ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE XI. — De la province d’Asie.

 

La province d’Asie, dont il me reste à exposer l’état pendant le dernier siècle de la république, était formée de l’ancien royaume de Pergame[1], légué au peuple romain par Attale Philométor ; elle embrassait une partie de la Phrygie et de la Mysie, l’Ionie, la Lydie, la Carie et la Méonie tout entières.

Pour prendre une idée générale de l’opulence et des ressources de cette province, il suffirait de citer les grandes villes d’Apamée-Cibotus et de Laodicée en Phrygie, dont Strabon vante[2] les richesses et la beauté ; Synnade, renommée pour ses carrières de marbres superbes ; Laodicée, célèbre pour la finesse de ses laines et la beauté de ses tapisseries[3] ; les plaines de Sardes, du Caïcus, de l’Hermus et du Caystre, si remarquables par leur fertilité[4] ; Philadelphie, et la Méonie, dont le sol volcanique produisait des récoltes si abondantes et des vins si délicats[5] ; Hiérapolis et Cibyra, fameuses, la première par ses teintures, la seconde par sa grande population et ses fabriques de fer ciselé[6]. Strabon[7] représente, avec des couleurs que nous avons lieu de juger fidèles, l’étonnante population, l’industrie[8], le commerce, les richesses de Milet, illustrée par ses fabriques d’étoffes de laines[9], métropole de tant de colonies ; d’Éphèse, de Samos, de Smyrne, de Tralles, de Rhodes, villes dont les temples, les théâtres et les monuments prodigieux attestaient la splendeur, le goût et l’opulence.

Telle était la province d’Asie sous l’empire d’Auguste et de Tibère, époque à laquelle Strabon a composé son ouvrage ; elle n’était pas moins productive et moins manufacturière du temps de Cicéron, qui, dans ses nombreux écrits, nous en donne des preuves positives. La validité du témoignage est incontestable ; car Cicéron y avait voyagé dans sa jeunesse. Son frère Quintus fut pendant trois ans propréteur d’Asie (de 691 à 693) ; il consulta l’orateur et reçut ses avis sur toutes les parties de son gouvernement. Cicéron lui-même fut gouverneur de la portion de la Phrygie, de la Lycaonie, de la Cappadoce, et des autres États de l’Asie-Mineure, compris sous le nom de province de Cilicie. On peut donc le croire lorsqu’il dit à Quintus qu’ils connaissent l’Asie comme chaque individu sa propre maison[10].

Or Cicéron affirme que cette province abonde en richesses et en beautés de tout genre, esclaves superbes, métaux précieux, étoffes recherchées, vases, tableaux et statues[11]. Plus loin, il vante sa grande population, le nombre de ses villes, et la quantité de Romains et d’alliés que les affaires ou le commerce y attiraient.

Dans son discours en faveur de la loi Manilia[12], il démontre au peuple romain que l’Asie fournit la portion la plus importante et la plus sire du revenu public. Les tributs des autres provinces, dit-il, suffisent à peine à leur défense ; mais l’Asie est si riche et si fertile que, par la fécondité de ses champs, l’étendue de ses pâturages, la variété de ses produits et la multitude des objets qui en sont exportés, elle surpasse de beaucoup tous les autres pays.

Les tributs perçus par les publicains, qui avaient dans la république le même emploi que nos anciens fermiers généraux, consistaient en redevances fixes, capitation sur les hommes et sur le bétail[13], droits de douane, d’octroi, de péage, impôts sur les portes[14] et sur la vente du sel[15].

Ces fermiers des impôts, qui étaient pris dans l’ordre des chevaliers et organisés en grandes compagnies[16], et beaucoup de Romains des autres classes, attirés en Asie par des spéculations de toute espèce, y avaient porté une si grande masse de leurs capitaux propres ou empruntés, que l’état des affaires dans cette province était devenu le régulateur du crédit et du taux de l’intérêt dans la capitale. Cicéron atteste formellement ce fait curieux[17].

Je ne parlerai point des richesses et de la grande population de la Bithynie, du Pont et de la Cappadoce ; de leurs temples, tels que celui de Comana, où tant de trésors étaient entassés ; de Cyzique, ville du premier ordre ; de Sinope et d’Amisus, demeures royales du puissant Mithridate[18]. Je ferai seulement remarquer que la puissance et la multitude des pirates détruits par Pompée prouvent l’étendue de la navigation et du commerce de l’Asie à cette époque[19] ; que l’île stérile de Délos était alors comblée de richesses, parce qu’elle était, nous dit Cicéron[20], le grand entrepôt des échanges entre l’Orient et l’Europe.

L’Asie était cependant régie par des lois moins douces que la Sicile. Même avant la guerre de Mithridate, dans laquelle l’appui que l’Asie prêta à ce prince lui fit perdre presque tous ses privilèges, les propriétés des indigènes étaient soumises au tribut, vectigal. Les terres du domaine public étaient louées au plus offrant, d’après les règlements des censeurs[21] ; les baux n’étaient que d’un lustre ou cinq ans, terme évidemment trop court, et nuisible aux progrès de l’agriculture[22]. L’impôt foncier, auquel il faut joindre la taxe sur les portes, la capitation sur les hommes et sur le bétail, les impôts indirects du sel, des douanes, des entrées et des péages, était perçu par les publicains, qui vexaient cruellement les malheureuses provinces[23] ; aussi César changea-t-il le paiement des dîmes de l’Asie en un abonnement fixe[24].

Pour l’impôt indirect, c’était moins, dit Cicéron, la quotité de l’imposition que le mode et la rigueur de l’exercice qui excitaient des plaintes générales[25]. Ce motif amena la suppression des douanes pour l’Italie, en 693.

Mais les publicains aggravaient énormément le poids de ces charges, et forçaient les villes d’Asie, qui étaient solidaires de la totalité des impôts, à payer, pour les termes arriérés, un intérêt usuraire qui montait souvent à 48 % par an[26].

Les gouverneurs étaient pourtant forcés de ménager cette corporation puissante, qui, formée de chevaliers romains, était alors investie du pouvoir judiciaire et se mettait souvent au-dessus des lois.

Servilius Isauricus leur avait adjugé l’intérêt stipulé dans leurs traités avec les villes ; Cicéron accorda aux débiteurs un terme assez large, à condition que, s’ils payaient avant l’époque, on ne leur compterait l’intérêt qu’à 12 %, et qu’autrement ils paieraient l’intérêt porté dans leurs obligations.

Nous trouvons dans une lettre de Cicéron à Atticus[27] la preuve que les chevaliers romains prenaient à ferme, pour cinq ans, tous les revenus de la république dans une province, et qu’ils les louaient et sous-louaient ensuite à des traitants et à des sous-traitants. On sent aisément combien ce mode de perception des impôts devait être oppressif et onéreux pour les peuples. L’an 691, les chevaliers, fermiers généraux de l’Asie, qui avaient traité avec les censeurs, se plaignirent au sénat. Ils alléguèrent qu’aveuglés par l’amour du gain, ils avaient poussé l’enchère trop haut, et demandèrent que, leur bail fût résilié. La chose était odieuse, la demande honteuse, et l’aveu de leur cupidité formel (I, 17). Cicéron, tout en reconnaissant l’injustice de leur réclamation, l’appuya par des motifs d’intérêt public et privé. Caton s’y opposa fortement ; son opinion prévalut, et ce fut la cause qui aliéna du sénat l’ordre entier des chevaliers.

Maintenant que j’ai démontré l’opulence et les ressources de l’Asie, malgré la masse des impôts et leur onéreuse perception, il faut en rechercher les causes ; elles se trouvent évidemment dans des institutions favorables au développement du commerce et de l’industrie, et tout à fait opposées aux lois et aux préjugés qui, à Rome et dans l’Italie, tarirent ces deux sources de la richesse publique.

Les colonies grecques de l’Asie-Mineure nous sont représentées par Hérodote[28] comme ayant déjà, du temps de Cyrus et de ses successeurs, une marine et un commerce très florissants.

Les Ioniens, entre autres, avaient un gouvernement fédératif bien constitué, et un bon système municipal, qu’ils devaient à Thalès de Milet[29].

Les Lyciens, dit Strabon[30], ont un gouvernement connu sous le nom de corps lyciaque. Il est composé de vingt-trois villes, qui ont voix dans l’assemblée publique, à laquelle chaque ville envoie des députés, et qui se tient dans celle qu’ils choisissent. Les plus considérables de ces villes ont chacune trois voix, les moyennes deux, et les autres une seule voix. Elles contribuent dans là même proportion aux dépenses et aux autres charges publiques. Dans l’assemblée de ces représentants on commence par nommer le Lyciarque, ou chef de la confédération ; ensuite on procède à l’élection des autres magistrats ; on y nomme aussi les juges de tous les tribunaux. Autrefois, on y délibérait encore sur la guerre, la paix et les alliances ; aujourd’hui il faut le consentement des Romains pour qu’il soit permis aux Lyciens de statuer sur leurs propres intérêts.

La même forme de gouvernement représentatif     existait chez les Cariens et dans la tétrapole de Phrygie, dont Cybira, la ville principale, était, dit Strabon, renommée pour ses bonnes lois, ses richesses et sa grande industrie[31].          

Rhodes se distinguait par des lois admirables sur le commerce, la navigation et toutes les parties de l’administration ; ce qui lui valut l’empire de la mer et la mit au premier rang des villes opulentes et industrielles.     

Chez les républiques d’Asie[32] qui avaient adopté le gouvernement aristocratique, les lois et les institutions n’étaient pas moins favorables au commerce et aux arts utiles. J’ai cité l’exemple de Rhodes qui était dans ce cas ; j’y joindrai celui de Marseille, quoique cette ville fût située dans une région très éloignée de l’Asie-Mineure ; mais elle avait été fondée par les Phocéens, qui y avaient établi les lois de leur métropole asiatique. Or, Cicéron[33] fait le plus brillant éloge des mœurs, des institutions et du gouvernement de cette ville, qu’il est, dit-il, plus facile de louer que d’égaler, et qu’il met au-dessus de ceux de tous les peuples de la terre. Il ajoute que le pouvoir exécutif résidait dans un sénat composé des meilleurs et des plus riches citoyens. Tacite (Agricola, IV) vante aussi les bonnes mœurs, l’économie et l’instruction de Marseille.    

Il ne nous est presque rien resté des lois qui régissaient les colonies ioniennes ; mais, comme elles avaient été fondées par les Athéniens, nous sommes sûrs que leurs institutions avaient été modelées sur celles de la métropole.

Or, les lois de Dracon et de Solon étaient, comme le remarque Montesquieu[34], très favorables au commerce ; elles proscrivaient surtout l’ignorance et la fainéantise.

L’une obligeait les parents à faire apprendre à leurs enfants à nager, à lire et à écrire. Les moins riches devaient s’adonner à l’agriculture, au commerce ou aux arts mécaniques[35]. Une autre dispensait le fils auquel ses parents n’avaient pas fait apprendre un métier, de l’obligation de les nourrir[36].

Une autre[37], rappelée par Hypéride et Démosthène, ordonnait de vendre à prix fixe, sans dol ni fraude ; les agoranomes veillaient à la stricte exécution de cette loi. Elle assurait aussi l’exécution franche et complète des marchés et des contrats.

Une autre accordait le droit de cité aux étrangers qui venaient se fixer à Athènes, et les obligeait même à le demander au peuple dans un bref délai[38]. Cette loi de Solon fut, à la vérité, modifiée postérieurement.

Une autre[39] honorait les sciences en ne permettant l’exercice de la médecine qu’aux personnes libres, et en le défendant aux femmes et aux esclaves.

Par une autre loi de Solon l’argent était réputé marchandise, et le taux de l’intérêt n’était fixé que par la volonté des contractants[40]. Il abolit la contrainte par corps pour les débiteurs[41].

Le droit hypothécaire sur les biens-fonds était, à Athènes, plus ancien que Solon ; il existait outre l’engagement de la personne, qui fut ensuite aboli. A Rome, l’état de choses établi ne l’admettait pas ; il était inconciliable avec le droit de propriété des quirites comme avec la simple possession[42].

L’altération de la monnaie était punie de mort[43].

Enfin, une loi formelle de Solon encourageait les sociétés formées pour le commerce, la navigation, l’industrie, et leur permettait de faire toute espèce de contrats et de transactions, en se conformant aux lois établies[44].

Nous savons que ces règlements avaient été adoptés par les colonies asiatiques. On peut affirmer que c’est à la sagesse de ces lois, à l’industrie qu’elles développèrent, au commerce qu’elles protégèrent, et surtout à l’influence si puissante de l’esprit d’association, soit entre les citoyens, soit entre les villes confédérées, que l’Asie-Mineure dut cette abondance de population, de richesses, de produits du sol, des arts et de l’industrie, qu’elle sut conserver encore sous le gouvernement tyrannique des proconsuls romains.

En effet ces républiques asiatiques loin de flétrir, comme Sparte et Rome, le commerce et l’industrie, les honoraient et les encourageaient puissamment.

Aristote nous dit[45] que, parla constitution d’Hippodamus de Milet, les artisans, les cultivateurs et les gens de guerre avaient un droit égal au gouvernement ; que la forme caractéristique du gouvernement démocratique était le cens fixé à un taux très bas, et le droit égal pour tous d’arriver aux magistratures. Or, nous savons par Cicéron[46] que toutes les républiques de l’Asie étaient gouvernées de cette manière. Son esprit aristocratique s’indigne de voir dans la Phrygie et dans la Mysie, à Pergame, à Tralles, les artisans prendre part aux délibérations publiques.

Le même orateur[47] nous apprend que ces villes d’Asie ne possèdent ni trésors ni domaines publics ; elles n’ont que deux moyens de se procurer de l’argent, savoir : des impôts et des emprunts. Ces villes étaient pourtant fort riches ; dès lors il est évident qu’elles avaient de grands moyens de crédit, ce que la forme de leur gouvernement représentatif, que j’ai rapportée plus haut, amena nécessairement.

Leurs finances étaient bien administrées, témoin celles de Temnis dont les comptes étaient tenus avec le plus grand ordre, et où il ne pouvait se faire le mouvement d’une seule drachme que sous la responsabilité de cinq préteurs, de trois questeurs et de quatre banquiers élus par le peuple[48].

Les Romains, ignorante en économie politique, qui regardaient le signe monétaire comme une richesse réelle, avaient, par la loi Gabinia, défendu aux alliés de faire des emprunts à Rome[49], sans doute pour empêcher l’or et l’argent de sortir de la capitale.

Ce motif est exprimé par Cicéron lui-même[50], qui, dans son consulat, interdit aux Juifs, alors banquiers et usuriers à Rome, comme ils l’ont été partout, la faculté d’exporter de l’or tous les ans, pour Jérusalem, de l’Italie et des provinces.

Enfin, on peut juger du crédit et des ressources de l’Asie, province beaucoup plus riche que celle de Cilicie, par ce fait important que nous a transmis Cicéron[51]. Dans une année de bonne administration, en leur laissant l’autonomie, l’usage de leurs lois et de leurs tribunaux, toutes les villes, horriblement vexées par les gouverneurs précédents, sont devenues florissantes ; les unes se sont acquittées entièrement de leurs dettes, les autres se sont beaucoup libérées ; de plus, elles ont payé aux publicains tout ce qu’elles leur devaient pour les impôts de ce lustre dont ils n’avaient rien touché, et même l’arriéré du lustre précédent.

Quant aux ressources et à la richesse de l’Asie, Plutarque nous a transmis[52] un témoignage positif. Cette province, que Mithridate avait pillée pendant quatre ans et accablée de réquisitions et d’impôts énormes, fut condamnée par Sylla à payer 20.000 talents d’argent (environ 120 millions) ; de plus chaque particulier fut contraint de fournir à chaque soldat 16 drachmes (16 francs) par jour, et de lui donner à manger à lui et à tous les amis qu’il voudrait inviter. Chaque centurion recevait par jour 50 drachmes (50 francs), et, de plus, un habit pour porter dans la maison et un autre pour paraître en public. Cette somme se monta bientôt à 120.000 talents (720 millions) par les usures des publicains, mais elle fut réduite à 40.000 (240 millions de fr.) qui furent acquittés en entier. L’Arménie seule paya sur-le-champ à Pompée une contribution de 6.000 talents (36.000.000 fr.), et les largesses qu’il fit à ses soldats[53], après avoir terminé la guerre, se montèrent, dit Appien[54], à 16.000 talents (96 millions). Il porta au trésor public, en argent monnayé ou en argenterie, 20.000 talents (120 millions de fr.). Ces sommes immenses provenaient des contributions de l’Asie, qui, en outre, avait créé les fortunes énormes de Murena, de Scaurus, de Gabinius, de Faustus Sylla, de Démétrius, de Théophane, lieutenants, amis et affranchis de Pompée[55].

Enfin nous savons que ce général tripla presque le revenu en argent de la république, qui ne percevait avant lui que 50 millions de drachmes[56] (50 millions de fr.), et qui en perçut 85 millions des seuls pays conquis par lui.

Ces charges énormes, tant ordinaires qu’extraordinaires, prouvent quelles étaient alors les rés. sources et les richesses de l’Asie soumise aux Romains, de même que la masse des contributions de guerre acquittées par la France en 1815 atteste son opulence.

Maintenant, si l’on a bien suivi l’exposé des institutions, des lois, des mœurs, des préjugés qui régissaient, d’un côté, les Romains et les peuples de l’Occident soumis à leur langage et à leur puissance, de l’autre les peuples de l’Orient parlant la langue grecque, et qui, dans leur subjection, avaient gardé leurs mœurs et leurs lois, il en ressortira l’explication d’un grand fait historique relatif à la richesse respective de ces deux régions pendant toute la durée du Bas-Empire et du moyen-âge.

Nous voyons toujours dans cette période l’Occident pauvre et stérilet l’Orient abondant en métaux, en productions de tout genre ; il est singulier que ni Montesquieu, ni Gibbon, ni aucun des écrivains qui ont traité de la décadence de l’empire, n’aient songé à rechercher la cause de cette inégalité dans la distribution de la richesse.

Dans l’Occident les circonstances politiques semblaient néanmoins devoir être plus favorables à son développement. L’empire résista moins longtemps de ce côté ; les royaumes formés de ses débris se constituèrent assez promptement.

L’empire d’Orient, au contraire, sans cesse attaqué par les Barbares, fut gouverné par une série de despotes inhabiles. Les querelles religieuses, les sectes, les hérésies, l’abus des ordres monastiques, l’extension immodérée du célibat, les dépenses énormes d’une cour fastueuse ; plus tard, l’invasion des Arabes et de la religion musulmane ; toutes ces causes réunies paraissaient devoir entraîner la ruine du commerce, de l’industrie, enfin de la richesse publique et particulière.

L’effet contrains s’est produit.

Il faut donc que, sous ce rapport, les institutions et la puissance de la société aient été plus fortes en Orient, plus faibles en Occident, que les vices et les fautes des gouvernements.

L’Occident, civilisé par Rome, reçut, avec là langue du peuple dominateur, ses lois, ses mœurs et ses préjugés contre le commerce et l’industrie ; les Barbares, qui incorporèrent dans la civilisation romaine leurs lois et leurs mœurs farouches, y apportèrent leur mépris pour les arts, les métiers, la culture, les échanges, enfin tout ce qui n’était pas le pouvoir ou les armes.

L’Italie romaine, depuis la destruction de Carthage jusqu’à la fondation de Constantinople, avait existé, vis-à-vis de la Grèce et de l’Orient, dans le même état où l’Espagne, pendant le XVIIIe siècle, s’est trouvée à l’égard de l’Europe. Alberoni disait avec autant de justesse que de profondeur : L’Espagne est à l’Europe ce que la bouche est au corps ; tout y passe et rien n’y reste. Telle fut l’Italie romaine dans le dernier siècle de la république et sous les empereurs. Rome attirait, engouffrait l’or des provinces, comme l’Espagne les métaux précieux du Mexique et du Pérou ; toutes deux prenaient le signe pour la richesse, une valeur fictive pour une valeur réelle ; et l’argent s’écoulait sans cesse de leurs mains ; car l’Italie, comme l’Espagne, consommait sans reproduire. L’Orient était essentiellement producteur, commerçant et manufacturier ; les imp6ts, les concussions, les avanies, faisaient couler sans cesse à Rome de nouvelles richesses, que le travail industrieux de l’Égypte, de la Grèce et de l’Asie repompait par des échanges et ramenait à leur source par le grand canal du commerce et de la navigation.

A Rome, je le répète, et dans l’Occident soumis à ses lois, les institutions, les mœurs, les préjugés flétrissaient l’art qui produit les matières, qui met en valeur les produits, qui en augmente le prix par le travail, qui le double par les échanges.

Dans l’Orient, au contraire, chez tous les peuples parlant la langue grecque, les institutions politiques, les lois civiles, l’opinion, l’usage et les mœurs protégeaient, encourageaient, honoraient la production, la fabrication, la navigation, le commerce et l’industrie ; elles attribuaient aux professions mercantiles des droits politiques égaux, souvent supérieurs à ceux des autres conditions sociales. Ces villes d’Égypte, de Grèce et d’Asie, sont à l’Occident, sous le haut empire et dans le moyen-âge, ce que Venise, Gênes et Florence sont à l’Europe depuis le XIIIe jusqu’au XVIe siècle.

L’étonnement des Arabes, des croisés, des Turcs, fut extrême en voyant tant de richesses dans cet empire byzantin si faible et si divisé. Je crois avoir indiqué la grande et véritable source de ces richesses : l’Orient honorait, l’Occident flétrissait le commerce et l’industrie ; l’Occident consommait sans reproduire, l’Orient était producteur et manufacturier.

Pour en revenir à l’objet spécial de ce chapitre, nous avons vu le même phénomène se développer, de nos jours, dans les mêmes contrées et sous un gouvernement semblable à celui des proconsuls romains.

Dans les quarante dernières années les Grecs de l’Archipel et des côtes de l’Asie avaient acquis de grandes richesses par le commerce et la navigation, malgré les impôts, les avanies, les oppressions de toute espèce dont ils étaient accablés par les Turcs et leurs subordonnés. C’est qu’ils se retrouvaient encore dans la même position où avaient été placés leurs ancêtres vis-à-vis des Romains. Les deux peuples conquérants ont également négligé l’agriculture, le commerce et l’industrie ; la devise : Regere imperio populos, hæ tibi erunt artes, s’applique avec autant de justesse aux fils d’Othman qu’aux descendants de Romulus. Les Grecs se sont approprié et ont détourné à leur profit ces trois sources fécondes de la richesse et de la prospérité publique ; en un certain nombre d’années ils sont parvenus à faire passer dans leurs mains le commerce de l’empire ottoman, dont ils ont dépossédé la France, à amasser des capitaux considérables et à créer une marine florissante, qui, dans la dernière guerre, a lutté avec avantage contre celle de leurs oppresseurs.

 

 

 



[1] Cicéron, pro Flacco, 24 ; Strabon, XIII, 624.

[2] Strabon, XIII, 577, 578.

[3] Id., ibid.

[4] Id., XIII, 624, 525, 627.

[5] Id., XIII, 628.

[6] Id., XIII, 630, 631.

[7] Id., XIII, 635, 636.

[8] On peut citer, comme exemple de la perfection qu’avait atteinte, dans l’Asie, le travail les métaux et des gemmes, ce vase à tenir du vin, appartenant au roi Antiochus, et qui était formé d’une seule pierre précieuse très grande ; on l’avait creusée artistement et on y avait adapté une anse d’or massif. (Cicéron, Verrines, IV, 27.) Le candélabre énorme destiné par ce roi à l’ornement du temple de Jupiter Capitolin était, dit Cicéron (ibid., 28), fait avec les gemmes les plus précieuses et d’un travail admirable ; la quantité de riches pierreries dont il était orné jetait un éclat si varié que la beauté de l’ouvrage semblait le disputer à la richesse de la matière, et sa grandeur annonçait qu’il n’était pas fait pour parer la demeure des hommes, mais pour décorer le plus vaste des temples.

[9] Vid. Cicéron, Verr., I, 34.

[10] Asia, sicut unicuique sua domus, nota. Epist. ad Quint. fratr. I, I, 16.

[11] Ibid., I, I, 2.

[12] Cap. 6, éd. Variorum.

[13] Ad Attic., V, 16, et le passage classique d’Asconius Pedianus : Comment. in orat. Cicéron, de Divinatione.

[14] Cicéron, ad Fam., III, ep. 8.

[15] Idem, pro leg. Manil., 6.

[16] Ep. ad Quint., I, I, 12 ; pro Rab. Postum., c. 2.

[17] Initio belli Asiatici, cum in Asia res magnas permulti amiserant, scimus Romae, solutione impedita, fidem concidisse. Non enim possunt una in civitate multi rem ac fortunas amittere, ut non plures secum in eandem trahant calamitatem [Au commencement de cette guerre, à l'époque où tant de citoyens perdirent en Asie des sommes considérables, nous savons qu'à Rome, les payements s'étant trouvés entravés, le crédit fut ébranlé ; il est impossible, en effet, que, dans un pays, un grand nombre de citoyens perdent leur fortune, sans en entraîner beaucoup d'autres dans leur désastre] (Leg. ManiL, cap. 7.)

[18] Cicéron, leg. Manil., 8, éd. Var.

[19] Ibid., 11-13.

[20] Insula Delos, quo omnes undique cum mercibus atque oneribus commeabant, referta divitiis, parva, (l'île de Délos, où abordaient de toutes parts les navigateurs avec leurs marchandises et leurs cargaisons, regorgeant de richesses) etc. Ibid., 18.

[21] Cicéron, Verrines, III, 6.

[22] Id., Ad Attic., VI, 2 ; t. I, p. 604.

[23] Id., Ad Quintum fratr., I, I, 11.

[24] Appien, Bell. civ., V, 4. Dion, XLII, 6.

[25] Les mêmes plaintes se sont reproduites en France, à la fin de 1830, et elles ont déterminé l’administration à changer la forme et la perception de l’impôt sur les boisons.

[26] Même avec les intérêts composés. (Ad. Attic., V, 21.)

[27] Ad Att., VI, 1.

[28] I, 142, sqq. Cf. Strabon, XIV, 643.

[29] Hérodote, I, 170.

[30] XIV, 664, 665.

[31] Strabon, XIV, 660 ; XIII, 631.

[32] Id., XIV, 652, 654.

[33] Massilia, cujus ego civitatis disciplinam atque gravitatem non solum Graeciæ, sed haud scio an cunctis gentibus anteponendam iure dicam... sic optimatium consilio gubernatur ut omnes ejus instituta laudare facilius possint quam æmulari (Marseille, dont les mœurs et les solides vertus sont à mes yeux préférables à tout ce qu'on voit, je ne dis pas dans la Grèce, mais peut-être chez tous les peuples... est si bien gouvernée par la sage politique de ses chefs, qu'il est plus facile de louer que d'imiter ses institutions). Pro Flacco, 26, éd. Varior.

[34] Esprit des Lois, liv. XXI, ch. 7. Cf. Hérodote, II, 177, et h. l. not. Schweigh. et Larcher.

[35] Leg. Attic., Sam. Petit, lib. II, tit. IV, p. 239.

[36] Ibid., II, IV, p. 244.

[37] Ibid., V, III, p. 494.

[38] Ibid., II, III, p. 205.

[39] Ibid., III, VIII, p. 387 ; Hyginus, Fab., 274.

[40] Leg. Attic., V, IV, p. 498.

[41] Plutarque, in Solon, t. I, p. 344, éd. Reiske ; Leg. Attic., V, IV, p. 507.

[42] Voyez Niebuhr, Hist. Rom., t. II, p. 385, not. 506.

[43] Leg. Attic., V, IV, p. 510.

[44] Ibid., V, VII, p. 524. Voyez, sur toutes ces lois, Bœckh, Économie politique des Athéniens, liv. I, ch. 9, et liv. IV, ch. 2.

[45] Politique, II, 6 ; IV, 4.

[46] Pro Flacco, 7, 8.

[47] Ibid., 9, édit. Var.

[48] Ibid., 19, éd. Var.

[49] Cicéron, ad Attic., V, 21.

[50] Pro Flacco, 28, éd. Var.

[51] Ad Attic., VI, 2.

[52] Sylla, t. III, p. 130, éd. Reiske.

[53] 1.500 drachmes (environ 1.500 fr.) à chaque fantassin, et probablement le double aux centurions, et le triple aux cavaliers. Strabon, XI, 530.

[54] Bell. Mithtrid., c. 116.

[55] Voyez, sur ces faits, Appien, Bell. Mithr., c. 115, 116 ; Plutarque, Pompée, XLV, et Pline, VII, 29 ; XXXVII, 2 ; XII, 4 ; Orose, VI, 6.

[56] La drachme et le denarius avaient alors la même valeur, environ 1 franc de notre monnaie.