I. Mouvements de peuples en Grèce après la guerre de TroieLa guerre de Troie avait, suivant la légende, duré dix
ans ; c’était un chiffre fatidique qu’on donnera encore à la guerre
sainte de Cirrha, à une époque, pourtant, on commencera l’histoire plus
certaine. Fût-ce cette longue absence des chefs, les tragiques aventures du
retour, la dispersion ou la ruine de la grande armée, qui déterminèrent de
nouveaux mouvements de peuples ? On ne le sait ; mais un fait
important se révèle sûrement : Ce qu’on appelle l’invasion des Doriens marque donc une période nouvelle dans l’histoire de la Grèce[1]. La prépondérance, jusqu’alors exercée par les tribus maritimes de la côte orientale, qui étaient demeurées en rapport constant avec les populations asiatiques, passa aux tribus de l’intérieur et du Nord. La vie grecque, si brillante et déjà si expansive dans Homère, se resserre et s’efface. Les ténèbres, que la poésie avait à demi dissipées, redescendent sur le monde hellénique et l’enveloppent pour six siècles. Au travers de cette nuit de l’histoire, on ne voit passer que des lueurs vacillantes projetées par un petit nombre d’événements. Trop faibles pour tout éclairer, elles suffisent cependant à nous montrer les peuples qui se lèvent et marchent, et une grande révolution qui s’accomplit. Le mouvement partit de l’Ouest, de la région où les noms de Grecs et d’Hellènes étaient indigènes, et où s’élevait le sanctuaire antique de Dodone. Bien des fois, les hommes de ce pays, gravissant les cimes du Pinde, avaient jeté des regards d’envie sur les riantes et fertiles plaines que de là ils voyaient s’étendre à leurs pieds aux bords du Sperchéios et du Pénée. Le défilé de Gomphi leur ouvrait une route facile vers cette terre de promission, et beaucoup y avaient passé. Ces migrations, qu’atteste l’autorité du dieu de Dodone dans la contrée qu’on appelait alors l’Hæmonie, n’ont pas laissé de trace dans la mémoire des hommes. La légende, fidèle à ses habitudes de l’aire dériver chaque peuple d’un héros, ne nous parle que d’un descendant d’Hercule, Thessalos, dont les fils, jetés par la tempête, au retour de la guerre de Troie, sur les côtes de l’Épire, s’y étaient établis et avaient donné à leurs sujets le nom de Thessaliens. Ce qui veut dire, sans doute, qu’une de ces bandes héracléennes qui avaient suivi le héros mythique, ou plutôt qui vivaient l’épée à la main, prit la prépondérance dans l’Épire. Tandis que les habitants de l’Hæmonie s’amollissaient au
milieu de l’abondance, les Thessaliens, dans les sauvages vallées de l’Épire,
ne connaissaient que la chasse et la guerre, avec les moeurs violentes que
leurs voisins de l’Étolie gardèrent jusqu’aux derniers jours de A une époque impossible à déterminer, mais qu’on place vers 1134, ces Thessaliens franchirent en grand nombre le Pinde et se jetèrent sur les Éoliens d’Arné[2], qui se donnaient pour chef éponyme le héros Boïotos, et se nommaient eux-mêmes Béotiens. Les Thessaliens les vainquirent sans peine, puis se partagèrent le pays et les captifs. Ceux-ci tombèrent, sous le nom de Pénestes ou pauvres, à la condition de serfs de la glèbe. Une partie du peuple vaincu préféra l’exil à la servitude
sous des maîtres impérieux; ils descendirent au sud, emportant leurs dieux,
Neptune et Minerve Itonienne, avec ce qu’ils purent sauver de leurs richesses
et de leurs troupeaux. L’Œta franchi, ils trouvèrent dans la vallée du Copaïs
un site qui leur rappelait celui d’Arné : de fertiles campagnes et des eaux
abondantes. Deux peuples y dominaient, les Cadméens de Thèbes et les Minyens
d’Orchomène, tous deux affaiblis par la guerre récente des Épigones. Les
Béotiens, de gré ou de force, s’établirent entre ces deux villes, sur la rive
méridionale du lac Copaïs, où ils élevèrent une nouvelle Arné qui, en peu de
temps, prévalut sur ses voisines. Une inondation du Copaïs détruisit leur
ville, mais celles du pays leur étaient maintenant ouvertes et soumises, à l’exception
de Thespies et de Platée; et cette région, qui avait été jusqu’alors sans nom
commun, s’appela, de ses nouveaux maîtres, D’autres exilés sortirent de l’Hæmonie. Les Doriens, qui habitaient au pied de l’Olympe, plutôt que de se soumettre, traversèrent vaillamment tout le pays, et, de fugitifs se faisant conquérants, enlevèrent aux Dryopes les hautes vallées qui s’étendent de l’Œta au Parnasse, et qu’ils gardèrent à jamais. Ils avaient aussi apporté de la vallée de Tempé leur dieu national, Apollon, qu’ils regardaient comme le père du chef de leur race, Doros, et dont ils furent toujours les plus zélés adorateurs. La route sainte qui conduisit plus tard de Delphes à Tempé passa par leur territoire. Ainsi, II. Retour des Héraclides (1104 ?)Un mouvement de peuples plus considérable, à cause de ses conséquences, fut ce qu’on appela le retour des Héraclides. Les poètes contaient qu’Eurysthée, persécuteur des fils d’Hercule, après l’avoir été de leur père, les avait privés de leur héritage et chassés du Péloponnèse. Thésée, le fidèle compagnon du héros, vivait encore; les Héraclides se retirèrent près de lui, dans l’hospitalière Attique, et habitèrent la plaine de Marathon, qu’à cause de ce souvenir les troupes de Lacédémone, durant la guerre du Péloponnèse, eurent ordre de respecter. Eurysthée somma le roi d’Athènes de lui livrer les fugitifs, et, sur son refus, envahit l’Attique ; mais l’armée qu’il conduisait fut détruite; atteint lui-même au milieu de l’isthme de Corinthe par Hyllos, fils aîné d’Hercule[3], il périt avec tous ses enfants, et de la race divine de Persée il ne resta qu’Hyllos et les siens. Le passage de l’isthme forcé, les Héraclides se répandirent, victorieux, dans la péninsule; mais une peste terrible les décima, et l’oracle consulté répondit qu’ils étaient revenus avant l’époque fixée par les destins. Suivant une autre tradition, une nombreuse armée d’Ioniens, d’Achéens et d’Arcadiens leur aurait barré le passage. Hyllos proposa de décider la querelle par un combat singulier, à condition que les Héraclides s’éloigneraient pendant trois générations s’il était vaincu. II fut tué par Ékhémos, roi des Tégéates (1204 ?) ; ses compagnons retournèrent dans l’Attique, tandis que le Pélopide Atrée, gendre d’Eurysthée, succédait à son beau-père sur le trône de Mycènes. De nouveaux efforts tentés par eux ne firent qu’accroître la puissance des Pélopides, autour desquels plusieurs peuples du Péloponnèse vinrent se ranger, pour défendre l’entrée de la presqu’île contre ceux qui s’y présentaient en conquérants. Aux royaumes de Mycènes et de Tirynthe, les Pélopides joignirent celui, de Sparte, quand Ménélas épousa la fille et l’héritière de Tyndare, la belle Hélène. Corinthe aussi reconnut leurs lois, de même que Sicyone et sept villes des environs de Pylos. Les Héraclides, désespérant alors de réussir, quittèrent l’Attique où, d’ailleurs, Thésée ne régnait plus, et se retirèrent parmi les Doriens, qui, en souvenir des services jadis rendus par Hercule à leur race contre les Lapithes, les accueillirent avec honneur, épousèrent leur querelle, et quatre-vingts ans après la guerre de Troie les mirent à leur tète pour la faire triompher. Oreste, après avoir vengé sur Égisthe et Clytemnestre le meurtre de son père Agamemnon et ressaisi la couronne de Mycènes (1176 ?), avait encore réuni les royaumes de Sparte et d’Argos et soumis une portion de l’Arcadie. Après un long règne, il avait laissé à son fils Tisaménos une domination qui s’étendait sur plus de la moitié du Péloponnèse. C’est contre ce Tisaménos que les Doriens marchèrent, guidés par l’Étolien Oxilos, et sous la conduite de trois chefs Héraclides, trois frères, Téménos, Kresphontès et Aristodémos. Avertis par un oracle, ils renoncèrent à passer par les
montagnes de l’isthme de Corinthe, si faciles à défendre; de ce côté, ils ne
firent qu’une démonstration, qui trompa les Pélopides, tandis que le gros de
leurs forces, réuni à Naupacte, où le golfe n’a plus que 3 à 10 stades de
largeur, y construisait une flottille de radeaux, sur laquelle montèrent
vingt mille guerriers[4]. Ils traversèrent
rapidement l’Égialée et l’Arcadie, prirent possession, sans combat, de Quant à Tisaménos, après avoir abandonné aux conquérants
ses fortes places de l’Argolide, il se jeta sur l’Égialée, en chassa les
Ioniens et s’y établit avec ses Achéens, qui donnèrent leur nom au pays. Les
Ioniens dépouillés se retirèrent dans l’Attique, où les avait déjà précédés
Mélanthos, avec les Éoliens expulsés de Ainsi Telle est la tradition généralement suivie sur ce qu’on
appelle le retour des Héraclides. Ce récit circonstancié peut se ramener à
dès faits plus simples : les compagnons d’Hercule, ou les bandes armées qui
se glorifiaient du nom de descendants d’Hercule, et, comme lui, vivaient d’aventures,
rallièrent, dans Dans Une des plus graves conséquences de tous ces bouleversements fut la fondation de colonies dans les îles de la mer Égée et sur les côtes de l’Asie Mineure. On verra plus loin l’histoire de ces établissements ; dans le Péloponnèse même, la conquête dorienne eut des effets qui se firent sentir pendant toute la durée de la vie historique de la nation. Une partie seulement des vaincus, les familles royales ou aristocratiques, émigrèrent, et presque partout, à l’exception de l’Élide, où la fusion fut complète, les deux peuples restèrent en présence, l’un dominateur, l’autre dominé. Cette superposition d’un peuple conquérant à un peuple conquis donna naissance, là où elle eut lieu, à des gouvernements aristocratiques; et cette organisation sociale, sortie d’une nécessité politique, entra si avant dans les moeurs de la race dorienne, qu’elle en forma le principal caractère. On la retrouve dans là Thessalie, chez les Béotiens, et même à Athènes ; car ce fut à cette époque un fait général, comme les commotions qui l’avaient produit, bien qu’on ne l’étudie d’ordinaire qu’à Sparte, parce que la séparation des deux races et l’asservissement de l’une à l’autre devint, dans la cité de Lycurgue, le principe même de la constitution. Une aristocratie puissante et un peuple asservi, tel est le point de départ de l’histoire des Grecs, au onzième siècle avant notre ère, et la cause de tous leurs déchirements intérieurs, jusqu’à leur dernier jour. Cette histoire a deux grands représentants, le peuple spartiate et le peuple athénien : l’un qui monte jusqu’à l’aristocratie la plus étroite, l’autre qui descend jusqu’à la démocratie la plus large, tous deux qui conçoivent différemment la vie, l’art, la science, et qui parlent des dialectes différents. Mais, avant d’étudier ces deux imposantes figures de la race grecque, arrêtons-nous encore aux temps héroïques pour en voir les mœurs, la religion et l’organisation sociale. |
[1] C’est l’époque où
Éphore et Callisthène plaçaient le commencement de l’histoire certaine de
[2] Kiepert place Arné à Kiérion, sur un affluent du Pénée, au sud-ouest de Krannon, dans la région nommée plus tard Thessaliotide.
[3] Dans les mythographes, Persée, fils de Jupiter et de Danaé, a pour fils Sthénélos, père d’Eurysthée, et Électryon, père d’Alcmène, qui fut mère d’Hercule.
[4] La largeur du détroit entre Rhion et Antirrhion est, d’après Dodwell et Leake, d’environ 1 mille ½ ; Thucydide ne lui donnait que 7 stades, Strabon, 5, et Pline 1 mille romain.