HISTOIRE DES GRECS

DEUXIÈME PÉRIODE — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (1104-490) — ISOLEMENT DES ÉTATS - RÉVOLUTIONS INTÉRIEURES - COLONIES.

Chapitre XIV — Asservissement des colonies grecques avant les guerres médiques.

 

 

I. Conquêtes des Lydiens et des Perses

La Grèce d’Asie aurait été la Grèce véritable si elle avait eu les Thermopyles derrière elle. Mais la nature, qui lui avait prodigué tous les dons, n’avait rien fait pour la défendre, et ses peuples ne surent pas remplacer par une forte organisation militaire les remparts naturels qu’elle ne leur avait pas donnés. L’esprit d’union leur manqua, et pour n’avoir pas voulu sacrifier une partie de cette liberté dont ils avaient si bien usé, ils perdirent tout. Ils avaient aussi trop de richesse ; leurs robes traînantes, artistement travaillées, leurs longs cheveux parfumés d’encens[1], révélaient la mollesse d’une vie que des soucis prévoyants ne troublaient pas. Leur asservissement aux barbares qui les entouraient eut pour contrecoup leur décadence morale. Passons rapidement sur cette triste histoire.

Les colonies ioniennes furent longtemps gouvernées par des princes de la maison de Codrus, dont les descendants jouissaient encore à Éphèse, du temps de Strabon, de prérogatives qui rappelaient leur ancien pouvoir ; mais. dans ces cités commerçantes et formées d’éléments très divers, il était inévitable que la démocratie prît un rapide essor. La royauté y fut abolie peu de générations après l’arrivée des colons sur les eûtes d’Asie. Comme dans la mère patrie, l’aristocratie voulut prendre la place des rois, et de longues discordes déchirèrent les cités. Hérodote parle, pour Milet, d’une guerre qui dura deux générations. La liberté à la fin l’emporta ; c’était bien. Mais il eût fallu songer aussi à l’indépendance en mettant toutes les forces en commun, et nulle de ces brillantes cités ne songea à sortir de son isolement égoïste.

Cependant il était facile de voir que derrière elle était un grand danger. Ayant occupé tous les rivages occidentaux de l’Asie Mineure et mis une grande ville, Éphèse, Smyrne et Milet, à l’embouchure de chacun de ses fleuves, l’Hermos, le Caystre et le Méandre, elles interdisaient aux rois de Lydie l’approche de la mer. Quand ces rois, dans le courant du septième siècle, furent devenus puissants, ils tournèrent leurs armes contre les étrangers établis sur leurs domaines. Des lydiens on a fait des Sémites ; Hérodote, leur voisin, est tout près de les croire Grecs ; du moins il leur donne pour premiers rois des Héraclides et montre leur seconde race royale en constante communication avec l’oracle de Delphes. Lui-même vit et toucha, dans le temple, les riches dons envoyés par eux à Apollon. Cependant le plus généreux de ces princes envers le grand sanctuaire hellénique, Gygès, commença la guerre contre les Ioniens ; il s’empara de Colophon, et Priène tomba aux mains d’Ardys, son successeur. Mais, vers ce temps, un grand mouvement ébranlait le monde barbare, au nord de l’Euxin, du Caucase et de l’Oxus. Les nomades qui erraient dans ces vastes solitudes se jetèrent de deux côtés à la fois sur l’Asie. Tandis que les Scythes s’avançaient, à travers le pays des Mèdes et des Assyriens, jusqu’à l’Égypte, les Cimmériens pénétraient dans l’Asie Mineure dont ils ravagèrent toute la partie occidentale. Sardes fut prise, et l’Ionie elle-même souffrit des maux dont le douloureux écho est venu jusqu’à nous dans les poésies de Callinos.

C’était un poète d’Éphèse. Pour ranimer le courage des guerriers qui n’osaient plus affronter les barbares, il reprit les vers que Tyrtée avait composés durant la seconde guerre de Messénie : Jusques à quand cette indolence, ô jeunes gens ? et quand donc aurez-vous un cœur vaillant ? Ne rougissez-vous pas de vous abandonner lâchement vous-mêmes ? Vous voulez vivre clans la paix ; mais la guerre embrase la contrée entière… Marchez devant vous la lance haute ; que votre cœur, sous le bouclier, se ramasse en sa vaillance ait moment où commencera la mêlée ; et qu’en mourant on lance encore un dernier trait, car il est honorable à un brave de combattre pour son pays, pour ses enfants, pour sa légitime épouse. Quant à la mort, elle viendra à l’instant que marquera le fil des Parques. Nul ne peut l’éviter, eût-il les Immortels pour ancêtres; et souvent celui qui fuit le combat et les traits, au sifflement aigu, tombe plus vite dans sa maison. Pour lui, alors, nul regret. L’autre, au contraire, petits et grands le pleurent, car, vivant, on l’estimait à l’égal des demi-dieux, puisqu’il était pour ses concitoyens un rempart assuré.

Nous ne savons ce qu’il advint des barbares. Le flot recula sans doute comme il était venu et se perdit ; du moins, ces barbares, décimés par les maladies et la guerre, disparurent peu à peu.

Sadyatte et son fils Alyatte reprirent les projets de leurs prédécesseurs contre les colonies grecques. Le dernier s’attaqua surtout à Milet. Incapable de la réduire parla force, il essaya de la dompter par la famine. Chaque été, dit Hérodote, dès que les fruits et les moissons commençaient à mûrir, le roi partait à la tête de son armée, qu’il faisait marcher et camper au son des instruments. Arrivé sur le territoire des Milésiens, il respectait les habitations éparses dans les champs, et n’en faisait pas même enlever les portes, mais il détruisait les récoltes et les fruits, puis se retirait. Comme les Milésiens étaient maîtres de la mer, il était inutile de tenter un siège régulier de la ville avec une armée qui n’avait point de vaisseaux. Quant aux maisons, s’il empêchait de les abattre, c’était pour y rappeler les habitants, qui ne manquaient pas, après son départ, de se remettre à travailler la terre et à l’ensemencer, de sorte que l’année suivante il trouvait toujours quelque chose à ravager.

Les Lydiens firent ainsi la guerre à ceux de Milet pendant onze ans. La douzième année, avant mis le feu aux blés, comme de coutume, le feu se communiqua à un temple de Minerve, et presque aussitôt Alyatte tomba malade. Il consulta l’oracle de Delphes qui répondit : Le roi ne guérira qu’après avoir fait reconstruire le temple de la déesse. Alyatte envoya alors demander aux Milésiens une trêve qui lui permît d’exécuter l’ordre de la Pythie. Thrasybule, tyran de Milet, instruit par Périandre, tyran de Corinthe, de la réponse du dieu, imagina le stratagème suivant : il fit porter sur la place publique tout ce qu’il y avait dans la ville de provisions de bouche, et ordonna aux Milésiens, dès que l’envoyé du roi entrerait dans la ville, de les consommer en joyeux festins. Ces ordres furent suivis. De retour à Sardes, l’envoyé raconta ce qu’il avait vu. Alyatte avait cru que la famine désolait Milet et que le peuple y était réduit aux dernières extrémités ; détrompé par ce récit, il consentit à la paix et, au lieu d’un temple, il en fit bâtir deux.

Milet était sauvé ; mais Smyrne et Éphèse furent prises, quoique les Éphésiens eussent consacré leur ville à Artémis en attachant à son temple un cordage qu’ils tendirent jusqu’à leurs murailles éloignées de sept stades. Les autres cités tombèrent les unes après les autres sous les coups de Crésus qui les força d’abattre une partie de leurs remparts, pour que ses troupes pussent en tout temps y entrer. Il songeait même à porter la guerre chez les insulaires ; Bias l’en détourna. Le bruit court, dit le sage, que les habitants des îles rassemblent dix mille cavaliers pour venir vous attaquer dans Sardes. — Plaise aux dieux, s’écria Crésus, qu’ils soient assez insensés pour le faire !Oui, repartit Bias, les Grecs seraient insensés s’ils venaient vous combattre avec de la cavalerie qui est la force, des Lydiens ; mais, vous, ô Crésus, ne le seriez-vous pas si vous alliez les chercher sur la mer où ils ont tant d’avantage ? Le roi abandonna son projet, contracta avec les insulaires des traités d’hospitalité et usa de sa domination sur les Grecs d’Asie avec tant de douceur, qu’ils repoussèrent les sollicitations que Cyrus leur fit porter quand il attaqua les Lydiens.

Crésus, qui avait pour mère une femme d’Ionie, était un roi puissant, généreux, ami des arts, presque Grec : il consultait fréquemment l’oracle de Delphes, recevait à sa cour Bias de Priène, Pittacos de Mytilène, peut-être l’Athénien Solon, et subissait l’empire qu’exerce une civilisation supérieure. Il avait étendu sa domination jusqu’au fleuve Halys. Quand les Mèdes et leur roi Astyage eurent été vaincus par Cyrus, il crut le moment venu de saisir l’empire de l’Asie. Hérodote s’est complu à raconter les malheurs de ce prince. Écoutons-le sans toujours le croire; il nous distraira des pensées plus sévères de l’histoire philosophique. C’est le Joinville des Grecs et il est aussi pieux que le nôtre. Dans ses vivants récits, nous trouverons la confirmation et, pour ainsi dire, la mise en action des idées religieuses que nous avons précédemment exposées. Ce contemporain de Thucydide est le dernier représentant de l’ancienne théologie que l’historien de la guerre du Péloponnèse ne connaîtra plus. Si la vérité n’est pas dans les détails donnés sur les tragiques aventures de Crésus et de ses fils, elle est dans l’esprit de celui qui les raconte. Il nous fait connaître, par son exemple, ce que le peuple grec pensait encore au milieu du cinquième siècle, et nous comprendrons mieux le rôle important des oracles durant les guerres Médiques, en voyant la sollicitude d’un roi barbare à les consulter.

Une nuit, Crésus fut troublé par un songe qui lui révéla qu’une triste fin menaçait un de ses fils. Il en avait deux : l’un, affligé d’une infirmité naturelle : il était muet ; l’autre, qui surpassait en tout les jeunes gens de son âge : il se nommait Atys. Ce fut Atys que le songe indiqua à Crésus, comme devant périr par une arme de fer. Le roi, tremblant pour son fils, l’éloigna des armées, à la tête desquelles il avait coutume de l’envoyer, et fit ôter les dards, les piques, des appartements où ces armes étaient suspendues, de peur qu’il n’en tombât quelqu’une sur son fils.

Sur ces entrefaites, vint à Sardes un malheureux dont les mains étaient impures : cet homme était Phrygien et issu de sang royal. Arrivé au palais, il pria Crésus de le purifier suivant les lois du pays. Les expiations faites, Crésus voulut savoir d’où il venait et quel homme ou quelle femme, il avait tué ! Seigneur, je suis fils de Gordius, et petit-fils de Midas : je m’appelle Adraste ; j’ai tué mon frère sans le vouloir. Chassé par mon père, je suis venu chercher ici un asile. — Vous sortez, reprit Crésus, d’une maison que j’aime. Vous êtes chez des amis ; rien ne vous manquera dans mon palais, tant que vous jugerez à propos d’y rester. Supportez votre malheur avec patience, c’est le moyen de l’adoucir. Adraste demeura donc à la cour de Crésus.

Dans ce même temps, il parut en Mysie un sanglier d’une grosseur énorme, qui, descendant du mont Olympe, faisait un grand dégât dans les campagnes. Les Mysiens l’avaient attaqué à diverses reprises, mais sans lui faire aucun mal, tandis qu’il leur en avait fait beaucoup. Enfin ils s’adressèrent à Crésus : Seigneur, lui dirent leurs députés, il a paru sur nos terres un effroyable sanglier qui ravage nos campagnes ; malgré nos efforts, nous n’avons pu nous en défaire. Nous vous supplions, pour en purger le pays, d’envoyer avec nous votre meute et le prince votre fils, à la tête d’une troupe de jeunes gens choisis. Crésus, se rappelant le songe qu’il avait eu, leur répondit : Ne me parlez pas de mon fils, je ne puis l’envoyer avec vous, mais je vous donnerai mon équipage de chasse, avec l’élite de la jeunesse lydienne, à qui je recommanderai de s’employer avec ardeur pour vous délivrer de ce sanglier.

Les Mysiens furent très contents de cette réponse. Atys, qui avait entendu leur demande et le refus qu’avait fait Crésus de l’envoyer avec eux, entra sur ces entrefaites, et s’adressant à ce prince : Mon père, lui dit-il, les actions les plus nobles et les plus généreuses m’étaient autrefois permises, je pouvais m’illustrer à la guerre et à la chasse ; mais vous m’éloignez aujourd’hui de l’une et de l’autre, quoique vous n’ayez remarqué en moi ni lâcheté ni faiblesse. Quand j’irai à la place publique ou que j’en reviendrai, de quel œil me verra-t-on ? Quelle opinion auront de moi les citoyens ? Permettez-moi donc, seigneur, d’aller à cette chasse.

 Ce n’est pas, mon fils, reprit Crésus, que j’aie remarqué dans votre conduite la moindre lâcheté ; mais un songe m’a fait connaître que vous deviez périr par une arme de fer. C’est pour cela que je ne vous envoie pas à cette expédition et que je prends toutes sortes de précautions pour vous dérober, du moins pendant ma vie, au malheur qui vous menace. Je n’ai que vous d’enfant, car mon autre fils, disgracié de la nature, n’existe plus pour moi.

Mon père, répliqua le jeune prince, après un pareil songe, le soin avec lequel vous me gardez est bien excusable ;mais il me semble que vous n’en saisissez pas bien le sens. Les dieux vous ont fait connaître que je devais périr d’une arme de fer. Mais un sanglier a-t-il des mains ? Est-il armé de ce fer aigu que vous craignez ? Si votre songe vous eût appris que je dusse mourir d’une défense de sanglier ou de quelque manière semblable, on approuverait vos précautions ; mais il n’est question que d’une pointe de fer. Puis donc que ce ne sont pas des hommes que j’ai à combattre, laissez-moi partir.

Mon fils, répond Crésus, votre interprétation est plus juste que la mienne. Je cède à vos raisons ; ma défense est révoquée, la chasse que vous désirez vous est permise.

En même temps, il mande le Phrygien Adraste, et lui dit : Vous étiez sous les coups du malheur, Adraste (me préserve le ciel de vous le reprocher !), je vous ai purifié, je vous ai reçu dans mon palais. où je pourvois à tous vos besoins : prévenu par mes bienfaits, vous me devez quelque retour. Mon fils part pour la chasse : je vous confie la garde de sa personne ; préservez-le des brigands qui pourraient vous attaquer sur la route. D’ailleurs il vous importe de rechercher les occasions de vous signaler : vos pères vous l’ont enseigné, la vigueur de votre âge vous le permet.

Seigneur, répondit Adraste, sans un pareil motif, je n’irais point à ce combat. Au comble du malheur, se mêler à des hommes de mon âge et plus heureux, je n’en ai pas le droit, je n’en ai pas la volonté : souvent je m’en suis abstenu. Mais vous le désirez, il faut vous obéir et reconnaître vos bienfaits. Soyez sûr que votre fils, confié à ma garde, reviendra sain et sauf, autant qu’il dépendra de son gardien.

Le prince Atys et lui partirent après cette réponse, avec une troupe de jeunes gens d’élite et la meute du roi. Arrivés au mont Olympe, on cherche le sanglier, on le trouve, on l’environne, on lance sur lui des traits ; mais le javelot d’Adraste manque la bête et frappe le fils de Crésus.

Le jour des funérailles, comme un silence lugubre régnait dans l’assemblée, on vit cet Adraste, qui avait été le meurtrier de son frère et du fils de son hôte, terminer lui-même sa vie misérable en se tuant sur le tombeau d’Atys.

Crésus pleura deux ans la mort de son fils. Mais les révolutions mirent un terme à sa douleur. Il ne pensa plus qu’aux moyens de réprimer cette puissance avant qu’elle devint menaçante pour lui-même, et tout d’abord il résolut de consulter les oracles les plus fameux. Il envoya des députés en divers endroits, les uns à Delphes, les autres à Abès, en Phocide, d’autres encore à Dodone, quelques-uns à l’oracle d’Amphiaraos, à l’antre de Trophonios, aux Branchiales dans la Milésie, enfin en Libye, au temple de Jupiter Ammon. Il ne voulait, d’abord qu’éprouver les oracles, se promettant de consulter une seconde fois pour savoir s’il devait faire la guerre aux Perses, ceux-là seulement dont il aurait reconnu la véracité.

Ces députés partirent, le même jour de Sardes avec l’ordre de ne se présenter devant l’oracle que le centième jour depuis leur départ, et de demander ce que ce moment-là. On ne connaît que la réponse de l’oracle de Delphes. Aussitôt que les Lydiens furent entrés dans le temple pour consulter le dieu, et qu’ils eurent interrogé la pythie sur ce qui leur avait été prescrit, elle leur dit : Je connais le nombre des grains de sable et les bornes de la mer ; je comprends la langue du muet ; j’entends la voix de celui qui ne parle point. Mes sens sont frappés de l’odeur d’une tortue qu’on fait cuire avec de la chair d’agneau dans une chaudière d’airain dont le couvercle est aussi d’airain.

Quand les députés furent de retour avec les réponses des oracles, Crésus ouvrit leurs lettres ; en lisant la réponse de l’oracle de Delphes, il la reconnut pour vraie et adora le dieu, persuadé que cet oracle était le seul véritable, puisqu’il était le seul qui eût découvert la vérité. En effet, après le départ des députés, Crésus avait imaginé la chose la plus impossible à deviner et à connaître. Il avait coupé lui-même par morceaux une tortue et un agneau, et on les avait fait cuire ensemble dans un vase d’airain, dont le couvercle était de même métal.

Quant à la réponse que reçurent les Lydiens dans le temple d’Amphiaraos, je n’en puis rien dire. On sait seulement que Crésus reconnut aussi la véracité de cet oracle.

Ce prince tâcha ensuite de se rendre propice le dieu de Delphes par de somptueux sacrifices, dans lesquels on immola trois mille victimes de toutes les espèces d’animaux qu’il est, permis d’offrir aux dieux et par des dons en or et en argent qu’il consacra dans son temple.

Quant au héros Amphiaraos, il lui fit offrande d’un bouclier d’or massif, avec une pique de même métal. De mon temps, on voyait encore l’un et l’autre à Thèbes, dans le temple d’Apollon Isménien.

Les Lydiens, chargés de porter ces présents aux oracles de Delphes et d’Amphiaraos, consultèrent les oracles en ces termes : Crésus, roi des Lydiens et d’autres nations, persuadé que vous êtes les seuls véritables oracles qu’il y ait dans le monde, vous envoie les présents qu’il croit dignes de votre habileté. Maintenant il vous demande s’il doit marcher contre les Perses, et s’il doit joindre à son armée des troupes auxiliaires. Les deux oracles s’accordèrent dans leurs réponses. Ils prédirent l’un et l’autre à ce prince que, s’il entreprenait la guerre contre les Perses, il détruirait un grand empire, et lui conseillèrent de rechercher l’amitié des États de la Grèce qu’il aurait reconnus pour les plus puissants.

Crésus, charmé de ces réponses et concevant l’espoir de renverser l’empire de Cyrus, envoya de nouveaux présents à Delphes et, interrogeant le dieu pour la troisième fois, lui demanda si sa monarchie serait de longue durée. La pythie répondit : Quand un mulet sera roi des Mèdes, fuis alors, Lydien efféminé, sur les bords de l’Hermos : garde-toi de résister, et ne rougis point, de ta lâcheté.

Cette réponse fit encore plus de plaisir à Crésus que toutes les autres. Persuadé qu’on rie verrait jamais sur le trône des Mèdes un mulet, il conclut que ni lui ni ses descendants ne seraient privés de la puissance souveraine. Il rechercha ensuite quels étaient les peuples les plus puissants de la Grèce, dans le dessein de s’en faire des amis ; il trouva que les Lacédémoniens et les Athéniens tenaient le premier rang, les uns parmi les Doriens, les autres parmi les Ioniens. Mais ceux-ci étaient divisés par des factions, tandis que les Lacédémoniens étaient dans l’état le plus prospère. Crésus envoya donc des ambassadeurs aux Spartiates avec des présents, et il fit avec eux un traité d’amitié et d’alliance défensive et offensive.

Malheureusement régnait alors à Suse un roi dont les parents étaient de race différente, Cyrus, fils du Perse Cambyse et de Mandane, princesse du sang royal de Médie. C’était lui le mulet de l’oracle, et Crésus le provoqua en franchissant l’Halys, limite des deux empires. Hérodote raconte la bataille perdue par les Lydiens, le siège, puis la prise de Sardes (546). Mais il ne pouvait admettre que les choses se fussent passées avec cette simplicité, que ce grand royaume eût été le prix d’une seule bataille, et que ce roi si pieux envers les divinités de la Grèce eût disparu de la scène du monde sans que le ciel s’en fût mêlé, sans que quelque habitant de l’Olympe eût montré qu’il gardait souvenir de ses offrandes.

Crésus, dit-il, avait un fils doué de toutes sortes de bonnes qualités, mais qui était muet. Dans le temps de sa prospérité, Crésus, pour le guérir, avait eu recours à l’oracle de Delphes. La pythie avait répondu : Lydien, roi de plusieurs peuples, insensé Crésus, ne demande pas d’entendre en ton palais la voix tant désirée de ton fils. Il commencera de parler le jour où commenceront tes malheurs.

Crésus avait régné quatorze ans, soutenu un siège d’autant de jours et, conformément à l’oracle, détruit un grand empire. Les Perses qui l’avaient fait prisonnier le menèrent à leur roi. Cyrus le fit monter, chargé de fers et entouré de quatorze Lydiens, sur un bûcher, pour éprouver si Crésus, dont on vantait la piété, serait garanti des flammes par la divinité. Sur le bûcher, malgré l’excès de sa douleur, Crésus se rappela ces paroles de Solon : Nul homme ne peut se dire heureux tant qu’il respire encore ; et il lui vint à l’esprit que ce sage ne les avait pas proférées sans la permission des dieux. Rappelé à lui-même par cette pensée, il sortit avec un profond soupir du long silence qu’il avait gardé et prononça par trois fois le nom de Solon. Cyrus, frappé de ces paroles, lui fit demander par ses interprètes quel était celui qu’il invoquait. Ils s’approchèrent et l’interrogèrent. Crésus ne répondit pas d’abord; forcé de parler, il dit : C’est un homme dont je préférerais l’entretien aux richesses de tous les rois. Ce discours leur paraissant obscur, ils l’interrogèrent de nouveau. Vaincu par l’importunité de leurs demandes, il répondit qu’autrefois Solon d’Athènes était venu à sa cour ; qu’ayant contemplé toutes ses richesses, il n’en avait fait aucun cas ; que tout ce qu’il avait dit se trouvait confirmé par l’événement, et que les avertissements de ce philosophe ne le regardaient pas plus, lui en particulier, que tous les hommes en général et principalement ceux qui se croyaient heureux. Ainsi parla Crésus. Le feu était déjà allumé, et le bûcher s’enflammait par les extrémités. Cyrus, apprenant de ses interprètes la réponse de ce prince, se repentit de l’ordre cruel qu’il avait donné. Il songea qu’il était homme, que cependant il faisait brûler un homme qui n’avait pas été moins heureux que lui, que la vengeance des dieux viendrait peut-être, à son tour, le frapper. En conséquence il ordonna d’éteindre promptement le bûcher, et d’en faire descendre Crésus ainsi que ses compagnons d’infortune; mais les plus grands efforts ne purent surmonter la violence des flammes.

Alors Crésus, à ce que disent les Lydiens, instruit du changement de Cyrus et voyant la foule empressée à éteindre le feu sans pouvoir y réussir, implore à grands cris Apollon, le conjure, si ses offrandes lui ont été agréables, de le secourir, de le sauver d’un péril si pressant. Ses prières étaient accompagnées de larmes. Soudain, au milieu d’un ciel pur et serein, des nuages se rassemblent, un orage éclate et une pluie abondante éteint le bûcher[2]. Ce prodige apprit à Cyrus combien Crésus était cher aux dieux. Il le lit descendre du bûcher, et lui dit : Crésus, quel homme vous a conseillé d’entrer sur mes terres avec une armée et de vous déclarer mon ennemi, au lieu d’être mon ami ?Votre heureux destin et mon infortune m’ont jeté, seigneur, dans cette malheureuse entreprise. Le dieu des Grecs en est la cause ; lui seul m’a persuadé de vous attaquer. Eh ! quel est l’homme assez insensé pour préférer la guerre à la paix ? Dans la paix, les enfants ferment les yeux à leurs pères ; dans la guerre, les pères enterrent leurs enfants.

Après ce discours, Cyrus commanda qu’on lui ôtât ses fers ; il le fit asseoir près de lui, le traita avec beaucoup d’égards et lui dit : Demandez-moi ce qu’il vous plaira, vous l’obtiendrez sur-le-champ. — Seigneur, répondit Crésus, la plus grande faveur serait de me permettre d’envoyer au dieu des Grecs, celui de tous les dieux que j’ai le plus honoré, les fers que voici, avec ordre de lui demander s’il lui est permis de tromper ceux qui ont bien mérité de lui. Le roi l’interrogea pour savoir quel sujet il avait de s’en plaindre, et quel était le motif de sa demande. Crésus répéta les projets qu’il avait formés, et l’entretint des réponses des oracles, de ses offrandes surtout et des prédictions qui l’avaient animé à la guerre contre les Perses. Il finit en lui demandant de nouveau la permission d’envoyer faire au dieu des reproches. Non seulement cette permission, dit en riant Cyrus, mais ce que vous souhaiterez désormais, je vous l’accorde. Crésus envoya donc des Lydiens à Delphes, avec ordre de placer ses fers sur le seuil du temple ; de demander au dieu s’il ne rougissait pas d’avoir, par ses oracles, excité Crésus à la guerre contre les Perses, dans l’espoir de ruiner l’empire des Perses; enfin de lui montrer ses chaînes, seul trophée qu’il pût lui offrir de cette expédition, en disant : Est-il dans l’usage des dieux de la Grèce de se montrer ingrats ?

Les Lydiens exécutèrent, à leur arrivée à Delphes, les ordres de Crésus ; on assure que la pythie leur fit cette réponse : Il est impossible, même à un dieu, d’éviter le sort marqué par les destins. Crésus est puni du crime de son cinquième ancêtre (Gygès), qui, simple garde du roi de la race des Héraclides, se prêta aux instigations d’une femme artificieuse, tua son maître et s’empara de la couronne, à laquelle il n’avait aucun droit. Apollon a mis tout en usage pour détourner de Crésus le malheur de Sardes, et ne le faire tomber que sur ses enfants ; mais il ne lui a pas été possible de fléchir les Parques. Tout ce qu’elles ont accordé à ses prières, il en a gratifié ce prince. Il a reculé de trois ans la prise de Sardes. Que Crésus sache donc qu’il a été fait prisonnier trois ans plus tard qu’il n’était porté par les destins. En second lieu, le dieu l’a secouru lorsqu’il allait devenir la proie des flammes. Quant à l’oracle rendu, Crésus a tort de se plaindre. Apollon lui avait prédit qu’en faisant la guerre aux Perses, il détruirait un grand empire. Pourquoi n’a-t-il pas demandé au dieu de quel empire il s’agissait ? N’ayant ni saisi le sens de l’oracle ni fait interroger de nouveau le dieu, qu’il ne s’en prenne qu’à lui-même. Il n’a pas non plus, en dernier lieu, compris la réponse d’Apollon relativement au mulet. Cyrus était ce mulet, les auteurs de ses jours étant de deux nations différentes : son père était d’une origine moins illustre que sa mère : celle-ci était Mède et fille d’Astyage, roi des Mèdes ; l’autre, Perse et sujet de la Médie ; et, quoique inférieur en tout, il avait cependant épousé sa souveraine. Les Lydiens s’en retournèrent à Sardes avec cette réponse de la pythie et la communiquèrent à Crésus. Il reconnut alors que c’était sa faute, et non celle du dieu.

Dès que la nouvelle de la prise de Sardes arriva aux Ioniens et aux Éoliens, ils envoyèrent des ambassadeurs à Cyrus, pour le prier de les recevoir au nombre de ses sujets aux mêmes conditions qu’ils l’avaient été de Crésus. Ce prince répondit à leur proposition par cet apologue : un joueur de flûte aperçut des poissons dans la mer ; il joua de la flûte, s’imaginant qu’ils viendraient à terre. Trompé dans son attente, il prit un filet, enveloppa une grande quantité de poissons qu’il tira sur le bord, et, comme il les vit sauter : Cessez, leur dit-il, cessez maintenant de danser, puisque vous n’avez pas voulu le faire au son de la flûte.

Il tint ce discours aux Ioniens et aux Éoliens, parce qu’ayant fait auparavant solliciter les Ioniens, par ses envoyés, d’abandonner le parti de Crésus, il n’avait pu les y engager, et qu’il ne les voyait disposés à lui obéir qu’après qu’il était venu à bout de toutes ses entreprises. Sur le rapport des députés, les Ioniens fortifièrent leurs villes et s’assemblèrent au Panionion, à la réserve des Milésiens, les seuls avec qui Cyrus fit un traité aux mêmes conditions que celles qui leur avaient été accordées par Crésus. Il nomma le Perse Tabalos gouverneur de Sardes, chargea le Lydien Pactyas de transporter en Perse les trésors de Crésus et retourna à Ecbatane, pensant qu’il suffisait d’envoyer un de ses lieutenants contre les Ioniens.

Il ne se fut pas plus tôt éloigné, que Pactyas fit soulever les Lydiens. Comme il avait entre les mains de grandes richesses, il se rendit dans les cités grecques du bord de la mer, prit des troupes à sa solde, engagea les habitants à s’armer en sa faveur, puis revint à Sardes, où il assiégea Tabalos dans la citadelle.

A cette nouvelle, Cyrus ordonna au Mède Mazarès d’aller à Sardes réduire en servitude ceux qui s’étaient ligués pour assiéger la citadelle et de lui amener Pactyas vivant.

A l’approche des Perses, Pactyas, pris d’épouvante, se sauva à Cymé. Mazarès fit d’abord exécuter à Sardes les ordres du roi, puis il somma les Cyméens de lui livrer le fugitif. Avant de répondre, ils consultèrent l’oracle des Branchides sur le parti qu’il fallait prendre à l’égard de Pactvas, afin de se rendre agréables aux dieux. L’oracle répondit qu’ils devaient le livrer aux Perses. On se disposait à obéir au dieu, quand Aristodicos, homme de distinction parmi les Cyméens, empêcha qu’on exécutât cette résolution jusqu’à ce qu’on eût envoyé une seconde députation dans laquelle il fut admis, soit qu’il se défiât de l’oracle, soit qu’il soupçonnât d’infidélité le rapport des députés.

Les députés arrivés aux Branchides, Aristodicos porta la parole pour eux, et dit : Grand dieu, le Lydien Pactyas est venu chercher un asile parmi nous pour éviter la mort dont le menacent les Perses. Ceux-ci le redemandent et nous ordonnent de le remettre entre leurs mains ; mais, quoique nous redoutions leur puissance, nous n’avons pas osé jusqu’ici leur livrer ce suppliant, que nous n’ayons appris de vous avec certitude ce que nous devons faire. Le dieu fit la même réponse. Alors Aristodicos alla autour du temple et chassa les oiseaux qui y avaient fait leur nid. On raconte que, tandis qu’il exécutait son dessein, il sortit du sanctuaire une voix qui s’adressait à lui et disait : Ô le plus scélérat de tous les hommes ! as-tu bien la hardiesse d’arracher de mon temple mes suppliants ? et qu’Aristodicos, sans se déconcerter, répondit : Quoi ! grand dieu, vous protégez vous-même vos suppliants, et vous ordonnez aux Cyméens de livrer le leur ?Oui, je le veux, reprit la même voix, et c’est afin qu’ayant commis une impiété, vous en périssiez plus tôt, et que vous ne veniez plus consulter l’oracle pour savoir si vous devez livrer des suppliants.

Sur le rapport des députés, les Cyméens envoyèrent Pactyas à Mytilène, ne voulant ni s’exposer à périr en le livrant, ni se faire assiéger en continuant de lui donner un asile. Mazarès fit aussitôt réclamer Pactyas auprès des Mytiléniens, et ils se disposaient à le lui remettre moyennant une somme d’argent, lorsque les Cyméens, qui avaient appris ce marché honteux, envoyèrent à Lesbos un vaisseau pour transporter Pactyas à Chios.

Mais les habitants de cette île l’arrachèrent du temple de Minerve Poliarchos et le livrèrent à Mazarès, à condition qu’on leur donnerait l’Atarnée, pays de la Mysie, vis-à-vis de Lesbos. Lorsque les Perses eurent Pactyas en leur puissance, ils le gardèrent étroitement, à dessein de le présenter à Cyrus. Depuis cet événement, il se passa beaucoup de temps, sans que les habitants de Chios osassent, dans les sacrifices, répandre sur la tête de la victime de l’orge d’Atarnée, ni offrir à aucun dieu des gâteaux faits avec de la farine de ce canton on excluait des temples tout ce qui en provenait.

Quand les habitants de Chios eurent livré Pactyas, Mazarès. marcha contre ceux qui s’étaient joints à ce rebelle pour assiéger Tabalos. Il réduisit les Priéniens en servitude, fit une excursion dans la plaine du Méandre et permit à ses soldats de tout piller. Il traita de même la Magnésie ; après quoi, il tomba malade et mourut. Harpagos lui succéda.

Les Ioniens avaient décidé qu’ils demanderaient du secours à Sparte. Leurs envoyés, arrivés à Lacédémone, firent parler un Phocéen qui, revêtu d’une robe de pourpre, débita un verbeux discours. Une si longue harangue déplut aux Spartiates; ils n’accordèrent rien et congédièrent les ambassadeurs. Mais, en même temps, ils firent partir des émissaires, chargés d’observer l’état des choses. Ceux-ci virent sans doute trop de faiblesse d’un côté, trop de force de l’autre, pour engager leurs compatriotes à intervenir. Les Ioniens, laissés à leur sort, succombèrent. Ils devinrent tributaires de la Perse qui, pour les mieux tenir dans sa dépendance, favorisa l’élévation, dans leurs cités, de chefs ambitieux qu’on appela des tyrans, non pas qu’ils fussent toujours oppressifs et cruels, mais parce qu’ils exercèrent un pouvoir que la loi ne reconnaissait pas.

Le peuple de Phocée donna un grand exemple. Assiégés par Harpagos et près d’être forcés, les Phocéens montèrent sur leurs vaisseaux, emportant les images de leurs dieux, et firent voile vers l’île de Chios. Ils offrirent aux habitants une somme d’argent en échange des îles Œnusses (ou riches en vignobles) ; ceux-ci n’y ayant pas consenti, dans la crainte de voir s’établir près d’eux un commerce rival, ils se rembarquèrent pour se diriger vers la Corse, où ils avaient fondé Aléria, vingt ans auparavant. Mais, avant de prendre cette route, ils retournèrent à Phocée, y débarquèrent inopinément et massacrèrent la garnison qu’Harpagos y avait laissée. Ils prononcèrent ensuite des imprécations solennelles contre ceux qui abandonneraient la flotte ; et, jetant dans la mer une masse de fer rougie au feu, firent serment qu’aucun Phocéen ne retournerait dans sa ville avant que cette masse ne reparût sur l’eau[3]. Pourtant, quand la flotte mit à la voile pour la Corse, plus de la moitié des citoyens, attendris par l’aspect des lieux et l’amour de la patrie, devinrent parjure, et rentrèrent dans Phocée. Les autres continuèrent leur navigation vers l’ouest et fondèrent, sur la côte d’Italie, Élée, dont la prospérité fut rapide et durable.

Les habitants de Téos imitèrent les Phocéens et allèrent fonder Abdère en Thrace. Mais ces deux peuples furent les seuls qui préférèrent l’exil à la servitude. Les autres, même ceux des îles voisines du continent et qui y avaient des domaines, comme Lesbos et Chios, consentirent à payer tribut.

J’ai appris, dit encore Hérodote, que, dans une assemblée générale du Panionion, Bias de Priène avait ouvert un avis plein de sagesse : il conseillait aux Ioniens de réunir en une seule flotte leurs vaisseaux, de s’y embarquer tous, et de se rendre en Sardaigne où ils fonderaient une cité unique qui comprendrait toute l’Ionie. Il leur démontrait que, dans cette grande île, ils seraient à l’abri de la servitude, et supérieurs en force à tous les autres insulaires. Thalès de Milet leur avait aussi donné un très utile avis, avant que l’Ionie fût subjuguée. Il leur proposait de n’avoir qu’un seul conseil général, βουλευτήριον, qu’ils établiraient à Téos, ville située au centre de toute l’Ionie, ce qui n’empêcherait pas que les autres villes ne continuassent à se gouverner intérieurement par leurs lois particulières, comme des cités séparées. C’étaient là de sages conseils, mais les Ioniens n’en profitèrent pas[4]. S’ils eussent suivi celui de Bias, l’avenir du monde occidental pouvait être changé. La soumission des Grecs d’Asie au grand roi était un grave événement, car elle conduisit leurs maîtres à rêver aussi la conquête de la Grèce d’Europe. Les guerres Médiques étaient donc là en germe avec toutes leurs conséquences : l’empire d’Athènes, de Sparte, d’Alexandre, et la diffusion de la civilisation grecque sur l’Asie occidentale.

 

II. Prospérité des insulaires

La ruine des Ioniens du continent fit passer la puissance maritime à une île voisine, à Samos. Polycrate, avec l’aide du tyran de Naxos, Lygdamis, y avait usurpé le pouvoir entre les années 556 et 552, et l’avait d’abord partagé avec ses deux frères. Mais, se débarrassant de l’un par le meurtre et de, l’autre par l’exil, il était resté seul maître et avait contracté une alliance avec Amasis, roi d’Égypte. Sa puissance s’accrut au point qu’il eut cent vaisseaux à cinquante rameurs et mille archers. Avec ces forces, il protégeait le commerce des Samiens et s’enrichissait lui-même par des courses qui tenaient plus du pirate que du prince. Il se rendit maître d’un grand nombre d’îles, même de plusieurs villes du continent, et il fut, dit Hérodote, le premier des Grecs, après Minos, qui eût conçu le projet de saisir l’empire de la mer. Au reste, il employait ses richesses à orner Samos d’ouvrages utiles ou magnifiques, un aqueduc creusé à travers à une montagne, un môle immense pour agrandir et protéger le port et le temple ionique de Héra (Junon), qu’Hérodote comptait au nombre des merveilles de la Grèce. Pour Polycrate, ces travaux avaient un autre avantage, celui d’occuper le peuple et de lui faire oublier la liberté. Mais il aimait les artistes et les poètes, Ibycos et Anacréon furent ses hôtes ; la cour du tyran de Samos rivalisait avec celle des Pisistratides.

Plan de l’ancienne Samos[5].

Cependant, à Samos comme à Athènes, il y avait des mécontents. Lorsque Cambyse envahit l’Égypte, Polycrate lui offrit quarante vaisseaux, Il eut soin d’y faire monter tous ceux qui lui étaient contraires, et il pria son allié de faire périr les équipages après s’en être servi. De tyran à roi fou, un pareil arrangement n’était qu’un échange de services. Par malheur, les victimes, soupçonnant le danger, se saisirent de la flotte et revinrent sur Samos pour exciter un soulèvement. Repoussés, ils implorèrent le secours des Spartiates, qui se faisaient alors volontiers les redresseurs des torts, surtout quand il s’agissait de renverser quelque tyran puissant au profit d’une oligarchie. Corinthe, qui avait eu à se plaindre des pirateries de Polycrate, donna aussi des secours.

Les alliés restèrent quarante jours devant Samos. Le tyran était sur ses gardes, rien ne bougea dans l’inexpugnable ville ; il fallut se retirer (625). On prétend que    s Polycrate avait payé la retraite des alliés avec une monnaie de plomb doré, que les Spartiates, dans leur inexpérience, avaient prise pour de l’or au meilleur titre. Les Samiens, qui les avaient appelés, pillèrent Siphnos, Hydrea, et descendirent en Crète, à Cydonia, où cinq ans après ils furent battus, pris et vendus tous comme esclaves.

Polycrate se trouva plus fort après cette épreuve. Sa fortune était au comble; il commença à trembler, se souvenant qu’Amasis n’avait pas voulu de son alliance, parce qu’il l’estimait trop heureux, c’est-à-dire trop près de quelque misère éclatante. Pour conjurer la colère et l’envie des dieux, on conte qu’il se décida de faire un sacrifice. Il monta sur un vaisseau, se rendit en pleine mer et y jeta un anneau très précieux. Puis il revint dans son palais pour se livrer au chagrin que lui causait la perte qu’il venait de faire. Il croyait avoir acheté du bonheur pour longtemps et fait avec la fortune un bail sûr. Trois jours après, un pêcheur prend un magnifique poisson, l’apporte au roi ; on l’ouvre : ô prodige ! on y trouve l’anneau. Ainsi l’offrande de Polycrate était rejetée. Quelque temps après, le satrape Orétès, qu’il avait offensé, l’attira sur le continent, sous prétexte qu’il l’aiderait dans ses projets de domination, et le fit mettre en croix (522). Hérodote ne doute pas de la vérité de toute cette légende, dont s’amusait l’esprit des Grecs, et qui, d’ailleurs, était d’accord avec leurs sentiments religieux les plus intimes. Ils croyaient les dieux jaloux de toute prospérité trop grande pour un mortel ; derrière le bonheur, ils voyaient Némésis armée de ses vengeances et prête à frapper, pour abaisser l’orgueil de celui qui oubliait l’infirmité de la nature humaine. Tel est aussi le fond, bien plus moral qu’historique, de la belle et tragique histoire de Crésus, telle qu’Hérodote nous l’a donnée.

Avec Polycrate tomba la puissance de Samos. Méandrios, qu’il avait laissé gardien de l’acropole et de ses trésors, voulut abdiquer la tyrannie. Au lieu d’applaudir à ce désintéressement, on lui demanda des comptes, on l’injuria. Il ressaisit ce qu’il abandonnait. Les Samiens, dit avec tristesse Hérodote, ne voulurent pas être libres. Attaqué par une armée persique que conduisait Syloson, frère de Polycrate, Méandrios s’enfuit avec ses richesses. Les Perses tuèrent jusqu’au dernier homme dans Samos. Otanès la repeupla dans la suite et la laissa sous le dur gouvernement de Syloson, devenu le tributaire du Grand Roi.

Trois îles mériteraient encore d’être citées : Naxos, alors très puissante, mais dont je parlerai en racontant la révolte des Ioniens, Lemnos, où les Grecs, pour expliquer les éruptions volcaniques, avaient placé les ateliers de Vulcain et où ils entendaient, dans les grondements du sol, le bruit des marteaux des Cyclopes forgeant la foudre de Jupiter ; enfin Lesbos, que Pittacos, un des Sages, que ses musiciens et ses poètes, Terpandre, Arion, Alcée, Sappho avaient rendue célèbre. La légende savait bien pourquoi toute cette veine de poésie y coulait : après qu’Orphée eût été mis en pièces par les Bacchantes furieuses, sa tête et sa lyre, jetées dans l’Hèbre, rendaient encore des sons harmonieux, et furent roulées par les flots jusqu’aux rivages de Méthymne. Les Lesbiens ensevelirent la tête du poète et suspendirent sa lyre dans le temple d’Apollon. Le dieu récompensa leur piété en leur donnant le don de la musique et de la poésie. On vantait aussi la beauté de ses femmes et leur adresse à filer la laine[6].

Lesbos, une des grandes îles de la mer Égée, renfermait quatre États. Mytilène et Méthymne y tenaient le premier rang, et firent de longues guerres où la première l’eniporta; mais sa rivale asservie se vengea par de fréquentes révoltes et de constants appels à l’étranger. Mytilène avait deux ports[7], une marine puissante et des possessions dans la Troade pour dominer le commerce de l’Hellespont. Cette prétention devint une cause de guerre avec Athènes qui s’empara de Sigée et aurait voulu expulser tout à fait les Mytiléniens de cette côte. Pittacos, nommé leur chef, provoqua le général ennemi, Phrynon, à un combat singulier. Ces défis, communs au moyen âge, sont rares dans l’histoire de la Grèce. Phrynon, qui avait été plusieurs fois vainqueur aux jeux Olympiques, accepta, mais fut tué. Pittacos l’avait enveloppé d’un filet qu’il tenait caché sous son bouclier. Les Mytiléniens furent pourtant battus, et dans la fuite Alcée abandonna son bouclier, dont les Athéniens firent le principal ornement de leur trophée. Le poète osa chanter sa honte ; Horace, qui l’a imité, eut au moins l’excuse d’une flatterie obligée envers Auguste. Le tyran de Corinthe, Périandre, pris pour arbitre entre les deux peuples, laissa à chacun ce qu’il possédait (612).

Ce Pittacos, aidé des frères d’Alcée, avait tué le tyran Mélanchros, mais non l’anarchie. Des dissensions continuelles désolaient la cité; un parti chassa l’autre, et les bannis tinrent la ville comme assiégée. Pittacos fut enfin élu ésymnète pour dix ans avec un pouvoir illimité. Nous ignorons quelles mesures il prit, mais nous savons que cet ami de Solon sut, comme lui, rétablir le calme et, comme lui aussi, résister à la tentation de garder le pouvoir. Au bout de dix ans, il s’en démit et redevint simple citoyen. On s’étonnait de ce désintéressement inaccoutumé. J’ai été effrayé, répondit-il, de voir Périandre, à Corinthe, devenir le tyran de son peuple. Il est trop difficile de garder toujours la vertu. Quand la domination des Perses s’approcha d’elle, Lesbos traita avec Cyrus ; après la défaite des Ioniens à Ladé en 494, elle partagea leur sort.

Cyrène, en Afrique, perdit aussi sa liberté et eut les mêmes maîtres. Composée d’éléments contraires, la population grecque de Cyrène fut agitée de révolutions qui ne lui laissèrent jamais de repos. La famille de Battos y domina pendant plusieurs générations. Sous Battos III l’Heureux (de 574 à 554), l’oracle ordonna d’accueillir indistinctement les Grecs de toute tribu ainsi s’accumula dans toute la ville, qui renfermait déjà beaucoup de Libyens, une multitude considérable et hétérogène. Pour donner

les terres promises aux nouveaux venus, il fallut déposséder les Libyens du voisinage, qui invoquèrent l’assistance du roi d’Égypte, Apriès. Il leur envoya une nombreuse armée; elle fut détruite et cette défaite causa une révolution en Égypte, où Apriès fut renversé du trône. Amasis, son successeur, fit la paix avec les Cyrénéens et épousa une femme de la famille de leurs rois.

Arcésilaos II régna ensuite (554 à 544). Dans une guerre contre les Libyens, il laissa sur le champ de bataille sept mille de ses hoplites. Jamais une ville grecque n’avait subi pareil désastre. Cyrène parut à peine le sentir, mais Arcésilaos n’y survécut pas. A son retour, il fut assassiné par son frère Léarchos : sa femme le vengea en tuant le meurtrier.

Sous Battos le Boiteux, on fit venir de Mantinée, par ordre de la Pythie, le législateur Démonax, qui partagea les habitants en trois tribus contenant, l’une les Théréens, l’autre les Péloponnésiens et les Crétois, la troisième les Grecs insulaires. Ensuite, ne réservant au roi que le sacerdoce et les terres consacrées, Démonax rendit au peuple le reste des propriétés et des fonctions publiques (543). Ces réformes ne donnèrent pas le repos à Cyrène. Arcésilaos III, fils de Battos le Boiteux, réclama les privilèges perdus par la royauté, et, pour se procurer des appuis au dehors, paya tribut aux Perses, qui venaient de conquérir l’Égypte. Effrayé par un oracle qui lui avait recommandé, sous peine de grands malheurs, un gouvernement paternel, il quitta Cyrène, où il avait versé trop de sang et se retira à Barcé, dont les habitants l’assassinèrent. Sa mère Phérétime se rendit alors en Égypte, auprès du satrape Aryandès, et obtint de lui une armée formidable, qui s’empara de Barcé après un siège difficile. Par l’ordre de Phérétime, on mit en croix autour de la ville tous ses ennemis ; on coupa le sein à leurs femmes et on borda les murailles de ces trophées sanglants. Le reste des Barcéens fut envoyé à Darius, qui leur donna des terres dans la Bactriane. Les Battiades étaient rétablis, mais les Cyrénéens étaient tributaires du Grand Roi, qui emmena leurs soldats dans son expédition contre la Grèce. Cyrène ne retrouva que vers 450 son gouvernement républicain.

En regard de ces révolutions et de ces malheurs nés de la division, mettons la sagesse et l’obscure prospérité d’un petit peuple qui entrevit dès l’antiquité les avantages du système politique que pratique l’Europe moderne, le gouvernement représentatif. Les Lyciens avaient fait trois classes de leurs vingt-trois cités ; celles de la première possédaient chacune trois voix à l’assemblée générale ; celles de femmes, leurs enfants, leurs trésors, et allèrent mourir les armes à la main, au plus épais de l’armée persique. Léonidas et ses trois cents Spartiates sont plus célèbres, mais non plus héroïques.

Plus loin encore que la Lycie, Cypre avait été tour à tour soumise aux Phéniciens, à l’Égypte et aux Perses; sa population, formée de plusieurs races étrangères, avait à peine quelques gouttes de sang grec dans les veines. Salamine pourtant se souvenait de son origine hellénique et le montrera par ses efforts répétés pour secouer le joug persique.

Au milieu de cette mer et du monde grec, nous avons oublié la Crète, à qui sa fécondité avait mérité le surnom de l’île des bienheureux, et dont Aristote (Polit., II, IX) disait que jamais position ne fut plus favorable pour l’établissement d’un grand empire. Elle se rapproche, en effet, par un côté de l’Asie, par l’autre du Péloponnèse, et elle commande les communications de la Grèce avec l’Égypte, de la Thrace avec la côte de Phénicie. Du haut de ses promontoires se déroule au regard une immense étendue de mer : c’est une des citadelles de la Méditerranée. Vaste, il le semblait alors, comme un continent elle avait les beautés sauvages d’un pays alpestre avec les fertiles vallées d’une terre féconde, et, sur ses côtes du nord, tournées vers la Grèce et l’Asie, des ports nombreux et sûrs ; mais, au sud, elle se terminait, comme Malte, par des précipices. Cependant, sauf à une époque, la plus ancienne, les hommes ont ici fait mentir la nature. Les Phéniciens y abordèrent de bonne heure Europe, la Sidonienne, que le taureau, image du soleil ou de Zeus, transporte à travers les flots, de Phénicie en Crète, est le symbole de leurs antiques voyages. Ils y fondèrent des villes, et y établirent leurs dieux, Astarté ou Vénus, même le farouche Moloch, dont la statue d’airain, rougie par un feu intérieur, brûlait les victimes qu’une piété atroce plaçait entre ses bras. Toutefois ils ne purent prévaloir sur la population indigène, qui, fortifiée par de nouveaux venus arrivés, des côtes d’Asie, resta grecque de langue, d’esprit et de courage. Sa grande divinité était le dieu des Pélasges helléniques, celui qui aime les cimes neigeuses et l’air pur des hauts sommets, le Zeus de l’Ida.

Le lieu le plus célèbre de l’Europe, aux anciens jours, a été la Crète aux cent villes. C’était, il est vrai, dans l’âge héroïque, aux temps fabuleux de Minos et d’Idoménée. Quand la Grèce commença à s’éclairer aux yeux de l’Histoire, la Crète retomba dans l’ombre et vécut à l’écart. Lycurgue y passa, Épiménide en vint. Le premier y trouva les vieilles coutumes doriennes. Nos conventionnels, qui avaient le culte de l’antiquité sans la connaître, séduits sans doute par une coutume crétoise relative au moyen de se débarrasser du chef qui déplaisait, firent un jour demander à la Bibliothèque nationale les lois de Minos. On ne les trouva pas, bien entendu ; et cependant nous possédons aujourd’hui un corps de lois crétoises. En 1884, on a découvert à Gortyne, en Crète, une inscription boustrophédon, c’est-à-dire écrite de droite à gauche, puis de gauche à droite, alternativement. Cette inscription, qu’on peut dater du sixième siècle avant notre ère, ne comprend pas moins de six cent cinquante lignes. Elle réglemente les principales matières du droit civil, la protection des personnes et des biens, les droits de la femme, le mariage, le divorce, la condition de l’enfant, les successions, les contrats, etc. Malheureusement on ne peut affirmer encore que ce texte précieux pour les jurisconsultes et pour l’étude particulière de l’état social de la Crète, donnera beaucoup à l’histoire générale de l’Hellade[8].

Montesquieu a dit, en exagérant la portée des emprunts de Lycurgue, que les lois de la Crète étaient l’original de celles de Sparte, et que celles de Platon en étaient la correction. Parmi ces lois s’en trouvait une qui reconnaissait le droit d’insurrection contre les magistrats prévaricateurs. Aristote la condamne, Montesquieu l’approuve, parce que les Crétois avaient, dit-il, le patriotisme le plus ardent, le moins sujet à faillir. L’amour de la patrie corrige tout[9]. C’est une grande chose que l’amour de la patrie, surtout vis-à-vis de l’étranger, parce que alors il ne se trompe pas. Mais dans les affaires intérieures, la passion, l’intérêt peuvent l’égarer et une insurrection sera presque toujours un détestable moyen d’améliorer un gouvernement. Nous ne savons rien des longues dissensions de la Crète, ni de la rivalité de ses deux plus puissantes villes, Knosse et Gortyne. La perte de cette histoire est peu à regretter; si rien n’a surnagé, c’est qu’il n’y eut là rien de grand. Les Crétois donnèrent de bonne heure l’exemple fatal de soldats mercenaires. La Crète approvisionna toutes les armées d’archers et de frondeurs. Ils avaient une autre réputation : les anciens les appelaient de grands menteurs. Faute de savoir faire de l’histoire, ils se rendirent très habiles à forger des fables, entre autres, dit Platon, celle de Jupiter et de Ganymède, pour justifier leurs habitudes honteuses[10].

 

III. La Grande-Grèce, la Sicile et Marseille

Dans l’autre bassin de la Méditerranée brillèrent d’abord Sybaris et Crotone. L’époque de la prospérité de Sybaris est de 600 à 550. L’extraordinaire fertilité de son territoire, qui donnait cent pour un, son commerce avec Milet et l’Ionie, sa politique libérale à l’égard des étrangers, portèrent au comble sa richesse et ses forces. Elle avait 5000 Cavaliers et pouvait, dit-on avec une évidente exagération, armer 300.000 hommes. Mais de bonne heure aussi elle s’abandonna à l’influence énervante du climat, et le nom de Sybarite est devenu dans toutes les langues l’épithète qui désigne les plus extrêmes raffinements de la mollesse et de la volupté. Aussi un grand désastre suffit pour l’abattre, les peuples amollis n’étant pas plus capables que les individus énervés d’un persévérant effort. En 510, Sybaris, jusque-là gouvernée par une démocratie modérée, chassa de ses murs les citoyens les plus puissants. Crotone accueillit les bannis et refusa leur extradition. Les deux peuples marchèrent l’un contre l’autre. À la tête des Crotoniates était le fameux Milon, armé d’une massue, comme Hercule. Le Spartiate Doriéos, alors dans ces parages où il cherchait fortune, prit parti pour les Crotoniates, qui firent un affreux massacre de leurs adversaires, s’emparèrent de Sybaris et s’acharnèrent à sa ruine avec l’emportement que donne aux passions ce climat presque africain. Ils en rasèrent les maisons et les murailles, et, pour en faire disparaître jusqu’aux vestiges, ils détournèrent un fleuve voisin qu’ils firent passer à la place où s’élevait naguère la cité rivale.

Cette ville de Crotone, que nous voyons si cruelle dans la victoire, avait été fondée en 710 par les Achéens comme Sybaris. Un siècle après, elle mettait déjà sur pied 120.000 hommes (?). Elle fut sans doute gouvernée d’abord par fuie démocratie. Vers 540, Pythagore y établit sort institut. En 510, un chef populaire, Cylon, suscita un mouvement contraire à l’impulsion donnée par le philosophe et déchaîna les partis jusqu’au moment où un certain Clinias s’empara de la tyrannie (494). La destruction de Sybaris avait fait de Crotone la première ville de la Grande-Grèce ; elle dominait sur plusieurs cités et appelait les Grecs italiotes à des fêtes communes autour du temple de Junon Lacinienne. Mais cette union religieuse ne fut pas assez forte pour amener une union politique, bien nécessaire cependant, car au cinquième siècle les vieilles populations de l’Italie descendaient des montagnes du centre de la péninsule pour rentrer dans leur primitif héritage. Les Sabelliens prirent Cumes et Poseidonia ; et deux peuples nouveaux, les Lucaniens et les Bruttiens, occupèrent tout le centre du pays, de Bénévent à Rhégion. Les Grecs, rejetés à la côte, y vécurent en de continuelles alarmes. Tarente même souffrit en 173, de la part des Iapyges, une désastreuse défaite, et elle ne résista à leurs efforts que grâce aux secours qu’elle reçut à plusieurs reprises de la mère patrie.

Ainsi le monde grec fléchissait à ses extrémités : en Asie, en Afrique, sous la pression du grand empire des Perses; en Italie, sous celle des races indigènes. Deux villes font exception à cette décadence générale des colonies, Syracuse et Marseille.

La prépondérance en Sicile appartint d’abord à Agrigente et à Géla. On sait peu de chose d’Agrigente, si ce n’est la cruauté de Phalaris. Chargé vers 570 de bâtir le temple de Jupiter sur l’acropole, il réunit de nombreux ouvriers, qu’il arma le jour de la fête de Cérès et qui se saisirent pour lui de la citadelle : il la garda seize ans. On connaît son taureau d’airain où il enfermait ses victimes pour les brûler à petit feu et entendre, dans les rugissements du monstre, les cris de leur douleur. Il n’était pas le seul tyran dans file; chaque cité à peu près avait le sien, car leur état intérieur favorisait les usurpations. Il y avait là en effet quatre classes en présence : les fondateurs de la cité, maîtres de vastes domaines qu’ils faisaient labourer par des colons indigènes : les étrangers, Grecs ou autres, établis dans la ville et exclus des charges ; les colons, à peu près réduits à la condition de serfs de la glèbe, et, dans l’intérieur de file, les Sicules, toujours prêts à se venger de ceux qui les avaient dépossédés, en se louant comme mercenaires au plus offrant. Un homme ambitieux et habile pouvait aisément, au milieu de tant d’éléments contraires, s’élever avec l’aide des uns contre les autres et les dominer tous.

Ainsi firent, à Géla, d’abord Cléandros, puis Hippocratès (498), qui s’entourèrent d’une troupe nombreuse de mercenaires indigènes. Hippocratès commanda un moment à la moitié de la Sicile ; quand il eut péri dans une bataille contre les Sicules, un de ses officiers, Gélon, lui succéda en 491, avec des visées plus hautes. En Sicile, dont la chaîne centrale descend par terrasses successives à trois mers, toute la vie est aux rivages. Qui veut dominer hors de l’étroite vallée où chaque ville est assise, doit posséder une flotte. Gélon voulut en avoir une ; mais, pour des navires de guerre, il faut un port, et un seul existait, en de bonnes conditions de sécurité, sur le littoral du sud-est, celui de Syracuse. Il fut facile à Gélon de pratiquer des intelligences dans cette cité qu’agitait la rivalité des classes. Les riches, ou descendants des premiers colons doriens, y étaient tenus en perpétuelle inquiétude par les nombreux étrangers, accourus en un lieu si favorable au commerce, et par les anciens habitants dont ils avaient fait des serfs de la glèbe, comme les hilotes de la Laconie et les pénestes des Thessaliens. Les deux classes opprimées ou méprisées unirent leurs intérêts, leur haine, et les grands, affaiblis par une défaite que leur infligea Hippocratès, furent un jour chassés de la ville. Ils se réfugièrent auprès de Gélon, qui eut l’adresse de se faire accepter de tous les partis comme un médiateur pacifique. Maître de Syracuse, il transporta les habitants de Camarina, la moitié de ceux de Géla, et tous les riches de Mégara et d’Eubœa. Quant aux hommes du peuple de ces deux dernières villes, il les fit vendre comme esclaves, à la condition expresse qu’ils seraient emmenés hors de l’île, car il pensait, ajoute Hérodote, qu’avec le peuple il n’y a pas de gouvernement possible. C’était du plus pur esprit dorien.

Les nouveaux venus ne pouvaient tenir dans l’île d’Ortygie ; ils s’étendirent sur la terre ferme; Gélon y plaça lui-même sa résidence, sur un plateau élevé qu’il fortifia soigneusement, l’Achradine. Excepté Messine qui obéissait au tyran de Rhégion, et les grandes villes d’Agrigente, d’Himère et de Sélinonte , toute la Sicile grecque, partie des tribus sicules, lui était soumise ; Agrigente même avait contracté avec lui une étroite alliance. De nombreux mercenaires accoururent autour de lui, et, s’il en fallait croire Hérodote, il aurait promis aux Grecs menacés par Xerxès 20.000 hoplites, 200 trirèmes, 2000 cavaliers, 2000 archers, autant de frondeurs et de cavalerie légère, enfin du blé pour tout le temps que la guerre durerait.

Il y avait peu de sincérité dans ces offres, car Gélon était engagé dans une guerre avec les Carthaginois, qu’il voulait expulser de Sicile et qui, en ce même temps, préparaient contre lui un armement formidable. Tandis que Xerxès envahissait la Grèce, les Carthaginois, ses alliés, vinrent au nombre de 300.000, dit-on, assiéger Himère sur la côte septentrionale de l’île, au voisinage de la ville actuelle de Termini. Gélon ne put leur opposer que 50.000 fantassins et 5000 chevaux. Il n’en gagna pas moins une bataille qui se termina par l’entière destruction de l’armée carthaginoise ; 150.000 Africains périrent, et le nombre des captifs fut si considérable, que des particuliers d’Agrigente en eurent jusqu’à 500 pour leur part. Quelque outrés que soient ces chiffres, comme tous ceux qu’on nous donne pour la Sicile, la Grande-Grèce et Carthage, la victoire était certainement considérable, car Pindare célébra Gélon à l’égal des vainqueurs de Salamine et de Platée où périrent les archers mèdes ; et, pour marquer que c’était bien la justice divine, la Némésis vengeresse, qui humiliait les nations barbares devant la race hellénique, on voulut que les Perses et les Carthaginois eussent, le même jour, fléchi le genou sous l’épée des Grecs. Les Carthaginois ne furent pas chassés de l’île, mais ils achetèrent la paix 2.000 talents, et Syracuse, sous la glorieuse et bienfaisante tyrannie de Gélon, devint la première ville grecque de l’Occident (480).

Il y avait encore dans cet Occident une ville grecque fangeuse. Elle n’atteignit point à cette puissance, mais elle n’eut pas non plus les revers dont avaient déjà été frappées tant de colonies et qui étaient réservés à Syracuse même. Marseille, malgré la turbulence dont où fait l’attribut du caractère ionien, est bien différente de ces villes doriennes si troublées. On a toujours vanté le calme intérieur dont jouit cette cité ionienne et la douceur de ses mœurs. Le glaive destiné aux exécutions s’était rouillé, tant étaient rares les occasions d’en faire usage. Une aristocratie modérée la gouvernait : c’était un conseil de six cents membres nommés à vie et qui ne pouvaient mètre choisis que parmi des citoyens mariés, ayant des enfants et comptant trois générations d’aïeux citoyens. Un comité de quinze membres formait la tête de cette assemblée ; le pouvoir exécutif était confié à trois magistrats. La paix intérieure que Marseille sut garder lui était commandée par sa position critique au milieu de tribus belliqueuses. On sait, mais vaguement, qu’elle soutint contre les Carthaginois et les Étrusques de longues guerres maritimes. Malgré la petitesse de son territoire, elle faisait un commerce considérable de vin et d’huile. Nous avons déjà parlé de ses colonies.

Deux faits ressortent de cette histoire générale des colonies : leur prospérité et leur éclat au septième et au sixième siècle, quand la mère patrie était encore obscure ; leur décadence au cinquième, Syracuse et Marseille exceptées, quand les Grecs d’Asie et d’Afrique ont perdu leur liberté sous les Perses, quand ceux d’Italie se défendent péniblement contre les populations sabelliennes descendues de l’Apennin. Alors, au contraire, la métropole grandit, la vie s’y montre avec une exubérante fécondité. Tout à l’heure il n’y avait de lumière qu’aux extrémités du monde grec, maintenant elle se condense au centre et va y briller d’un éclat incomparable.

 

 

 



[1] Vers du philosophe Xénophane, qui était lui-même Ionien (Bergk, Poetæ lyr., II, p. 357).

[2] Cette histoire du bûcher où Cyrus fit monter Crésus semble infirmée par Hérodote lui-même, lorsqu’il remarque que les Perses regardaient comme un sacrilège de brûler les corps.

[3] On a retrouvé près de Téos une inscription qui nous offre un exemple d’imprécation solennelle. En voici un fragment d’après Rœhl, Inscript. Gr. antiquies., n° 497: Que celui qui voudrait empoisonner la cité de Téos ou quelque particulier, que celui-là périsse lui et sa famille. — Que celui qui, par quelque voie ou moyen que ce soit, empêcherait l’importation de grains à Téos. soit par terre, soit par mer, que celui-là périsse, lui et sa famille. L’inscription date de la première partie du cinquième siècle.

[4] Hérodote, I, 170. Thalès conseillait donc aux Grecs asiatiques de faire dans l’Ionie ce que, suivant la légende, Thésée avait fait dans l’Attique.

[5] D’après Fabricius, dans les Mittheil. d. d. archæolog. Instit. in Allien, IX (1884), Taf. VIII. — Après une longue digression sur Polycrate, Hérodote conclut en ces termes (III, 60) : Je me suis étendu sur les Samiens, parce qu’ils ont accompli les trois plus grands travaux qui aient été faits dans toute la Grèce. (I) Dans une montagne haute d’environ 150 brasses, ils ont creusé un tunnel qui la traverse de part en part. Le tunnel est long de 7 stades, haut et large de 8 pieds. Dans toute la longueur de ce tunnel a été creusé un canal profond de 20 coudées, large de 3 pieds, par lequel, au moyen de conduits, l’eau est amenée d’une grande source jusqu’à la ville. L’architecte de ce tunnel a été le Mégarien Eupalinos, fils de Naustrophos. En second lieu (II), Hérodote cite le mêle construit pour abriter le port : il était long de plus de 2 stades et profond d’environ 20 brasses. En dernier lieu (III), il cite le temple d’Héra, le plus grand de tous les temples grecs. L’emplacement et les ruines du temple sont bien connus (voyez Bull. de Corr. hellén., IV (1880) pl. XII) ; il en est de même pour le môle (voyez la carte) ; mais c’est tout récemment, en 1884, que M. E. Fabricius a exploré l’aqueduc d’Eupalinos découvert au mois de juillet 1882 (Voyez les Millheil., 1884, p. 185 et suiv.). La grande source mentionnée par Hérodote est celle d’Haghiadès. De la source au tunnel a été creusé un passage souterrain assez élevé et large pour qu’un homme puisse s’y tenir debout. On y a retrouvé de nombreux fragments de conduits en argile. Hérodote distingue du tunnel proprement dit un canal profond où étaient posés les conduits. Ce canal en forme de tunnel (car Hérodote emploie pour le désigner le même mot que pour le tunnel proprement dit, όρυγμα) aboutit au-dessous du tunnel, à peu de distance de l’entrée N. Le sol du canal est de plus de 2 mitres au-dessous du sol du tunnel, et la distance va toujours en augmentant, car le canal suit une ligne oblique ainsi qu’on peut le voir sur le plan. Quant au tunnel proprement dit, il est formé de deux galeries (galerie N. et galerie S.) qui se rejoignent en un point marqué sur le plan (point de jonction). Quelle était l’utilité de cette double construction, tunnel et canal ? Faut-il admettre une erreur de la part d’un architecte assez habile pour faire joindre deux galeries à l’intérieur d’une montagne haute de 227 mètres, et croire que, le tunnel ne s’étant pas trouvé de niveau avec la source, il lui fallut creuser un canal au-dessous ? C’est ce que nous ignorons. Nous renvoyons d’ailleurs, pour de plus amples détails, à l’article de M. E. Fabricius ; il n’est pas sans intérêt de contrôler les chiffres donnés par Hérodote.

[6] Quand Agamemnon énumère les présents qu’il promet de faire à Achille pour apaiser sa colère, il cite les esclaves de Lesbos, aussi belles qu’habiles à tisser la laine. Une ancienne tradition voulait que Lesbos eut été séparée du continent asiatique à l’époque où l’Euxin, jusqu’alors un lac, rompit ses digues et fit irruption dans la Méditerranée. Lesbos n’est, en effet, qu’à une faible distance de la côte asiatique, et l’étroit canal qui l’en sépare est semé d’îles.

[7] Le port du nord est aujourd’hui ensablé, et celui du midi ne reçoit plus que des navires marchands d’un faible tonnage. Les bateaux à vapeur mouillent en dehors et, lorsque la mer est houleuse, n’osent s’arrêter sur cette côte autrefois si animée et maintenant si inhospitalière (Boutan, Mémoire sur la topographie et l’histoire de Lesbos, 1855 ; Archives des missions, p. 275).

[8] M. Dareste a publié une traduction et un savant commentaire de l’inscription de Gortyne. Il y a dans ce texte, dit-il, du travail pour toute une génération de philologues et de jurisconsultes.

[9] Polit., II, 8 ; Esprit des lois, VIII, II.

[10] Ce vice fut général en Grèce. En Crète, à Sparte, la loi le protégea, et il est à craindre que les plus grands hommes de la Grèce. Aristide, Épaminondas, Thémistocle, Phidias, Euripide, Sophocle même, en aient été atteints. Il n’en est pas question dans Homère, sauf l’histoire de Ganymède.