias de Thèbes composa pour le poète cette épitaphe : Sur le tombeau de Sophocle rampe paisiblement, ô lierre ! Couvre-le, en silence, de tes rameaux verdoyants. Que la rose vienne y éclore ; la vigne, y attacher ses pampres pour honorer le poète aux pensées sages et mélodieuses, que les Muses et les Grâces avaient formés[34].

D’après les œuvres qui nous restent, il semblerait qu’Eschyle et. Sophocle se soient partagé les plias lugubres légendes de la Grèce : l’un chante les drames d ‘Argos et de la famille des Atrides ; l’autre les tragédies de Thèbes et de la maison des Labdacides. Mais il y a entre eus plusieurs différences : Sophocle était encore religieux, puisque son biographe, un ancien qui ne nous a point dit son nom, l’appelle l’ami des dieux, et croit qu’il recevait des révélations d’en haut. Cependant il ose déjà faire entendre de menaçantes paroles : Les choses divines s’en vont, dit le chœur de l’Œdipe roi [910], et, dans son théâtre vu d’ensemble, il y a moins de place pour les dieux, davantage pour l’humanité, de sorte que la distance qui séparait les spectateurs des personnages du drame a diminué. Il introduit sur la scène un troisième acteur[35], qui donne plus de liberté au poète, plus de vie à l’action, et, tout en portant le nombre, des choristes de douze à quinze, il réduit l’importance du choeur et le caractère lyrique qu’il avait sous ses prédécesseurs, afin de concentrer l’intérêt sur le développement des caractères. Eschyle fait un seul poème des trois pièces de la trilogie, ce qui est une gêne, mais aussi une force, tandis que Sophocle les sépare. Dans son œuvre, rien ne rappelle l’Orestie où la tragique histoire d’une race entière se déroule, en causant une impression de terreur religieuse par la continuité des coups dont cette famille est frappée. Cependant les deux poètes agitent la même question, celle de la souveraine justice : Eschyle, avec plus de sombre grandeur, Sophocle, avec une pensée aussi haute, rendue en un style plus souple ; et tous deux terminent leur drame par le relèvement de la victime du Destin. Œdipe a-t-il été justement condamné pour des crimes qu’il a commis, mais dont il est innocent, ne sachant pas qu’en défendant sa vie contre un inconnu, il tuait son père ; qu’en devenant le mari de Jocaste, il épousait sa mère, qu’enfin il était tout à la fois le père et le frère de ses enfants ? Ce problème de haute philosophie a traversé tous les âges; les spectateurs du théâtre de Bacchus le discutaient, ainsi que le feront les grands esprits du siècle de Louis XIV, et les poètes d’Athènes en ont cherché la solution dans le sens de l’humanité, en mettant la conscience et ses droits au-dessus du fait brutal et des châtiments qu’il entraîne. Quel était donc ce peuple athénien que l’on pouvait convier à de telles fêtes de l’intelligence ?

Dans la conception dramatique des deux poètes, il est une autre différence qui annonce de prochains et considérables changements. Sophocle, dans l’Œdipe roi, fait apparaître l’amour sans oser encore le faire parler, et il donne aux femmes une place qu’Eschyle ne leur accordait pas. Assez de héros avaient été célébrés par la pause épique et sur la lyre de Pindare. En face de ces vaillants, Sophocle met Antigone qui les égale par le courage et les surpasse par le dévouement.

On attribuait à Sophocle cent trente pièces, ou tout au moins cent treize, dont vingt furent couronnées et dont, pas une ne descendit au-dessous du troisième rang[36]. De cette œuvre considérable, il reste neuf cent cinquante-six fragments, tous très courts, et sept tragédies entières, dont deux, l’Ajax et les Trachiniennes, n’intéressent que les lettrés. Les fureurs du fils de Télamon et la jalousie de Déjanire sont des sujets de tous les temps La poésie en est charmante ou terrible, mais on n’y trouve rien de particulier à la Grèce et, par conséquent, rien à prendre pour l’histoire. Nous y marquerons seulement la part faite par Sophocle aux passions humaines, sur cette scène qu’Eschyle avait peuplée. de dieux et de héros. Quand Ajax a reconnu les tristes effets de sa colère, il plie sous la honte de son égarement et, lui qui bravait la foudre, il reconnaît qu’il faut se soumettre aux dieux et aux rois. L’Hiver chargé de neige recule devant l’Été qui apporte les fruits. L’astre de la Nuit ténébreuse s’efface, lorsque l’Aurore aux blancs coursiers ramène le jour, et un souffle léger calme la mer mugissante. Pourquoi donc, nous aussi, refuserions-nous de nous humilier ? Voilà le plus audacieux des révoltés qui enseigne au peuple la soumission aux lois établies ; mais son caractère indomptable revient bien vite. Il a versé un sang impur ; son honneur exige une expiation; pour le racheter, il va se jeter sur l’épée d’Hector, et les douces plaintes de sa femme, Tecmessa, ne le peuvent détourner de son funeste dessein : Ô Roi ! lui dit-elle, aie pitié de ton fils ! Que de misères tu nous laisseras, si tu meurs ! Pense à moi; l’homme ne doit pas oublier ce qui lui a plu[37].

Le sujet des Trachiniennes est la mort et l’apothéose d’Hercule. Ce poème aurait peu d’intérêt sans le rôle de Déjanire, femme dévouée du héros, compatissante au malheur des captives, même lorsqu’elle trouve parmi elles une rivale. Elle n’a point contre la jeune Iole les duretés de la jalousie, c’est l’amour qu’elle accuse : Éros règne jusque sur les dieux ; moi-même il m’a domptée, pourquoi ne dompterait-il pas une autre femme ? Je serais insensée d’accuser mon mari, s’il est atteint de ce mal, ou cette femme, qui ne m’a fait aucun outrage. Pour elle, j’ai une pitié profonde en voyant que sa beauté l’a perdue[38]. De beaux vers ne suffisent pas à porter bien haut cette tragédie qui est déparée par de tels défauts, qu’on a pu en contester l’authenticité.

L’Électre de Sophocle, inférieure à celle d’Eschyle pour la conception des personnages, lui est supérieure par le style. Mais cette seconde Électre est trop virile ; elle usurpe sur Oreste par la violence de sa haine et de ses imprécations[39]. L’autre n’ose maudire sa mère, tout en ne lui pardonnant pas ; celle-ci la hait, la méprise et voudrait la tuer. A ce titre, elle est plus tragique; on aimerait qu’elle le fût moins. Tu m’accuses, dit-elle à Clytemnestre, d’avoir élevé Oreste pour qu’il t’arrache la vie. Si j’en avais eu la force, je ne l’aurais pas attendu. Quand Oreste égorge sa mère : Frappe, lui crie-t-elle, frappe encore une fois ; et lorsqu’il tient Égisthe sous son épée :  Achève-le vite et jette-le aux chiens, qui seront son tombeau. Le doux poète dépasse la mesure.

Arrivons maintenant aux vrais chefs-d’œuvre.

Le Philoctète et l’Œdipe à Colone, écrits par Sophocle dans l’extrême vieillesse, montrent que l’âge n’eut aucune prise sur ce noble esprit et que, jusqu’à la fin, il garda la sérénité de son génie, l’abondance de sa pensée, la douceur de son style, qui l’avait fait appeler l’Abeille attique. D’un fonds en apparence stérile, d’une action ne comportant qu’un petit nombre de personnages, il tire un poème qui va remuer l’âme jusque dans ses profondeurs. Tel est le Philoctète, œuvre simple et pourtant émouvante, qui a la nudité d’un beau marbre antique. Trois personnages suffisent à l’action, mais au-dessus d’elle planent deux idées qui, pour les spectateurs, sont toujours présentes : l’une patriotique, la nécessité d’en finir avec cette guerre de dix ans contre les barbares d’Asie, en donnant Troie à. la Grèce; l’autre, religieuse, le devoir d’obéir aux dieux. Les oracles avaient dit que Troie ne serait prise qu’avec les flèches d’Hercule ; les Grecs chargent Ulysse de les enlever à Philoctète, qui les possède. Puni d’une plaie incurable pour avoir trahi un serment, le héros avait été abandonné dans une île déserte à cause de l’infection qu’exhalait sa blessure. L’astucieux roi d’Ithaque justifie sa réputation ; il ment et ruse, sans plus de scrupules que n’en avait      son peuple qui faisait d’Hermès le dieu du mensonge, et estimait une fraude habile à l’égal d’un vaillant exploit. En face de cet aïeul de Thémistocle et de Lysandre, le poète place le fils d’Achille, Néoptolème, qui, étant de la race des héros, refuse de se prêter à cette duplicité. Je sais, lui dit Ulysse, que tu n’aimes ni les paroles ni les actions artificieuses. Mais il est doux de réussir ; après, nous redeviendrons justes. » A quoi Néoptolème répond : Fils de Laërte, les conseils que j’ai peine à entendre, j’aurais horreur de les suivre… J’aime mieux échouer avec honneur que réussir avec honte. Il cède cependant, séduit par la gloire qui lui est promise, s’il rapporte au camp des Grecs les flèches d’Hercule, et il les ravit par surprise. Mais bientôt, saisi de honte, il les rend à Philoctète qui, obstiné dans sa haine contre les Atrides, refuse de quitter son île. Hercule, alors, descend du ciel et décide l’ancien compagnon de ses travaux à accomplir les oracles. En remettant ses armes au fils d’Achille, Philoctète ajoute un conseil : Prends garde à Némésis ; c’est-à-dire, ne tire pas trop d’orgueil des coups que tu vas frapper ; les dieux n’aiment pas les fortunes trop grandes[40].

Deux choses font l’intérêt puissant de cette tragédie : l’opposition de caractère d’Ulysse et de Néoptolème, double portrait du peuple grec, et les plaintes du malheureux dépossédé des armes qui assuraient sa subsistance. Ses prières rappellent celles de Priam aux genoux d’Achille, et ses souffrances physiques et morales, que Sophocle peint avec une complaisance cruelle, sont d’un pathétique plus humain et, pour nous, plus touchant que les tortures grandioses et divines de Prométhée.

On croirait que l’Œdipe roi, l’Œdipe à Colone et l’Antigone ont formé une trilogie, comme l’Orestie d’Eschyle. Les événements se suivent et s’enchaînent, mais les dates de la représentation de ces pièces sont différentes. Œdipe régnait à Thèbes, heureux et respecté, lorsqu’une peste terrible, qui s’étend sur la cité, annonce la colère des dieux ; cette fois encore, des innocentas sont frappés au lieu du coupable. C’est l’ancienne loi : le peuple puni pour son prince. Mais le malheur approche de celui-ci. La nouvelle de la mort de son prétendu père, le roi de Corinthe, produit des complications qui font découvrir les crimes involontaires d’Œdipe. Il s’arrache les yeux, se couvre de haillons et, après avoir erré en mendiant, conduit par sa fille Antigone, il vient mourir près d’Athènes, au bois des Euménides. Ses deux fils, qui se disputent son trône, se tuent l’un l’autre en combat singulier. Leur oncle, Créon, devenu roi, décrète que Polynice, traître à sa patrie, n’aura point de funérailles; Antigone brave cette défense impie et est enterrée vivante. Le tissu est simple, mais que de magnifiques broderies et de scènes terribles le poète y a tracées ?

Sophocle croit à la nécessité de l’expiation par la souffrance : c’est le fond même de la morale; à la purification par la douleur, comme le feu affine le métal, en éliminant les scories; et il éclaire d’une pure lumière la sombre majesté des antiques légendés. Il fait résonner la note triste qui est un des éléments de la poésie, comme opposition aux notes éclatantes et joyeuses : Le premier des biens, dit le chœur d’Œdipe à Colone, est de ne pas naître, et le meilleur après celui-là, c’est de retourner bien vite d’où l’on est venu[41]. Mais, à côté du vieillard que la fatalité a poursuivi dès sa naissance, il place sa fille qui soutient pieusement ses pas et le conduit é la délivrance. En face de Créon qui viole la loi sacrée des funérailles, il montre Antigone protestant, au nom de la conscience, contre toutes les tyrannies, qu’elles viennent de la terre ou du ciel ; et, du meurtrier de son père, de l’époux de sa mère, du roi déchu, du vieillard aveugle que tout le monde repousse, du grand coupable selon les hommes, mais de la victime innocente suivant l’éternelle justice, il fait un mort glorieux et le génie protecteur de la cité de Minerve.

L’Œdipe roi est le chef-d’œuvre de Sophocle. J’y relèverai seulement, pour marquer le progrès des idées, le caractère moral que le poète donne au Destin et que l’ancienne croyance ne lui reconnaissait pas ; le tableau de l’activité humaine, non plus dans les œuvres de la guerre, mais dans celles de la paix, ce qui substitue les héros de la pensée aux héros des combats homériques; enfin cette heureuse proclamation des droits de la conscience qui a traversé les siècles, invoquée par toutes les victimes de lois iniques.

Pour Sophocle, quand le Destin frappe un innocent, c’est que cet homme a eu parmi ses ancêtres un coupable. Le châtiment suppose la faute ; mais la justice du dieu est lente à venir pour l’individu, comme celle de l’histoire arrive tardivement pour les peuples ; la loi de l’expiation héréditaire explique cette injustice par la solidarité des générations. Ô le plus impudent des hommes ! répond Œdipe à Créon. Sur qui penses-tu que retombent tes outrages ? Est-ce sur moi, vieillard, ou sur toi-même, qui me reproches des meurtres, des incestes, des malheurs involontaires, envoyés par les dieux, irrités sans doute depuis longtemps contre notre race, pour quelque faute ancienne[42]. Contre moi, tu ne saurais trouver un juste sujet de reproche, ni pour l’hymen avec ma mère, ni pour le meurtre de mon père. Voila donc la déité farouche de l’ancien temps justifiée de ses apparents caprices par une vieille croyance qui reste encore, pour la science et pour l’histoire, une demi-vérité : l’héritier du sang est aussi l’héritier de la faute. Mais ce qui est nouveau dans ce monde toujours si dur, c’est que les droits de l’innocence sont à la fin reconnus; Œdipe ayant expié les fautes de sa race, la foudre gronde. On entend une grande voix crier : Œdipe, qu’attends-tu ? tu tardes bien longtemps, viens ! et il disparaît au milieu des éclairs qui illuminent le bois des Euménides. Mais c’est une apothéose : il est reçu parmi les bienheureux.

Cette transformation du vieux dogme de la Fatalité se complète par une glorification du génie humain. Tandis que Créon s’éloigne, le chœur, resté seul en face des spectateurs, leur raconte les conquêtes faites par l’homme sur la nature, par conséquent sur les dieux, malgré leur jalouse envie : Le monde est plein de merveilles, et la plus grande de ces merveilles, c’est l’homme. Il franchit la mer écumante et, poussé par les vents orageux, il s’ouvre un chemin au travers des vagues qui mugissent. Chaque année, il promène sur la terre le soc de la charrue où il a contraint le cheval à en retourner les sillons. Il sait industrieusement construire des filets dont les replis enveloppent la race légère des oiseaux, les bêtes farouches et les humides habitants des mers. Par son adresse, il dompte l’hôte sauvage des forêts et il force à courber la tête sous le joug le coursier à la belle crinière et le taureau indompté des montagnes. Il s’est formé à la parole, à la pensée aussi rapide que le vent, aux lois propres à régler les États ; et il sait préserver sa demeure des atteintes importunes de la pluie et du froid. Fécond en ressources, il sait parer tous les coups qui le menacent ; même il a trouvé l’art d’échapper aux maladies. Il n’est qu’une chose qu’il ne pourra éviter, la mort[43].

Nous sommes habitués à de pareils discours et ne nous en étonnons plus. Mais quel effet de telles paroles devaient-elles produire sur des spectateurs dont l’imagination était pleine encore de la légende de Prométhée qu’Eschyle leur avait contée en vers audacieux. Enfin le Titan a vaincu ; le feu et les arts qu’il a donnés aux hommes, ont fait d’eux les maîtres du monde, et les deux grands poètes d’Athènes s’accordent pour célébrer l’humanité affranchie non pas de la Némésis qui punit l’orgueil, mais de celle qui satisfaisait la jalousie envieuse des Olympiens.

Ces pensées sont grandes, et cependant, il est des paroles d’Antigone qui vont plus haut et plus loin, parce que les persécutés de tous les temps les répéteront et, avec elles, finiront par tuer la persécution. Aucun poète, parmi les anciens, n’a créé un type aussi pur que cette fille d’Œdipe, qui est un héros et qui reste une femme, qui s’obstine jusqu’à la mort dans son dévouement filial et fraternel, et qui marche fièrement à un supplice terrible, tout en pleurant sa jeunesse perdue et les joies inconnues de la vie. Au tyran qui lui demande un acte impie, elle oppose la coutume des aïeux et la loi de nature qui lui fait un devoir de s’y refuser. Ce n’est point une révolte contre la loi de la cité ; c’est l’accomplissement d’un devoir impérieux imposé par la religion domestique. Son frère est mort : que, du moins, il ne perde pas encore l’autre vie, celle du tombeau.

CRÉON. Connaissais-tu ma défense ?

ANTIGONE. Je la connaissais. Mais une telle loi, ce n’est ni Zeus ni la justice qui l’ont promulguée. Les décrets d’un homme ne peuvent prévaloir contre les lois non écrites, oeuvre immuable des dieux. Celles-là ne sont ni d’aujourd’hui ni d’hier. Elles existent de tous les temps... Si j’avais laissé sans sépulture le corps de mon frère, voilà ce qui m’eût rendue malheureuse; le reste m’est indifférent[44]. Elle veut emporter dans la mort, où sera sa récompense, le mérite de son sacrifice : J’ai plus longtemps à plaire aux dieux d’en bas qu’aux hommes qui vivent sur cette terre ; quand je reposerai chez eux, ce sera pour toujours ; et elle jette à Créon cette dernière et adorable parole : Mon cœur est fait pour aimer, non pour haïr[45].

Sophocle est de la famille de Phidias et de Virgile, de Raphaël et de Racine, les génies de la beauté pure, et ce siècle est bien le premier printemps de la jeune humanité, primavera della gioventù.

 

IV. Euripide

Sophocle, rejeton d’une grande race, honoré de ses concitoyens et mort plein de jours et de gloire, fut un homme heureux, étant de ceux qui, par le talent et la modération dans la vie, commandent à la fortune. Euripide, né, au dire d’Aristophane, d’un cabaretier et d’une marchande d’herbes (480)[46], eut l’existence difficile et l’esprit ombrageux du parvenu qui ne réussit pas au gré de ses désirs : dans sa maison, des querelles, des répudiations, et jamais, sur sa figure attristée, un sourire[47] ; au théâtre, de rares applaudissements, quelquefois des révoltes[48] et, sur plus de quatre-vingt-dix pièces présentées, seulement quatre victoires[49] ; pour adversaire, Aristophane ; pour fin, une mort atroce sous la dent des chiens[50] ; et, dernière iniquité du sort ou de la médisance, prés de son tombeau, en Macédoine, coulait une source empoisonnée[51]. Cependant Euripide est un grand poète et le plus populaire des tragiques grecs.

Quelques almées à peine le séparent de ses deux devanciers et il semble que plus d’un siècle se soit écoulé entre eux et lui. J’ai peint les hommes tels qu’ils devraient être, disait Sophocle ; Euripide les peint tels qu’ils sont. Si l’on rapproche Euripide d’Eschyle, la différence est plus frappante encore. Tout le théâtre, dieux et hommes, est descendu d’un degré. Au lieu de dominer la scène, les êtres divins y servent de machines, soit pour le prologue, soit pour le dénouement. La représentation étant une fête religieuse, le poète est obligé de montrer encore au peuple les vieilles idoles, mais lui-même n’y croit plus, et beaucoup le comprennent à demi-mot, lorsqu’il dit qu’il règne une aussi brande confusion dans les choses divines que dans les affaires humaines. Dans la tragédie de Sophocle et d’Eschyle, le grand combat est contre le Destin, et les oracles sont la voix des dieux; Euripide met ses héros aux prises avec la passion, et il ne se préoccupe point des arrêts d’en haut. Tout le passé religieux ou épique de la Grèce vient mourir dans ses drames. Les dieux qui étaient derrière les victimes d’Aphrodite ou d’Apollon disparaissent : Hélène n’est plus qu’une prostituée, Ménélas un sot, Oreste un vulgaire assassin[52]. Le drame ne se passe donc plus entre le ciel et la terre; il s’agite dans le coeur de l’homme, et nous l’y mettons encore. De cette lutte, dont la conscience est le théâtre, Euripide tire de puissants effets ; mais, comme nous aussi, il aime trop y parler aux yeux et il y emploie des procédés vulgaires : il montre des vieillards décrépits qui se traînent péniblement sur la scène, et la remplissent de leurs cris plaintifs ; des hommes couverts de haillons, abattus par la maladie, le malheur et toutes les misères de l’existence ; si ce sont des rois, il les dégrade de leur dignité, et par tous ces moyens il excite la pitié ou la terreur. C’est pourquoi Aristote le déclare le plus tragique des poètes[53], mais il en est aussi le plus énervant, parce qu’il ne fut souvent que le peintre des faiblesses humaines, tandis que ses prédécesseurs avaient été ceux de l’héroïsme. Aristophane l’appelle le corrupteur des cités et l’ennemi des dieux ; double accusation que mériterait mieux l’auteur de Lysistrata et des Oiseaux[54].

D’où vient cette différence ? De Marathon à Ægos-Potamos il s’était accompli une évolution morale. Athènes n’avait plus, dans la dernière partie du siècle, les sentiments, les croyances qui l’avaient faite si simplement grande durant les guerres Médiques. Deux mots lui suffisaient alors : les dieux, la patrie. Mais les dieux meurent comme les hommes, et l’idée de patrie, à force de s’étendre, peut se perdre. A l’Agora, au Céramique ou dans les jardins du héros Académos, il était question de choses qui n’étaient plus celles qu’avaient entendues Miltiade et Cynégire. On y discutait d’art, de science et de philosophie; de l’art qui transfigurait les vieilles déités; de la science qui les tuait en les expliquant; de la philosophie qui bouleversait les doctrines reçues et apprenait à être citoyen du monde ; de la sophistique, enfin, qui, avec toutes les audaces de l’esprit, toutes les habiletés de la parole, enseignait à ranger les idées en un ordre savant qui permettait de persuader tout ce qu’on voulait faire croire. Dans l’âme d’Eschyle et de Sophocle résonnaient les échos de Salamine et les mille voix des légendes divines ; Euripide entend des prières d’un genre nouveau ; il voit arriver des dieux inconnus ou plutôt le dieu qui va détrôner les anciens, et il raille ceux-ci de leurs amours impudiques ; il se moque de leurs miracles : du cygne de Léda, du Soleil qui se détourne de sa route pour ne pas voir le festin d’Atrée ; contes inventés, dit-il, pour faire peur aux gens et enrichir les temples, qui ne sauraient enfermer dans leurs murs la substance divine. Ce n’est plus Apollon qui ordonne à Oreste de tuer Clytemnestre : un démon malfaisant a pris sa figure ; ce ne sont plus les Erinyes qui le poursuivent, mais ses remords. Hercule n’est pas bien assuré de sa descendance paternelle, et lorsque Thésée lui raconte la vie peu édifiante de Jupiter, le héros à l’esprit court, mais honnête, lui répond : Si les dieux sont adultères, ils ne sont pas des dieux. Enfin un personnage d’une pièce perdue s’écrie : Zeus ! qu’est-ce que Zeus ? Je ne le sais que par ouï-dire. Comme se fanent et tombent les fleurs gracieuses que la légende avait semées le long de la route joyeuse où les Grecs avaient si longtemps marché !

Avant Euripide, tout était divin et héroïque, avec lui tout s’humanise et l’horizon se rétrécit. Toutefois, si sa vue porte moins loin, elle est plus pénétrante. La sophistique lui a rendu de mauvais services. On retrouve son influence jusque dans les chefs-d’œuvre du poète, lorsqu’il déclame au lieu de toucher et qu’il compromet par de froides sentences les plus pathétiques discours ; quand ses personnages plaident une thèse, alors que devrait éclater le cri de la passion, ou que soutenant le pour et le contre en de subtiles argumentations, ils finissent par oser dire : La langue a juré, mais non l’esprit[55]. Quintilien conseille la lecture d’Euripide aux futurs avocats. Cette recommandation ne serait pas pour lui concilier les poètes, si ses drames n’avaient pas d’autres mérites que celui-là. Mais le raffinement de la pensée sert d’aiguillon à l’esprit, et l’analyse patiente des sentiments profite à la vérité de l’observation. Aussi les drames d’Euripide ont-ils été une mine précieuse pour ses successeurs; on y peut faire une riche moisson de ces belles sentences morales dont la littérature grecque abonde et qui sont comme le bon grain jeté dans le sillon de l’humanité[56].

D’autre part, si la vieille mythologie n’était à ses yeux qu’une matière poétique ; s’il parle des Olympiens avec le scepticisme de Protagoras; si la divination, les sacrifices, les entrailles brillées sur les autels, lui semblent d’ineptes pratiques; par contre, il avait de la divinité la haute idée que commençaient à s’en faire les grands esprits de son temps. Il croit au Logos ou à la Raison d’Héraclite, qui est le principe de toutes choses; à l’Esprit d’Anaxagore, qui sait tout et peut tout ; et il adresse au dieu suprême cette belle prière : A toi qui existes par toi-même et as formé l’assemblage de tout ce qu’enveloppe le tourbillon éthéré; à toi qui, tour à tour, es vêtu de la lumière et de la nuit ténébreuse, tandis que la troupe innombrable des astres mène autour de toi ses chœurs éternels[57]. Ou cette autre : A toi, Maître souverain, sous quelque nom que tu veuilles être appelé, Zeus ou Hadès, je t’offre ces libations et ces gâteaux de pure farine. Tu tiens, entre les dieux du ciel, le sceptre de Zeus et tu gouvernes avec Hadès le sombre royaume[58]. Envoie la lumière de l’esprit aux mortels qui veulent savoir d’où vient le mal et quel est celui des bienheureux qu’ils ont à fléchir pour trouver la fin de leurs maux[59]. Voilà l’annonce d’une révolution morale. De telles paroles, négation d’un côté, affirmation de l’autre, une fois lancées, ne s’arrêtent plus.

Mais Euripide n’aurait pas bu la ciguë de Socrate. Avec la facilité des sophistes à soutenir les thèses les plus différentes ; en changeant de lieu il changeait de doctrines. La cour du Macédonien Archélaos, où il passa les dernières années de sa vie, n’était pas encore arrivée au doute philosophique. Dans la tragédie des Bacchantes, qu’il y composa et qui ne fut représentée à Athènes qu’après sa mort, il Et l’éloge de la piété populaire et il condamna les témérités de la raison. Avec les dieux, dit Tirésias, ne faisons pas les habiles. Aucune parole ne peut prévaloir sur les traditions que nous avons reçues de nos pères, pas même celles des subtils esprits qui croient avoir trouvé la sagesse[60].

Pour l’histoire générale du théâtre, on pourrait établir deux périodes: dais la première, les mystères ou le drame religieux; dans la seconde, le drame humain. Euripide appartient à la dernière : il a commencé le théâtre moderne, en faisant monter, sous des noms anciens, ses contemporains sur la scène, avec des passions de tous les temps. Un trait caractéristique de sa tragédie est la place l’amour c’est le nœud de tous nos drames. Sa Phèdre, la victime d’Aphrodite, est l’aïeule de toutes celles qu’Éros agite, charme ou torture[61]. Il avait dû à ses deux femmes bien des tristesses de sa vie, il s’en est vengé dans son théâtre par de telles duretés contre leur sexe, qu’on l’appela le misogyne[62] ; et pourtant plusieurs de ses héroïnes sont restées des types immortels de dévouement et de sacrifice. Polyxène accepte la mort pour échapper à la servitude, aux outrages d’un maître, à l’opprobre d’une couche naguère désirée des rois[63]. Beaucoup ont fait comme elle. Mais Macaria sort de la vie par la voie la plus glorieuse, en s’offrant à la mort pour délivrer Athènes ; Évadné refuse de survivre à son époux ; Alceste meurt pour sauver le sien et Iphigénie veut mourir pour la Grèce[64]. La mort d’abord l’effraye, et elle supplie Agamemnon de ne pas céder aux instances meurtrières de Calchas : Ô mon père ! je n’ai d’autre science que mes larmes ; je mets à tes pieds le rameau des suppliants et je presse contre tes genoux le corps que ma mère a mis au monde pour toi : ne me fais pas mourir avant le temps. La lumière du jour est si douce ! ne m’envoie pas aux abîmes souterrains. Je suis la première qui t’aie appelé mon père, la première que tu appelas ta fille. Assise sur tes genoux, je t’ai donné de tendres caresses et j’en ai reçu de toi. Alors tu me disais: Ô ma fille ! te verrai-je quelque jour heureuse au foyer d’un puissant époux ? Et moi, suspendue à ton cou, touchant ta barbe, compte je le fais encore, je répondais : Pourrai-je, mort père, offrir à ta vieillesse la douce hospitalité, de ma maison, pour te rendre les soins dont tu as entouré mon enfance. Racine a imité cette prière en des vers d’une solennelle harmonie, mais combien ceux d’Euripide ont plus de naturel et de grâce touchante[65] ! André Chénier, cet autre Grec, s’en est souvenu en écrivant sa Jeune Captive, qui, elle aussi, disait :

Je ne veux pas mourir encore.

Mais quand Iphigénie sait que l’oracle exige sa mort pour la victoire de la Grèce, son lime se relève ; l’enthousiasme la saisit, l’exalte, et elle court d’elle-même au-devant du couteau du prêtre. Eh quoi ! des milliers d’hommes sont armés pour venger la patrie, et la vie d’une femme leur serait un obstacle! Je me donne à la Grèce. Immolez-moi et renversez la cité de Priam. Ses ruines rappelleront à jamais mon nom. Voilà mon hymen, mes enfants, mon triomphe ! Après avoir lu ces vers, on pourra pardonner à Euripide d’avoir écrit que la femme est le plus impudent des animaux[66].

Il respecte Sophocle ou du moins il ne fait pas contre lui de méchantes allusions; mais il n’aime pas Eschyle ; cela se conçoit, et Aristophane lui fera payer cher cette injustice. Quant à la politique, il y en a peu dans Euripide, sauf quelques allusions à des événements de la lutte entre Sparte et Athènes.

On voit cependant qu’il n’aime ni les eupatrides ni les orateurs populaires et que le gouvernement par la multitude lui semble un terrible fléau. Comme Aristote, il donne la sagesse à la classe moyenne, qui ne l’a pas toujours ; et, tout en glorifiant maintes fois le patriotisme, il peint dans l’Ion le premier de ces solitaires, oublieux des devoirs de la cité, qui, prêtres du dieu, se contentent de la tranquille oisiveté du temple. Son homme juste est même celui qui a pour patrie la terre entière, comme l’aigle a pour son vol toute la région de l’air[67]. Où es-tu, soldat de Marathon[68] ?

 

V. Aristophane

Molière a pris place entre Corneille et Racine ; Aristophane aussi a été mis à côté des grands tragiques d’Athènes, mais il reste au-dessous d’eux parce que l’esprit seul ne suffit pas à faire monter au premier rang[69]. L’historien, qu’il renseigne sur une foule d’usages, doit le lire tout entier, aussi bien que le lettré, mais tous deux en fermant les yeux de temps à autre, car il a trop souvent l’indécence qui salit l’imagination, et n’a jamais la passion qui l’élève. Lorsqu’on parle de ses pièces comme de comédies satiriques, il faut entendre qu’elles sont autre chose que la satire ordinaire. Les êtres difformes qui composent le cortège lascif de Dionysos, où ils représentent le dieu et l’homme redescendus à l’animalité, sont en mille endroits ses inspirateurs. Rabelais, comparé au grand comique d’Athènes, est un écrivain chaste, et le Karagheuz de Stamboul et du traire est presque dépassé.

La comédie, qui était née aux fêtes de Dionysos à côté de sa grande .soeur la tragédie, fut dans ses mains une arme de combat, qui frappa surtout la philosophie et la science, les généraux les plus braves, les orateurs les plus éloquents et les hommes les plus sages. Il n’a manqué à ce grand rieur que de rire de lui-même.

On lui a donné un rôle de moraliste et de réformateur social ; il n’eut que celui d’amuseur public, et il le garde encore. Que dans ses satires il ait mis infiniment d’esprit, une verve endiablée, des vérités utiles et des tableaux de la plus gracieuse poésie, on ne le conteste pas ; on accorde aussi que bien des abus avaient grandi dans Athènes et dans son empire. Devant le spectacle de sa puissance, le peuple s’était enflé d’orgueil, au point d’en oublier, à l’intérieur, toute sagesse, au dehors, toute prudence. Nos alliés, disait le poète, ne sont plus que des esclaves tournant la meule. Pourtant ne le prenez pas au mot. Il y avait encore de la justice clans la cité, puisque Cléon fut un jour condamné à restituer 5 talents[70], et du bon sens dans les esprits, puisque la pièce des Chevaliers, sanglante satire des mœurs démagogiques, obtint le premier pris et fut représentée sur le théâtre de Bacchus, aux fêtes lénéennes. Accusé deux fois par le tout-puissant démagogue, le poète fut aussi deux fois acquitté. Dans son ardeur de guerre contre la nouvelle Athènes, Aristophane calomnie son peuple[71], ainsi qu’il a calomnié Socrate et Périclès, Phidias et Euripide, même Cléon qui n’a pas toujours mérité d’être traité comme un pendard. Dans les Chevaliers, c’est bien le peuple lui-même dont le bonhomme Dèmos joue le rôle et porte le nom : vieillard irascible, radoteur et quelque peu sourd, qui se laisse mener par les flagorneurs et les charlatans. Il a deux fidèles serviteurs, Nicias et Démosthène ; mais un méchant esclave, Cléon, est venu mettre le désordre dans la maison : Ce corroyeur, connaissant l’humeur du maître, fait le chien couchant, flatte, caresse et enlace le vieillard dans ses réseaux de cuir, en lui disant : Ô Peuple ! c’est assez d’avoir jugé une affaire[72] ; va au bain, prends un morceau, bois, mange, reçois les 3 oboles. Veux-tu que je te serve à souper ? Puis il s’empare de ce que nous avons apprêté et l’offre généreusement à son maître. Dernièrement j’avais préparé à Pylos un gâteau lacédémonien ; il vint à bout, par ses ruses et ses détours, de nie l’escamoter et de l’offrir à ma place. Soigneux de nous éloigner du maître, il ne souffre pas qu’un autre le serve. Debout, le fouet de cuir en main, il écarte les orateurs de sa table, il lui débite des oracles, et le vieillard raffole de prophéties; quand il le voit dans cet état d’imbécillité, il en profite pour mettre en oeuvre ses intrigues; il nous accuse, nous calomnie, et les coups de fouet pleuvent sur nous.

Jamais poète n’eut liberté si grande et n’en usa si largement. Au lieu d’en tenir compte au peuple, qui se laisse débonnairement bafouer en face et traiter de canaille, on prend le comique au mot, et la caricature devient un portrait. Le Dèmos d’Athènes ne ressemble pas plus au Dèmos des Chevaliers, que le Socrate d’Aristophane au Socrate de Platon. Le bonhomme qui entend bien, même à demi-mot, ne radote pas, car il protège le poète qui l’amuse contre la colère de Cléon, et l’homme qui le sert contre les violences du poète. Il laisse l’un continuer ses chefs-d’œuvre et envoie l’autre se faire tuer bravement pour lui devant Amphipolis[73].

Écoutez encore ce dialogue entre Démosthène et le charcutier que les oracles destinent à gouverner Athènes et que les conservateurs veulent opposer à Cléon :

DÉMOSTHÈNE. Es-tu de naissance honnête ?

LE CHARCUTIER. Non, par les dieux ! je sors de la canaille.

DÉMOSTHÈNE. Heureux homme ! comme tout s’arrange bien pour toi.

LE CHARCUTIER. Mais je n’ai pas la moindre instruction, si ce n’est que je sais mes lettres, encore assez mal.

DÉMOSTHÈNE. Ah! voilà qui te peut nuire de connaître à peu prés tes lettres. La république[74] ne demande pour le gouvernement ni un savant ni un honnête homme. II lui faut un ignorant et un coquin[75].

Le dialogue continue longtemps sur ce ton, puis survient Cléon qui s’écrie selon l’usage des démagogues au pouvoir : Malheur à vous qui conspirez toujours contre le peuple[76] ! A quoi le chœur répond en l’appelant scélérat, voleur public.

CLÉON. Ô vieillards héliastes, confrérie du triobole, que je nourris en hurlant du bien et du mal, secourez-moi; des conjurés me frappent.

LE CHŒUR. Et c’est justice ; tu dévores les revenus publics.

CLÉON. Je le reconnais ; je suis un voleur[77].

LE CHŒUR. Ô coquin, impudent braillard ! Tu as bouleversé notre ville tel qu’un torrent furieux et, posté sur une roche élevée, tu guettes l’arrivée des tributs, comme le pécheur guette l’arrivée des thons.

Cratinos, Eupolis, avaient égalé ces licences; elles sont, dans la démocratie, la rançon du pouvoir, et le sage ne s’en irrite pas. Cléon n’avait nul droit à ce titre; cependant il me semble le voir assis, au théâtre de Bacchus, dans la stalle de marbre des magistrats, et recevant impassible toutes ces injures. Du reste, en fait de méchancetés, ils étaient de compte à demi l’un avec l’autre : à plusieurs reprises, Cléon avait essayé de faire enlever au poète, par arrêt de justice, ses droits de citoyen[78], et Aristophane se plaisait à rappeler à vingt mille spectateurs que son ennemi avait été condamné à rendre de l’argent volé par lui[79].

Les Chevaliers furent joués quatre ans après la mort de Périclès; le mal n’était pas encore bien grand ; dans les Guêpes, représentées en 423, s’accuse plus fortement une des maladies démocratiques : la peur des trahisons. Pour nous, tout est conspiration, dit un personnage. Je n’ai pas, en cinquante ans, entendu parler une fois de tyrannie. Aujourd’hui, ce mot-là est plus commun au marché que le poisson salé. Veut-on des rougets au lieu de sardines, le marchand crie : La table de cet homme sent furieusement la tyrannie ! Un autre demande-t-il de la ciboule pour assaisonner des loches, la marchande le regarde de travers, et lui dit : Est-ce que tu vises à la tyrannie ?

Passons quelques années ; arrivons au Plutus, joué une première fois en 408, une seconde fois après remaniements en 388, et nous toucherons à une des plaies vives d’Athènes. Sous un gouvernement vigilant et ferme, les accusateurs étaient contenus par la loi qui leur imposait une amende de 1000 drachmes s’ils n’obtenaient pas au moins le cinquième des suffrages. Avec des gouvernants plus amoureux de popularité que de justice, les sycophantes pullulaient.

CHRÉMYLE. Es-tu laboureur ?

LE SYCOPHANTE. Tu me crois donc bien fou !

CHRÉMYLE. Marchand ?

LE SYCOPHANTE. J’en prends le nom, quand cela m’est utile.

CHRÉMYLE. Mais enfin n’as-tu pas un métier ?

LE SYCOPHANTE. Non, par Jupiter.

CHRÉMYLE. De quoi donc vis-tu, si tu ne fais rien ?

LE SYCOPHANTE. Je surveille les affaires publiques et privées.

Il n’a pas plus de respect pour la loi, témoin ce brave homme qui, dans l’Assemblée des femmes, est traité de niais et d’imbécile, parce qu’il croit que tout bon citoyen doit obéissance aux décrets du peuple[80]. On verra plus loin les sophistes parler à peu près de même.

Tout en faisant la part des exagérations du poète, on reconnaît sous ces tableaux satiriques un fond de vérité. C’est qu’Aristophane, mort plus d’un demi-siècle après le commencement de la guerre du Péloponnèse, avait vu se développer, au sein de la glorieuse démocratie de Périclès, les défauts particuliers au gouvernement populaire, lorsque au-dessous de lui se trouve une foule turbulente qu’il ne sait ni maîtriser ni conduire. Il y avait maintenant deux peuples dans la ville : les vieux Athéniens, parmi lesquels subsistait un reste d’aristocratie, trop faible pour dominer, mais qui eût été assez forte pour aider à contenir ; et la populace que le commerce maritime et la guerre avaient accumulée au Pirée. Celle-ci, foule inquiète, envieuse et famélique, voulait vivre du butin sur l’ennemi, des exactions sur les alliés, des amendes et des confiscations sur les riches. Réunis à l’agora, ces deux peuples n’en faisaient plus qu’un, et le second accru des pauvres de la ville, dominait. C’était lui qui légiférait, administrait, jugeait, et il n’était pas exigeant quant aux mérites de cent qu’il prenait pour chefs ; de Périclès il était tombé à Cléon, de Cléon à Hyperbolos, de celui-ci à Syracosios, et tout beau parleur qui le flattait devenait bien vite un important personnage. Ces démagogues dirigeaient moins la multitude qu’ils ne se laissaient mener par elle, en justifiant à ses yeux, par des apparences de raison, toutes les passions du moment. De là des décisions irréfléchies, de la légèreté dans les affaires les plus graves et un relâchement des liens de l’État qui autorisait parfois l’arbitraire dans les fonctions et l’injustice dans les tribunaux[81]. De plus en plus la fortune publique était considérée comme une propriété commune qui devait être partagée entre les citoyens sous forme de triobole, de distributions gratuites plus fréquentes, et de dépenses sans cesse accrues pour leurs fêtes et leurs plaisirs. On comprend que ces abus aient excité la verve du poète : le peuple en riait et nous faisons comme lui, tout en croyant qu’Athènes n’était pas si coupable.

Mais nous aurons moins d’indulgence pour la guerre qu’il déclara aux institutions religieuses de son pays, parce que, si dans le premier cas il attaquait des travers ou des fautes qu’on retrouverait sous d’autres gouvernements, dans le second il minait les bases mêmes de la cité. Il était trop le fils de son siècle pour ne pas en subir l’influence. L’air ambiant le pénètre; et ce conservateur à outrance, cet amoureux du temps passé est le plus hardi des libres penseurs du temps présent. Il demande le retour des anciennes mœurs et il travaille à détruire ce qui en reste. On a vu plus d’une fois pareille chose ; mais on a le droit de reprocher au poète cette contradiction.

Une croyance tenait fort au cœur des Grecs, même dans la frivole Athènes : la foi aux oracles. Aristophane s’en moque et malmène prophètes et devins. Un d’eux, le Béotien Bacis, dont la vie se perdait dans la nuit des temps et les brouillards de la légende, était d’autant plus en faveur. On avait collectionné ses prétendus hexamètres, et on y cherchait les arrêts du Destin, comme les Romains croiront en trouver dans les livres de la Sibylle. Cléon, suivant le poète, en avait fait provision. Pendant qu’il dort, Nicias lui vole ses oracles. Mais le Paphlagonien en a une caisse entière et le charcutier deux chambres pleines.

DÈMOS. Et de quoi parlent-ils ?

CLÉON. D’Athènes, de Pylos, de toi, de moi, de tout.

DÈMOS au charcutier. Et les tiens ?

LE CHARCUTIER. D’Athènes, de lentilles, de Lacédémoniens, de maquereaux frais, de toi, de moi.

DÈMOS. Eh bien ! lisez-les-moi, surtout celui que j’aime tant où il est dit que je serai un aigle planant dans les nues.

Suit une parodie grotesque des réponses que les trépieds augustes ont fait retentir dans le sanctuaire d’Apollon. Il n’est point favorable aux nouveaux dieux qui s’introduisaient dans Athènes : au phrygien Sabazios, au phénicien Adonis, à l’Artémis thrace, Bendis, dont la fête était très populaire pour les matelots du Pirée, à Cotytto, autre étrangère venue aussi de la Thrace ; et il avait raison, car ces cultes orgiastiques convenaient mieux Corinthe la voluptueuse qu’à la cité placée sous l’invocation de la chaste Minerve. Mais il respecte bien peu les vieilles déités de la Grèce et leur culte.

Le sacrifice est le fond de toute religion ; dans les rites grecs, il était de plus la communion du fidèle avec le dieu, par, conséquent un acte deux fois saint. Pour Aristophane, c’est un festin comme un autre dont les dieux ont grand besoin. Quand le calendrier est en désordre, dit-il, l’Olympe est réduit à jeûner[82], car on passe des fêtes et on immole moins de victimes. Il respecte Minerve et Cérès auxquelles, dans Athènes, il ne serait pas permis de toucher ; mais Mercure devient un chevalier d’industrie, protecteur des fripons ; Hercule, un goinfre qui a toujours faim ; Bacchus, le fils de la cruche à vin, un poltron qui a toujours soif. Pluton, Neptune, ne sont pas épargnés, et le prêtre de Jupiter a grande envie d’envoyer promener son dieu, qui, dit Plutus, est jaloux de tous les gens de bien.

Grâce aux mystères, il s’était répandu des doctrines qui faisaient s’envoler les âmes vertueuses vers les régions de la lumière, au voisinage des dieux, pour devenir, elles aussi, des êtres incorruptibles et impérissables : le poète s’en moque[83]. Les étoiles filantes sont des riches qui sortent d’un banquet, une lanterne à la main ; car on festoie là-haut ; il s’y trouve même, tout aussi bien que sur la terre, des maisons de plaisirs faciles.

Enfin, comme s’il ne voulait rien laisser dans les croyances à quoi sa fantaisie irrévérencieuse n’ait touché, il fait une cosmogonie, parodie de celle d’Hésiode, et dont les héros sont les nouveaux dieux qu’il met à la place des Olympiens, les Oiseaux (414). Une loi du démagogue Syracosios venait d’interdire aux poètes dramatiques des allusions aux hommes et aux choses du jour. Aristophane s’était soumis il ne nommait plus personne, mais les dieux payaient pour les démocrates.

Si quelques pieuses parabases, précautions semblables à celles que Voltaire prendra contre la Bastille, suffirent à garantir le poète contre l’action d’impiété, il n’est pas possible que cette façon de traiter les choses du ciel devant un auditoire très intelligent n’ait pas été menaçante pour les Olympiens. Ceux-ci, tout aussi débonnaires que le Dèmos, ne se vengeaient point par la main de leurs prêtres et des magistrats préposés à la garde du culte. Des religions bien autrement sévères ont supporté, elles aussi, de grossières bouffonneries qui amusaient leurs fidèles et ne scandalisaient personne. il en fut longtemps de même chez les Grecs, qu’Homère avait habitués de bonne heure à l’irrévérence envers les dieux. Tout en les adorant, le dévot prenait avec eux les libertés du fils avec son père, sans que le respect et la crainte en fussent diminués. Mais ces jeux, inoffensifs aux époques de foi, deviennent singulièrement dangereux lorsque la religion cesse d’être sûre d’elle-même et que de graves personnages l’ébranlent en jetant au milieu de la foule des idées qui font le vide dans les temples,

Alors on a le droit de demander au poète ce qu’il propose de mettre à la place de ce qu’il cherche à renverser. Il vit au milieu d’un peuple renommé pour sa sobriété, et sa morale est celle du ventre ; sa sagesse consiste à jouir, à boire sec, à manger tranquillement un filet de lièvre ou une anguille du lac Copaïs, tandis que les autres vont à la bataille ; le courage est une sottise et le brave Lamachos, qui revient blessé du combat, n’est qu’un niais. Et puis quelle sensualité épaisse, que de réalités triviales, de grossièretés repoussantes, bien qu’elles se trouvent souvent enchâssées dans l’or pur ? Lysistrata, ou la grève des femmes, la plus salement impudique de ses comédies, a des chœurs dignes d’Eschyle.

Sur ce point on l’excuse en rappelant les rites impurs que la Grèce avait reçus de l’Orient et le culte de Dionysos, ce représentant de la Nature ivre d’une sève exubérante, qui se plaisait aux libres manifestations de la vie et du plaisir[84]. Sans doute, la pudeur antique ne ressemblait pas à la nôtre; le vieux naturalisme avait laissé, dans les fêtes les plus solennelles, d’étranges emblèmes qui n’étonnaient ni femmes ni jeunes filles[85] ; et Aristophane avait affaire à un auditoire tout à la fois très délicat et très grossier, amoureux de la poésie la plus pure comme des plaisanteries les plus graveleuses, et habitué depuis longtemps à être servi selon ses goûts. Mais, à un certain âge de la civilisation, le poète n’est plus forcé de suivre la foule, en lui demandant ses inspirations ; il la doit précéder. Aristophane, avec son génie, avait le pouvoir d’attirer ses auditeurs à d’autres spectacles et il les entraîne trop souvent au plus épais des bas instincts[86].

L’histoire littéraire n’a pour lui que de l’admiration, séduite qu’elle est par tant d’esprit et de grâces incomparables[87]. Mais puisque le poète s’est donné un rôle politique, il devient justiciable d’une autre histoire. Alors la question ne se résout plus au théâtre ; c’est à l’Agora qu’il faut aller ; je veux dire que, pour juger le poète, il faut connaître la constitution d’Athènes et la vraie nature de son gouvernement; les intérêts et les passions des partis en présence; les nécessités d’une ville maîtresse d’un empire maritime, remplie de négociants, d’industriels, de marins, et à qui ses antécédents, comme sa situation présente, imposaient un régime très démocratique. Sur tout cela, il a régné longtemps bien des erreurs que la critique moderne commence a dissiper. Ces discussions ne seraient pas ici à leur place. Je les ai exposées ailleurs ; il suffira de dire qu’Aristophane, en avance sua beaucoup de ses concitoyens à l’égard de certaines questions, est en retard d’un siècle pour quelques autres.

Quelle influence utile a donc exercée ce politique qui ne voyait que le mal ou ce qu’il croyait l’être, et qui ne sut indiquer d’autre remède qu’un retour an passé, comme si les peuples pouvaient, mieux que les fleuves, remonter le courant qu’ils ont descendu ? Sans doute, aux yeux de ceux à qui le présent déplaît, le passé se colore d’une teinte de poésie, comme la colline dont le soleil du soir dore le sommet, quand elle a déjà le pied dans la nuit. Mais le passé d’Athènes avait subi la loi commune : il était mort, et des conditions nouvelles d’existence s’étaient produites. Aristophane les réprouve, parce qu’il ne les comprend pas ou ne veut pas les comprendre. L’important pour lui n’était pas de savoir, mais de rire. Or l’éloge ennuie ; la caricature amuse ; il se décida pour elle et il se fit applaudir en travestissant tolites choses, même les bonnes, et en donnant pour cause aux plus graves événements les circonstances les plus futiles : C’est pour trois filles de joie, dit-il, que la Grèce est en feu. A cette explication des causes de la plus terrible des guerres répond l’austère et véridique introduction de Thucydide, qui fut cependant une des victimes de cette lutte formidable. En la lisant vous direz que parmi les privilèges de la comédie n’est pas le droit de fausser à ce point l’histoire d’un peuple qui, durant un siècle et demi, a fourni la glorieuse carrière commencée à Marathon et finie à Chéronée, sur ce cri de Démosthène : Non, non, Athéniens, vous n’avez pas failli, en courant au-devant de la mort pour le salut de la Grèce ! Ah ! l’esprit, quelle chose charmante, mais parfois redoutable !

Il est inutile d’ajouter que le poète irascible n’a pas épargné ses émules : Eupolis, le poète qui écrit pauvrement, tout en dévalisant ses confrères; Théognis, l’homme de neige, dont la poésie glacée ressemble aux frimas de la Thrace ; Morsimos, qui a grand tort de donner ses pièces au printemps, saison qui ne leur convient pas ; Mélétos, qu’Aristophane envoie chez Pluton consulter les vieux maîtres, et cette foule de petits jeunes gens qui l’ont des tragédies par milliers, rameaux sans sève, babillards qui jacassent comme des hirondelles[88]. S’il honore Eschyle, on a vu comme il traite Euripide ; et s’il respecte Sophocle, à lui donne un vilain défaut, l’avidité au gain[89]. Périclès du moins ne reprochait au doux poète que de trop sacrifier à Vénus.

Le poète a des privilèges; il ne faut pas lui demander à quoi ses vers peuvent servir, car les plus belles choses sont souvent les plus inutiles. Cependant lorsqu’il veut faire la leçon à son temps, il est tenu de frapper juste. Molière corrige en riant : les copistes de l’hôtel de Rambouillet sont morts des Précieuses ridicules, et Tartufe a tué la dévotion hypocrite ; mais Aristophane n’a corrigé ni rien ni personne. Le triobole et le peuple jugeur ont survécu à ses sarcasmes, parce que, si le poète petit détruire une mode, un travers momentané de l’esprit, le temps seul défait les institutions qu’il a formées.

Les religions surtout sont très résistantes; aussi ne saurait-on dire qu’Aristophane avait beaucoup ébranlé celle d’Athènes ; du moins a-t-il aidé à l’œuvre de destruction qui commençait. Pour nous, les dieux helléniques, admirables sujets de poésie et d’art, vivent toujours, et nous nous consolons facilement des attaques qu’ils ont subies, en pensant que la ruine du polythéisme a élargi la conscience morale de l’humanité. Mais elle perdit la Grèce, car ces petits États étaient constitués de telle sorte, que d’eux on peut dire : Morte la religion, morte la cité. Et nous aurions voulu que la cité de Périclès durât plus longtemps.

Peut-être exagérons-nous l’importance du poète. Les Athéniens aimaient à rire, mais il n’y avait que deux représentations théâtrales dans l’année, l’une au printemps, l’autre à l’entrée de l’hiver; et une pièce n’y paraissait qu’une fois. On la copiait, il est vrai, et sous cette forme elle se répandait, sans aller bien loin, à moins que les artistes de Dionysos ne la portassent aux villes qui s’approvisionnaient à Athènes de poésie dramatique. Les pièces d’Aristophane sont donc un effet plutôt qu’une, cause; et elles marquent un certain état des esprits, qu’elles n’ont pas été seules à créer.

On a gardé d’Aristophane onze pièces sur cinquante-quatre que Suidas lui attribue : les Acharniens, Lysistrata et la Paix, trois plaidoyers contre la guerre ; les Chevaliers, contre Cléon ; les Nuées, contre les sophistes et Socrate[90] ; les Fêtes de Cérès et les Grenouilles contre Euripide; les Guêpes contre le peuple et ses tribunaux ; l’Assemblée des femmes, pour combattre l’utopie que Platon développait déjà ou qu’il soutiendra bientôt dans sa République, la communauté des femmes et celle des biens ; le Plutus, protestation contre l’aveugle répartition de la richesse et apologie du travail sans lequel toute prospérité disparaît ; enfin, les Oiseaux, fantaisie charmante, mais satire du ciel et de la terre : des hommes qui ne font que des sottises, et des dieux qui gouvernent si mal le monde.

Plusieurs de ces pièces se rattachant à des événements historiques ou représentant un certain état des esprits, les citations que nous en pourrions faire seront mieux à leur place dans la suite de nos récits.

Platon, ennemi de la démocratie, fait naturellement grand cas de l’écrivain qui la combattit si vaillamment. Dans son Banquet, il lui donne place à côté de Socrate, bien que le poète ne se soit jamais réconcilié avec le philosophe et lorsque Denys de Syracuse voulut connaître le gouvernement d’Athènes, il lui envoya les Acharniens et les Chevaliers, ce qui était, de sa part, une nouvelle satire, et peut-être une mauvaise action contre sa patrie. Enfin il est de Platon cet éloge qui nous surprend : Les Grâces, cherchant un sanctuaire indestructible trouvèrent l’âme d’Aristophane. Pour sauver la réputation du philosophe comme moraliste, il faut croire que, en parlant ainsi, il ne pensait qu’aux nombreux passages qui, sur un fond trop souvent ordurier, se détachent en étincelantes saillies de bon sens, comme la dispute fameuse du Juste et de l’Injuste, ou en doux éclat de pure poésie, la strophe, par exemple, où les Nuées, images des subtilités métaphysiques, sont invoquées par Socrate.

SOCRATE. Venez, Nuées que j’adore, soit que vous reposiez sur les sommets sacrés de l’Olympe, couronnés de frimas, ou que vous formiez des chœurs sacrés avec les nymphes dans les jardins de l’Océan, votre père; soit que vous puisiez les ondes du Nil dans des urnes d’or, ou que vous habitiez les marais Méotides ou les rochers neigeux du Mimas, écoutez ma prière, acceptez mon offrande.

Et elles répondent :

LE CHŒUR. Nuées éternelles, paraissons : élevons-nous des mugissants abîmes de l’Océan notre père vers les hautes montagnes ; étendons nos voiles humides sur les cimes chargées de forêts d’où nous dominerons les collines lointaines et les moissons que nourrit la terre sacrée, et le murmure des divins fleuves, et les flots retentissants de la mer que l’astre infatigable illumine de ses éclatants rayons. Mais secouons ces brouillards pluvieux qui cachent notre immortelle beauté.

Ou encore, en traits plus humble, cette pastorale de la Paix. Le traité vient d’être conclu. Les armuriers, les fabricants de casques, d’aigrettes et de boucliers se désolent : pour eux, c’est la ruine; mais les laboureurs sont dans l’allégresse.

LE CHŒUR. Ô joie ! ô joie! Plus de casques, plus de fromage, ni d’oignons[91]. Non, je n’ai point la passion des combats. Ce que j’aime, c’est de boire avec de bons camarades au coin du foyer où pétille un bois bien sec, coupé au coeur de l’été; c’est de faire griller des pois sur les charbons et des glands de hêtre sous la cendre… Non, rien n’est plus charmant, quand la pluie féconde nos semences, que de causer avec un ami. Dis donc, Comarchide, je boirais volontiers pendant que le ciel arrose nos terres. Allons, femme, fais cuire trois mesures de haricots, où tu mêleras un peu de froment et donne-nous des figues… Qu’on m’apporte la grive et les deux pinsons; il y avait aussi du caillé et quatre morceaux de lièvre… Quand la cigale chante sa douce mélodie, j’aime à voir si mes vignes commencent à mûrir. Je regarde aussi grossir la figue et, lorsqu’elle est à point, je la mange en connaisseur et je m’écrie : Ô aimable saison !

Enfin il ne sera pas sans intérêt de connaître l’opinion qu’Aristophane avait de lui-même et celle qu’il voulait qu’on en eût. Dans la parabase de la Paix, il énumère les services qu’il prétend avoir rendus à la scène comique et, avec la persévérance de la haine, il se glorifie, trois ans après que Cléon était tombé devant Amphipolis, d’avoir déchiré à belles dents celui qu’il appelle encore le monstre[92].

LE CHŒUR. Notre poète croit avoir mérité une renommée glorieuse. D’abord c’est lui seul qui a contraint ses rivaux à ne plus rire des haillons; et ces Hercules mâchant toujours, et toujours affamés, poltrons et fourbes, qui se font battre à plaisir, il les a le premier couverts de ridicule et chassés de la scène[93] ; il a aussi congédié cet esclave qu’on ne manquait jamais de faire pleurnicher devant nous, pour que son camarade eut occasion de le railler sur les coups qu’on lui distribuait… Après nous avoir délivrés de ces ignobles bouffonneries, il nous a créé un grand art, semblable à un palais aux tours élevées, construit avec de belles paroles, de grandes pensées et des plaisanteries qui ne courent pas les rues. Et ce ne sont pas des particuliers obscurs, ni des femmes qu’il met en scène ; intrépide comme Hercule, c’est aux plus grands qu’il s’attaque. Il a le droit de dire : Je suis le premier qui ait osé marcher droit cette bête aux dents aiguës[94]… À la vue d’un tel monstre, je n’ai pas reculé d’horreur, mais pour votre salut, pour celui des insulaires, j’ai lutté contre lui sans relâche. Tels sont les services qui doivent me mériter votre reconnaissance[95].

Les spectateurs du théâtre de Dionysos et, après eux, bien des Athéniens qui n’étaient pas d’Athènes, lui ont accordé la reconnaissance qu’il exige. L’historien serait plus difficile ; cependant, pour n’être pas accusé d’une sévérité trop grande, je citerai encore un passage des Guêpes où se trouvent du moins quelques accents virils.

LE CHŒUR. Si vous vous étonniez, spectateurs, de me voir une taille si fine, avec cet aiguillon des guêpes, je vous expliquerais la chose : nous sommes la vraie race attique. C’est nous qui, dans les combats, avons rendu de si grands services à la république, quand arriva le Barbare, remplissant le pays de flammes et de fumée pour nous ravir nos ruches. Nous accourûmes avec la lance et le boucher, animés d’une âpre colère, homme contre homme, et les lèvres serrées de rage. Le ciel était obscurci par les traits. Cependant, avec l’aide des dieux, nous les mimes en déroute et nous les poursuivîmes l’aiguillon dans le flanc, comme on harponne les thons. Aussi pensent-ils, aujourd’hui encore, qu’il n’est rien de plus redoutable que la guêpe attique.

Accordons à Aristophane le bénéfice des circonstances atténuantes, que les Grecs ont  réclamé pour les gaillardises du théâtre comique. Dionysos, dirent-ils, a inventé les leçons d’une Muse amie des jeux ; il conduit le joyeux cortège qui cache le blâme sous la grâce et l’aiguillon sous le rire. C’est l’ivresse qui enseigne la sagesse à la cité[96]. Mais était-ce toujours la sagesse qu’enseignait Aristophane ? Du moins, si aucun de ses conseils n’a été suivi ; s’il n’a ni ramené la paix, ni chassé les démagogues, il a égayé quelques-uns des jours sombres d’Athènes, et il nous charme encore. Il mériterait peut-être qu’on lui appliquât le mot de La Bruyère sur Rabelais ; n’en prenons que la moitié et disons : Ses comédies sont le mets des plus délicats.

 

VI. Thucydide

L’Athènes du cinquième siècle a eu toutes les gloires littéraires : par Eschyle, Sophocle et Euripide, la poésie lyrique et dramatique ; par Aristophane, la comédie ; par Périclès, l’éloquence ; par Thucydide, l’histoire et sa prose sévère ; par Socrate, la philosophie.

Périclès et Socrate n’ont rien écrit ; mais l’un a laissé le souvenir d’une éloquence incomparable ; l’autre a formé, par ses entretiens, des élèves qui ont recueilli sa doctrine, et c’est par eux qu’a été déterminé le grand mouvement philosophique qui a conduit le monde dans la recherche des lois de la pensée, du vérités morales et des problèmes insolubles de la métaphysique. Du premier, nous avons déjà parlé en montrant ce qu’il fit d’Athènes; du second et de ses élèves, il sera question après la guerre du Péloponnèse, lorsqu’on pourra distinctement reconnaître la nouvelle direction prise par l’esprit humain. Quant à Thucydide, son ouvrage sera longtemps notre guide pour les faits que nous aurons bientôt à raconter, et il le sera toujours pour l’esprit qui le dirigea dans son travail.

Il était apparenté à Cimon, car sa mère descendait peut-être d’un roi thrace dont une fille avait épousé Miltiade, et, du temps de Plutarque, on voyait son tombeau parmi ceux de cette famille glorieuse des Philaïdes. Âgé, de 55 ou de 40 ans lorsque commença la guerre du Péloponnèse, il lui survécut plusieurs années. Il était donc, au début des hostilités, dans la pleine maturité de son esprit, et il se proposa de suivre attentivement les péripéties de cette lutte, la plus grande qui se soit produite en Grèce, à laquelle se mêla une partie des barbares et qui ébranla pour ainsi dire l’univers. — L’Athénien Thucydide, dit-il en tête de son livre, a rédigé l’histoire de la guerre que se sont faite les hommes d’Athènes et ceux du Péloponnèse. Il a commencé son travail dès l’origine des hostilités, persuadé que cette guerre aurait plus d’importance que toutes les précédentes à cause des immenses ressources des deux peuples qui allaient s’entrechoquer. Nous sommes assurés qu’il a usé de tous les moyens que lui donnèrent sa fortune[97], sa naissance, ses nombreuses relations, même son exil de vingt années, dont quelques-unes se passèrent dans le Péloponnèse, pour recueillir les renseignements qui lui ont permis de composer une œuvre véridique, écrite, comme il l’a dit lui-même, pour l’éternité[98].

Il étudie de près les événements et les hommes, mais ensuite il les regarde de haut et ne s’arrête pu aux détails qui font la joie des anecdotiers. Il suit ses personnages à l’agora, au conseil, à la bataille ; il ne pénètre pas dans l’antichambre ou l’alcôve, parce qu’il pense que les hommes publics doivent être jugés sur les conseils qu’ils donnent, sur les actes qu’ils accomplissent et que l’histoire n’a intérêt à entrer clans la vie privée qu’autant que celle-ci a exercé une influence sur la vie publique. Il n’a point fait d’histoire amusante, et on ne peut la lire comme celle d’Hérodote pour se donner la plus aimable distraction ; il a fait de la brande histoire, celle qui s’écrit après de sévères études, sine ira, sine studio, et la sienne a mérité d’âtre, ii cause de l’expérience qu’elle donne, l’école des esprits politiques.

Thucydide a le premier introduit l’usage des discours dans l’histoire, comme Homère en avait rais clans l’épopée et les poètes tragiques dans le drame, comme les orateurs en remplissaient chaque jour la place publique : c’est une tradition qu’il continue. Son livre en contient trente-neuf, sans compter ceux qui sont écrits sous forme indirecte. Là où les modernes introduisent des explications pour faciliter l’intelligence des faits, les anciens mettaient dais la bouche de leurs personnages les raisons qui devaient engager à prendre telle ou telle résolution. Ait fond, le procédé est le même et la différence n’est que dans la forme. Nous avons justement renoncé à ces harangues qui donnaient l’illusion de documents authentiques. Mais, aux mains d’un observateur aussi attentif que Thucydide, qui étudiait soigneusement les faits et les caractères, le procédé oratoire avait des avantages et peu d’inconvénients, parce que dans ses discours on est certain de trouver une grande somme de vérités avec l’éloquence en surcroît. Quant aux actes officiels, tels que les traités, nous avons la preuve, au moins pour la convention entre Athènes et Argos, qu’il les transcrit à peu près textuellement.

Entre Sparte et Athènes, il s’est établi juge du camp, et son office est de rendre de justes sentences. Bien que ses préférences soient pour l’aristocratie, il sait que, les violents exceptés, tous les gouvernements sont bons selon le temps et les circonstances; que l’intérêt dirige la politique des peuples, mais aussi que les idées et les sentiments ont leur influence; et il s’applique à montrer comment les faits résultent de cette triple action. On l’a appelé un athée[99] ; il n’attaque point les dieux, comme l’ont fait tant de ses contemporains, mais il ne croit pas avoir besoin d’eux pour son œuvre. Au lieu d’actions arbitraires, il trouve dans l’univers des lois générales. Laplace, non plus, ne niait pas la divinité en ne voyant que de la géométrie dans la mécanique céleste.

Il renonce à la vieille doctrine du Destin pour ne croire qu’à la raison; par là il marque le commencement d’un âge nouveau du monde qui, malheureusement, rie dura pas. Au lieu de tout remettre à la puissance mystérieuse de la Fatalité, de la Fortune ou de, la providence des dieux, il chercha, dans la plus complète indépendance de sa pensée, les causes humaines des événements et il eût été, prêt à dire avec Anaxagore : Le Hasard est une cause inintelligible, le Destin un mot vide de sens ; ou comme Polybe : Attribuer la prospérité de la ligue achéenne à la Fortune serait chose ridicule et folle. Il faut en chercher la cause, puisque sans cause il ne se fait rien de bon ni de mauvais. Il ne reconnaît pas plus l’action divine dans les phénomènes naturels qui épouvantent les populations, que dans les événements politiques. Pour lui Némésis est morte[100], et ce n’est plus Neptune qui soulève la mer et la jette sur l’Eubée, dont une partie disparaît pour toujours sous les flots. Les Lacédémoniens, prêts à envahir l’Attique, s’effrayent et reculent en apprenant ce raz de marée. Thucydide l’explique, comme nous le faisons aujourd’hui, par un tremblement de terre sous-marin (III, 83). A propos d’un phénomène semblable, il écrit avec une ironie qui se cache à peine : On disait et on croyait que c’était un signe de l’avenir (II, 8, 3 et 17, 2). Charybde, le monstre dévorant, déchoit de sa condition pour n’être plus que le point de rencontre, et par cela même très dangereux, de deux courants contraires (IV, 24), et tandis que le pieux et niais Nicias s’épouvante d’une éclipse de lune qui lui fait prendre une résolution désastreuse, Thucydide remarque, à propos d’une éclipse de soleil, que ce phénomène s’était produit à la nouvelle lune, le seul temps où il paraît que cela puisse arriver[101]. C’était retirer aux dieux le gouvernement du monde. Il ne parle ni de la bonté ni de la justice dont on a fait les attributs nécessaires de la divinité. La théologie a eu raison d’enseigner cette croyance salutaire; mais, en constatant que sur la terre il y a toujours eu une infinité de misères et d’iniquités dont la somme ne diminue que par le progrès de l’intelligence et de la moralité parmi les hommes, l’histoire a dit considérer comme une impiété sacrilège d’attribuer ces maux à la volonté du demiourgos. Il nous a faits intelligents et libres ; c’est à nous de chasser ces misères et d’établir la justice : cette virile pensée est au fond du livre de Thucydide.

S’il regarde peu au ciel, il voit bien ce qui se passe sur la terre. Il ne lui échappe pas que de fâcheux changements se sont produits dans la société grecque et que les démocraties, lorsqu’elles sont conduites par des courtisans de la multitude, sont incapables d’avoir un empire au dehors[102]. Il voit que les notions morales ont été bouleversées par la peste, la guerre et tant de vicissitudes qui ont mis, tour à tour, les peuples et les individus dans la puissance et dans l’accablement ; qu’enfin une seule divinité règne, la Force, et que le fort se donne maintenant tous les droits, infime celui de violer la justice et l’humanité. C’est un moraliste, comme tout historien doit l’être.

Thucydide a eu une glorieuse postérité : les historiens de Rome l’ont imité ; il fut le précurseur de Polybe, de Machiavel, de Montesquieu, et il reste le maître des écrivains de nos jours qui expliquent les affaires de ce monde par la sottise ou la sagesse de ceux qui les conduisent.

Il faudrait faire une place à la Philosophie à côté de l’Histoire, car ce sont deux soeurs qui, surtout en Grèce, ne doivent pas se quitter. Mais le conflit entre les croyances populaires et les idées qui se répandent sous l’influence des écoles philosophiques, ne se manifestera sérieusement qu’au milieu et à la fin de la guerre du Péloponnèse ; la mort de Socrate en sera le signe éclatant. C’est à ce moment qu’il conviendra de montrer comment cette population athénienne si douce, si libérale, en vint à traiter un juste en criminel, non pour des actes, mais pour des paroles, et à défendre par des supplices ses dieux qu’elle avait tant de fois laissé bafouer au théâtre.

 

 

 



[1] Politique, VIII, 4.

[2] Depuis la guerre des Mèdes, dit Aristote (Politique, VIII, 10), les Athéniens, excités par la grandeur de leurs actions, se livrèrent à l’étude des sciences et des arts.

[3] Le XXIe chapitre d’Otfried Müller a pour titre : De l’organisation matérielle du théâtre grec.

[4] Le théâtre d’Athènes, dont une partie subsiste encore, s’appelait le théâtre de Dionysos, et les acteurs étaient dits les artistes du dieu. Le Louvre possède (n° 584 du catalogue de Clarac) une inscription relative à une corporation de musiciens et d’artistes de Bacchus, en l’honneur de leur chorège et agonothète.

[5] J’ai déjà parlé souvent d’Eschyle et même cité de lui d’éloquents passages que je ne puis reproduire ici.

[6] Horace, Odes, IV, II.

[7] Platon lui reproche, dans le Protagoras, XXXI, d’avoir vendu ses éloges à des tyrans et à des hommes puissants qui ne les méritaient pas. Le mot vendu n’est pas dans le texte, niais il est dans l’esprit de l’interlocuteur. Aristophane, dans la Paix, 698-699, l’accuse plus nettement encore de vénalité.

[8] Aristophane lui fait dire dans les Grenouilles, 886 : Ô Déméter, toi qui as nourri mon âme, fais que je sois digne de tes mystères.

[9] Cicéron, Tusculanes, II, 10.

[10] Pausanias, I, 14, 5.

[11] Au concours des Dionysies il fallait présenter une trilogie, ou trois pièces suivies d’un drame satyrique.

[12] Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 1, 17. Quant à ses voyages en Sicile, il paraît y avoir été appelé par Hiéron vers 478 et y être retourné après la représentation de l’Orestie en 458. Mais les dates relatives à ces voyages sont incertaines

[13] Polybe, IV, 31, 5.

[14] A Syracuse, Eschyle vit peut-être Épicharme. S’ils se sont rencontrés, le poète de Sicile aura charmé l’Athénien par son esprit élevé, mais il a dû lui déplaire par ses satires contre les dieux. Épicharme avait déjà l’audace d’Aristophane et il doit avoir fort scandalisé le pieux Pindare.

[15] Eschyle avait composé 70 pièces, dont 63 sont tombées dans l’abîme qui a englouti tant de chefs-d’œuvre. Les 7 qui nous restent sont : Les Perses, représentés en 476 ; les Suppliantes, vers 461 ; l’Orestie (Agamemnon, les Choéphores, les Euménides) en 458 ; les Sept contre Thèbes, le Prométhée enchaîné.

[16] Le Destin des Grecs, le Fatum des Latins, devenus, avec des idées de justice plus nettement accusées, la Providence des chrétiens, ne sont plus aujourd’hui que l’ensemble des influences de temps, de lieu, d’éducation et d’hérédité, dont l’esprit, armé de la science et d’une volonté énergique, peut s’affranchir, ou tout au moins diminuer considérablement les effets. Le progrès est donc dans le sens de la liberté morale qui, avec les siècles et l’augmentation du nombre de ceux qui pensent, agrandit sa sphère d’action.

[17] Pour Tertullien entre autres, Prométhée est une figure du Christ.

[18] Les stoïciens ont fait d’Hercule le dieu moral avec l’aide duquel l’homme étouffe en soi les passions mauvaises.

[19] Vers 936 et 552. Il ne reste du Prométhée délivré que des fragments.

[20] Choéphores, 1032. Dans Euripide, Hippolyte mourant s’écrie : Ô crimes de ma race ! Leur fatalité me poursuit ; mais pourquoi retombe-t-elle sur moi qui ne suis pas coupable ? (Hippol., 1379)

[21] Cette transformation est un effet de théâtre, mais n’est. pas un changement radical dans le caractère des Erinyes. Elles-mêmes, aux vers 513 et 552 des Euménides, donnent une magnifique et très morale explication de leur pouvoir comme gardiennes de la justice et vengeresses des morts.

[22] Dans cette pièce, vers 458, Oreste jure encore une alliance éternelle entre Argos et Athènes.

[23] Agamemnon, 750 et suiv.

[24] Ibid., 1008.

[25] Allusion faite par Aristophane à l’emphase, au style sonore et aux images gigantesques dont Eschyle use souvent. Horace (Art poét., 97) parle aussi de ses mots longs d’une aune, sesquipedalia verba.

[26] Aristophane, les Grenouilles. J’ai supprimé les plaisanteries qui rendaient à la pièce d’Aristophane son caractère comique, mais qui eussent été déplacées ici.

[27] Thucydide, VII, 77. Qu’il me soit permis de dire que je me souvenais de cette parole de Thucydide lorsque, il y a vingt-quatre ans, je donnais pour mot d’ordre à l’Université : Faisons des hommes. Et l’on n’en fera que si l’on reste en commerce intime avec ces grands esprits que des utilitaires voudraient proscrire, comme si la plus précieuse de toutes les utilités n’était pas d’avoir des hommes, c’est-à-dire de hautes intelligences et de grands cœurs.

[28] Le père de Sophocle exerçait, peut-être en grand, un métier manuel, mais n’en était pas moins eupatride, puisque Sophocle parait avoir eu le sacerdoce du héros Alcon, ce fils d’Érechthée, sur lequel on faisait courir l’histoire qui était la plus haute glorification d’un archer habile : il aurait tué d’une flèche, sans blesser son fils, un serpent qui avait entouré l’enfant de ses replis (Valerius Flaccus, I, 399-401. Cf. Rirschfeld, Hermes, VIII, p. 356).

[29] Plutarque, Cimon, 8.

[30] Simonide, Pindare, Platon, etc., firent de même.

[31] Sur ces magistrats, voyez Thucydide, VIII, 1. On n’est pas certain que le πρδβουλος du nom de Sophocle que mentionne Aristote (Rhét., III,13) soit le poète tragique la stratégie de 415 est également suspecte : à cette époque, Sophocle avait quatre-vingts ans.

[32] Œdipe à Colone, 695.

[33] Œdipe à Colone, 747-718. Je pense que l’épithète aux cent pieds a ici le sens d’innombrables, à moins qu’il ne faille traduire : les cent Néréides.

[34] Jacobs, Mythol. Gæca, t. I, p. 100.

[35] Les premières pièces d’Eschyle n’avaient que deux personnages ; Sophocle en introduisit un troisième.

[36] Sur le chiffre de 130 pièces, Aristophane de Byzance, un des plus fameux grammairiens d’Alexandrie, en retranchait 17, comme n’étant pas du poète ; on croit qu’il aurait pu être plus sévère.

[37] Ajax, 520-521.

[38] Trach., 443-465.

[39] Dans la conception de l’enfant, les Grecs attribuaient tout au père; pour eux, la mère n’était que l’abri qui avait reçu le germe de l’être futur et qui en protégeait la première existence. Eschyle met cette thèse dans la bouche même d’Apollon (Eumén., 661). Cette croyance diminue l’odieux qu’on trouve dans la haine d’Électre pour Clytemnestre qui a tué son père.

[40] La croyance à l’envie des dieux dont parle Hésiode était très vivace encore au cinquième siècle. On la retrouve mène dans Euripide, Iphig. en Tauride, 390, et dans plusieurs autres de ses pièces. Mais où ne la trouve plus dans Thucydide.

[41] Vers 1215 et suiv.

[42] Œdipe à Colone, 964-5. Clytemnestre dans l’Agamemnon d’Eschyle, dit la même chose pour excuser son crime.

[43] Antigone, 332-363.

[44] Antigone, 446-468. La même affirmation de ces lois émanées des cieux, dont l’olympe est le père et que jamais on ne saura abolir se trouve dans l’Œdipe roi, vers 863 et suiv.

[45] Antigone, 523.

[46] Le témoignage d’Aristophane est suspect, mais d’autres anciens l’ont répété, bien que quelques-uns l’aient contredit. Parmi les spectateurs d’Aristophane, tant de gens avaient dû connaître la famille du poète qu’il est difficile d’admettre que, malgré son audace, le satirique ait pu mentir à ce point et à plusieurs reprises, dans les Acharniens, 454, les Thesmophories, 587, 456, 910, les Chevaliers, 19, les Grenouilles, 859 ; toutes pièces, excepté la dernière, jouées du vivant d’Euripide.

[47] Il avait une fâcheuse infirmité qui doit avoir contribué à le rendre μισογόνης. Aristote (Politique, V, 10) raconte que le roi Archélaos lui avait livré un Macédonien qui avait raillé le poète sur sa mauvaise haleine et qu’Euripide le fit fouetter cruellement. Un poète cité par Aulu-Gelle (Nuits Attiques, XV, 20), l’appela le morose, et l’ennemi de la joie.

[48] Il met dans la bouche d’Hécube des paroles comme celles-ci : C’est pour nous conformer à la tradition que nous croyons aux dieux ; et encore : Prions Jupiter, quel qu’il soit, nécessité de la nature, ou esprit des hommes (Hécube, 594, et les Troyennes, 895).

[49] Cinq furent couronnées, mais, les Bacchantes ne le furent qu’après sa mort.

[50] Les bergers valaques des frontières de la Macédoine ont encore, pour garder leurs troupeaux, d’énormes chiens qui mettraient vite en pièces un voyageur isolé.

[51] Pline, Hist. nat., XXXI, 19.

[52] Voyez, dans Sénèque, Lettre CXV, a quel rôle il réduit le héros Bellérophon. Les spectateurs en furent si indignés, qu’ils faillirent chasser du théâtre les acteurs et le poète.

[53] Poétique, 13, mais le philosophe repousse comme étant plutôt de l’art du costumier que de celui du poète les effets de pathétique vulgaire, où se complait Euripide. (Ibid., 18)

[54] C’est encore Aristophane qui lui reproche d’avoir changé le caractère de la tragédie, l’amaigrissant d’un côté et rengraissant de l’autre par des chœurs chantés et dansés (Grenouilles, 944, 1200-1247 et 1330).

[55] Hippol., 607. Dans les Phéniciennes, 504, 545 ; 10, 1031 et suiv., il dit, comme les sophistes, que tout est permis, même le crime, pour arriver au pouvoir.

[56] Havet, Le Christianisme et ses origines, f. 1, p. 109 et suiv.

[57] Euripide, fr. 593. Mais ce fragment est-il d’Euripide ou de Critias ? Sur cette question voyez l’Euripide de Didot, t. II, p. 763.

[58] Platon, dans le Cratyle, dit que, pour ne pas prononcer le nom redouté d’Hadès, on réserva ce mot pour désigner le royaume du monde inférieur, dont le sombre maître fut alors appelé Pluton, dieu de la richesse, à cause des métaux précieux que la terre renferme.

[59] Euripide, fr. 907.

[60] Bacchantes, 200 et suiv.

[61] Les vers 198 et suiv. sont la description d’un véritable cas pathologique.

[62] L’ennemi des femmes. Pour lui, le plus grand mérite d’une femme est de se taire et de rester tranquille en son logis (Héracl., 476). Hermione conseille au mari de ne pas laisser pénétrer de femmes chez lui : elles lui gâteraient la sienne par leurs mauvais propos (Andromaque, 944).

[63] Hécube, 365-366.

[64] Un fragment d’une pièce perdue, l’Érechthée, montre aussi une mère, Praxithéa, donnant pour Athènes la vie de sa fille ; mais ce long monologue aurait beaucoup gagné à être plus court.

[65] C’est aussi le sentiment de M. Patin (les Tragiques grecs, l. III, p. 35).

[66] Aristophane, Lysistrata, 569 ; les Fêtes de Cérès, 386-432, etc.

[67] On a vu Aristophane faire attaquer par Eschyle ceux qui, en fuyant les charges, se refusaient à remplir les devoirs civiques. Anaxagore ne voulut pas en accepter, et Socrate se vante, dans l’Apologie, d’avoir évité toutes celles que le tirage au sort ne lui avait pas imposées. Cette abstention était le commencement de la destruction de l’ancienne cité et de l’ancien patriotisme.

[68] Il reste d’Euripide dix-huit tragédies, 1086 fragments et un drame satyrique, le Cyclope. Dans le canon alexandrin des auteurs classiques, deux autres tragiques avaient été compris, Ion et Achéus, mais il ne reste d’eux que d’informes débris. Pour les autres tragiques de ce temps, voyez l’Histoire de la littérature grecque d’Otf. Müller, chap. XXVI.

[69] Sa vie s’écoula entre 452(?) et 380. Sa première pièce fut représentée sous un faux nom en 427, parce qu’il n’avait pas alors trente ans, âge nécessaire pour obtenir un chœur. Voyez la parabase des Nuées.

[70] Acharn., 6. Il y a de longues discussions sur ce fait : voyez A. Martin, Les cavaliers Athéniens, p. 460-8.

[71] Dans sa Vie de Périclès, 23, Plutarque parle des historiens dont le témoignage n’a pas plus de valeur que celui des poètes comiques : bonne parole à retenir par ceux qui, dans tous les temps, vont demander à la comédie ce qu’elle ne peut ni ne veut donner.

[72] C’est dans les Guêpes qu’Aristophane montra surtout le peuple jugeur dont Racine a fait son Perrin Dandin, et il est encore des gens qui se persuadent que le plus fidèle portrait des Athéniens est ce ridicule personnage, bien que Thucydide (I, 77) ait dit depuis longtemps ce qu’il fallait penser de la φιλοδιxία athénienne.

[73] Un décret de 440 défendit de mettre en scène un citoyen, mais il tomba vite en désuétude. Celui de Syracosios, en 414, n’eut pas plus d’efficacité, puisque, la anime année, Phrynichos prit violemment l’auteur à partie. Le peuple trouvait évidemment plaisir à ces personnalités. Machiavel disait très bien, il y a trois cents ans : Du peuple on peut toujours médire sans danger, même là où il règne ; mais, ajoute-t-il, dei principi si parla sempre con mille timori e mille rispetti (Discorsi supra Tito Livio, liv. IV, ch. LVIII). Le peuple, en effet, est tout le monde et, par conséquent, ce n’est personne.

[74] Le texte dit ή δημαγωγία qu’on a tort de traduire habituellement par démagogie.

[75] Les Chevaliers, vers 185-193.

[76] Aristote explique ces conspirations des riches au chapitre de sa Politique (liv. V, ch. V) qui a pour titre : Des causes de révolution particulières aux gouvernements démocratiques.

[77] On dit qu’aucun ouvrier n’avait voulu fabriquer le masque qui devait représenter Cléon et qu’aucun acteur n’avait osé se charger du rôle qu’Aristophane dut jouer lui-même.

[78] Il l’accusa aussi de livrer le peuple à la risée des étrangers parce que sa comédie des Babyloniens avait été représentée au printemps, quand les alliés arrivaient en grand nombre à Athènes pour y apporter le tribut des îles.

[79] Acharniens, 6. — Platon, dans le Banquet, dit que le théâtre de Bacchus pouvait contenir plus de trois myriades de spectateurs. Mais on ne regarde pas ces mots comme exprimant un chiffre positif.

[80] Sophocle avait déjà montré, dans son Ajax, le plus audacieux des héros d’Homère reconnaissant qu’il faut se soumettre aux lois qu’elles viennent des dieux, c’est-à-dire, de la nature, ou des hommes.

[81] On a vu qu’Aristote ne croyait pas à la vénalité des juges avant 409 ; mais, dans sa Politique (V, 51) il peint la démocratie comme préoccupée partout de ruiner les riches par des sentences entraînant la confiscation des biens ; et Aristophane (les Guêpes, 659) compte les confiscations au nombre des sources du revenu public.

[82] Les Nuées, 622.

[83] La Paix, 827 et suiv.

[84] Il faut dire, à la décharge d’Athènes, que même la sévère race dorienne prenait aux phallophories des licences aussi grandes, à Sicyone, à Mégare, à Tarente, qui avait plus de fêtes que de jours de travail et dont un des interlocuteurs des Lois de Platon dit : J’ai vu, aux fêtes de Bacchus, la ville entière plongée dans l’ivresse. On a trouvé, dans les tombes de Myrina, un φαλλός avec anneau, ayant été porté comme amulette (Bull. de Corr. Hellén., mars 1885, p. 370).

[85] Aristote (Politique, VIII, 4) voudrait qu’il fût défendu aux enfants d’assister aux drames satiriques, mais c’est une demande qu’il adresse au législateur de l’avenir, ce n’est pas une ancienne loi qu’il invoque.

[86] La société ancienne a souffert, dans sa réputation, pour les mauvais lieux où Aristophane la fait vivre. Un très savant homme, Letronne, dans sa Lettre à Fr. Jacobs sur la rareté des peintures licencieuses dans l’antiquité, lui reproche d’avoir allongé à l’excès la liste des représentations obscènes. Il montre que, à part quelques exceptions, on n’a trouvé de peintures licencieuses, à Pompéi et à Herculanum, que dans les endroits où l’on se préoccupe peu de choses de l’art.

[87] Je dois faire une exception pour un savant livre qui vient de paraître : La Comédie grecque, par M. Denis, doyen de la Faculté des lettres de Caen. Je regrette que cet ouvrage me soit arrivé trop tard pour que j’aie pu en profiter ; mais je suis heureux de me trouver d’accord avec l’auteur sur le caractère de la comédie aristophanesque.

[88] Les Grenouilles, 13-14, 89 et suiv. Cratinos seul trouva grâce devant lui. Il proposa même, dans la parabase des Chevaliers, qu’on le nourrit au Prytanée.

[89] La Paix, 695-699.

[90] Il est à noter que Cratinos, alors très âgé, fut, au concours des comédies, vainqueur d’Aristophane. Sa pièce de la Bouteille l’emporta sur les Nuées. Les anciens plaçaient aussi Eupolis à côté d’Aristophane, dont il fut contemporain.

[91] Nourriture du soldat.

[92] La Paix fut jouée en 419, et Cléon était mort en soldat devant Amphipolis, en 422.

[93] Son Hercule des Oiseaux est cependant bien ridicule.

[94] Cléon.

[95] Voyez aussi la parabase des Acharniens et celles des Nuées et des Guêpes ! Pour ces dernières citations, j’ai suivi l’élégante traduction de M. Poyard.

[96] Anthologie palatine, XI, 52.

[97] Il était propriétaire ou fermier des mines d’or de Skipté-Hylé, la Forêt brûlée, et l’on montra longtemps le platine sous lequel, disait-on, il avait écrit son histoire.

[98] Thucydide, I, 122. En un autre endroit (VI, 55), il montre, pour un fait qui ne rentrait pas dans son grand travail, quel soin il mettait à se bien renseigner.

[99] Marcellinus, Vie de Thucydide, § 22. Sur cette question, voyez le Thucydide de Croiset, t. I, p. 52.

[100] Par condescendance pour la superstition populaire, Périclès dit bien au peuple que la peste est un mal divin, qu’il faut supporter avec résignation, mais il se hâte d’ajouter qu’il faut résister avec courage aux maux qui nous viennent des hommes (Thucydide, II, 64).

[101] II, 28. Un orage effraie les soldats ; il n’y voit qu’un effet de la saison, VI, 70.

[102] Thucydide, III, 37.