ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE XX. — Impôts sur les objets de consommation.

 

L’impôt sur les consommations, vectigal rerum venalium, différait beaucoup du portorium, avec lequel pourtant on l’a souvent confondu[1] ; il se percevait, soit sur les denrées vendues au marché, soit sur les objets adjugés publiquement à la criée ou aux enchères[2]. C’était encore une nouvelle charge qui, jointe à celles des douanes, des péages et des octrois, grevait les denrées et ne permettait pas aux marchands de les livrer à des prix de beaucoup inférieurs aux prix qui ont cours aujourd’hui. Cette vue confirme donc encore l’opinion que j’ai émise[3] sur le rapport des métaux précieux avec le prix moyen du blé et celui des denrées de première nécessité.

L’impôt sur les denrées était du centième de leur valeur et se nommait centesima rerum venalium. C’était une taxe établie sur les objets de consommation, edulia[4], analogue à celle qui se paie à l’octroi de Paris pour la viande, le vin, le poisson, le foin, l’avoine, etc. ; elle fut établie par Auguste après les guerres civiles. Tibère, malgré les instances du peuple, ne voulut pas consentir à la supprimer ; seulement il la réduisit de moitié après la réunion de la Cappadoce à l’empire[5]. Caligula se garda bien de la supprimer ; il l’étendit même, je crois ; car Suétone, en disant d’abord qu’il leva des impôts nouveaux et inouïs, nova atque inaudita, ajoute qu’il exigea un droit fixe sur toutes les substances alimentaires, eduliis, qui étaient vendues dans toute la ville.

Le passage où Dion (LVIII, 16) dit que Tibère reporta cette taxe du deux centième au centième n’implique pas contradiction. En effet, la première réduction est de l’an 770, dans les premières années de son règne, après la réunion de la Cappadoce ; et le rétablissement de l’impôt au centième a lieu en 784, après la mort de Séjan, lorsque Tibère, ajoute l’historien grec, était devenu très avide d’argent.  

Burmann[6] embrouille encore ici la matière, en rapprochant des textes de Tacite et de Dion un passage où Suétone (Caligula, 16) rapporte que Caligula exempta l’Italie du droit du centième sur les ventes publiques : Centesimam auctionum Italiæ remisit. Il s’agit là de la taxe sur les ventes à la criée, sub hasta, dont Caligula fit la remise, fait qui est aussi remarqué par Dion (LIX, 9). C’est donc à tort que Pitiscus[7] l’a confondue avec le centième imposé sur les denrées alimentaires.                

C’est au contraire la taxe du deux centième sur les comestibles vendus au marché que je crois reconnaître dans une médaille en grand bronze de Néron, appartenant au riche cabinet de la Bibliothèque royale. Le revers présente un édifice orné de trois rangs de colonnes avec les mots MAC. AVG., macellum Augusti. Au-dessus de l’inscription est    le chiffre barré II, chiffre qui se retrouve dans une autre médaille en moyen bronze du même empereur, avec la note s. c., senatus consulto. Je crois voir dans ce chiffre l’abréviation de ducentesima[8]. Cette explication, si plausible pour une inscription placée au-dessous de la représentation d’un marché, appuyée d’ailleurs par les textes de Pline, de Tacite, de Suétone et de Dion, me semble, au premier coup d’œil, plus satisfaisante que celle du savant Eckel[9], qui émet, avec de grands doutes, l’opinion qu’il faut peut-être considérer le chiffre comme l’expression du poids ou de la valeur de la pièce. On a vu que Néron eut la pensée d’abolir tous les impôts indirects et qu’il en fut détourné parle sénat. Celui-ci, pour satisfaire le prince en prenant au moins son désir en considération, aura, je pense, réduit du centième au deux centième l’impôt sur les denrées vendues au marché, et fait placer dans la médaille destinée à perpétuer le souvenir de cette réduction l’inscription II. s. c., au-dessous de macellum Augusti. C’est sans nul doute à cet allégement que Pline fait allusion lorsqu’il dit : Il n’y eut pas à Rome d’impôt plus lourd et plus odieux que l’impôt sur les consommations, parce qu’il pesait sur les pauvres. Aussi le cri du peuple s’éleva-t-il contre tous les princes, jusqu’à ce qu’on eut allégé la taxe sur ces denrée (XIX, 19).

De plus une inscription bien connue[10] contient un règlement de Marc-Aurèle, qui prononce sur les contestations survenues entre les marchands et les percepteurs ou publicains, au sujet de la quotité de l’impôt à percevoir sur les denrées dans les marchés, dit cullearium et ansarium[11]. L’empereur fait élever cette pierre, qui fixe le prix d’après l’ancienne loi.

Le passage positif de Pline, la pierre indicative du prix sous Marc-Aurèle, et le sigle de la médaille de Néron, rapprochés l’un de l’autre, me semblent avoir le même but et par conséquent une signification analogue. Du reste il n’y avait que les denrées et les marchandises vendues dans les marchés ou dans les foires, promercales, qui fussent soumises à la taxe. Les ventes de ces objets faites ailleurs de gré à gré en furent exemptes, excepté sous Caligula[12], qui étendit à la ville entière des dispositions qui ne devaient s’appliquer que sur les marchés publics : Eduliis quæ tota urbe venirent vectigal exigit.

L’impôt d’ailleurs ne frappait que sur la capitale ; c’était un véritable octroi, mal combiné, très vexatoire, et sujet à mille fraudes, puisqu’il se percevait dans l’intérieur et non aux portes de la ville.

Parmi les taxes qui grevaient les objets de consommation nous pouvons ranger l’impôt sur le sel qui, à Rome comme chez nous, était une des sources du revenu public. Cet impôt fut établi pour la première fois, en 548 de Rome, par les censeurs C. Claudius et M. Livius[13] ; ce dernier en prit le surnom de Salinator. Pancirol[14] pense que, sous les empereurs, la quotité de l’impôt sur les salines fut, comme pour les carrières, le dixième du produit. Quoique Burmann se prononce contre cette évaluation, il me semble qu’elle puise quelque probabilité soit dans le prix de 19 centimes le litre de sel, fixé dans l’inscription de Stratonicée, soit dans l’usage où étaient Ies agriculteurs de donner du sel aux troupeaux. On remarque d’ailleurs quelques autres analogies entre les carrières et les marais salants où se percevait l’impôt sur le sel. Parmi ces derniers les uns appartenaient au fisc, les autres à des particuliers[15] ; les premiers étaient exploités par des criminels, qui, sous le nom de mancipes salinarum étaient condamnés à ce travail, comme d’autres à ceux des mines ou des carrières : c’était la peine infligée ordinairement aux femmes coupables[16].

L’Italie et les provinces étaient soumises à cet impôt[17]. Une inscription[18] nous fait connaître les salines des Ménapiens dans les Gaules ; Tite-Live (XLV, 99) celles de la Macédoine, Solin (c. 5) celles d’Agrigente. La gabelle existait en Syrie sous les successeurs d’Alexandre, puisque le livre des Macchabées (I, X, 29) dit formellement que Démétrius n’en exempta que les Juifs. Les Romains, selon leur usage constant de conserver les impôts établis, la maintinrent sans doute après la conquête de la Syrie.

Sous les rois de Rome, la vente du sel avait été permise aux particuliers ; mais leur avarice ayant, par l’accaparement, exagéré le prix de cette denrée indispensable, la république s’attribua le droit de fabrication et de vente[19]. Sous les empereurs, les particuliers semblent avoir recouvré le droit de fabriquer et de vendre du sel à bas prix, soit au fisc, soit aux fermiers généraux des salines, puisque les lois parlent de salines privées[20] et qu’un jurisconsulte, dans le Digeste[21], discute un legs d’usufruit de salines, qui étaient évidemment une propriété privée

Parmi les objets que la république et l’empire fournissaient en nature à leurs magistrats ou à leurs officiers, tels que blé, vin, huile, viande, bois[22], habillements, chevaux, mulets, tentes, chariots, vaisselle, cuisiniers[23], etc., le sel parait avoir joué un grand rôle, puisqu’il fit donner à ces traitements le nom de salaire, SALARIUM.

Au reste, l’impôt sur le sel est louable et bien assis ; chose rare sous l’empire, il était fixe, modéré, perçu à la fabrication, et ne gênait ni l’agriculture ni les contribuables.

 

 

 



[1] Burmann, de Vectig., p. 68. Cod. Justinien, XII, XLVII, 1, de Veteran. Ulpien (Digeste, L, XVI, 17, de Perb. sign.) distingue ces deux impôts avec sa précision ordinaire : Publica vectigalia intelligere debemus ex quibus vectigal fiscus capit, quale est vectigal portus vel venalium rerum.

[2] Vectigal in quibuscumque nundinis ob venditionem proponendam. Cod. Justinien, l. c.

[3] Voyez livre I, chapitre XI et XII.

[4] Vectigalia nova atque insudita primum per publicanos, deinde, quia lucrum exuberabat, per centuriones tribunosque prætorianos exercuit, nullo rerum aut hominum genere omisso, cui non tributi aliquid imponeret. Pro eduliis, quæ tota urbe venirent, certum statumque exigebatur (Il leva des impôts nouveaux et inouïs jusqu'alors, d'abord par des fermiers publics; puis, comme les bénéfices devenaient immenses, par des centurions et des tribuns prétoriens. Il n'y eut aucune chose et aucune personne qui ne fût taxée). Suétone, Caligula, c. 40.

[5] Centesimam rerum venalium, post bella civilia institutam, deprecante populo, edixit Tiberius militare œrarium eo subsidio niti (Le peuple demandait la suppression du centième imposé sur les ventes depuis les guerres civiles. Tibère déclara par un édit que ce revenu était la seule ressource du trésor militaire), etc. Tacite, Ann., I, 78. Plus loin le même auteur s’exprime ainsi : Regnum (Cappadociæ) in provinciam redactum est, fructibusque ejus leveri poste centetimæ vectigal professus Cœsar, ducentesimam in posterum statuit (Son royaume [la Cappadoce] fut réduit en province romaine, et Tibère déclara qu'avec le revenu de ce pays on pouvait abaisser l'impôt du centième, qu'en effet il diminua de moitié). Ann., II, 42.

[6] De vectig., p. 70.

[7] Ad Sueton., l. c.

[8] C’est ainsi que dans beaucoup d’inscriptions grecques la même lettre désigne l’unité et la centaine. C’est ainsi encore qu’on trouve dans Pline XII pour 1200, XIII pour 1300, auri XVI. XX.DCCCXXIX pour 1.620.829. Pline, VI, 26, XXXIII, 17.

[9] Doctrin. numor., t. IV, p. 283.

[10] M. Aurelius... et Commodus... hos lapides constitmi jusserunt propter controversias quæ inter mercatores et mancipes ortæ erant, uti finem demonstrarent vectigali foricullarii et ansarii promercalium, secundum veterem legem, semel dumtaxat exigando. Orelli, Select. inscr., n° 3347.

[11] J’adopte l’heureuse correction de Reinesius, qui lit dans l’inscription rapportée à la note précédente : fori cullearii et ansarit. Ces marchés tiraient leurs noms des grands vases, calei, vasa ansata, dans lesquels on transportait à Rome les denrées à vendre, particulièrement l’huile et le vin. Qui ne se trompe quelquefois ? Les savants Muratori et Forcellini (au mot foricularium) ont cru voir dans ce mot les excréments humains, et ont fait d’ansarium un pot de chambre, pitale.

[12] Suétone, Caligula, 40.

[13] Tite-Live, XXIX, 37.

[14] Var. lect., III, 31.

[15] Digeste, XXVIII, V, 59, § 1, de Hered. inst. ; L, XVI, 17, § 1, de Verbor. signif. ; XXVII, IX, 4, § 1, de Rebus eorum qui sub tut. XXXIII, II, 32, § 1, de Usu et usufr.

[16] Digeste, XLIX, XV, 6, de Captiv. et post. ; XLVIII, XIX, 8, § 8, de Pœn.

[17] Pline, XXXI, 39. Digeste, L, XV, 4, § 7, de Censu.

[18] Gruter, MXCVI, 4. Cuper, Monum. ant., p. 230-34.

[19] Vendendi salis arbitrium, quia impenso pretio venibat in publicum omni sumptu, ademptum privatis (Le monopole du sel, qu'on vendait à un taux excessif, fut retiré aux particuliers et réservé à l'état). Tite-Live, II, 9 et Turnes., Comment., h. l.

[20] Cod. Justinien, IV, LXI, 11, de Vertig.

[21] XXXIII, II, 32, § 3, de Usu et usufr.

[22] Parochi, quæ debent, ligna solemque. Horat., Serm., I, V, 45.

[23] Tite-Live, XXX, 17 ; XLII, 1 ; Scheff., De re vehic., II, 2 ; et Gauch., de Comit., III, 9. Voyez aussi Vopiscus, Aurélien, c. 9 ; et Lampride, Alexandre-Sévère, c. 42. Ce dernier auteur nom fait même connaître une prestation assez singulière à laquelle se croyaient obligés les empereurs envers les gouverneurs des provinces qui n'étaient point mariés : Præsides provinciarum acciperent, si uxores non haberent, singulas concubinas, quod sine his esse non possent. Voyez sur ce passage les commentaires de Causabon et de Saumaise.