HISTOIRE DES GRECS

DEUXIÈME PÉRIODE — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (1104-490) — ISOLEMENT DES ÉTATS - RÉVOLUTIONS INTÉRIEURES - COLONIES.

Chapitre VII — Sparte et Lycurgue.

 

 

I. La Laconie ; ses premiers rois

La masse confuse des montagnes de l’Arcadie se détachent les deux chaînes du Taygète et du Parnon, qui se prolongent, vers le sud, jusqu’aux caps Ténare et Malée que fouette souvent la tempête. Lorsque tu vas tourner le cap Azalée, disaient les matelots, oublie ce que tu as laissé à la maison[1]. Entre ces montagnes coule l’Eurotas qui descend en torrent jusqu’au-dessous de Sparte[2], là il rencontre une plaine légèrement inclinée où son cours ralenti le mène plus lentement à la mer.

Une vallée, resserrée entre les versants abrupts des montagnes comme entre deux murailles, accidentée de collines. nombreuses et brûlée en été par les ardeurs d’un soleil presque tropical que ne tempèrent pas les brises marines, tandis qu’on aperçoit au-dessus de sa tête les pics du Taygète, souvent couverts de neige : voilà le pays de la Creuse Lacédémone[3].

Ce pays, par sa nature et son climat, devait rendre les hommes énergiques et durs. Il n’est pas infertile, mais ne livre ses dons qu’en retour de pénibles travaux: c’est sur les flancs des montagnes qu’il faut pousser la charrue, car il n’a qu’une seule plaine, délicieuse, il est vrai, celle que baigne l’Eurotas dans son cours inférieur. Du reste, jusqu’au sommet du Taygète, la vigne croît au milieu de forêts de platanes, et produit, sur certains coteaux, des vins célébrés par Alcman et Théognis ; en d’autres parties, tout près de la plus riche végétation. on trouve un sol aride et ferrugineux.

Pour un peuple guerrier, les mines de fer de la Laconie étaient une précieuse ressource. Le pays était aussi admirablement disposé pour porter la guerre chez les autres sans la recevoir chez soi, véritable forteresse oit l’on ne pouvait entrer qu’au nord-ouest, par la vallée de l’Eurotas, très facile à défendre, et au nord-est par celle de Sellasie, presque impraticable à son extrémité supérieure[4]. Du côté de la Messénie, il n’existait qu’un sentier étroit et dangereux à travers le Taygète. Toutes ces routes aboutissaient à un même point, Sparte. — Euripide peint en deux vers la Laconie : Pays riche en productions, mais difficile à labourer ; enfermé de tous côtés par une barrière d’âpres montagnes, presque inaccessible à l’ennemi.

Le premier roi qu’on donnait à la Laconie était un autochtone, Lélex, ce qui veut dire qu’un peuple de ce nom avait laissé là les plus anciens souvenirs. Certains traits de la mythologie locale rattachent ces Lélèges à l’Orient et aux peuples navigateurs de la mer Égée. Ainsi, c’était au cap Ténare que régnait un fils de Neptune, l’argonaute Euphémos, si léger à la course, qu’il effleurait de ses pas la cime des vagues ; c’était sur les roches de Thalamées qu’étaient nés les Dioscures, ces gémeaux qui, pour guider les marins, allumaient au ciel leurs feux protecteurs avant même que le Soleil eût éteint ses derniers rayons. Le petit-fils de Lélex, Eurotas, fit creuser une sorte de canal pour conduire à la mer l’eau stagnante de la plaine. N’ayant pas de postérité mâle, Eurotas donna sa fille Sparta et son royaume à Lacédémon, fils lui-même de Taygète et de Jupiter. Telle est la facile imagination des peuples jeunes, que quelques noms leur suffisent pour créer tout une histoire et de longues généalogies.

Un des successeurs de ce Lacédémon, Tyndare, fut l’époux de Léda, la mère des Dioscures, d’Hélène et de Clytemnestre. Hippocoon, son frère, lui ayant ravi le trône, Hercule le lui rendit, à condition qu’il le laisserait à sa mort aux Héraclides. Mais il oublia sa promesse et donna ses États avec sa fille Hélène à l’Atride Ménélas ; Hermione, héritière de ce prince, épousa Oreste. Sous leur fils Tisaménos, les Héraclides vinrent réclamer le trône promis à la postérité d’Hercule. La Laconie échut par le sort aux fils d’Aristodémos, Eurysthénès et Proclès. Comme ils étaient jumeaux, on décida qu’ils seraient tous deux rois. La Pythie l’avait ainsi ordonné. Ils fondèrent les deux maisons royales des Agides et des Eurypontides, qui régnèrent simultanément à Sparte pendant plus de neuf cents ans. La branche aînée prit le nom du fils d’Eurysthénès, Agis; la branche cadette, celui du petit-fils de Proclès, Eurypon[5].

Les nouveaux maîtres de la Laconie, au lieu de se disperser dans les campagnes, se concentrèrent en un lieu semé de collines faciles à défendre, à Sparte, afin de se tenir en garde contre toute surprise. Ils avaient d’abord laissé leurs lois aux anciens habitants ; sous le règne d’Eurysthénès, les .Laconiens jouirent même de l’égalité avec les conquérants. Mais Agis retira cette concession. Les Doriens ou Spartiates eurent seuls des droits politiques ; les Laconiens, devenus leurs sujets, n’eurent que des droits civils. La plupart acceptèrent ce changement de condition ; les habitants d’Hélos, qui le repoussèrent, furent vaincus et réduits en servitude. Tous ceux qui les imitèrent eurent un pareil sort.

Tel est le récit ordinaire. On a déjà vu que les Doriens n’occupèrent d’abord que la haute vallée de l’Eurotas, par où ils étaient venus. Pausanias parle de la longue résistance de plusieurs cités, de Géronthrées, de Pharis et surtout d’Amyclées, l’antique capitale des rois achéens, qui ne fut prise que sous le règne de Téléclès, une génération avant la première olympiade. L’existence de deux rois dans une même cité fait soupçonner la réunion de deux peuples dans une même ville ; ainsi en arriva-t-il à Rome sous Romulus et Tatius. Les Doriens avaient sans doute été contraints de faire cette concession aux Achéens. De là ces deux rois qui conservaient quelques prérogatives de la royauté héroïque, mais qui, contrairement à la tradition, n’étaient point de la même famille, puisqu’ils ne mêlèrent jamais leur sang ni leurs tombeaux. Un jour, à Athènes, on refusait à l’Agide Cléomène l’entrée du temple de Minerve, parce qu’il était de race dorienne : Non, répondit-il, je suis Achéen (Hérodote, V, 72).

Les Spartiates n’avaient pas le vif et mobile esprit des hommes de l’Ionie. Essentiellement conservateurs, ils gardèrent leur double royauté, même quand elle ne répondit plus à une nécessité politique, c’est-à-dire après la soumission de toute la Laconie. Ils eurent alors le caractère de race dominante et oppressive qui provoqua des haines dont ils ne purent contenir l’explosion que par une continuelle vigilance, et ils s’en imposèrent la nécessité en ne s’enfermant point derrière des murailles. Sparte fut une ville ouverte et son peuple resta toujours sous les armes, astreint à une sévère discipline, comme une armée campée en pays ennemi. Les Spartiates formèrent seuls l’État ; seuls ils eurent le droit d’assister aux assemblées où se faisaient les lois et d’aspirer aux charges publiques. Au-dessous d’eux étaient leurs sujets : dans les bourgs de la plaine ou dans ceux du Taygète, les Laconiens propriétaires de leurs champs, mais astreints à payer aux rois des redevances ; dans les campagnes, les Hilotes, esclaves de la glèbe, condamnés à labourer pour leurs maîtres.

Les deux premiers rois, Eurysthénès et Proclès, vécurent en perpétuelle mésintelligence. Rien n’était plus propre à affaiblir leur pouvoir, mais ce fut cette faiblesse qui le sauva. L’aristocratie dorienne garda cette double royauté, nécessairement inoffensive, comme les patriciens de Rome eurent deux consuls pour n’avoir pas un maître. A l’exemple des deux maisons régnantes, toutes les ramilles se divisèrent ; l’égalité établie après la conquête par un premier partage des terres disparut dans les fortunes comme dans les conditions, et même parmi la race dominante, il y eut des oppresseurs et des opprimés, des riches et des pauvres. De là des secousses qui ébranlèrent l’État et chassèrent du pays quelques-uns des conquérants. Un petit-fils de Tisaménos, Théras, conduisit une colonie dans l’île qui prit son nom; d’autres allèrent se fixer à l’ouest du Péloponnèse, dans la Triphylie. Cependant, malgré ces discordes, Sparte, dans la vigueur de la sève barbare, trouva le moyen de faire des conquêtes ; elle attaqua les Cynuriens, qui pillaient tour à tour l’Argolide et la Laconie, et les chassa de leur territoire. Les Argiens ayant voulu s’emparer de ce petit pays, elle se tourna contre eux et les battit. Ce fut l’origine d’une querelle qui dura plusieurs siècles.

Cette situation des conquérants de la Laconie, entourés d’ennemis au milieu de leur conquête et menacés sur leurs frontières par des peuples belliqueux, leur imposait l’obligation de vivre étroitement unis. Des dissensions intestines pouvaient compromettre cette discipline et augmenter le péril extérieur. Lycurgue se donna la tâche de la raffermir, en resserrant les liens qui enchaînaient les citoyens à l’État.

 

II. Lycurgue et ses lois

Il y a sur Lycurgue comme sur ses lois des incertitudes que la critique moderne n’a pu dissiper ; ce qui va suivre tient donc plus de la tradition que de l’histoire ; il en est de même pour la plupart des faits antérieurs aux guerres Médiques[6].

On croit que Lycurgue naquit dans le neuvième siècle[7], du roi Eunomos. Son père, en voulant séparer des gens qui se battaient, reçut un coup de couteau dont il mourut. Son frère aîné, Polydectès, eut de même une fin prématurée et Lycurgue fut roi tant qu’on ignora la grossesse de la reine, sa belle-sœur; celle-ci lui offrit de faire périr l’enfant qu’elle portait dans son sein, à condition qu’il l’épouserait. Il trompa ses désirs coupables et sauva le fils de son frère. Les grands, irrités de la sagesse de son administration pendant la minorité du jeune Charilaos, le forcèrent à s’exiler. Il voyagea longtemps pour converser avec les sages et étudier les coutumes des nations étrangères. Dans l’île de Crète, il se fit instruire des lois de Minos par le poète Thalétas qui chantait ses vers sur la lyre, et il l’appela ensuite à Sparte pour qu’il l’aidât à apaiser les esprits. De l’Asie Mineure il n’emporta que les poésies d’Homère ; mais les prêtres égyptiens le comptèrent parmi leurs disciples. Les Spartiates des derniers temps voulaient qu’il fût allé jusque dans l’Inde interroger l’antique sagesse des brahmes, et visiter ces lieux, berceau du jour, d’où il semblait aux anciens que devait sortir toute lumière. C’étaient de bien grands et difficiles voyages pour les hommes de ce temps ; Lycurgue ne les a point faits, et les prêtres de l’Égypte ou de l’Inde ne lui ont rien appris.

Le rapport des institutions de Sparte avec celles de la Crète est évident. La division en esclaves, en vaincus de condition libre et en conquérants, le partage de ces derniers en trois tribus, les repas publics, l’influence des vieillards, et un sénat d’anciens se retrouvent dans cette île. Mais ils existaient chez tous les peuples doriens, par suite d’usages communs à la race entière et de nécessités politiques provenant de situations analogues. Lycurgue n’inventa donc point sa législation, pas plus qu’il ne l’importa toute faite des pays étrangers, car les lois qui durent naissent des moeurs, et ce n’est qu’ensuite que les législateurs les rédigent. Il fit revivre et coordonna d’anciennes coutumes, précisa ce qui était vague, compléta ce qui était imparfait, et forma d’éléments épars, mais vivaces, un corps de lois rigoureusement enchaînées.

A son retour, après une absence que l’on fait durer dix-huit ans, Lycurgue trouva la ville pleine de troubles; le peuple sentait lui-même le besoin d’une réforme. Le moment était donc favorable. Afin d’ajouter â l’autorité de son nom celui d’Apollon Delphien, le dieu national des Doriens, il consulta l’oracle sur ses projets. La Pythie le salua du nom d’ami de Jupiter.

Fort de l’appui du dieu, gagné ou complice, il commença par intéresser à ses desseins un parti nombreux et puissant, de sorte qu’il pût compter au besoin sur la force pour l’aire accepter ses lois. Charilaos était un de ses plus zélés partisans.

Tous les maux de Sparte provenaient de l’anarchie qu’enfantaient l’extrême richesse des uns et l’extrême pauvreté des autres, mises face à face et se déchirant sous les yeux des vaincus, qui espéraient sans doute profiter de ces discordes pour briser un joug détesté. Le mal dont l’État se mourait étant l’inégalité, Lycurgue prétendit le guérir par l’égalité.

Au lendemain de l’invasion, les Doriens avaient, suivant l’usage, partagé entre eux, par le sort, les terres conquises. Mais l’égalité des lots, Ylrpo5, avait été bien vite troublée; Lycurgue se proposa de la rétablir en renouvelant cette vieille coutume agraire. Il divisa les terres réservées aux Spartiates en portions égales. Suivant Plutarque, il partagea la Laconie en 39.000 parts, dont 30.000 pour les Laconiens et 9.000 pour les Spartiates ; celles-ci beaucoup plus considérables que celles-là et comprenant les meilleures terres du pays, mais à peu près égales entre elles, sinon pour l’étendue, du moins pour la valeur et les revenus[8].

Les personnes formaient trois classes : Spartiates, Provinciaux ou Périèques, Hilotes. Les Spartiates, le peuple souverain, étaient les descendants des conquérants doriens ; ils vivaient réunis à Sparte et s’appelaient les égaux, οί δυοιοι. Les Provinciaux ou Périèques étaient les anciens Achéens qui n’avaient pas fui avec Tisaménos vers l’Égialée, les étrangers qui avaient accompagné les conquérants, même des -Doriens qu’une cause ou une autre, l’impossibilité, par exemple, de donner ce que chacun devait fournir pour les repas publics, avait fait tomber du rang des citoyens.

Le Spartiate et l’Hilote ne peuvent être séparés ; ils se complètent l’un l’autre.

Les Laconiens ou Provinciaux qu’on nommait les Périèques, ceux qui habitent autour de la cité sans y être compris, cultivaient les flancs des montagnes et les bords de la mer. Ils occupaient les cent villes de la Laconie, misérables hameaux, pour la plupart représentés, à Sparte, par une hécatombe annuelle. Ils n’avaient point de droits politiques, étaient soumis pour l’administration de leurs communes à la surveillance des Spartiates, devaient un tribut, la moitié, probablement, du produit de leurs terres[9], et le service militaire ; 10.000 combattront à Platée, à côté des 5.000 Spartiates, et Léonidas en aura 700 aux Thermopyles. Les éphores, et sans doute avant eux les rois, avaient le droit de les faire exécuter sans jugement[10]. Leur situation était cependant adoucie par certains avantages : s’ils n’avaient pas les droits des Spartiates, ils n’étaient pas condamnés à leurs mœurs austères, l’industrie et le commerce, dédaignés par les conquérants, leur appartenaient ; c’était peu de chose, car tout luxe était interdit aux Spartiates, mais ils trouvaient une ressource dans la magnificence que l’État déployait pour ses temples et ses solennités. Même au dehors, on recherchait certains produits de leur industrie. Brasidas montra dans ses expéditions loin du Péloponnèse quels services ils pouvaient rendre ; quand Sparte eut des flottes, ils en formèrent les équipages. Ces services et la richesse qui ne leur était pas interdite permirent à quelques-uns d’entre eux de s’élever aux dignités. On prétend que Lysandre, Callicratidas et Gylippos étaient de cette classe ; il est certain que plusieurs des vainqueurs d’Olympie et quelques artistes en faisaient partie. Avant la guerre du Péloponnèse toute trace physique d’une différence originelle entre les Périèques et les Spartiates s’était effacée. Tous parlaient dorien, quoique les lignes de démarcation politique fussent sévèrement maintenues.

Il ne faut pas chercher à Lacédémone la politique qui fut une des causes actives de là fortune de Rome : la facile concession du droit de cité. Tout l’esprit de sa constitution y était contraire. Hérodote assure que deux hommes seulement obtinrent ce titre : le devin Tisaménos et son frère Hégias. Tisaménos, à qui l’oracle de Delphes avait promis de grands succès, se trouvait dans l’armée des Grecs à Platée. Les Spartiates, très superstitieux surtout à l’égard de leur dieu national, Apollon, voulurent que cet homme prédestiné devint un des leurs, pour partager avec lui sa fortune. Le devin n’y consentit qu’à la condition que son frère fut fait aussi citoyen de Sparte[11]. Toute aristocratie fermée est destinée à périr; attendons-nous donc à voir Sparte tomber faute d’hommes, 61Lyxvarix, dit Polybe.

On a vu l’origine des Hilotes. Ils étaient en plus grand nombre que les esclaves d’aucune autre cité grecque, et ils représentaient l’esclavage dans sa forme la plus complète[12]. Cette servitude est double; l’Hilote a deux maîtres : le Spartiate, dont il cultive la terre, et l’État ; il appartient à tous et à un seul. Sa volonté et sa vie sont dans les mains de Sparte, qui de l’une et de l’autre fait ce qui lui plait. Mais une limite est imposée à la puissance du maître ; il ne peut ni tuer ni vendre hors du pays ses Hilotes, qui restent attachés à la terré comme le seront les serfs du moyen âge ; cette position fixe est même pour eux la source d’un certain bien-être. Comme le Spartiate a un régime de vie simple et invariable, il se borne à exiger des Hilotes qui cultivent sa terre une redevance en nature toujours la même, suffisante pour le nourrir lui et les siens : au delà, il ne demande rien, et ce qui reste des produits demeure à l’esclave, qui peut s’en former un pécule et se rendre plus douces les conditions matérielles de la vie. L’espoir de la liberté rte lui est pas non plus à jamais interdit : il peut s’y élever par l’affranchissement et mériter l’affranchissement par des services à l’intérieur ou par son courage dans la guerre, car l’État l’emploie à ses travaux et souvent l’appelle à l’honneur de combattre pour la commune patrie. Les Hilotes affranchis formaient la classe des Néodamodes. Cette position n’aurait pas été intolérable, et le mot d’Hilote ne serait pas devenu l’expression de tout ce qu’il y a de plus affreux dans l’esclavage, si leur condition eût été simplement telle que nous venons de la décrire. Mais cette classe active, industrieuse, nombreuse surtout, tenait les Spartiates en de continuelles alarmes. Il est dangereux à l’esclave de faire peur à son maître. Sparte eut contre les siens un code plus atroce que notre code noir. D’abord elle les dégrada ; un vêtement, qu’ils ne pouvaient quitter, servait à les reconnaître ; défense leur était faite de chanter les hymnes guerriers des Spartiates ; et pour se faire un jeu de leurs vices, ou v trouver une leçon que ceux-ci estimaient bonne à donner aux enfants, ils forçaient des Hilotes à s’enivrer. De plus, chose horrible ! Sparte affaiblissait cette classe redoutée en lui tirant du sang. Chaque année, à en croire certains récits, on lâchait sur les Hilotes les jeunes Spartiates armés de poignards pour leur faire la main et les habituer au sang. Tous les malheureux qui, passé une certaine heure, étaient trouvés sur les routes, tombaient égorgés ; cette chasse aux hommes avait un nom officiel, elle s’appelait la cryptie. Quelquefois, au lieu de se faire en détail, l’exécution se faisait en masse. Thucydide raconte qu’à une certaine époque, Sparte ayant quelques raisons de redouter une insurrection des Hilotes, invita par déclaration publique tous ceux qui, par leurs services passés, croyaient avoir mérité d’être affranchis, à venir réclamer la récompense à laquelle ils avaient droit. Les plus braves et les plus ambitieux de liberté se présentèrent; sur le nombre total, deux mille furent choisis comme les plus dignes ; dans leur joie, ils se réunirent, la tête couronnée de fleurs, autour des temples, afin de remercier les dieux. Peu de temps après, les Lacédémoniens les firent disparaître. On ne sut point quel avait été leur sort, mais on ne les revit jamais. Ce fait, rapporté sans aucune hésitation par un historien qui n’est point hostile aux Spartiates, force de croire qu’il n’y a pas trop d’exagération dans ce que les anciens nous disent de la cryptie. Un habile critique (M. Wallon, Recherches sur la cryptie) ne voit dans cette étrange institution qu’une loi de couvre-feu comme il en a été tant de fois rendu, une mesure de police contre les vagabondages et les réunions nocturnes ; ici, seulement, avec une pénalité atroce. L’explication est bonne ; Sparte, en effet, ainsi qu’une place forte assiégée, avait besoin pour se défendre de plus dures rigueurs que n’en ont jamais établi les lois militaires. Aristote, que l’on n’accusera pas de tendresse pour les esclaves, disait : Les traitements barbares infligés aux Hilotes en font autant d’ennemis et de conspirateurs (Pol., II, 7) ; aussi conspiraient-ils sans cesse. On les verra profiter de tous les périls de Lacédémone[13].

Le Spartiate n’est pas complet sans l’Hilote. Il combat, s’exerce ou délibère ; mais dès qu’il a quitté le camp, le plataniste ou le conseil, son labeur est fini et il a tout le loisir qu’Aristote exigeait pour le citoyen parfait. Afin de le mieux garder toujours prêt à son service, la cité lui interdit, même alors qu’elle ne lui demande rien, toute occupation domestique ; il faut donc que l’Hilote travaille pour lui et le nourrisse, en lui donnant la moitié du produit de ses terres. Supprimez l’Hilote, et il n’y a plus de Spartiates, car les lois de Lycurgue tomberont dès que la hache et la bêche remplaceront la lance dans la main de ses Doriens, dès qu’ils oublieront la guerre pour l’agriculture et le commerce. Le labeur des uns est la conséquence du loisir des autres. Voilà comment cet esclavage resta jusqu’au dernier jour la condition nécessaire de l’existence même de Sparte ; il s’aggrava à mesure que Sparte fléchissant devint plus soupçonneuse. Mais le Spartiate ne garde lui-même son titre et son rang qu’à deux conditions : il faut qu’il se soumette à la sévère discipline de Lycurgue et qu’il fournisse ce que la loi exige de lui pour les repas publics. S’il ne remplit pas ses obligations, il est destitué de ses droits. Tout Spartiate a une part assurée dans le gouvernement, comme roi, comme sénateur, ou comme simple citoyen. En effet le gouvernement de Sparte est démocratique, c’est-à-dire que les Spartiates, considérés seuls, forment une société d’égaux; mais si vous considérez tout l’empire de Sparte, c’est une aristocratie qui tourne même à l’oligarchie, tant il y a disproportion entre la masse des habitants du pays et le nombre, relativement fort petit, de ceux qui gouvernent[14].

J’ai dit que tous les Spartiates étaient égaux. Lycurgue voulut encore qu’ils fussent étroitement unis par une sorte de fraternité d’armes. Il les divisa ou plutôt conserva la division en trois tribus sœurs : Hylléens, Dymanes, Pamphyliens, qui ne se distinguaient entre elles que par l’unique privilège qu’avait la première de posséder les familles royales. Chaque tribu fut partagée en 10 sections appelées obées, subdivisées chacune en 30 triacides, en tout 30 obées et 900 triacades. Chaque triacade comprenait 10 familles ; on trouve ainsi le nombre de 9.000, qui était celui des lots de terre destinés aux Spartiates et des citoyens en état de porter les armes.

Chaque mois, à la nouvelle lune, se réunissait l’assemblée publique un Héraclide n’y avait pas plus d’influence légale que le dernier des citoyens. Cette assemblée votait sans délibérer, par oui ou par non, sur les propositions qui lui étaient présentées par les magistrats. Ce n’est que plus tard que s’introduisit l’usage de la discussion et des amendements : encore fallut-il que l’orateur obtint des magistrats l’autorisation de parler. Plus tard aussi il y eut la petite et la grande assemblée ; la première se réunissait pour nommer les magistrats et les prêtres, la seconde pour régler les grandes questions, comme la paix et la guerre, les changements à la constitution, la succession au trône vacant.

Au-dessus de cette assemblée fut placé un sénat dans la véritable acception du mot, γερουσία. Il était d’institution démocratique, puisqu’on ne demandait à ses membres ni condition de naissance ni condition de fortune ; il avait cependant quelque chose d’aristocratique : on exigeait un cens d’années : il fallait, pour y entrer, avoir 60 ans. A cause de cette condition qui n’y laissait accès qu’aux vieillards, ce sénat eut un esprit particulier qui se retrouve dans la politique habituelle de Sparte où domine la lenteur, la circonspection, une prudence souvent excessive et une égale méfiance à l’égard des hommes et de la fortune.

Le sénat se composait de 30 membres pris dans les 30 obées. De ce nombre étaient les rois qui représentaient chacun leur obée et n’avaient du reste d’autre privilège que celui d’une voix prépondérante accordée au roi Agide. Le sénat délibérait sur les propositions à présenter à l’assemblée, jugeait au criminel et exerçait une partie des fonctions censoriales qui furent ensuite envahies par les éphores. Ses membres étaient élus d’une singulière façon : on faisait défiler tour à tour les candidats devant le peuple, qui saluait chacun d’eux par des acclamations plus ou moins fortes. Des vieillards, enfermés dans une chambre, voisine, d’où ils ne pouvaient rien voir, notaient ceux qui avaient obtenu les plus fortes acclamations, et ceux-là étaient déclarés sénateurs. Nommés à vie, ils étaient inamovibles et irresponsables, ce qui contribuait à leur donner un caractère aristocratique, rien n’étant plus contraire à la démocratie qu’une fonction politique conférée en viager, et qu’une assemblée dont les membres ne rentrent pas, au bout d’un certain temps, dans la foule.

Les deux rois, qui ne devaient avoir aucune infirmité corporelle, furent maintenus. On vient de voir dans quelles étroites limites se renfermait leur influence, soit au sénat, soit à l’assemblée : c’était à peu près celle qu’avaient eue les rois de l’âge héroïque; en gardant ce caractère, la royauté se sauva à Sparte, alors qu’elle succombait partout ailleurs. Soumis au même régime et aux mêmes costumes que les simples citoyens, ils ne se distinguent de ceux-ci que par des prérogatives dont quelques-unes rappellent la royauté des anciens jours. Ils commandent l’armée, où une garde de cent hommes les suit, et, hors de la Laconie, ils exercent un pouvoir à peu près absolu[15] ; ce qui les rend très partisans de toute guerre, puisqu’ils sont affranchis au camp des entraves qui les gênent dans la cité. Si leurs prérogatives publiques sont faibles, le peuple respecte profondément en eux les descendants d’Hercule, et attache une idée religieuse au maintien de leur maison et de leur titre. Sparte croyait pouvoir compter sur l’appui des dieux tant qu’elle aurait des Héraclides à sa tête. Aussi ont-ils la garde des oracles et sont-ils, avec les officiers pythiens attachés à leur personne, les intermédiaires entre la cité et le temple de Delphes. Le premier et le septième jour de chaque mois l’État leur donne une victime; car, prêtres de Jupiter, ils lui sacrifient, dans les cérémonies publiques, au nom de tous les citoyens; mais ils doivent offrir ce sacrifice dès la pointe du jour, afin d’être les premiers à obtenir la bienveillance du dieu, qui lui semblait devoir céder, comme un roi débonnaire, aux instances du plus empressé des solliciteurs. A chaque portée de truie, il leur appartient un porc, afin qu’ils ne manquent pas d’offrandes lorsqu’il faut consulter la volonté des dieux, ce qu’on fait à Lacédémone plus fréquemment qu’ailleurs[16] : et, aux repas, ils ont double portion, par honneur et pour qu’ils puissent envoyer de leur table à ceux qu’ils voudraient distinguer, mais aussi pour que, mangeant davantage, ils soient dans le combat les plus forts[17]. On se tient debout en présence du roi, excepté les éphores, qui demeurent assis, et à tout sacrifice public fait par un citoyen, ils ont la place la plus honorable. Chaque mois ils renouvellent le serment d’être fidèles aux lois de la république. Leur mort amène un deuil public de dix jours ; leur avènement, des fêtes et une remise de toutes dettes pour les débiteurs de l’État.

Ces prérogatives sont des honneurs, non du pouvoir; on a même pris soin qu’ils n’aient pas la tentation d’y rien changer. Les rois de l’âge héroïque se cantonnaient dans une forteresse d’où ils bravaient au besoin les ressentiments populaires ; ceux de Sparte habitèrent en des maisons tout ouvertes comme celles des particuliers. Aussi Hérodote ne trouve point que Sparte ait un gouvernement monarchique, et Aristote n’y voit qu’une aristocratie[18].

Je ne dis rien ici des éphores qu’on retrouve chez d’autres peuples doriens, et dont les attributions, fort obscures et restreintes sans doute dans l’origine à la surveillance des marchés, devaient s’accroître considérablement jusqu’à forcer les rois, dit Polybe, à les respecter comme leurs pères. Ils étaient au nombre de cinq et annuellement élus, d’une manière bizarre, qui permettait au dernier des citoyens d’arriver à ce poste. Leur création est placée par Aristote un siècle après Lycurgue, sous les rois Théopompos et Polydoros. Il en sera parlé plus tard (Pol., V, 2).

Jusqu’à présent on n’a rien vu qui appartienne exclusivement à Lycurgue ou à Sparte. Les intentions du législateur paraissent mieux dans les institutions relatives à la vie privée. Le principe qui les domine est celui de toute l’antiquité : le citoyen naît et vit pour l’État : son temps, ses forces, ses facultés lui sont dus. Mais nulle part ce principe ne fut pratiqué avec autant de rigueur qu’à Sparte. Lycurgue y ramena sévèrement toutes les vieilles coutumes qui pouvaient s’y prêter et toutes les innovations qu’il introduisit. Il dénatura l’homme, dit Rousseau, pour renforcer en lui le citoyen.

Il avait fait une répartition égale des terres, mais ne conféra pas aux Spartiates tous les droits que donne la propriété. On pourrait dire qu’il n’existait réellement pas de propriétaires à Sparte, car ce qui constitue par essence la propriété, c’est le droit de disposer de son bien, et le Spartiate n’a pas cette liberté. Comme chez les Hébreux, les lots de terre sont incommutables. La loi juive permettait d’aliéner le lot, sauf à rétablir les choses dans le premier état, quand venait le jubilé. A Lacédémone, toute aliénation de patrimoine fit défendue; un Spartiate n’avait le droit ni de vendre ni d’acheter de la terre. Le père ne pouvait même diviser son héritage. Ce n’est qu’au quatrième siècle[19] qu’il lui fut permis d’en disposer par testament : il fallait qu’il laissât son xλήρος, ou lot primitif, à son fils aîné, son héritier nécessaire, et, à défaut de mâle, à sa fille aînée. C’était ce que nos lois modernes appellent un majorat ou une terre substituée.

Ainsi, la liberté du citoyen, comme propriétaire, est considérablement atteinte, mais l’immobilité est assurée à l’état des terres.

Elle l’est aussi à l’état de la population, par certaines mesures qui doivent maintenir au même niveau le nombre des citoyens. La grande préoccupation des législateurs et des politiques de l’antiquité est de conserver la cité dans son cadre, sans lui permettre jamais de rester en deçà ou de s’étendre au delà. A l’excès de citoyens, Lycurgue remédie par l’exposition des enfants faibles ou mal conformés. Mais, chez un petit peuple guerrier, où tout citoyen est soldat et sert, les combats suffisent, et de reste, pour limiter la population, et l’on doit bien plutôt songer à l’empêcher de s’épuiser . le législateur y pourvoit par les peines portées contre le célibat, et par l’espèce de déshonneur qui atteint les citoyens sans enfants. Un jour Dercyllidas, général de grande réputation, se présente à une assemblée : un jeune Lacédémonien ne se lève point à son approche, comme c’était l’usage. le vieux guerrier s’en étonne. Tu n’as point d’enfants, dit le jeune homme, qui puissent un jour me rendre le même honneur. Personne ne le blâma. Plus tard, le gouvernement accorda des récompenses aux citoyens qui avaient le plus d’enfants, et il favorisa les adoptions et les mariages entre les riches héritières et les citoyens pauvres. Les rois qui devaient sanctionner toutes les adoptions et qui disposaient de la main des orphelines, quand le père n’avait pas fait connaître sa volonté, purent aussi, pendant quelque temps, sauver de l’indigence un citoyen utile et empêcher l’accumulation des richesses dans les mêmes mains.

Tout citoyen doit donc à la patrie des enfants. Celui dont l’union est stérile peut prêter sa femme et remplir ainsi l’obligation de donner à la patrie de futurs soldats, c’est si bien une dette que les enfants appartiennent plus à la cité qu’au père. En sortant du sein de sa mère, le jeune Spartiate tombe dans les mains de l’État ; le père doit l’aller exposer dans la Lesché, lieu de réunion des vieillards. En vain il voudrait sauver son fils : si les vieillards le trouvent faible ou mal constitué, il est précipité du sommet du Taygète, et le pauvre petit est puni de mort au premier jour de sa vie parce qu’il ne promet pas un assez robuste guerrier. Cruel et monstrueux usage que des philosophes et des politiques, à commencer par Platon et Aristote, acceptaient comme une nécessité !

Après cette terrible inspection sur ceux qui doivent être ses membres, l’État rend le fils à sa mère et le lui laisse jusqu’à sept ans; à cet âge, il le reprend pour ne plus le lâcher, et la vie de l’enfant n’est depuis ce moment qu’un long apprentissage de la patience, de la sobriété, même de la douleur. Il est aussitôt classé dans les bandes que des instituteurs, choisis parmi les jeunes hommes les plus braves, dirigent sous la surveillance d’un magistrat appelé pédonome. On les exerce à la palestre, à la course, au maniement des armes, à tout ce qui peut donner à leur corps force et agilité ; à leur âme, courage et patience. Vous trouverez difficilement, dit Xénophon, des hommes mieux constitués et plus souples de corps que les Spartiates : ils exercent avec un même soin et le cou, et les mains, et les jambes. Point de chaussures ; même vêtement été comme hiver ; pour lit, des roseaux coupés par eux-mêmes dans l’Eurotas : peu de nourriture, afin de les forcer à dérober par ruse et adresse de quoi satisfaire leur appétit. Il est étrange de voir ainsi enseigner le vol ; mais, à cause de la communauté qui unit les Spartiates, ce n’est point un vol véritable. Celui qui se laisse prendre est châtié, non comme coupable, mais comme maladroit. A la guerre, ils se souviendront, pour dépister l’ennemi, des ruses qu’enfants ils auront pratiquées pour trouver leur nourriture. Un d’eux avait volé un jeune renard; voyant venir quelqu’un, il le cacha sous sa robe, et aima mieux se laisser ronger le ventre et les entrailles, sans pousser un seul cri, que de se trahir. Pour les endurcir à la souffrance, on les soumettait à de rudes épreuves, comme font encore les Indiens du nouveau monde ; ils étaient battus de verges devant l’autel de Diane, et c’était à qui supporterait le mieux la douleur et mériterait le titre de vainqueur de l’autel, βωμονίxης : on en vit expirer sous les coups, sans qu’un gémissement eût décelé leurs souffrances[20]. A ces exercices il s’en mêlait d’une autre sorte : on leur apprenait à jouer de la flûte et de la lyre, à chanter des hymnes sacrés ou des poésies guerrières. Homère, Tyrtée et toute poésie virile qui élève et fortifie l’âme étaient fort en honneur; mais les vers d’Alcée, qui avait honteusement chanté sa fuite et son bouclier laissé à l’ennemi, étaient proscrits. Après le dévouement à la patrie, la vertu qu’on leur enseignait le plus était le respect de la vieillesse : rien n’était plus nécessaire dans une cité où presque tous les magistrats étaient des vieillards, et où la loi, qui ne fut pas écrite, devait s’exprimer par la bouche des anciens. Il leur semblait obéir aux dieux en honorant ceux que la Divinité avait jugés dignes d’une longue vie. Un jour, au théâtre d’Athènes un vieillard cherchait une place parmi la foule et parcourait les bancs, repoussé des uns, raillé des autres ; des députés lacédémoniens l’aperçurent, et, se levant de leurs sièges, lui firent signe de venir prendre place au milieu d’eux ; on applaudit : Je vois bien, dit le vieillard, que les Athéniens savent ce qui est beau ; mais les Lacédémoniens seuls le pratiquent.

A vingt ans, le jeune homme était admis dans l’armée et faisait le service soit à l’intérieur, soit au dehors. A trente, il devenait époux et exerçait ses droits de citoyen, mais en restant soumis à toute la sévérité de la discipline spartiate. A soixante, sa carrière militaire était finie, il s’occupait alors de l’administration des affaires publiques et de l’éducation des enfants.

L’éducation des Lacédémoniennes était à peine moins dure. Au lieu de les condamner à l’existence sédentaire au fond d’un gynécée, Lycurgue remit aux femmes esclaves le soin de filer la laine et de préparer les vêtements[21] ; quant aux jeunes Spartiates, il voulut qu’elles se missent en état de donner un jour de robustes enfants à la patrie.

Il établit pour elles, comme pour les hommes, des exercices du corps, des courses, des luttes, qui les rendaient saines et fortes. Les Phainomérides s’y livraient sous les yeux des citoyens, presque sans autre voile que leur vertu[22], jusqu’à la vingtième année, âge habituel du mariage. Alors commençaient les soins domestiques qui leur laissaient une grande liberté, sans que les moeurs en souffrissent, parce qu’elles vivaient sous les yeux de tous et qu’elles ne cherchaient point à amollir l’austérité farouche de la cité. Cette éducation, qui élevait leurs sentiments et leur courage, leur assura longtemps une influence enviée par les autres femmes de la Grèce. Vous autres Lacédémoniennes, vous êtes les seules qui commandiez aux hommes, disait une étrangère à la femme de Léonidas. — C’est que nous sommes les seules, répondit-elle, qui mettions au monde des hommes.

Sparte voulait être l’unique objet de l’affection de ses enfants; afin de n’en rien perdre, elle avait, par ses lois, détruit l’amour du père pour le fils, du mari pour l’épouse. Il était honteux qu’un homme se laissât voir dans la compagnie de sa femme et d’être aperçu entrant chez elle ou en sortant[23]. Aussi la déesse des douces voluptés était bannie de Lacédémone. Aphrodite y avait un temple pourtant : c’était celui de Vénus, armée non de ses grâces, mais du glaive, et représentée assise, avec un voile sur là tête et des fers aux pieds (Pausanias, III, 15, 11).

Cependant la vie de famille existait à Sparte, comme dans toute la Grèce : chaque famille avait son foyer, son dieu domestique et son tombeau[24]. La femme Spartiate était traitée avec respect, et elle montra souvent, aux beaux jours de Lacédémone, une grandeur de caractère, qui fait d’elle la digne rivale de la matrone romaine. Elle est bien courte, disait un jeune soldat à sa mère en lui montrant son épée. — Fais un pas de plus, répondit-elle. Une autre donnant le bouclier à son fils pour une expédition lui dit : Reviens dessus ou dessous, c’est-à-dire : Tue ou sois tué ; mais point de déshonneur ; mieux vaut la mort. Une autre, Démænéta, envoie ses huit fils au combat ; tous y restent. Elle ne répand pas une larme, mais dit : Sparte, je te les avais donnés afin qu’ils pussent mourir pour toi !

Lycurgue voulut que les Spartiates eussent des mœurs austères. Point de luxe ; il y mit bon ordre par sa lourde monnaie de fer, dont on ne pouvait transporter la plus petite somme que sur des chariots[25], et qui n’avait point cours au dehors. Mais si Lacédémone ne frappait pas de monnaie d’or[26], elle en recevra beaucoup quand elle sera devenue puissante, et la vénalité spartiate laissera, dans l’histoire de la Grèce, des exemples fameux. Comme Lycurgue chassait le luxe, il chassa le commerce qui l’amène à sa suite. Les étrangers auraient apporté des idées nouvelles : l’entrée de Sparte leur fut interdite, excepté à certains jours. Un Spartiate ne pouvait, non plus, voyager sans la permission des magistrats, et il y avait peine de mort pour celui qui s’établissait en pays étranger : c’était un déserteur.

II tendit au même but par l’institution des repas en commun auxquels tout Spartiate, même les rois, était tenu d’assister sous peine de perdre ses droits politiques, à moins que l’absent n’eût l’excuse d’un sacrifice ou d’une chasse prolongée qui promettait aux convives un présent pour le festin. Ces repas, appelés phidities, étaient sobres[27], chacun fournissait une part égale de farine d’orge, de vin, de froment, de figues et une légère contribution pour les assaisonnements ou la viande. On ne pouvait y ajouter que le produit de la chasse ou une portion des victimes immolées aux dieux. Celui qui était trop pauvre pour rien apporter était exclu des tables et déchu de ses droits de citoyen. Leur mets favori, par lequel commençait le repas, était ce brouet noir qui fit faire la grimacé à Denys de Syracuse. Il y manque vraiment quelque chose, dit le cuisinier qui le lui avait apprêté. — Et quoi donc ?De vous être baigné dans l’Eurotas. Les vieillards assistaient à ces repas ainsi que les enfants : on y racontait avec éloge les belles actions, on y flétrissait les actions honteuses, on s’y exerçait à une raillerie agréable et piquante[28].

Cet usage entretenait parmi les Spartiates une confraternité dont s’étonneraient quelques-uns de nos plus hardis utopistes qui, si souvent, prennent pour des nouveautés d’antiques, mais fort peu vénérables, vieilleries. Celle-ci, mauvaise à tant d’égards, avait pourtant un avantage. Des convives d’une même table devenaient, en temps de guerre, les soldats d’une même section, de sorte que chacun, combattant sous les yeux de ses amis, en avait plus d’ardeur (Denys, II, 23).

Tout citoyen pouvait châtier les enfants d’autrui. En cas de besoin, il était permis d’emprunter les esclaves d’un voisin, ses chiens de chasse, ses chevaux, à condition de tout remettre dans le même état et à la même place. Les Spartiates poussèrent même quelquefois l’abnégation du propriétaire jusqu’à des conséquences que Xénophon admire beaucoup et qui répugneraient singulièrement à nos idées sur la sainteté des liens de famille[29].

Hormis la guerre et les exercices par lesquels il s’y prépare, les seules occupations du Spartiate sont la chasse et la conversation dans les lieux publics, où il s’habitue à cette façon de parler brève et sentencieuse qu’on a appelée le laconisme. Aux tables communes, on se dédommageait de cette réserve apprêtée : on y parlait librement, mais rien de ce qui s’y disait ne devait transpirer au dehors. Celui qui présidait au repas répétait souvent aux convives, en leur montrant la porte : Par là, pas un mot ne doit sortir.

Une fois quitte de ses devoirs envers la patrie, comme le Spartiate méprise l’industrie, le commerce et tout travail manuel, comme il ne se soucie pas plus de philosophie que de beaux-arts et de littérature, bien qu’on lui apprenne quelques vers et un peu de musique[30], il jouit de cette oisiveté qui lui semble l’apanage de l’homme libre. On raconte qu’un Spartiate, se trouvant à Athènes, apprit qu’un citoyen de cette ville venait d’être condamné à l’amende pour cause d’oisiveté. Il s’étonna fort et demanda à voir celui qu’on punissait pour s’être conduit en homme, par le juste mépris qu’il montrait pour des travaux serviles.

Cette uniformité de vie ne donnait pas aux Spartiates l’esprit souple, ingénieux, hardi, plein de ressources et promptement familier avec l’inconnu, que les Athéniens durent à un mélange harmonieux d’exercices physiques et de culture intellectuelle. Aristote les trouve grossiers, Isocrate est bien près de les appeler des barbares[31], et leur histoire les montre très superstitieux. C’était le cas de beaucoup d’autres ; mais ils l’étaient à l’excès : mauvaise disposition pour la bonne conduite de la vie, puisque c’est la sagesse remise au hasard et la soumission de la volonté à de prétendues puissances surnaturelles. Ils s’embarrassaient pour peu de chose. Cela se remarque même à la guerre : un siège, la mer, tout ce dont ils n’ont pas l’habitude les déroute. A Platée, il leur faut attendre les Athéniens pour forcer les retranchements de Mardonius ; les sièges qu’ils entreprennent ont une durée homérique, Ira, Ithôme.

L’organisation militaire des Spartiates a fait, dans l’antiquité, l’admiration d’hommes très compétents, tels que Thucydide et Xénophon. Une discipline rigoureuse fortifiée par le sentiment de l’honneur, une hiérarchie qui, allant du roi au simple chef de file, assurait la régularité des mouvements, une ordonnance avec une cohésion que le bataillon sacré des Thébains et la phalange macédonienne auront seuls à un degré supérieur, enfin, l’aspect imposant de ces beaux hommes aux traits graves et immobiles, de ces rangs hérissés de piques, de ces vêtements écarlates que portent les guerriers, de leurs casques et de leurs boucliers d’airain au sombre éclat, de leurs bataillons qui s’avancent au son des flûtes, d’un pas lent ou pressé, que rien n’arrête, tout cela arrache à Xénophon ce cri d’enthousiasme : Vous croiriez que la seule république de Sparte a produit de vrais guerriers, tandis que l’art militaire est resté dans l’enfance chez la plupart des nations. Celles-ci avaient bien des citoyens qui, à l’occasion, devenaient des soldats ; Sparte seule posséda ce que nous appellerions une armée régulière et permanente qui lui eût soumis la Grèce entière, si cette ambition, qu’elle conçut après Ægos-Potamos, lui était venue avant Marathon. Platon disait de Sparte qu’elle était moins une ville qu’une armée campée sous la tente.

Cependant on prétend que Lycurgue chercha à modérer l’esprit belliqueux des Spartiates, qu’il leur défendit de faite la guerre pendant certaines fêtes, et qu’il établit des trêves sacrées. Il leur donna du moins pour la guerre quelques maximes fort sages ; en voici plusieurs : Ne pas faire longtemps la guerre au même peuple, pour ne pas lui apprendre à la bien faire. — Ne pas poursuivre trop loin l’ennemi vaincu : c’est lâche et quelquefois dangereux. — Ne pas dépouiller les morts avant la fin du combat : c’est imprudent.

La constitution de Lycurgue était surtout propre à faire des héros, et elle en fit. Servir la patrie et mourir pour elle, voilà la plus grande ambition des Spartiates. Victoire ou mort ! était leur cri de guerre ; l’honneur était leur loi suprême. Ce qui mérite d’être admiré dans Lycurgue, dit Xénophon, c’est d’avoir su faire préférer une belle mort à une vie déshonorée. Ce grand législateur a pourvu au bonheur de l’homme brave et a dévoué le lâche à l’infamie. Dans les autres républiques, quand un homme est lâche. on se contente de lui en donner le nom ; du reste, il délibère sur la place publique avec l’homme brave, il s’assied prés de lui, il lutte avec lui. A Lacédémone, on rougirait de manger avec un lâche, de toucher ses armes ou sa main; au jeu de paume, les deux camps le repoussent. La dernière place dans les salles de danse et dans les spectacles est la sienne. Dans les rues, il cède le haut du pavé à de plus jeunes que lui. Ses filles partagent sa flétrissure ; elles sont exclues des repas publics et ne peuvent trouver d’époux. On lui fait mille outrages. Vêtu de haillons, la barbe rasée d’un côté, il est frappé impunément par ceux qui ne l’évitent pas avec horreur. D’après cela, faut-il s’étonner qu’à Sparte on préfère la mort à une vie condamnée à l’opprobre et à l’infamie ?

Je n’ai pas encore parlé d’une autre singularité : Sparte n’avait pas de murs. Pleins de confiance dans leur courage, pleins de mépris pour leurs sujets, ils n’avaient pas cru nécessaire d’ajouter à la force des collines où ils avaient établi leur principale demeure. Des fortifications qui, d’ailleurs, n’auraient enveloppé qu’un petit espace. auraient séparé une partie du peuple de l’autre et peut-être porté atteinte à la commune égalité. Ils estimèrent que les remparts de Sparte étaient le Taygète, les monts d’Arcadie, la mer et surtout, ce que le poète préfère aux plus solides murailles, de vaillantes poitrines. L’événement montra qu’ils avaient raison.

Ce ne fut pas sans orages que Lycurgue parvint à établir sa constitution. Quand il voulut introduire la frugalité avec les repas en commun, les riches, habitués déjà au luxe et à la débauche, firent une sédition et voulurent le lapider; ils le poursuivirent jusque dans nu temple et le blessèrent : il eut un oeil crevé. Le patriotisme pourtant et le sentiment des dangers que courait la cité à la suite de ces divisions l’emportèrent : les lois furent acceptées.

On raconte qu’après les avoir vu adopter, il fit jurer aux rois, aux sénateurs, à tous les citoyens, de n’y rien changer jusqu’à son retour. Puis, s’éloignant, il alla consulter l’oracle d’Apollon. Le dieu répondit que Sparte effacerait la gloire de toute autre cité tant qu’elle conserverait ses lois. Lycurgue envoya cet oracle à Lacédémone, fit un nouveau sacrifice, embrassa ses amis et son fils, et, pour ne pas dégager ses concitoyens de leur serment, se laissa mourir de faim.

 

Le meilleur commentaire des lois de Lycurgue est l’histoire de Sparte; qu’on la lise, l’arbre sera jugé par ses fruits.

Lycurgue, et je réunis sous son nom toutes les lois dont il vient d’être parlé sans examiner si toutes lui appartiennent, Lycurgue avait tout combiné avec une rare sagacité pour rendre Sparte immuable et sa constitution immortelle. Mais il y a un grand ennemi des choses de ce monde qui veulent être éternelles, ce vieillard à tête chauve et à barbe blanche que l’antiquité armait d’une faux. Les législateurs n’aiment pas plus que les poètes à compter avec lui ; ils disent volontiers qu’ils ont bâti un édifice plus solide que l’airain : le temps marche, tout s’écroule[32]. Sparte le brava pendant des siècles, mais parce qu’elle sacrifia davantage la liberté de ses citoyens’ qu’elle tint sous la plus rude discipline. Elle a longtemps duré; elle n’a pas vécu. Dès que cette constitution inflexible et, à certains égards, immorale, qui était établie en dehors des conditions habituelles des sociétés, fut ébranlée, sa décadence fut rapide, irrévocable.

Lycurgue avait voulu immobiliser l’homme et la terre, le nombre et la fortune des citoyens; et à la fin, il n’y eut pas de cité où la terre fût plus mobile, la condition des citoyens plus diverse, leur nombre plus réduit[33].

Il avait singulièrement amoindri les droits de la propriété individuelle pour fortifier le pouvoir de l’État ; et Aristote dit : À Sparte, l’État est pauvre, le particulier riche et cupide.

Il avait méconnu les lois de la nature dans le sort et l’éducation des femmes, et Aristote, accusant leurs mœurs, leur avidité, même leur courage, voit dans leur licence une des causes de la chute de Lacédémone.

Il mit les Hilotes sous la terreur; ils la renvoyèrent à leurs maîtres.

Il défendit les longues guerres, mais il avait rendu la guerre attrayante en délivrant le soldat des règles sévères imposées au citoyen ; et ce fut par la guerre, par la victoire que sa république périt.

Il ôta toute liberté d’action à ses concitoyens; il assigna à chaque instant de leur vie son emploi; enfin, pour parler comme Rousseau, qui s’entendait, lui aussi, en paradoxes politiques : Ses lois dénaturèrent l’homme pour renforcer en lui le citoyen ; et Sparte, devenue une cité révolutionnaire, mourut faute d’hommes ; όλιγανδρα[34].

Il avait proscrit l’or et l’argent, pour proscrire la corruption ; et nulle part, depuis les guerres Médiques, la vénalité ne fut si ordinaire, si éhontée.

Il bannit les arts[35], excepté pour son temple d’Apollon à Amyclées; en cela il réussit. Pausanias cite bien cinquante temples à Lacédémone, mais il n’en reste pas une pierre. C’est qu’une piété rustique, et non point l’art, les avait construits. Si l’on met à part un certain goût pour la musique, la danse et une poésie sévère, Sparte resta une cité barbare au milieu de la Grèce, un point sombre dans la lumière; elle ne connut même pas bien le seul art qu’elle pratiquât, la guerre; du moins en ignora-t-elle toujours certaines parties.

Aristote l’a dit : faite pour la guerre, Lacédémone se rouilla dans la paix, comme une épée dans le fourreau. Toutes ses institutions lui apprenaient à se battre, aucune à vivre de la vie de l’esprit. Vertu égoïste et farouche, elle a pu contenter l’orgueil de ses enfants et gagner les éloges de ceux qui admirent la force et le succès ; mais qu’a-t-elle fait pour le monde ? Machine de guerre bonne pour détruire, incapable de produire, qu’a-t-elle laissé ? Pas un artiste, pas un homme de génie, pas même une ruine qui porte son nom, tant elle est bien morte tout entière, comme Thucydide l’avait prédit (Hist., I, 10), tandis qu’Athènes, si calomniée par les rhéteurs de tous les âges, montre encore les ruines majestueuses de ses temples, où l’art moderne des deux mondes vient chercher l’inspiration, comme nous cherchons dans ses poètes, dans ses philosophes, l’éternelle beauté.

Au résumé, et c’est la leçon qu’il faut tirer de cette histoire Lycurgue eut beau décréter pour Sparte l’égalité des biens, qui est contraire aux conditions de la nature comme à celles de la société, nulle part, en Grèce, les inégalités sociales ne furent aussi grandes[36]. Mais de sa discipline, il subsista longtemps quelque chose, et ce fut elle qui valut à Lacédémone sa puissance et sa renommée, car cette singulière ordonnance sociale frappa les autres peuples d’étonnement.

Les Spartiates ont aussi donné un grand exemple de sobriété et de mépris pour les passions, la douleur et la mort. Ils savaient obéir et mourir. La loi était pour eux, suivant la belle expression de Pindare et de Montaigne, « la reine et impératrice du monde[37] ». Reconnaissons-leur encore une vertu qui les honore, le respect pour ceux à qui les années ont mis sur la tête la couronne de cheveux blancs.

Le poète aristocratique de la Béotie, qui, comme un autre Dorien, Théognis de Mégare, haïssait la foule populaire, eut de l’admiration pour la cité où régnait, sous des rois héréditaires, la sagesse des vieillards et les lances des jeunes hommes, les choeurs de la muse et la douce harmonie. Simonide vit mieux ce qui fit la grandeur de Sparte : il appelait Lacédémone la ville qui dompte les hommes (Plutarque, Agés., 1). Cet empire sur soi-même donne habituellement l’empire sur les autres, et, longtemps, les Spartiates les ont eus tous les deux.

 

 

 



[1] Strabon, VIII, VI, 20. Mézières, Description de la Laconie, dans les Archives des missions, t. III, p. 379.

[2] Homère ne connaît d’autre nom pour cette ville que celui de Lacédémone (Iliade, II, 581 ; III, 239, 244, etc.). Sparte était à 20 stades ou à moins d’une lieue au nord d’Amyclées, une des plus célèbres cités du Péloponnèse dans les temps héroïques, la demeure de Tyndare et des Dioscures.

[3] Κοίλην ΛαxιδαίμοναIliade, II, v. 581. Les chiffres suivants justifient l’épithète homérique. Le Parnon mesure, sur la frontière de la Cynurie, 1958 mètres ; à l’est de Lacédémone, 1549 ; les montagnes du côté de l’Arcadie en ont 1154, le Taygète 2567 ; sur la côte, les hauteurs sont encore de 823 vers Tyros, de 1138 vers Zarax, de 1805 au-dessus du cap Malée, de 929 vers Hélos, de 1502 dans la petite chaîne du Ténare.

[4] Le chemin qui conduit de la Laconie dans l’Argolide était dans l’antiquité ce qu’il est encore aujourd’hui, un des plus rudes et des plus sauvages de la Grèce (Chateaubriand, Itin., p. 87).

[5] Suivant une conjecture très vraisemblable de Curtius, qui s’appuie sur un fragment d’Éphore, il y aurait eu dans la Laconie, après l’invasion dorienne, une sorte d’hexapole formée par les six villes de Sparte, Amyclées, Pharis, Ægys, Las et Bœées ou Geronthrées, qui avaient chacune son prince ou roi. Ces six royaumes se seraient peu à peu trouvés réduits à un seul, celui de Sparte : mais deux familles royales auraient survécu. De là cette singularité des deux rois de Lacédémone (Hérodote, V, 72). Il est certain que cette double royauté, qu’on ne retrouve point parmi les autres États doriens, a dû provenir de quelque circonstance qui nous échappe. Les Talthybiades, qui conservèrent héréditairement la charge de hérauts publics, prétendaient aussi descendre du héraut d’Agamemnon, et bien des usages, bien des traditions de l’époque achéenne, c’est-à-dire du temps des Pélopides, furent conservés à Sparte. Ces faits confirmeraient l’opinion de Schœmann, qui croit que l’hexapole dont parle Éphore était constituée du temps des Pélopides. Il pense aussi que la capitale dorienne fut un assemblage de cinq bourgades, voisines les unes des autres, mais séparées, et dont une portait le nom de Sparte. Enfin il se peut qu’il faille faire descendre la date de l’invasion dorienne du onzième au neuvième siècle.

[6] Plutarque dit, au commencement de sa vie de Lycurgue : On ne peut rien dire de certain sur lui. Son origine, ses voyages, sa mort, ses lois même et la forme du gouvernement qu’il établit sont rapportés diversement.

[7] Ératosthène fait Lycurgue contemporain d’un roi d’Élide nommé Iphitos, qui aurait renouvelé l’institution des jeux olympiques attribuée à Hercule et à Pélops, 108 ans avant l’olympiade de Corœbos, laquelle est fixée à l’an 776, ce qui fait fleurir Lycurgue en l’année 884. Selon Thucydide (I, 18), la législation dite de Lycurgue serait antérieure de quatre cents ans et plus à la fin de la guerre du Péloponnèse. Cette guerre ayant fini en 404, il faut remonter quelque peu au delà de 804 pour avoir l’établissement de la constitution spartiate, d’après Thucydide. Mais cette législation ne fut jamais écrite… Solitum est ut Lacedæmonii… ea quæ pro legibus observarent, memoriæ mandarent (Institutes de Justinien, liv. I, tit. 2, § 10).

[8] Les auteurs différent sur le chiffre des lots. Ces variantes et le silence d’Hérodote, de Thucydide, de Xénophon, de Platon et d’Aristote ont fait penser à MM. Lachmann, Kortum, Kopstadt et Grote que ce partage n’a jamais eu lieu ; le dernier n’attribue même à Lycurgue que des lois concernant l’éducation des enfants et les repas publics. Lykurgus, dit-il, is the trainer of a military brotherhood, more than the framer of a political constitution (T. II, p. 525). J’accorde que Lycurgue n’a pu partager toutes les terres de la Laconie, puisque cette contrée n’était pas de son temps conquise tout entière; niais la constitution de Sparte et les idées qu’on s’en formait dans l’antiquité reposant sur l’égalité des biens, je ne doute pas que cette égalité n’ait été un certain jour établie par un partage des terres. C’est l’opinion soutenue dans la plupart des écrits où cette question se rencontre, ceux d’Hermann, de Tittmann, de Wachsmuth, de Manso, d’O. Müller, de Schœmann, de Thirlwall et de Curtius. L’amour de l’argent, un des traits du caractère spartiate qu’Aristote met en relief, prouverait au besoin que ce grand désir d’avoir de la richesse mobilière provenait de la difficulté d’avoir une richesse immobilière, à laquelle pourtant beaucoup d’hommes, à Sparte, finirent par arriver. De quelle manière, puisque ces lots sont généralement regardés comme ayant été inaliénables et indivisibles ? Avant la guerre du Péloponnèse, par l’extinction d’un grand nombre de maisons primitives ; depuis cette guerre, par la loi de l’éphore Épitadéos, qui autorisait le père à disposer de son bien comme il l’entendait. Aristote (Polit., II, 7) dit que vendre ou acheter un lot de terre, c’était blesser profondément le sentiment public, mais qu’il y avait la plus grande liberté pour les legs et les donations. Cette liberté suffisait pour amener la concentration des biens en un petit nombre de mains.

[9] C’est la redevance que les Messéniens vaincus durent payer (Tyrtée, ap. Pausanias, IV, 14, 5).

[10] Il doit y avoir quelque exagération dans le tableau qu’Isocrate (Panathén., 178) trace de la condition des Périèques.

[11] Hérodote, IX, 33. Cependant il nomme un troisième étranger fait Spartiate, Clytiadès d’Élis (Ibid.). Aristote, je crois, parle de nombreux citoyens faits par les premiers rois. Les étrangers étaient autorisés à assister aux fêtes de Sparte : Lichas tenait pour eux table ouverte (Xénophon, Menor., I, 2, ad fin.).

[12] J’ai donné, au chap. I, le chiffre des Hilotes d’après Chaton ; Schœmann le porte beaucoup plus haut, jusqu’à 224.000 ; mais il y a toujours beaucoup d’incertitude pour les chiffres fournis par les anciens ou établis d’après leurs données. Disons seulement que le nombre des pilotes était très supérieur à celui des Spartiates. On a fait venir le mot Hilotes de la ville d’Hélos ; d’autres de Εϊλωτες, les prisonniers. La ville d’Hélos ne fut prise qu’après Lycurgue.

[13] Les mots Spartiates et Lacédémoniens ont été souvent confondus. Le premier désignait plutôt la classe dominante ; le second, les maîtres de la Laconie et les Périèques ; cependant il arrivait aussi qu’on donnât le nom de Lacédémoniens aux seuls Spartiates.

[14] M. Wallon (Histoire de l’esclavage, etc., t. I, chap. II, p. 108) pense qu’au temps de la bataille de Platée il y avait environ 8.000 Spartiates, ou, avec les femmes et les enfants, 31.400 personnes, 120.000 Périèques et 220.000 Hilotes. Ce qui donne une population sujette dix fois plus nombreuse que la classe dominante. Les chiffres de Clinton différent beaucoup de ceux-là, sans être plus certains. L’énorme disproportion qui existait entre les deux classes n’en est pas moins hors de doute.

[15] Là aussi ce pouvoir fut plus tard limité par des éphores, qui envoyèrent deux de leurs collègues à l’armée, et en 418 par un conseil de dix Spartiates, qui fut placé à côté du roi dans toute expédition.

[16] Les devins étaient fort en crédit à Sparte ; rien ne se faisait sans eux. Ils suivaient les armées, et l’État avait deux devins officiels (Thucydide, V, 54, 55 ; VI, 69). En campagne, les rois emportaient l’image des deux Tyndarides, patrons de Lacédémone (Hérodote, V, 75).

[17] Les Romains eurent aussi leurs duplicaires. Voyez Hist. des Romains. Cet usage se trouve dans Homère, Iliade, VII, 321 ; VIII, 162, et Platon l’introduira dans sa République, liv. V, p. 96, éd. Didot : Ce sera, dit-il, pour les guerriers une distinction et un moyen d’augmenter leur force.

[18] Hérodote, V, 92 ; Aristote, Pol., V, 12.

[19] Voyez dans Plutarque, Agis, 6, la loi de l’éphore Épitadéos.

[20] Du reste, c’était moins un moyen pédagogique qu’une coutume religieuse qui, selon Pausanias (III, 16, 10), avait été substituée par Lycurgue à celle des sacrifices humains l’ails à Artémis : De cette manière, l’autel de la déesse était encore arrosé de sang. » À Aléa, en Arcadie, dans le temple de Bacchus, les femmes étaient fouettées durant la cérémonie.

[21] Xénophon, au contraire, dans sa République de Lacédémone, 1, oppose l’éducation donnée, de son temps, aux jeunes filles de Sparte à celle qu’elles recevaient dans les autres cités de la Grèce : Elles mangent du pain en très petite quantité et fort peu de mets assaisonnés ; ne boivent point de vin et sont assujetties â des travaux sédentaires pour filer la laine et confectionner les vêtements.

[22] Aristote dit que, de son temps du moins, ce voile était fort léger (Pol., II, 6, t. I, p. 511, éd. Didot).

[23] Cette coutume ne regardait sans doute que le jeune Spartiate qui devait toute sa journée à l’État pour les exercices militaires. Polybe dit bien qu’un mari qui avait assez d’enfants cédait sa femme à un autre, et que trois ou quatre hommes, davantage quand c’étaient des frères, pouvaient avoir la même femme, dont les enfants restaient alors communs ; et il ajoute que cela était xαί πάτριον, xαί xαλόν, xαί συνήθες (XII, 6, 8). Mais ces coutumes doivent avoir été celles de son temps, quand Sparte n’avait plus qu’un petit nombre de citoyens, dont beaucoup étaient pauvres. Il faut cependant reconnaître que ces moeurs dérivaient naturellement de l’ancienne législation qui ne donnait d’autre but au mariage que la reproduction.

[24] Voyez Fustel de Coulanges, La propriété à Sparte (Bull. de l’Acad. des sc. mor., 1880, p. 645).

[25] Polybe, VI, 40. Cette défense doit être d’une date postérieure à Lycurgue, puisqu’il n’y avait pas encore de monnaie à cette époque en Grèce (voyez ci-dessous, au chap. XII). Athénée (VI, 24) rapporte, d’après Posidonius, qu’il était défendu de garder de l’argent dans la ville et que tout ce que l’État possédait de métal précieux était donné en garde d’abord aux Arcadiens, plus tard au temple de Delphes.

[26] Thorax, un lieutenant de Lysandre, fut condamné à mort parce qu’on trouva de l’or chez lui (Plutarque, Lys., 25).

[27] Suivant Athénée, IV, 19, d’aucuns se dédommageaient de la frugalité du repas public en recommençant chez eux à dîner au sortir de la table commune. Les Spartiates avaient l’habitude de beaucoup manger. D’après les chiffres donnés par Thucydide, IV, 16, la ration d’un hoplite lacédémonien était par jour de 2 chenices de farine = 2 litres, ou en kilo. 1,626 donnant 1,839 de pain, plus 2 cotyles de vin = 0,54 litre et un morceau de viande, ce qui dépasse de beaucoup la ration de nos soldats ; car ils n’ont pas de vin et seulement 750 grammes de pain. Les Spartiates, demandant plus que nous à la force du corps, mangeaient davantage. Comme les héros d’Homère, ils prenaient leurs repas assis.

[28] On retrouve ces tables communes non seulement en Crète, mais à Mégare, à Corinthe, jusque chez les Énotriens d’Italie.

[29] République de Lacédémone, 1, p. 679, édit. Didot.

[30] Ils faisaient profession d’ignorer les sciences, et en général ne savaient ni lire ni écrire et rarement compter (Isocrate, Panath. ; Platon, Le premier Hippias).

[31] Aristote, Politique, passim, et Isocrate, Panég., 209.

[32] Eschyle dit admirablement bien : Le temps marche ; c’est un grand maître (Prométhée enchaîné, 981).

[33] Les acquisitions faites à la suite de guerres heureuses donnèrent aux Spartiates d’autres terres que le domaine primitivement accordé à chacun d’eux et qui, n’étant pas soumises aux conditions du premier allotissement, purent, sans doute, être distribuées par les pères à leurs fils puînés, ou cédées et vendues. De la sorte, il s’opéra une concentration des propriétés qui, se combinant avec d’autres causes, eut pour résultat d’enrichir les uns et d’appauvrir les autres. Dès le temps de Tyrtée, il y avait à Sparte. des riches et des pauvres (Aristote, Pol., V, 6, t. I, p. 573 ; de même, Hérodote, VII, 134, et Thucydide, 1, 6). Lichas, qui tenait table ouverte à Sparte pour les étrangers accourus à ses fêtes, fit en 420 courir un char à Olympie ; les riches seuls pouvaient se donner ce luxe (Thucydide, 1, 49).

[34] Aristote, Pol., II, 6, dit de Sparte : άπώλετο διά τήν όλιγανθρωπίαν et Xénophon, Hellén., III, 5 ; Rép. de Lacéd., 1 : ή Σπάρτη τών όλιγανθρωποτάτων πόλεων οΰσα. Ce manque d’hommes ne s’applique pas à la population tout entière mais au corps des citoyens pleno jure. A une époque où l’on n’en comptait plus qu’un très petit nombre, les Étoliens emmenèrent de la Laconie, en une seule fois, 50.000 esclaves.

[35] Ou du moins il les interdit aux Spartiates, mais ceux-ci appelèrent quelquefois des artistes étrangers. Dès le sixième siècle, Bathyclès, venu de Magnésie du Méandre, sculpta le trône colossal d’Apollon à Amyclées. II ne changea pas l’étrange statue du dieu, sorte de pilier de bronze auquel on ajusta une tète, des bras et des pieds ; mais il décora le trône de statues et de bas-reliefs dont Pausanias (III, 18, 6) a donné la description. Plus tard, en souvenir de la victoire d’Ægos-Potamos, Aristandros, probablement le père du grand sculpteur Scopas, représenta, dans le même temple, Sparte sous la figure d’une joueuse de lyre (Id., ibid., 5).

[36] Grote, dans son Histoire de la Grèce, chap. VII, ad fin., dit : Lycurgue imposa à ses concitoyens les mêmes exercices assujettissants, les mêmes habitudes de vie, d’oisiveté d’homme bien né, de vigueur illettrée ; il ordonne que toutes choses soient les mêmes partout : chère, costume, travaux, privations, patience, châtiments, subordination ; c’est une leçon instructive, du moins, bien que peu satisfaisante, pour les observateurs politiques, de voir qu’avec toute cette égalité de procédés Il finit par créer une communauté dans laquelle non seulement l’amour de la prééminence, mais même l’amour de l’argent, se sont puissamment et spécialement développés (Traduction de Sadous, tome III, p. 347).

[37] Pindare, fragm. 151, édit. Boeckh. Cf. Hérodote, III, 38. Le Digeste (1, 3, 2) attribue ce mot au stoïcien Chrysippe. Montaigne (I, chap. XXII) appelle la loi : La royne et emperière du monde. Sparte, pour qui nous sommes si sévères, parce que nous croyons que tout peuple est comptable envers l’humanité, a eu de chaleureux défenseurs : Barthélemy, dans Anacharsis, a réuni les jugements favorables. Tous les ennemis d’Athènes et de la démocratie sont pour elle : Thucydide, qu’Athènes punit d’un exil mérité ; Xénophon, si odieusement partial pour sa patrie d’adoption ; Platon, rêveur sublime, qui plus encore que Lycurgue mit sa république en dehors des conditions de l’humanité ; Isocrate, le rhéteur macédonien, etc. Ceux qui comptent Aristote parmi ses partisans n’ont pas lu le chapitre VI du livre II de sa Politique. Platon lui-même est bien sévère, au livre VII de la République, pour les panégyristes enthousiastes de Lycurgue.