ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE XIII. — Condition des terres imposables.

 

Il n’y eut que peu d’impôts sous les rois ; ils étaient payés en nature, excepté le produit de la vente du sel, dont Ancus Marcius[1] se réserva le monopole quand il eut fait la conquête d’Ostie.

L’impôt régulier[2] assis sur le cens était payé par les plébéiens ; son nom même, tributum, était dérivé de celui des tribus de cet ordre. C’était une taxe à tant par mille, variable selon les besoins de l’État ; mais ce n’était point une contribution de 1brtune, répondant aux revenus de la classe imposable ; car les récits sur les dettes des plébéiens prouvent clairement que ces dettes n’étaient point défalquées de l’évaluation, des propriétés. C’était une contribution directe sur les choses, sans égard à leurs produits, ainsi que cela se pratique pour l’impôt sur les maisons et sur les terres ; et même il en était la partie la plus essentielle, seulement il était caché dans le cens en général. Ce qui devait rendre cette charge plus pesante, c’était surtout sa mobilité[3]. De plus, elle ne frappait que les assidui ; les prolétaires n’étaient tenus qu’à la déclaration de leur avoir.

Lorsque les Romains avaient soumis quelque peuple voisin, ils lui accordaient la paix à différentes conditions : ou bien ils laissaient à ce peuple la liberté et l’usage de ses lois, en lui imposant un tribut annuel pour les frais de la guerre[4] ; ou bien ils ôtaient aux vaincus, en totalité ou en partie, leur territoire, qu’ils adjoignaient au domaine public. Quelquefois ils y établissaient des colons auxquels ils partageaient les terres conquises, et qui devaient payer au trésor public une certaine partie du revenu de ces terres. L’impôt en nature se nommait vectigal, à vehendo, dit Varron, parce que l’obligation de transporter les denrées à un lieu fixé par le gouvernement était toujours jointe à cette nature d’imposition. Plus tard la signification de ce terme s’étendit et comprit d’abord les impôts indirects, puis enfin toutes les sortes de revenus qui entraient dans le trésor public. Dans l’ancienne république, les trois principales branches d’impositions étaient assises sur les champs cultivés, sur les pâturages, et sur les marchandises qui payaient un droit à l’entrée ou à la sortie des villes ou des ports. Ces impôts étaient nommés decuma, scriptura et portorium. Les terres du domaine public se nommaient tantôt agri publici, parce que la propriété en appartenait à l’État qui en recueillait les produits, tantôt vectigales, parce qu’on en avait concédé la possession à des particuliers moyennant une redevance en nature, vectigal[5].

Les terres du domaine public s’acquéraient de deux manières : soit lorsqu’une cité livrait volontairement toutes ses propriétés au peuple romain, comme firent les Campaniens, qui, pressés par les Samnites et ne pouvant leur résister, abandonnèrent aux Romains leur territoire, ainsi que nous l’apprend Tite-Live[6] ; soit lorsque la conquête en avait investi le peuple romain, comme ces terres du Picenum enlevées aux Gaulois, qui furent, depuis leur réunion au domaine public, appelées alter Romanus, montes Romani[7].

Ces domaines étaient, dans les temps ordinaires, la base des revenus de l’État ; leur vente, dans les besoins pressants, une ressource assurée. Durant la deuxième guerre punique le revenu ordinaire ne put suffire à l’entretien des armées ; le sénat fit vendre une portion des terres de la Campanie appartenant au domaine, avec l’obligation, pour les acquéreurs, de payer un as de rente annuelle par jugère, et en se réservant la faculté de réméré[8]. Il en fit autant, à une autre époque, du domaine public dans la Sabine.

J’ai dit que Rome conquérante traitait les peuples vaincus avec plus ou moins de sévérité. La paix ne leur enlevait quelquefois qu’un tiers ou deux tiers de leur territoire ; les Véiens, sous Romulus, furent dans le premier cas[9] ; les Herniques perdirent les deux tiers de leurs terres[10], les Privernates autant[11], les Boïens[12] la moitié. D’autres fois les Romains rendirent aux habitants la propriété de leur fonds, qui avait été acquise à l’État par le droit de la guerre. Cicéron[13] nous dit que plusieurs villes de Sicile, qui avaient été prises de force, furent remises sur le même pied que le royaume d’Hiéron, lequel garda les mêmes lois et paya les mêmes impôts que sous ses anciens maîtres.

Mais s’ils étaient doux et cléments envers certains peuples, ils châtiaient sévèrement les délits de leurs municipes ou de leurs colonies ; dans ce cas ils les privaient du droit de cité, de tous leurs autres privilèges et d’une grande partie de leurs biens fonds. C’est ainsi, pour me borner à un seul exemple, que l’Étrurie presque tout entière, qui avait suivi le parti de Marius contre Sylla, fut dépouillée de ses propriétés foncières[14]. Du reste, c’était aussi l’usage chez les Grecs, et nous savons par Thucydide (III, 50, 68) que les habitants de Mytilène et ceux de Platée subirent la même confiscation de la part des Athéniens ou des Lacédémoniens victorieux.

Une autre portion des terres enlevées aux peuples vaincus était distribuée aux vétérans qui s’étaient distingués dans la guerre, ou à la plèbe de Rome indigente et séditieuse. Cette mesure avait le double avantage de rendre les prolétaires propriétaires fonciers, d’exciter et de récompenser le zèle des soldats, et de maintenir, par ces colonies placées dans des villes fortes, les peuples nouvellement conquis. Mais les vétérans payaient aux anciens propriétaires, pour les terres qu’on leur avait assignées, une petite rente qui est nommée dans le Digeste[15] : modicum honoris gratia datum.

Sigonius[16], Burmann[17], Beaufort[18] et Montesquieu[19] ont développé les motifs de cette colonisation, qui sont évidents pour tous ceux qui ont quelque peu étudié l’histoire de la république romaine ; j’y ai ajouté, je crois, quelques vues nouvelles. Le fait important à remarquer, dans le but et l’objet de ce chapitre, c’est que les colons auxquels on distribuait les terres conquises étaient soumis à une modique rente envers le trésor public, selon le nombre de jugères qui leur était échu. Tite-Live[20], Plutarque[21] et Appien[22], Aggenus Urbicus[23] et Hyginus[24] ne laissent aucun doute sur cet usage, qu’Horace, dans une de ses odes (III, 24), indique d’une manière positive.

Il est bon de remarquer que le système féodal conserva ce mode d’aliénation de la propriété, moyennant un cens modique, avec le droit de réméré ; et comme nous le trouvons établi dès l’origine des sociétés grecques et italiennes, il ne serait pas improbable qu’il y eût été importé par les peuples indo-persans, chez lesquels il subsiste encore[25], et qui, à une époque antérieure aux temps historiques, nous ont apporté leurs animaux domestiques, les éléments de leur langage et les bases de leur civilisation.

Cependant il paraît que, dans certaines circonstances et pour certaines natures de propriété, il y avait exemption d’impôts[26]. Je crois que Burmann se trompe[27] en voulant induire une exception du discours d’Annibal, qui, cherchant à jeter de l’odieux sur les Romains, dit à ses soldats qu’après la victoire, il leur donnera des terres exemptes de toutes rétributions, pour eux et pour leur postérité : Agrum sese daturum esse in Italia, Africa, Hispania, immunem ipsi qui accepisset liberisque[28]. Ce passage, au contraire, me semble prouver la généralité de l’usage chez les Romains et appuyer ceux des, écrivains spéciaux que j’ai rapportés. Mais si les terres du domaine public, concédées à des colons, étaient soumises à un cens modique, il est certain que celles qui étaient possédées par les clans patriciens (gentes), consacrées aux dieux ou affectées à l’entretien des temples, étaient, de même que les propriétés des fabriques de nos églises, que les biens du clergé et des nobles avant 1789 [29], exemptes de toute espèce d’imposition ; Cicéron, dans son livre de la Nature des dieux (III, 19), le dit formellement.

Enfin lorsque, dans l’établissement d’une colonie, la quotité des terres à partager excédait le nombre des colons, le surplus restait au fisc, était ou loué ou vendu par lui[30], ou joint partiellement aux propriétés concédées, mais en payant un impôt[31], ou il était rendu aux anciens possesseurs, à la charge de payer la dîme du produit, ou enfin il était laissé en commun à tous les colons, qui en jouissaient moyennant une faible rétribution.

Les municipes[32] avaient aussi le droit de posséder des biens fonds dont le revenu servait à soutenir les charges de la ville, telles que la construction et l’entretien des temples, des aqueducs, des routes, des rues, des lieux publics, le culte, l’instruction publique, etc. Les biens communaux étaient presque toujours, comme chez nous, des terrains vagues ou des pâtures, et se nommaient compascua, parce que tous les animaux de la colonie y avaient droit de pacage. Hyginus[33] et Aggenus Urbicus[34] sont formels sur ce point : Hæc fere pascua certis personis data sunt depascenda, sed in commune.

Ces biens étaient souvent très éloignés de la ville qui les possédait ; ainsi nous savons par Cicéron[35] qu’Atella, qu’Arpinum, sa patrie, avaient des terres affermées dans les Gaules. Voici ce passage curieux : Eorum omnia commoda omnesque facultates, quibus et sacra conficere et sarta tecta ædium sacrarum locorumque communium tueri possunt, consistunt in his vectigalibus quæ habent in provincia Gallia.

On trouve dans le Digeste[36] qu’un fonds de terre est grevé de redevances envers plusieurs villes municipales, et, dans un autre endroit de ce recueil[37], qu’il y avait des terres, propriétés municipales, sur lesquelles des particuliers exerçaient quelques droits.

Les villes affermaient ces terres à perpétuité, c’est-à-dire que, moyennant le paiement exact du prix stipulé, ni les fermiers ni leurs successeurs ne pouvaient être évincés[38].

Il est assez curieux de rechercher comment les villes pouvaient devenir propriétaires de ces biens ; car, d’après la loi, c’est Pline le Jeune qui l’atteste[39], il est certain qu’on ne pouvait ni instituer une ville héritière ni lui rien léguer. Mais le même auteur nous apprend aussi qu’on pouvait parfois éluder ces dispositions ; car Saturninus, qui l’avait fait son héritier, avait légué à Côme 400.000 sesterces, un quart de la succession totale. Selon la loi, dit Pline, le legs est nul ; mais la volonté du mort est pour moi plus sacrée que la loi[40], et, après avoir donné à ma patrie 1.100.000 sesterces de mon propre bien, je n’hésite pas à lui payer les 400.000 que lui a légués mon ami.

Le même auteur, dans une autre lettre (VII, 18), indique le moyen qu’il a pris pour assurer une certaine somme à sa patrie et pour que la destination de cette somme se perpétue après lui. J’avais promis, dit-il, 500.000 sesterces destinés à fonder des aliments pour des personnes libres. Je fis au procureur de la république le transport d’une terre qui valait beaucoup plus ; je repris ensuite cette terre chargée d’une rente annuelle et perpétuelle de 30.000 sesterces[41]. Par là le fonds de la république est en sûreté, la rente ne court aucun risque, et la terre elle-même, étant d’un rapport fort au-dessus de la rente dont elle est chargée, ne manquera jamais de maître ni d’acquéreur.

Ce sont ces sortes de propriétés municipales que Cœlius[42] appelle agros fructuarios. Il voulait obtenir, en faveur de Feridius, une exemption pour des terres qui étaient chargées d’une rente semblable envers certaines villes ; Cicéron la refusa[43] ; il rejeta la demande de Cœlius comme inconvenante et illicite. On voit aussi dans la lettre qui nous fournit ce fait que les gouverneurs des provinces ne pouvaient détourner pour d’autres usages les revenus des villes lorsqu’ils étaient affectés aux charges municipales.

Nous sommes donc assurés que, dans les provinces comme en Italie, les villes avaient un domaine public, des revenus communaux. Ces propriétés publiques furent conservées aux villes par les empereurs, comme le prouvent les lettres de Pline que j’ai citées et plusieurs autres adressées par le même auteur à Trajan, ainsi que les réponses de ce prince.

 

 

 



[1] Tite-Live, I, 33.

[2] Niebuhr, Hist. Rom., tr. fr., t. II, p. 225 et suiv.

[3] L’appauvrissement et la faiblesse de Rome jusqu’à la loi Licinia sont un exemple mémorable des suites désastreuses du système qui fait de l’impôt foncier le principal revenu de l’État, et surtout de celui qui n’est supporté que par une seule classe, laquelle se trouve ainsi dans les mêmes rapporte envers les privilégiée que le cultivateur d’un pays fort imposé envers celui d’un État où les charges sont moindres. (Note de Niebuhr.)

[4] Ce qui s’appelait proprement tributum ou stipendium.

[5] Vid. Manut., in Cicer. ad Attic., II, 15, in fin.

[6] Tite-Live, VII, 31 : Itaque populum Campanum urbemque Capuam, agros, delubra deum, divina humanaque omnia in uestram, patres conscripti, populique Romani dicionem dedimus, quidquid deinde patiemur dediticii vestri passuri (C'est pourquoi, peuple campanien, ville de Capoue, terres, temples des dieux, choses divines et humaines enfin, nous résignons tout en votre puissance, pères conscrits, et en celle du peuple romain : si désormais on nous outrage, c'est vos sujets qui seront outragés).

[7] Voyez Cicéron, de Senectute, 4 ; Agr., contra Rullum, II, 25. Varron, de Re rust., I, II, 7, de Ling. lat., lib. IV, p. 10 ; Siculus Flaccus, De condit. agr. apud. Gœs., p. 2, et Comment. ad Velleium, II, 81, éd. Varior.

[8] Tite-Live, XXVIII, 46 ; XXXI, 13. Cf. Siculus Flaccus, De Condit. agr. apud Gœs., p. 2.

[9] Tite-Live, I, 15.

[10] Ibid., II, 41.

[11] Ibid., VIII, 1.

[12] Ibid., XXXVI, 39.

[13] Verrines, III, 6.

[14] Ad Attic., I, 19.

[15] VI, I, 15, § 2, De rei vindic. Cf. Appien, Bell. civ., II, 140, orat. Bruti.

[16] De antiq. jur. Ital., II, 2.

[17] Vectig. pop. Rom., p. 6.

[18] La Républ. rom., 1766, in-4°.

[19] Grandeur et décadence des Romains.

[20] IV, 36.

[21] Αποφοράν ού πολλήν είς τό δημόσιον τελούσιν. Plutarque, T. Gracchus, c. 8.

[22] Bell. civ., I, I, 17 ; II, p. 516.

[23] Comment. ad Frontin. de Agr. qual., p. 45.

[24] De Cond. agr. ap. Gœs, p. 205.

[25] Voyez Tod., Hist. of Radjpouts.

[26] Les gentes patriciœ, par exemple, en étaient exemptes. Voyez Niebuhr, Hist. Rom., t. II, ch. des maisons patriciennes.

[27] Vectig., p. 7 et 8.

[28] Tite-Live, XXI, 45 : (des terres en Italie, en Afrique, en Espagne, à leur choix, libres de tout impôt pour le propriétaire et ses enfants)

[29] C’est encore un des nombreux usages que nous avons empruntés aux Romains.

[30] Loué pour cinq ans aux colons, ou vendu comme bien emphytéotique pour cent ans. Voyez Hyginus, De cond. agror. Gœs., p. 205.

[31] Qui superfuerunt agri vectigalibus subjecti sunt. (Hyginus, c. l.) Il en était de même de l’ager subsecivus, portion de terrain vague et non borné, attenant aux terres arables partagées aux colons. Cf. Hyginus, De Condit. agr. Aggenus Urbicus, Comment. ad Front. Goes., Antiq. agr., p. 109.

[32] Voyez, sur les municipes, Giraud, Droit de propriété, p. 313-322.

[33] De limit. const., ap. Goes.

[34] In Front., ibid.

[35] Ad Fam., XIII, 7 et 11.

[36] XIX, I, 13, § 6, De act. empt. Ubi vid. Cujac., V, obs. ult.

[37] XXX, I, 71, § 5 et 6, De legat. I.

[38] Digeste, VI, III, 1. Si alter vectig.

[39] Lettres, V, 7.

[40] Cette loi restrictive était peut-être bornée à l’Italie ; car, en Bithynie, je vois Julius Largue léguer aux villes d’Héraclée et de Tium toute sa fortune à l’exception de 50.000 sesterces, et Trajan ordonne à Pline d’accepter ce legs. (Pline le Jeune, Lettres, X, 79, 80.)

J’ai déjà fait remarquer que les habitants de Nicée avaient reçu d’Auguste le privilège de recueillir la succession de leurs concitoyens morts intestat ; Trajan le confirma. Voilà encore une source du capital foncier et du revenu des villes qui nous est révélée par Pline (X, 88). En Bithynie, les citoyens admis par les censeurs dans le sénat d’une ville payaient, pour leur droit d’entrée, au trésor de la commune, les uns 1.000, les autres 2.000 denarius (1.000 à 2.000 fr.) : autre source de revenu pour les villes d’Asie. Voyez Pline, X, 84, 113, 114.

[41] Ce rapport indique que l’intérêt légal sous Trajan était de 6 %, taux que, sous Claude, indique Columelle.

[42] Ad Cicéron, Epist. Fam., VIII, 9.

[43] Ad. Attic., VI, 1.