I. Deucalion et les héros éoliensLorsqu’on demandait aux Grecs d’où ils venaient, leur
réponse était bien simple : Prométhée, disaient-ils, était fils de Sur cette renaissance de l’humanité courait une autre légende, celle de Prométhée formant l’homme. On savait même de quel limon il s’était servi, et, en Phocide, l’on en montra les restes à Pausanias[3] : c’était la vase que les eaux du déluge de Deucalion avait laissée en se retirant. Les tribus nouvelles dont Mais si le mythe est d’accord avec le génie national, il l’est peu avec les faits. Malgré cette généalogie si bien dressée, qui partage la
race hellénique en quatre branches et qui la montre submergeant en une seule
génération Qu’étaient les Éoliens ? Nous ne savons s’il ne faut pas, comme leur nom l’indique[5], voir en eux un mélange de Pélasges et d’Hellènes fait à des époques inconnues, en divers lieux et dans des proportions différentes. Ceux, en effet, que les anciens appelaient de ce nom, ne paraissent pas avoir été une seule et même tribu, comme le dialecte dit éolien semble moins un rameau distinct de la langue grecque que le mélange de toutes les formes de l’idiome hellénique qui n’étaient ni ioniennes ni doriennes. Il a été en outre reconnu d’une manière certaine que les affinités les plus grandes du latin et du grec se trouvent dans le dialecte éolien, qui, bien plus que les autres, se rapproche de leur type commun et renferme sans doute les éléments de la langue la plus anciennement parlée en Grèce et en Italie. On voit les Éoliens s’étendre sur une zone presque partout
maritime du nord-est au sud-ouest ; on les trouve aux environs du golfe
Pagasétique, dans une partie de Les Achéens ont une physionomie encore moins distincte.
Les anciens les rattachaient aux Éoliens[6], avec lesquels
ils finirent par se confondre, et il n’est nulle part question d’art ou de
dialecte achéen. Ils ne formaient donc pas une tribu particulière. Comme les
Éoliens encore, ils préféraient les lieux maritimes ; et leur histoire
regarde à l’orient. Teucer, un de leurs héros, a le même nom qu’un roi de II. Les héros achéens ; Achille, Bellérophon, Persée, Hercule, Thésée, etc.Leur premier séjour fut peut-être Les circonstances de la vie du héros dont les artistes et les poètes se sont tant occupés, sont surtout : la purification d’Achille par sa mère Thétis, qui essaye de le rendre invulnérable, soit en le plongeant dans les eaux du Styx, qui baignent tout son corps, excepté le talon par où elle le tient, et où la flèche de Pâris le blessera du coup fatal, soit en le plaçant au milieu des flammes, après l’avoir baigné d’ambroisie, pour détruire en lui tout ce qu’il y avait de mortel; son éducation par le centaure Chiron, qui le nourrit, au milieu des forêts du Pélion, de la moelle des lions et des sangliers; son séjour dans l’île de Scyros, où sa mère l’avait caché parmi les filles de Lycomède[8] ; la ruse d’Ulysse qui le découvre en mêlant aux présents qu’il offre aux jeunes filles des armes, qu’Achille saisit aussitôt ; son arrivée à Aulis, où il ne peut empêcher le sacrifice d’Iphigénie ; ses exploits et sa colère sous les murs de Troie ; la vengeance qu’il exerce sur le cadavre d’Hector; sa victoire sur la reine des Amazones, Penthésilée, dont le casque en roulant de sa tête découvre la merveilleuse beauté; les pleurs d’Achille sur ce triomphe funeste; les railleries du lâche Thersite, que le héros assomme d’un coup de poing ; enfin, ses fiançailles avec Polyxène, une des filles de Priam ; la trahison de Pâris, qui le frappe par derrière; et l’immolation expiatoire de Polyxène que l’ombre d’Achille demande aux Grecs. Les Achéens du Sud se glorifiaient, non d’un chef aussi fameux parmi les hommes, mais de deux héros qui avaient accompli, par l’assistance des dieux, de plus merveilleux exploits, Bellérophon et Persée. Le premier était petit-fils du roi de Corinthe, Sisyphe,
le plus rusé des mortels. Un meurtre que commit Bellérophon l’obligea de
quitter Corinthe ; il se rendit à Tirynthe, auprès du roi Prœtos, descendant
de Danaüs, qui le purifia du sang versé. La reine se prit d’amour pour lui
et, offensée d’un refus, l’accusa auprès de son époux. Prœtos ne voulut point
souiller ses mains du sang de son hôte. Il l’envoya auprès de son beau-père
Iobate, roi de Acrisios, roi des Argiens, et, comme Prœtos, descendant de Danaüs, avait une fille, Danaé, que Jupiter aima. De cette union naquit Persée. Un oracle avait prédit à Acrisios qu’il serait privé par son petit-fils de la couronne et de la vie. Dès qu’il apprit sa naissance, dit Simonide dans son ode admirable à Danaé, il l’enferma avec sa mère en un coffre qu’on jeta au milieu des flots. Dans le coffre artistement
façonné grondent et le vent qui souffle et la mer agitée. Danaé, saisie de
frayeur et les joues baignées de larmes, entoure Persée de ses bras, et s’écrie
: Ô mon enfant, quelle douleur j’endure !
mais toi, tu n’entends rien ; tu dors d’un coeur paisible dans cette
triste demeure aux parois jointes par des clous d’airain, dans cette nuit
sans lumière, dans ces noires ténèbres. Tu ne t’inquiètes pas du flot qui
passe au-dessus de toi sans mouiller ta longue chevelure, ni du vent qui
résonne, et tu reposes enveloppé de ta couverture de pourpre, visage de
beauté. Ah ! si ce qui m’effraye t’effrayait aussi, tu prêterais â mes
paroles ta charmante oreille. Allons, dors, mon enfant ; dorme aussi la
mer ; dorme notre immense infortune ; mais, ô Jupiter, puissent mes
yeux voir tes desseins me redevenir favorables ! Ce vœu que je t’adresse, il
est présomptueux peut-être ; par donne-le-moi, par grâce pour ton
fils ! Les vagues les portèrent sur l’île de Sériphos, dont le
roi les délivra de leur prison. Persée grandit vite en force et en courage.
Sa première entreprise fut dirigée contre les Gorgones qui avaient des serpents
entrelacés dans leur chevelure et changeaient en pierres tous ceux que
rencontrait leur regard ; mais Pluton donna au jeune héros un casque qui
le rendit invisible, Minerve lui céda son bouclier, Mercure ses ailes et une
épée de diamant. Il surprit les Gorgones endormies et coupa la tête de
Méduse. Du sang de Les Achéens revendiquent un personnage plus fameux, qui
devint pour les Grecs le héros national, mieux encore, une divinité siégeant
parmi les immortels, Hercule, fils d’Alcmène et d’Amphitryon. Tous deux
descendaient de la race divine de Persée, et Amphitryon était le légitime
héritier du royaume de Tirynthe. Forcé de fuir, après le meurtre involontaire
de son oncle Électryon, il se rendit à Thèbes, où Jupiter prit ses traits
pour tromper la tendresse d’Alcmène. Hercule naquit. Junon, qui ne pardonna
pas à Alcmène de lui avoir ravi l’amour de son époux, envoya deux serpents
pour tuer l’enfant dans son berceau : il les saisit et les étouffa de ses puissantes
mains. Adoucie par les prières de Pallas, la déesse consentit à lui donner le
sein pour le rendre immortel, mais il la mordit avec tant de violence que le
lait jaillit jusqu’à la voûte déleste, où il forma Ce furent là ses douze travaux, mais il en accomplit bien
d’autres dans ses longs voyages à travers l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Il
délivra Hésione, sœur de Priam, qu’un monstre marin, envoyé par Neptune,
allait dévorer, prit Troie, tua, sur l’Aventin, le brigand Cacus et, dans Les exploits de Bellérophon et de Persée ont surtout l’Orient pour théâtre ; la légende d’Hercule est plus nationale, bien que le héros porte par tout le monde alors connu sa force invincible, et que le Tyrien Melkarth n’ait pas peu contribué à enrichir son histoire ; celle de Thésée est presque exclusivement grecque. Ce héros, fils d’Égée ou de Neptune, naquit à Trézène, au milieu des Achéens. Égée avait placé son épée et sa chaussure sous une énorme pierre. A seize ans, Thésée se trouva assez fort pour enlever ces signes qui devaient le faire reconnaître de son père, mais il ne voulut se montrer à Athènes qu’après s’être rendu digne du trône par ses exploits. Des brigands infestaient l’Argolide, l’isthme de Corinthe et l’Attique : Sinnis, qui attachait les étrangers tombés dans ses mains à deux pins courbés en sens contraire, puis laissait les arbres se redresser et déchirer les victimes; Sciron, qui les précipitait du haut des rochers dans la mer[11] ; Cercyon, qui les forçait de lutter avec lui et les tuait quand il les avait vaincus ; Procruste, qui les attachait sur un lit de fer, coupant les extrémités à ceux qui en dépassaient la mesure, allongeant avec des courroies ceux dont les membres étaient trop courts. Thésée les tua, et, arrivé enfin à Athènes, il se fit reconnaître d’Égée, malgré la magicienne Médée, qui, répudiée par Jason, s’était réfugiée dans la cité de Minerve, sur un char attelé de serpents ailés. Dans l’Attique, le héros trouva encore à montrer sa force
et son courage ; il vainquit les Pallantides, qui voulaient dépouiller
son père, et prit vivant le taureau qui désolait les plaines de Marathon.
Athènes payait à Cependant le goût des aventures rejeta Thésée dans la vie
errante. Il prit part à la chasse du sanglier de Calydon et à la conquête de
la toison d’or : il combattit les Amazones sur les bords du Thermodon, enleva
Hélène et voulut aider son ami Pirithoüs à ravir Proserpine. Mais Pirithoüs
fut mis en pièces par Cerbère, et Thésée, retenu aux Enfers, ne fut délivré
que par Hercule. Rentré dans Athènes après deux ans d’absence, il reçut les
plaintes de Phèdre contre Hippolyte et prononça sur son fils innocent des
malédictions que Neptune entendit : un monstre marin, sorti des flots,
effraya les coursiers du jeune prince qui, renversé de son char et embarrassé
dans les rênes, expira, déchiré par les rocs où ses chevaux furieux le
traînaient. Dès lors tout se tourne contre Thésée. Malgré ses services, le
héros perd l’amour du peuple ; les Athéniens le chassent, une tempête le
repousse de II y a peu à prendre pour l’histoire dans les légendes de
Bellérophon et de Persée, si ce n’est comme un écho d’anciens rapports entre
l’Argolide et les pays à l’orient et au sud de Mais pourquoi chercher de l’histoire là où ne se trouve
que de la poésie légendaire, enrichie de nouveaux détails à chaque nouvelle
génération de poètes, même de philosophes ? Ceux-ci mêlèrent des idées
purement mythiques à des récits d’aventures humaines, et Hercule devint la
personnification d’agents physiques, de forces morales et d’idées
astronomiques[13].
Ainsi il fut le héros sauveur, luttant sans relâche pour le salut du monde.
En Béotie, on l’honora comme le dieu qui chasse les maux (άλεξίαxος)
et qui donne la santé (σωτήρ).
Il fut la source de la vie et de la force, l’air pur et l’atmosphère lumineuse.
Tandis que les uns ne voyaient en lui que le vaillant à qui nul et rien ne
résistaient ; d’autres, dans l’âge postérieur, firent de lui l’idéal de la
perfection humaine et, de sa vie entière, une passion soufferte pour le salut
du genre humain[14].
Hercule fut alors l’homme divin sur lequel tous les autres devaient prendre
exemple. De là l’allégorie fameuse que Prodicus nous a conservée : cette
apparition au fils d’Alcmène, prêt à débuter dans la vie active, de deux
femmes, l’une majestueuse et sévère, c’est Thésée est resté un homme, un héros. Malgré sa naissance à
Trézène et sa jeunesse passée dans l’Argolide au milieu des Achéens, il
semble personnifier une époque de puissance que l’Attique aurait eue avant sa
grande histoire. La légende qui conduit Hercule dans tous les pays de Si l’on voulait passer en revue tous les personnages des
temps héroïques, on trouverait encore : à Mycènes, les Pélopides Atrée et Thyeste,
et leur sanglant festin ; — à Sparte, Tyndare et Léda, qui fut aimée de
Jupiter et donna le jour aux Dioscures Castor et Pollux, fameux par leur
amitié fraternelle, et à leurs sœurs Hélène et Clytemnestre, beautés
fatales ; — dans Égine, Éaque, le plus juste des mortels, et ses fils
Télamon et Pélée, moins illustres l’un et l’autre que leurs enfants, Ajax et
Achille ; — à Corinthe, le rusé Sisyphe, qui enchaîna Les traditions plaçaient encore à Pylos le sage Nestor,
fils de Nélée, échappé seul au massacre fait par Hercule de tous les
siens ; — dans l’Attique, Érechthée, qui, pour obtenir une victoire,
immola ses trois filles, victimes volontaires ; — Céphale, l’amant de l’Aurore,
et Orithye que Borée enleva, comme elle jouait avec ses compagnes sur les
bords de l’Ilissos. Dans l’Étolie, c’est Méléagre, qui tua le sanglier de
Calydon envoyé par Diane pour désoler le pays, et Tydée, père de
Diomède ; dans Pour raconter les légendes relatives à tous ces
personnages, l’espace me manquerait ; mais deux d’entre eux, Castor et
Pollux ont droit à quelques détails, car ils ont joué un grand rôle dans la
plastique grecque et romaine. Homère ne voit en eux que des hommes, l’un
dompteur de chevaux, l’autre invincible au pugilat, et il ne les amène pas
devant Troie, parce que la terre renfermait déjà,
dans Lacédémone, les deux héros. Du chantre d’Achille à celui des vainqueurs
aux jeux nationaux, la légende s’est développée ; dans sa dixième
Néméenne, Pindare donne leur histoire : Castor, né de Tyndare, était
mortel ; Pollux, né de Jupiter, pouvait jouir de l’immortalité des
dieux. Le premier ayant été tué dans un combat, le second voulut mourir avec
lui. Il implore le fils de Saturne : Ô mon
père ! fais, dieu puissant ! que III. Guerres de Thèbes ; les ArgonautesLes poètes ont réuni presque tous les chefs de Le roi thébain Laïos, effrayé par des oracles sinistres,
avait fait exposer son fils Œdipe sur le mont Cithéron. Des pâtres
recueillent l’enfant et le portent à Corinthe, où le roi Polybe, dont le
mariage a été stérile, l’adopte et l’élève comme s’il était né dans sa
maison. Arrivé à l’âge d’homme, Œdipe apprend qu’il doit être fatal à tous
les siens. Pour fuir sa destinée, il s’éloigne en toute hâte de Corinthe et
de ceux dont il se croit le fils. Dans les montagnes de Instrument innocent d’une fatalité implacable, il en est aussi la victime. Une peste décime la ville ; Œdipe cherche, en consultant les dieux, à savoir quel est le moyen d’apaiser leur colère et de sauver son peuple. Il apprend avec épouvante que les Thébains sont punis à cause de ses crimes, qu’il tonnait alors pour la première fois. Jocaste ne veut pas survivre à l’horrible révélation : elle s’étrangle, et celui qui est à la fois son fils et son époux se condamne lui-même à perdre la lumière. Il s’arrache les yeux, puis abandonne ce palais souillé. Accompagné de sa fille Antigone, qui guide pieusement ses pas, il erre longtemps en divers pays, objet d’effroi pour tous ceux qui le rencontrent et partout repoussé dès qu’il est reconnu. Il arrive enfin, après de longues misères, à Colone, près d’Athènes, la seule ville, dit le poète, qui soit secourable à l’étranger[17]. L’oracle lui avait annoncé qu’il ne trouverait de repos qu’auprès des Euménides, les déesses des vengeances divines. A Colone, un bois leur était consacré. Œdipe pénètre, malgré les larmes de sa fille, dans l’enceinte redoutable et supplie les déesses vénérables et terribles d’accomplir la parole qu’Apollon a prononcée sur lui : Je vous invoque, douces filles des antiques ténèbres, et toi, cité qui porte le nom de Pallas, noble Athènes ; ayez pitié d’Œdipe ou de ce qui reste de lui. Les dieux exaucent sa prière : la foudre éclate et il disparaît. Thésée seul connaît le lieu de sa sépulture, et les chefs du gouvernement athénien se transmettront mystérieusement ce secret redoutable auquel les dieux ont attaché la fortune de la ville[18]. Cependant ses deux fils, Étéocle et Polynice, se disputaient son trône ; le dernier, chassé par son frère, se retira auprès d’Adraste, roi d’Argos, qui lui donna une de ses filles en mariage et le ramena sous les murs de Thèbes, avec une armée commandée par sept chefs illustres (1214 ?). Ménécée, fils de Créon, sauva la ville en se livrant volontairement à la mort, pour offrir à Mars le sang royal que le devin Tirésias demandait en son nom. Tous les chefs, race impie, périrent, à l’exception d’Adraste qui échappa aux Thébains victorieux, grâce à son coursier Arion, que Neptune avait fait sortir de la terre d’un coup de son trident. Capanée, un d’eux, avait osé braver Jupiter, et le dieu l’avait frappé de la foudre ; sa femme Évadné, pour ne pas lui survivre, se jeta, comme une suttie hindoue, sur le bûcher où l’on brûlait le corps de son époux. Thèbes aussi perdit son roi, victime de la fatalité qui poursuivait la race des Labdacides. Quand le Chœur des jeunes Thébaines avait voulu empêcher Étéocle d’aller au combat, il lui avait répondu : Depuis longtemps les dieux nous ont rejetés. Notre sang est la seule offrande qui leur plaise : le Destin le veut. Pourquoi le tromperai-je par de lâches complaisances ?[19] Il s’était précipité hors des portes, et le double fratricide, préparé par les imprécations d’Œdipe, s’était accompli. Les deux frères s’étant tués en combat singulier, la couronne resta â leur oncle Créon, qui défendit de donner la sépulture aux morts. Antigone osa enfreindre cet ordre barbare; le tyran la fit mourir[20] ; mais Thésée, gardien et vengeur des lois morales, déclara la guerre à Créon et le tua. Plus tard, les fils des sept chefs, les Épigones, marchèrent contre Thèbes (XIIe siècle ?) et la prirent après de sanglants combats. Laodamas, fils d’Étéocle, fut tué, ou s’enfuit en Thessalie avec une partie des Thébains, et Thersandre, fils de Polynice, régna sur Thèbes désolée. La terrible légende s’arrête ici. Tirésias, qui en avait prédit les épouvantables incidents, finit avec elle ; il avait vécu sept âges d’homme. L’expédition des Argonautes nous mène aux confins, non
seulement de Lorsqu’ils eurent, dit
Pindare[21],
levé l’ancre qu’ils suspendirent au-dessus de l’éperon
du navire, le chef de tant de héros, debout sur la poupe, une coupe d’or dans
la main, invoque Jupiter qui brandit la foudre, puis les vents impétueux, les
flots rapides, et il leur demande des nuits sereines et les routes de la mer,
des jours heureux et la douce destinée du retour. Du sein des nues embrasées,
le tonnerre lui répond par des éclats propices, et les héros respirent,
confiant dans les signes du dieu. Le devin crie de laisser tomber les
avirons ; leurs bras infatigables impriment aux rames un mouvement
rapide, et ils se lancent sur les routes humides[22]. Au départ de la
flotte athénienne pour Après maintes aventures, Jason arrive en Colchide et gagne
l’affection de la fille du roi, Médée, puissante magicienne, pour qui les
plantes n’ont point de secret. Elle lui révèle tous les périls qui l’attendent,
mais lui enseigne les moyens d’en triompher. Aidé de son art redoutable, il
saisit et dompte sans peine deux taureaux aux pieds et aux cornes d’airain
qui vomissaient des flammes ; il les attelle à une charrue d’acier, enfonce
dans leurs vastes flancs l’aiguillon douloureux et laboure quatre arpents d’un
champ consacré à Mars. Des dents d’un dragon, qu’il sème, naissent des hommes
armés qui l’attaquent ; mais il jette une pierre au milieu d’eux, et ils
tournent leurs armes contre eux-mêmes. Jason s’approche alors du monstre qui
gardait la toison merveilleuse ; il l’endort à l’aide d’un breuvage
magique, le tue et ravit le trésor. Médée le suit sur son navire; mais, pour
échapper à l’ardente poursuite d’Éétès, les Argonautes prennent une route
nouvelle ; ils remontent par le Phase jusqu’au fleuve Océan qui enveloppe
comme un anneau immense le disque de la terre, côtoient les rivages de l’Orient,
et, par le Nil, rentrent dans D’autres récits conduisaient les hardis navigateurs au
nord et à l’ouest dans la région fortunée où les Macrobiens vivaient douze
mille siècles sans infirmités ; dans celle des Cimmériens qu’enveloppaient
des ténèbres éternelles ; enfin dans la mer de glace et l’Océan occidental
jusqu’aux colonnes d’Hercule. Ceux qui s’efforçaient de rapprocher la légende
de l’histoire leur faisaient seulement remonter le Danube, d’où, en traînant
leur navire, ils passaient dans l’Adriatique, puis dans le fleuve Éridan,
dans le Rhône et la mer de Toscane. Circé, l’enchanteresse, si fatale plus
tard aux compagnons d’Ulysse, secourt, au contraire, ceux de Jason ; les
Néréïdes soulèvent de leurs mains le vaisseau pour lui faire traverser le
dangereux détroit de Charybde et de Scylla. Les Sirènes les appellent de
leurs voix harmonieuses, mais Orphée détruit l’enchantement fatal par les accords
de sa lyre. Une tempête les jette sur la côte d’Afrique ; ils visitent
le jardin des Hespérides, dont Hercule vient d’enlever les pommes d’or, traversent
encore la mer de Crète et rentrent enfin dans Durant le voyage, prés d’être atteinte par son frère, elle l’avait livré aux coups de Jason, puis, mettant son corps en pièces, elle avait semé les chairs livides et les ossements brisés le long de la route que suivait son père pour arrêter sa poursuite. A Iolchos, elle rajeunit par son art le vieil Éson et fait déchirer Pélias par ses filles, en leur promettant que ses membres, mêlés dans une chaudière bouillante à des herbes magiques, retrouveront une vie nouvelle. Cependant Jason la délaisse; alors elle égorge ses propres enfants, donne à Créuse, sa rivale, une tunique empoisonnée, et, s’élevant dans les airs sur un char traîné par des dragons ailés, elle se réfugie dans l’Attique où elle devient l’épouse d’Égée. Dans cette légende, qui en renferme deux mal fondues l’une dans l’autre, la grande magicienne éclipse les héros sur qui se portait d’abord l’attention. En racontant la lointaine expédition de ceux-ci, les poètes avaient voulu résumer les diverses entreprises des Grecs vers la mer Noire, comme les courses de l’hercule de Tyr résumaient tous les voyages des Phéniciens vers l’Ouest. Quant aux détails du retour, on vient de voir qu’ils se multiplièrent à mesure que s’étendirent les connaissances et les hypothèses des Grecs sur les régions du Nord et de l’Occident. Il est remarquable que les Grecs aient eu deux cycles de légendes nationales sur les contrées lointaines : l’Odyssée et les Argonautiques. Les Romains ne montrèrent jamais une curiosité si ardente. Loin de s’enfermer dans les bornes étroites de leur horizon, les Grecs cherchèrent à en reculer les limites et en sondèrent sans relàche les profondeurs inconnues. Cette passion est bien celle du peuple voyageur par excellence, qui rechercha sur les flots de la mer d’Ionie les traces d’Ulysse, sur les vagues de l’Euxin celles de Jason, et dont on retrouve les colonies sur tous les rivages. IV. Guerre de Troie (1193-1184 ?)La guerre de Troie laissa de plus grands souvenirs dans la
mémoire des Grecs et exerça sur l’art et la poésie une plus durable
influence. Cet événement est certainement historique ; il marque le
moment où De l’ensemble des traditions il résulte qu’un État
puissant s’était formé en face de Cependant une haine nationale invétérée séparait les Grecs des Troyens et les arma, un jour, les uns contre les autres. De mutuels outrages ne suffisent pas à expliquer cette
rivalité mortelle. Hérodote y a vu une première lutte de Pour la légende, la haine des deux peuples n’est plus que celle de deux familles : les fils de Priam soutenus par Apollon, le dieu asiatique, et ceux de Pélops que protège la déesse d’Argos, Héra ou Junon, dont le culte ne fut jamais populaire sur la côte d’Asie. Cette haine datait de loin, du temps où les deux royaumes de Troade et de Phrygie se disputaient la prépondérance dans l’Asie Mineure.
En Phrygie régnait Tantale ; un jour qu’il reçut les dieux à sa table, il voulut éprouver leur puissance : il immola son fils Pélops dont il leur servit les membres déchirés. Jupiter voit le crime et cette audace sacrilège ; il précipite le coupable aux Enfers où, au milieu de l’abondance, il souffrira éternellement d’une soif et d’une faim cruelles. Les Grecs ne craignaient pas de prêter à leurs êtres divins de mauvaises passions qui les rapprochaient de l’humanité : dans la légende de Niobé, les dieux punissent la fille de Tantale pour un noble sentiment, l’orgueil maternel. Mais les artistes surent gré aux poètes de leur avoir fourni un magnifique sujet de groupe sculptural. Fière des douze enfants qu’elle avait donnés au roi de Thèbes, Amphion, Niobé blessa Latone en opposant son heureuse fécondité à la couche stérile de la déesse, qui n’avait mis au jour que les deux jumeaux nés dans l’errante Délos, Apollon et Artémis. Pour venger leur mère irascible, le dieu destructeur des monstres et la vierge farouche lancèrent contre les Niobides ces flèches qui jamais ne manquaient leur but. Tous périrent, et Niobé fut changée, sur le mont Sipyle, en une source formée de ses larmes, que les rayons du Soleil tarissaient avant qu’elle arrivât dans la plaine, comme les traits d’Apollon avaient tari les sources de la vie dans le sein des Niobides. Au festin de Tantale, Cérès, absorbée dans la douleur que lui causait la perte de sa fille Proserpine, avait mangé une épaule de Pélops, sans reconnaître ce mets détestable. Jupiter ranima l’enfant et lui donna une épaule d’ivoire, dont le seul contact devait guérir tous les maux, mais qui n’assura pas la victoire au nouveau roi de Phrygie, lorsqu’il attaqua les Troyens. Vaincu par Tros, roi d’Ilion, Pélops est contraint de fuir en Grèce. Il emporte d’immenses trésors et emmène de braves compagnons. En Élide, il veut obtenir la main d’Hippodamie, fille du roi de ce pays. Treize prétendants ont déjà péri, car Œnomaos, averti par l’oracle que son gendre causerait sa mort, défie à la course ceux qui prétendent â la main de sa fille ; il est sûr de les vaincre avec ses chevaux rapides, et il les tue après les avoir vaincus. Pélops gagne le cocher d’Œnomaos, qui ôte la clavette des roues; le char se renverse dans la lice, Œnomaos meurt, et Pélops lui succède. Selon d’autres, Neptune lui avait donné un char d’or et des chevaux ailés. Son autorité ou son influence s’étendit sur les îles voisines et sur la péninsule Apia qui prit son nom : le pays de Pélops avec ses îles, νήσος, ou Péloponnèse. Mais ce favori des dieux a une abominable postérité : Thyeste souille la couche de son frère ; Atrée renouvelle le festin de Tantale, en servant à Thyeste les membres de ses enfants ; Agamemnon et Ménélas furent ses petits-fils. Égisthe, né de l’inceste de Thyeste avec sa fille Pélopée, égorgea Agamemnon et tomba sous les coups d’Oreste, qui frappa aussi sa mère Clytemnestre. Telle est la famille des Atrides dont les crimes et les malheurs ont si longtemps défrayé la poésie et l’art. Après avoir conquis ou obtenu le pouvoir sur les côtes
occidentales du Péloponnèse, les Pélopides avaient, à la suite d’événements
que nous ignorons et que la tradition présente sous la forme de conventions
pacifiques, transporté sur les côtes orientales le siège de leur puissance,
et remplacé dans l’Argolide la race royale des fils de Persée. Atrée, Thyeste
et Agamemnon régnèrent successivement à Mycènes, alors la capitale du pays,
Ménélas à Sparte et dans Pâris, fils de Priam, venu en Grèce pour sacrifier à
Apollon Daphnéen, s’arrêta à Sparte ; il y vit Hélène, une de ces victimes de Vénus pour qui les Grecs avaient
tant d’indulgence[24], et l’enleva.
Une fable postérieure à Homère, comme à Hésiode, contait que Vénus lui avait
promis la plus belle des femmes, lorsqu’il lui avait adjugé la pomme d’or,
prix de la beauté que cette déesse, Junon, et même la sage Minerve, se disputaient.
Ce rapt insolent réveilla la haine des Atrides, ils la firent partager à La flotte grecque, délivrée par le sacrifice d’Iphigénie,
conduisit en Asie plus de cent mille guerriers, résolus, dit le sage Nestor,
à punir le crime de Pâris en infligeant à tous les Troyens la honte de
Ménélas[27].
Priam put à peine leur opposer la moitié de ce nombre, bien qu’il lui fût
venu des secours de Les Grecs avaient accepté pour chef l’Atride Agamemnon. Près de lui était son frère Ménélas, roi de Sparte, l’époux outragé d’Hélène ; Achille, qu’Ulysse avait découvert dans l’île de Scyros, caché par Thétis parmi les filles du roi ; Patrocle, son ami ; Diomède ; les deux Ajax, l’un roi des Locriens, l’autre roi de Salamine et, après Achille, le plus beau et le plus brave des Grecs ; le sage Nestor ; Ulysse, le rusé roi d’Ithaque ; Philoctète, le possesseur des flèches d’Hercule ; l’Étolien Thersite, aussi lâche qu’insolent railleur. Parmi les Troyens, le vaillant Hector éclipsait tous les chefs ; Énée ne venait qu’après lui. Le premier des Grecs qui mettrait le pied sur le sol
troyen devait périr : les dieux l’avaient ainsi décidé. Protésilas, pour
faire cesser l’indécision des chefs, se jeta le premier au rivage. Le destin
s’accomplit : il tomba sous les coups d’Hector. Cependant les Grecs,
débarqués, gagnèrent une bataille qui leur permit de se construire un camp,
qu’une partie de leurs troupes garda, tandis que le reste alla piller les villes
du voisinage ou cultiver C’est dans la dixième année seulement que l’Iliade commence, car Homère n’a chanté que la colère d’Achille et les incidents qu’elle amène. Irrité qu’Agamemnon lui ait enlevé Briséis sa captive, le héros se retire sous sa tente et appelle la colère des dieux sur le chef qui lui ravit celle qui, après avoir été sa part de butin, est devenue sa compagne bien-aimée. Jupiter écoute sa prière; les Grecs sont battus et rejetés dans leur camp, qu’ils sont réduits à fortifier d’un mur et d’un fossé pour mettre leurs navires à l’abri d’Hector. Alors ils cherchent à apaiser Achille et lui envoient des députés pour réclamer le secours de son bras ; il reste inexorable. Cependant le combat recommence avec fureur. Junon protège les Grecs, et le maître des dieux, assis au sommet de l’Ida, d’où il contemple la bataille, encourage les fils de Priam. Ils vont triompher, lorsque Junon, empruntant à Vénus sa ceinture, vient charmer et séduire son époux. Une nuée d’or les enveloppe; les fleurs parfumées s’épanouissent autour d’eux, et le Sommeil, qui dompte les dieux et les hommes[29], endort Jupiter dans les bras de la déesse. Cependant les Troyens tombent en foule ; mais Jupiter se réveille ; il reproche à Junon sa ruse et verse au cœur des Troyens une ardeur nouvelle ; ils franchissent le fossé, le mur, qui défendent le camp des Grecs et font tomber nombre de chefs sous leurs coups. Les Achéens cherchent un refuge sur leurs vaisseaux, où Hector veut porter l’incendie. A cette vue, Achille s’émeut. Patrocle, son ami le plus cher, le supplie de secourir les Achéens, ou tout au moins de lui prêter ses armes. Il n’accède qu’à la dernière prière ; mais, après maint exploit, Patrocle rencontre celui qui n’a de rival qu’Achille et périt de sa main. Cette nouvelle rend Achille furieux de douleur. Il ne peut se précipiter dans la mêlée, puisqu’il n’a plus d’armes ; il s’avance, du moins, jusqu’au rempart et pousse par trois fois un cri terrible. Les Troyens ont reconnu la voix du héros, et trois fois ils reculent épouvantés. Les Grecs peuvent ressaisir le corps de Patrocle. Achille implore sa mère, Thétis, qui accourt du fond des grottes marines avec le cortège éploré des Néréides, afin d’adoucir la douleur de son fils ; il lui demande des armes pour remplacer celles que Patrocle a perdues, et la déesse obtient de Vulcain qu’il forge une armure complète et un bouclier merveilleux[30]. Revêtu de ces armes divines, le fougueux Éacide, court aux Troyens, qui fuient devant lui comme un troupeau timide. Les dieux se jettent encore dans la mêlée : Junon descend près de la flotte des Grecs, avec Minerve, Neptune, qui entoure la terre de ses flots, Mercure, à l’esprit subtil, et le robuste Vulcain. Les Troyens ont pour eux Mars, au casque étincelant, Phébus-Apollon, à la longue chevelure, Diane, fière de ses flèches, Latone, Xanthos, Vénus, qui aime les sourires. Sous leurs pas, la terre tremble, les cimes des monts s’agitent, et Pluton craint que son royaume souterrain ne s’entrouvre pour montrer aux mortels les demeures ténébreuses et redoutables, dont les dieux eux-mêmes ont horreur[31]. Cependant l’action s’engage, Énée est sur le point de périr ; Neptune le sauve en l’enveloppant d’un nuage. Le fleuve Xanthos a beau gonfler ses ondes, il ne peut arrêter le héros. Mais il s’unit au Simoïs et inonde la plaine. Achille va reculer enfin devant les deux divinités, lorsque Junon envoie Vulcain et ses flammes puissantes qui tarissent les deux fleuves, et la poursuite recommence. Hector veut couvrir la retraite des Troyens ; Achille l’atteint, et un mémorable combat s’engage. La lutte est longtemps incertaine. Déjà, pour la quatrième fois, ils reviennent près des fontaines, lorsque le père des dieux et des hommes, pesant dans la balance d’or les jours des deux héros, voit que le Destin a condamné le fils de Priam[32]. Achille le frappe de sa lance à la gorge et l’étend mort à ses pieds. Il le dépouille de ses armes, lui perce les talons, attache le cadavre par une courroie à son char, puis le traîne trois fois autour de la ville. Rentré au camp, il fait à Patrocle de magnifiques funérailles, immole douze jeunes captifs sur son bûcher et célèbre en l’honneur de son ami des jeux funèbres. Il avait juré de laisser aux chiens et aux oiseaux de proie les restes d’Hector ; mais la nuit suivante, Priam, le vieux roi, paraît dans sa tente : Il s’arrête près d’Achille ; il embrasse ses genoux ; il baise les mains terribles qui lui ont tué plus d’un fils et le supplie en ces termes : Souviens-toi de ton père, Achille égal aux dieux. Il a mon âge ; il est, comme moi, sur le seuil funeste de la vieillesse. Peut-être qu’en ce moment des voisins l’attaquent et que personne n’est là pour écarter de lui la guerre et la mort. Du moins il sait que tu vis ; il espère chaque jour te revoir. Moi malheureux, je n’espère plus rien. J’avais engendré, dans la grande Troie, de vaillants fils. Et pas un ne me restera. Ils étaient cinquante, quand arrivèrent les Achéens, dix-neuf nés du même sein ; des femmes m’avaient donné les autres dans mes palais. L’impétueux Mars a brisé leurs genoux. Celui qui défendait la ville et nous-mêmes, voilà que tu l’as tué. Et moi je viens maintenant vers les vaisseaux des Achéens apportant une immense rançon pour racheter son corps. Respecte les dieux, Achille ; aie pitié de moi, au souvenir de ton père. Je suis bien plus que lui misérable, car j’ai eu le courage de faire ce que nul autre mortel n’a jamais fait : j’ai approché de ma bouche la main de l’homme qui a tué mes enfants. Au souvenir de son père, Achille s’attendrit ; il relève doucement le vieillard et tous deux pleurent, l’un sur Hector, l’autre sur Patrocle et son père[33]. L’Iliade ne va pas plus loin, mais la tradition continue. Avec Hector, Troie avait perdu son plus ferme boulevard ; cependant, secourue par Penthésilée, reine des Amazones, et par l’Éthiopien Memnon, elle résista encore. Achille, à son tour, tomba percé au talon d’une flèche partie de l’arc de Pâris et qu’Apollon avait dirigée. Ajax et Ulysse se disputèrent ses armes ; l’assemblée des Grecs les adjugea au second, et Ajax, à la fois furieux et désespéré, se jeta sur son épée. Troie ne pouvait être prise que si une statue, le Palladium, que Jupiter avait donné à Dardanos, lui était enlevée, et si Philoctète, le possesseur de l’arc d’Hercule, était amené au camp des Grecs. Le héros, blessé au pied par une des flèches dont la pointe avait été trempée dans le sang de l’hydre de Lerne, avait été abandonné par les Grecs dans l’île de Lemnos, à cause de l’insupportable odeur qui s’échappait de sa blessure. Pyrrhus, fils d’Achille, vainquit sa résistance ; Machaon le guérit, et Pâris tomba sous une de ses flèches. Mais le Palladium était enfermé dans la citadelle de la ville, et les Troyens, pour qu’on ne pût le ravir, en avaient fait plusieurs images semblables. Ulysse, déguisé en mendiant, pénétra dans la cité et, malgré tous les obstacles, rapporta au camp des Grecs la statue fatale. Cette guerre héroïque finit pourtant par une ruse. Les chefs, cachés dans les larges flancs d’un cheval de bois, perfide offrande qu’ils avaient laissée en faisant embarquer leurs soldats, furent, avec lui, introduits dans la place par les Troyens eux-mêmes, malgré les sinistres prévisions de Laocoon. Les dieux, résolus. à perdre Troie, avaient puni sa patriotique prudence en envoyant contre lui deux serpents qui l’étouffèrent, avec ses deux fils, dans leurs replis tortueux, au pied même de l’autel où il sacrifiait. La nuit suivante, les cent chefs enfermés dans les flancs du colosse en sortirent pour ouvrir les portes à leurs compagnons revenus en toute hâte. Troie fut détruite, Priam égorgé, Hécube et ses filles emmenées en captivité ; une d’elles, Polyxène, immolée sur le tombeau d’Achille ; Andromaque, la veuve d’Hector, donnée à son fils Pyrrhus, et Cassandre, autre fille de Priam, à Agamemnon. Énée, fils de Vénus et d’Anchise, et Anténor échappèrent seuls au carnage ou à la captivité (1184 ?). Troie cependant n’avait pas été détruite, ou elle se releva une seconde fois ; car le vieil historien Xanthos[34] racontait qu’elle était tombée longtemps après sous les coups des Phrygiens. Alors ce fut pour toujours. Ses ruines mêmes disparurent[35], et le voyageur, les cherchant en vain, put aisément remplir cette solitude des grandes scènes que le poème immortel y déroule. La puissante cité est effacée de la surface de la terre, et la voix d’un poète aveugle et mendiant brave les siècles. Mais de terribles expiations attendaient les vainqueurs de Troie. Ulysse erra dix ans sur les flots avant de revoir son Ithaque. Ménélas fut pendant huit années battu par les tempêtes. Agamemnon périt assassiné par Égisthe et par sa femme Clytemnestre, qui, à leur tour, tomberont sous les coups d’Oreste dont Apollon conduira la main. Diomède, menacé à Argos d’un sort pareil, s’enfuit en Italie. Minerve, poursuivant de sa colère Ajax, fils d’Oïlée, brisa son vaisseau. Réfugié sur un rocher, il s’écriait: J’échapperai malgré les dieux. Neptune fendit le roc d’un coup de son trident et précipita le blasphémateur dans l’abîme. Teucer, repoussé par la malédiction paternelle pour n’avoir pas vengé la mort d’Ajax, son frère, alla fonder, dans l’île de Chypre, une nouvelle Salamine. La tradition conduisait encore Philoctète, Idoménée et Épéios sur les côtes de l’Italie, qui offrit aussi un asile au Troyen Anténor et au fils d’Anchise. Les poètes avaient chanté ces malheurs des héros, et leurs récits formaient tout un cycle épique, dont il ne reste que l’Odyssée qui ne semble ni de la même époque ni de la même main que l’Iliade. En voici l’analyse succincte. Depuis bien longtemps déjà Troie avait été prise, et Ulysse, roi d’Ithaque, n’avait pu voir encore s’élever la fumée de son île natale. Pénélope n’a pas cessé un jour de pleurer son époux, et elle ne sait plus comment résister aux obsessions des prétendants ; ils lui demandent impérieusement de choisir parmi eux celui qui régnera sur elle et sur Ithaque, et, en attendant, établis dans le palais d’Ulysse, ils dévorent ses richesses. Elle a un fils qui arrive à l’âge d’homme, Télémaque. Minerve, reportant star lui l’affection qu’elle a toujours eue pour son père, lui conseille d’assembler le peuple, de lui dénoncer les indignités que les prétendants commettent, puis d’aller lui-même chercher à Pylos et à Lacédémone, auprès de Nestor et de Ménélas, des nouvelles de son père. Ulysse languissait dans file d’Ogygie, où le retenait la déesse Calypso[36], fille du farouche Atlas, qui soutient les colonnes du ciel. Le souvenir de la patrie lui fait enfin, avec l’aide des dieux, rompre le charme. Il construit un radeau et se lance sur les flots. Mais une tempête brise son frêle navire ; il lutte deux jours et deux nuits contre les vagues furieuses qui le jettent, mourant de faim et de fatigue, sur l’île des Phéaciens. Il y voit la belle Nausicaa qui, entourée de ses compagnes, leur faisait laver au fleuve les riches vêtements de son père Alcinoos, le puissant roi des Phéaciens. La vierge accueille le héros comme un envoyé des dieux, et Minerve, sous la figure d’une enfant, le conduit elle-même au palais du roi, où Ulysse paye la somptueuse hospitalité d’Alcinoos en lui racontant ses longs malheurs. Il lui dit comment, poursuivi par la colère du dieu qui ébranle la terre, il a été poussé tour à tour sur les côtes inhospitalières des Lotophages et des Cyclopes. Un de ceux-ci, Polyphème, fils de Neptune, a enfermé le héros et ses compagnons dans l’antre qui lui sert de demeure et il les mange l’un après l’autre. Ulysse l’enivre avec du vin, lui crève son œil unique avec un pieu durci au feu et s’échappe en s’attachant à la laine du ventre des moutons énormes que, chaque jour, le géant mène paître dans la montagne. Il arrive chez Éole, le dieu des vents, qui lui donne enfermés dans une outre ceux qui seraient contraires à sa navigation. Ses compagnons veulent savoir ce que renferme cette outre précieuse et l’ouvrent; il en sort d’affreuses tempêtes qui rejettent leur navire bien loin de sa route. Ulysse échappe pourtant encore. Mais c’est pour aborder dans l’île de Circé, l’enchanteresse qui se plait à changer les hommes en bêtes, par certains breuvages dont le rusé roi d’Ithaque se garantit. Dans la contrée des ténèbres, il évoque les âmes des morts ; prés des rochers des Sirènes, il se fait attacher au mât de son vaisseau, après avoir pris soin de boucher les oreilles de ses compagnons pour qu’ils n’entendent pas leurs chants séducteurs et homicides ; il évite Charybde et, Scylla et leurs gueules dévorantes, et il aborde à l’île du Soleil, dont ses compagnons égorgent imprudemment les bœufs. Le dieu, dans sa colère, soulève la tempête qui le jette seul sur l’île des Phéaciens. Alcinoos, charmé de ces longs récits où les Grecs retrouvaient toutes les traditions merveilleuses qui avaient cours parmi eux touchant les pays de l’Occident, comble le héros de présents et lui donne un de ses vaisseaux rapides qui, sous la main de ses pilotes, n’avaient jamais dévié de leur route. Les Phéaciens le déposent endormi sur les rivages d’Ithaque et s’éloignent. A son l’éveil, il se croit encore abandonné, et il maudit les perfides ; peu à peu l’image de la patrie se révèle, il se rend chez Eumée, le gardien de ses troupeaux, et apprend de ce fidèle serviteur tout ce qui s’est passé en son absence. A ce moment même, Télémaque revenait de Lacédémone. Il échappe aux embûches des prétendants qui veillaient sur son retour pour le faire périr. Ulysse s’ouvre à lui, puis se rend à son palais sous les haillons d’un mendiant. Nul ne le reconnaît, excepté son vieux chien mourant et sa nourrice. Cependant Pénélope a soumis les prétendants à une dernière épreuve : celui qui pourra tendre l’arc d’Ulysse sera son époux. Aucun n’y réussit. Ulysse demande à essayer ; on se rit du mendiant ; on l’outrage, et sa colère est près d’éclater: mais il se contient, tend sans peine l’arc qu’on lui a remis par dérision, avec le carquois plein de flèches, et, répandant à ses pieds les traits rapides, il frappe tous les prétendants qui tombent sous ses coups. Le favori de Minerve a expié par ses longs malheurs le supplice qu’il a infligé au fils de Neptune ; maintenant arrive la récompense : il redevient maître de sa femme, de ses biens et de son île, malgré les divinités ennemies, les hommes contraires et presque malgré le Destin, dont il triomphe par sa persévérance indomptable et la souplesse ingénieuse d’un esprit qui n’est jamais à court de bonnes paroles ni d’expédients utiles. Ulysse est le symbole de la sagesse rusée des Grecs, comme Achille était pour eux le type de la force invincible et de la bravoure éclatante. Dans les siècles historiques, l’un s’appellera Thémistocle, l’autre Alexandre, et à toutes les époques il y aura de l’Ulysse et de l’Achille dans les héros de ce peuple. C’est là une des raisons qui ont rendu immortelles l’Iliade et l’Odyssée. |
[1] Homère, que l’on
fait vivre vers l’an 900, et qu’Éphore fait naître à Smyrne de parents
originaires de Cyme, ne fait aucune allusion à cette tradition et ne nomme même
ni Deucalion ni Ogygès. Aristote (Météorol.,
1, 14), qui connaît Deucalion, place le déluge en Épire, où se trouvait, près de
Dodone, une Hellas. Mais la légende de Deucalion, que Pindare rapporte (Olymp., IX, 66), était bien vieille en
Grèce ; elle faisait partie de la tradition générale que tant de peuples de
race aryane et sémitique ont conservée sur un grand cataclysme, et qu’ont pu
raviver en Grèce quelques faits particuliers, comme un débordement du lac
Copaïs pour Ogygès, et pour Deucalion un mouvement des eaux qui, selon
Hérodote, couvraient primitivement toute
[2] Hellanieus, fr. 10, dans les Fragm. Hist. Græc. de Didot, et Hésiode, fr. 23 et 26.
[3] X, 4, 4.
[4] Eschyle, Prométhée, 916-925. Prométhée fut, pour les Grecs, la personnification des débuts de la civilisation hellénique. Le premier, lui fait dire Eschyle, j’ai mis les bêtes de somme sous le joug pour décharger les hommes des plus durs travaux et j’ai construit les chars aux voiles de lin qui courent sur la mer. (Vers 462-468.)
[5] Éolien, Αίολεύς, du mot αίόλος, nuancé de diverses couleurs.
[6] Strabon le dit expressément (liv. VIII, 1, 2).
[7] Raoul-Rochette, Monuments inédits d’antiquité figurée,
p. 2. Homère donne le nom d’Hellènes aux seuls guerriers qui Achille amena
devant Troie, et toute
[8] Voyez dans Roux, Herculanum et Pompéi, t. II, pl. III et LXXII ; t. III, pl. XCV, etc. Ces peintures, dues à des artistes grecs, sont d’une trop basse époque pour que nous les reproduisions ici.
[9] Iliade, VI. On a conclu de ce passage
que du temps d’Homère on ne connaissait pas encore l’écriture. Un autre du chant
VII confirme cette opinion. Aux reproches de Nestor,
neuf guerriers se lèvent ; … tous veulent combattre Hector, mais Nestor leur
dit : Agitez les sorts… Chacun des héros trace un sort et le jette dans le
casque d’Agamemnon. Ces textes peuvent être discutés ; ceux de Strabon
(VI, 1) et de Servius (ad Aen. I,
507), portant qu’il n’y eut pas de lois écrites avant celles de Zaleucos
(environ 664 av. notre ère), ne sont pas encore une preuve décisive. Lorsqu’on
trouve sous les laves de Santorin des mesures et, dans les localités
préhistoriques de
[10] Ces femmes
guerrières ne sont, bien entendu, qu’une conception mythologique qui eut son
point de départ dans le culte homicide de l’Artémis Taurique ;
[11] Les Mégariens, loin de faire de Sciron un brigand, l’honoraient comme un bienfaiteur. Mais le passage des roches Scironiennes fut toujours chose dangereuse. Naguère encore il était bon de s’y faire accompagner. Lorsque, en janvier 1870, je traversai l’isthme de Corinthe, avec des voyageurs venus d’Athènes, des soldats étaient échelonnés de loin en loin, le long de la route, pour protéger contre de fâcheuses surprises la caravane qui passait là à jour fixe.
[12] Cette légende et
celle d’Hercule, tuant le lion de Némée, sont un souvenir de scènes souvent
représentées sur les cylindres et les monuments de l’Assyrie et de
[13] Ses douze travaux rappelaient la marche du soleil à travers les douze signes du zodiaque.
[14] Voyez, par exemple, l’Hercule curieux de Sénèque, vers 762 et suiv., et mon Histoire des Romains.
[15] Voyez, sur ce sujet, la belle mosaïque trouvée à Nîmes en 1885 (Hist. des Rom.).
[16] Hist. des Romains.
[17] Sophocle, Œdipe à Colone, 261. Voyez ci-dessous, au chapitre IX.
[18] Sophocle, Œdipe à Colone,
[19] Eschyle, les Sept contre Thèbes, 702-704. Pour la croyance au Destin, voyez ci-dessous, chap. VI, § II.
[20] Voyez au chapitre XXIX, l’Antigone de Sophocle.
[21] Pythiques, IV, 340 et suiv.
[22] Hymne à Apollon.
[23] Les chants des
anciens poètes, n’ayant été confiés qu’assez tard à l’écriture, se sont long
temps transmis par la tradition orale avec de nombreuses variantes. Un de ces
chantres, Homère, émule heureux de Démodocos et de Phémios dont il est parlé
dans l’Odyssée, aura pris pour sujet particulier de ses vers un des épisodes du
Cycle troyen,
[24] Ainsi Médée, Ariane, Pasiphaé et toutes celles que Jupiter aima.
[25] Remarquons que, dans Homère, il n’est pas encore question d’un seul combat naval.
[26] Euripide, Iphigénie en Tauride,
[27] Iliade, II, 355-356.
[28] La date la moins improbable pour la prise de Troie, mais sans qu’elle ait la moindre certitude, est celle que donne Ératosthène, 407 années avant la première olympiade, ou 1184 avant J.-C. Pour Homère, il y avait dix-huit traditions sur la date de sa naissance, qui varie de 24 à 400 ans après cette guerre.
[29] L’Océan seul échappe à sa puissance : Il n’oserait, dit Homère (Iliade, XIV, 245), tenter d’endormir son courant éternel.
[30] Ce n’est pas ici le lieu de répéter la description d’Homère (Iliade, XVIII, 478-608). J’y note un seul trait : Arès et Athéna, qui conduisent une troupe de soldats, ont une taille plus haute que celle des hommes. Les artistes ont reproduit cette différence qui aide souvent à distinguer, sur les vases et dans les bas-reliefs, les êtres divins des mortels ou des ombres conduits par Hermès aux Champs élyséens. Hésiode, ou plutôt un véritable poète qui avait le génie épique, a fait aussi une description du bouclier d’Hercule.
[31] Iliade, XX, 1-66.
[32] Iliade, XXII, 208-213.
[33] Iliade, chant. XXIV, v. 477-512.
[34] Strabon, liv. XII, 8, 3, et XIV, 2, 14.
[35] …… Etiam periere ruinæ (Lucain, Pharsale, IX, 969).
[36] De xαλύπτω, cacher.