ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE IX. — Effets de l’administration provinciale.

 

L’histoire des cent vingt dernières années de la république romaine présente une anomalie singulière et dont il me semble curieux de rechercher les causes. L’Italie, jouissant d’une grande liberté civile et politique, d’une bonne administration, soit pour la justice, soit pour la répartition des charges ; l’Italie, où abondaient l’or et l’argent, exempte d’impôt foncier, de capitation, affranchie des droits de douane et d’entrée, a vu décroître successivement sa population et ses produits, tandis que les provinces, accablées de charges et, de tributs, soumises au régime militaire et au despotisme absolu de leurs gouverneurs, ont pu, malgré ces obstacles, maintenir leur population, leur agriculture, leur commerce et leur industrie.

C’est évidemment dans la composition même de la société, dans la nature des mœurs et des préjugés, dans la forme des institutions, dans le caractère des lois qui régissaient l’Orient et l’Occident, qu’il faut chercher la solution de ce problème où la nature des causes fait si peu prévoir celle des résultats. Le résumé des faits que j’ai présentés dans mes recherches sur le nombre de la population libre ou servile, sur les produits de l’agriculture et la fécondité du sol, sur le prix de la main-d’œuvre, la consommation journalière et la quantité de substance nutritive fournie par un poids fixe de blé, sur les lois agraires et les distributions gratuites, sur la prédominance de l’oligarchie, la concentration des fortunes, le luxe et la corruption des mœurs chez les grands ; sur la misère et la paresse turbulente des plébéiens, sur les effets des guerres civiles, du service militaire, du célibat honoré, des expositions, des avortements, de l’infanticide et des goûts contre nature, en un mot l’exposé de l’altération des lois, des mœurs et de la constitution romaine, ont déjà signalé les causes de cette singulière anomalie.

Je vais y joindre d’autres considérations dont l’influence me semble devoir être appréciée.

On doit mettre en tête des causes de la diminution des produits et de la population de l’Italie cette institution primitive et, par suite, le préjugé funeste qui flétrirent et punirent à Rome le commerce et l’industrie, en défendant aux sénateurs de faire un négoce quelconque et en rejetant dans les tribus les moins honorables tous les plébéiens exerçant des professions mécaniques ou industrielles[1].

Les premiers législateurs romains, qui se sont montrés si habiles dans la création des institutions religieuses, si sages dans l’établissement de la constitution et de la balance des pouvoirs, si éclairés dans la fondation d’une statistique exacte, d’une discipline admirable, soit pour le maintien des mœurs, soit pour la propagation des vertus propres à former un peuple agricole et conquérant et une armée nationale excellente, les premiers législateurs romains, dis-je, avec tant de lumières, paraissent avoir ignoré entièrement les principes fondamentaux de l’économie politique.

Ils voulurent honorer et encourager l’agriculture et crurent parvenir à ce but en lui fermant ses débouchés naturels, le commerce et l’industrie. De là la nécessité des lois agraires, qui, comme je l’ai fait voir, maintenant la division des propriétés, nécessitaient l’emploi de la petite culture à main d’homme et créaient une grande abondance de produits bruts qui, consommés dans le pays, servaient à accroître la population libre et à fournir une pépinière successive de soldats.

Denys d’Halicarnasse témoigne[2] que, par les lois de Romulus et de Servius, tous les métiers, le commerce, le colportage, étaient déclarés honteux, étaient dévolus aux étrangers, aux esclaves, et interdits aux citoyens romains auxquels on ne laissa que deux emplois, l’agriculture et les armes[3].

Il est hors de doute que cette loi fut modifiée à mesure de l’accroissement du territoire et des richesses de la république ; mais le préjugé subsista dans toute sa force. Cicéron le prouve indubitablement dans son traité des Offices (I, 42) ; il expose quels sont les profits regardés comme libéraux ou sordides. Les douaniers, les usuriers, dit-il, sont l’objet de la haine publique ; elle flétrit leurs gains illicites. On regarde comme bas et sordides les métiers des mercenaires et de tous ceux dont on achète le travail et non le talent, car le salaire seul est pour eux un contrat de servitude. On juge de même ceux qui achètent des marchands en gros pour revendre en dé4il ; ils ne gagnent qu’à force de mentir et rien n’est plus honteux que le mensonge. Tous les ouvriers, en général, exercent une profession vile et sordide ; il ne peut sortir rien de noble d’une boutique ou d’un atelier. Enfin on ne peut avoir trop de mépris pour ces métiers pourvoyeurs de nos débauches, comme le dit Térence, tels que les pécheurs, les boucliers, les poissonniers, les cuisiniers et les pâtissiers ; ajoutez-y, s’il vous plait, les parfumeurs, les danseurs et les banquiers des jeux de hasard. Quant aux arts qui exigent plus de connaissances ou dont l’utilité est plus grande, tels que la médecine, l’architecture, l’enseignement des sciences, public ou privé, ils peuvent être honorables pour ceux à qui leur rang social permet de s’y livrer. Le petit commerce est regardé comme une profession sordide ; le commerce en grand n’est pas extrêmement blâmable, non est admodum vituperandus, surtout si, bornant son avidité pour le gain, il consacre à la terre et convertit en biens fonds des capitaux acquis sans déloyauté.

Tite-Live et Cicéron nous apprennent en outre qu’il n’était pas permis à un sénateur de faire construire un vaisseau pour son usage ; les lois le défendaient expressément, leges vetant, et cette transgression était regardée comme un grave délit, in magnis criminibus ; elles interdisaient au gouverneur de rien faire transporter par mer dans sa province, où il ne pouvait rien acquérir, rien posséder, ni faire aucune espèce de commerce.

Ce chapitre de Cicéron est vraiment curieux pour l’histoire. de l’économie politique chez les Romains ; il démontre par lui-même, sans avoir besoin de commentaire, qu’à Rome les lois, les préjugés et l’opinion publique semblaient avoir uni leurs efforts, et s’être, pour ainsi dire, concertés dans le but de détruire en Italie la production des richesses.

On voit que les arts et les sciences étaient, par un préjugé ridicule, peu honorés chez les Romains, qui, généralement, les abandonnaient aux étrangers. Or, nous savons par expérience que, chez les peuples modernes, le progrès des sciences physiques et mathématiques a toujours précédé ou accompagné le développement de l’agriculture, qui fournit les matières, de l’industrie qui les met en œuvre, de la navigation et du commerce qui les transporte et les échange.

Enfin, une loi de Constantin[4] qui rappelle les lois antérieures confond les femmes qui tiennent une boutique de marchandises avec les esclaves, les cabaretières, les femmes de théâtre, les filles d’un homme qui tient un lieu de prostitution ou qui a été condamné à combattre sur l’arène.

L’ignorance des vrais principes de l’économie politique, chez les Romains, se manifeste encore dans le mode d’administration de leurs finances. J’ai montré quelle était l’étendue des domaines appartenant en propre au gouvernement ; je dirai quelques mots de l’accumulation des capitaux que la république tenait enfouis dans son trésor.

L’an 663, avant la guerre sociale, il y avait, comme je l’ai déjà dit, dans l’ærarium, suivant le témoignage de Pline[5], 1.620.829 livres d’or, somme égale à 1.512.783.405 francs.

Le trésor de la république était encore plus riche en 705, lorsque Jules César s’en empara ; il se mon-tait alors à deux milliards de francs.

Il diminua sous les empereurs ; car Tibère et Antonin le Pieux, qui de tous ces princes furent les plus enclins à accumuler les métaux précieux, ne laissèrent en mourant, dans le trésor, que 9.000.000.000 de sesterces, environ 668.250.000 fr.

Aussi voyons-nous, sous l’empire, l’intérêt de l’argent descendre à un taux plus bas que dans les derniers temps de la république. Cette masse énorme de métaux jetée dans la circulation dut contribuer à l’abaissement de l’intérêt, en accroissant l’abondance du signe.

L’accroissement des richesses et de la grandeur de la république, et les avantages attachés au titre de citoyen romain, exercèrent aussi une grande influence sur la diminution des produits de l’Italie ; car cette abondance de capitaux opéra la concentration des propriétés et la ruine de la classe moyenne.

Dès que Rome eut vaincu Annibal et Carthage, elle n’eut réellement plus d’ennemis redoutables. Le sénat eut moins besoin du peuple et tendit à reconquérir le pouvoir que les lois liciniennes lui avaient enlevé. La conquête de la Grèce et de l’Asie-Mineure, en faisant connaître aux Romains, jusqu’alors économes, tempérants et sobres, les merveilles des arts, le luxe des vêtements, des meubles, des repas, créa pour eux de nouvelles jouissances, de nouveaux besoins, et leur donna les vices que le luxe traîne à sa suite. L’amour de l’argent devint, pour les grands, la passion dominante. Comme l’argent était déjà un moyen de pouvoir et de jouissances, ils se permirent tout pour en acquérir, soit dans l’Italie, soit dans les provinces, et travaillèrent à concentrer dans leur oligarchie toute la puissance répartie jusqu’alors entre le sénat et le peuple. C’est par le luxe et par les délices qu’ils attaquèrent ces fiers plébéiens ; il leur fallut les amollir pour les vaincre et les corrompre pour les dominer.

Le pillage des contrées opulentes de la Grèce et de l’Asie avait créé, pour un certain nombre de sénateurs, des fortunes immenses ; ils en employèrent une partie pour amuser le peuple par des jeux, des fêtes, des spectacles, des combats de bêtes féroces ou de gladiateurs. lis s’attachèrent à faire naître chez leurs anciens rivaux la débauche et la paresse. Bientôt la misère, suite inévitable de ces vices, gagna tout le corps des plébéiens et les tait sous la dépendance absolue des riches qui fournissaient aux plaisirs et aux besoins de leur vie. Comme le cens et les propriétés foncières conféraient un pouvoir politique, les riches en dépouillèrent peu à peu les plébéiens par l’usure, la séduction, la fraude ou la violence. Ils laissèrent tomber en désuétude les lois liciniennes sur la limitation des propriétés, sur la fixation du taux de l’intérêt et du nombre des esclaves employés à la culture des terres.

La vanité des grands s’enorgueillissait d’exercer un immense patronage. Cette foute de clients qui, dès l’aube du jour, venaient saluer leur patron, qui en recevaient leur nourriture de la journée[6], qui l’escortaient dans les lieux publics et l’appuyaient de leurs voix au forum ou aux comices, en même temps qu’elle satisfaisait l’orgueil des oligarques, devenait pour eux un élément de puissance.

Les plébéiens, s’accoutumant à cette vie molle et fainéante, perdirent insensiblement l’amour du travail, les habitudes de tempérance, d’ordre et d’économie qui avaient distingué leurs ancêtres. Rome devint un séjour de délices et d’oisiveté, et les peuples de l’Italie, qui, un ou deux siècles auparavant, avaient refusé le droit de citoyen romain, quittèrent en foule leurs villes, leurs ateliers et leurs cultures pour venir s’établir dans la capitale et y jouir des plaisirs et de l’exemption de travail qu’elle offrait à ses habitants.

Cet effet commença à se manifester dès l’an 565. Tite-Live nous apprend (XXXIX, 3) qu’alors un très grand nombre de citoyens de tous les points du Latium s’étaient établis à Rome et s’y étaient fait porter sur les registres du cens. Le sénat fit renvoyer dans leur pays tous ceux qui y avaient été enregistrés en 550, pendant la censure de M. Livius et de C. Claudius Nero et celle de leurs successeurs. Cette mesure repoussa dans le Latium douze mille Latins, et débarrassa Rome de la multitude d’étrangers dont, à cette époque, elle était déjà surchargée.

Dix ans après, en 575, les magistrats des Latins se plaignirent encore que presque tous leurs concitoyens qui avaient été portés sur le rôle du cens à Rome, étaient allés s’y établir ; que leurs villes désertes, leurs terres délaissées seraient bientôt hors d’état de fournir leur contingent de soldats (XLI, 8). Or, pour parvenir à ce changement de cité, on employait deux sortes de subterfuges. La loi accordait aux alliés du nom latin la faculté de devenir citoyens romains, sous la condition expresse de laisser dans leur ville natale un rejeton qui prit y perpétuer leur race[7]. En abusant de cette loi, les uns faisaient tort aux alliés, les autres au peuple romain. Les premiers, pour ne point laisser de rejeton dans leur pays, vendaient leurs enfants à des Romains, qui s’engageaient à leur donner la liberté et avec elle le droit de rester à Rome en qualité d’affranchis. Ceux qui n’avaient pas d’enfants à laisser en leur place se faisaient créer citoyens romains par le même artifice[8]. Ensuite on négligea même ces simulacres de légalité, et les alliés en foule, au mépris de la loi, émigraient à Rome, et, se faisant porter sur les rôles du cens, y acquéraient le droit de cité.

Ces passages de Tite-Live, fidèlement traduits, prouvent évidemment combien les privilèges attachés au droit de citoyen romain, combien les jouissances, les avantages réservés aux habitants de Rome, étaient déjà recherchés. Il n’est pas moins évident que l’obtention de ces prérogatives changea en citadins oisifs un grand nombre de cultivateurs actifs, de fabricants industrieux, et que cette cause agit sur le décroissement de la population et des produits de l’Italie. On voit, de plus, quel prix on attachait à ce titre, puisque, pour l’obtenir, on consentait à se vendre comme esclave et à se dégrader du rang d’homme libre pour passer à celui d’affranchi.

J’ai donc eu raison d’affirmer que la condition de citoyen romain, de plébéien même, était une véritable noblesse privilégiée.

La conquête de la Macédoine par Paul-Émile, en 584, rendit encore plus désirable le titre de citoyen romain ; car elle mit tant d’argent dans le trésor public que pendant cent vingt-cinq ans, à partir de cette époque jusqu’au consulat d’Hirtius et de Pansa, le peuple romain fut. affranchi du paiement de l’impôt foncier. Cicéron[9] et Plutarque nous ont transmis ce fait curieux, sans nous donner d’autres détails.

Il est probable que les Latins ne participèrent point au bienfait de cette exemption ; car dès l’an 628 nous les voyons demander avec instances, par la bouche de Caïus Gracchus, l’admission au droit de cité que l’Italie inférieure obtint tout entière, par la loi Julia, en 666.

A dater de la conquête de la Macédoine, le sénat n’envoie presque plus de colonies[10], ne distribue plus de terres conquises, ne s’occupe plus de favoriser l’accroissement de la population libre. La raison en est évidente : l’oligarchie n’a plus d’ennemis extérieurs à craindre ; elle a intérêt à restreindre la population libre pour la tenir mieux sous sa dépendance. Elle usurpe les terres du domaine public et ne se soucie pas de gratifier le peuple à ses dépens. Celui-ci retient encore la puissance législative ; mais le pouvoir exécutif réside tout entier dans le corps du sénat, et il lui est toujours facile d’empêcher le vote d’une loi démocratique ou d’en éluder l’exécution, si l’éloquence d’un tribun ou l’obstination du peuple l’a emporté sur ses manœuvres. C’est ce qui arriva pour la loi agraire portée par Tiberius Gracchus, et ce que j’ai démontré par une foule de témoignages. En un mot, l’aristocratie, abusant de sa puissance, ne connaissait plus d’autre morale que celle de ses intérêts ; elle avait entretenu à dessein la paresse et la misère du peuple ; la turbulence, la vénalité, l’esprit de révolte et de faction, enfin les proscriptions et les guerres civiles, furent les conséquences de cette combinaison machiavélique qui, en soixante et dix ans, amena la ruine totale de ses auteurs.

C’est depuis la loi Julia, en 666, et l’admission de toute l’Italie inférieure au droit de cité ; c’est même depuis l’an 644 on elle fut affranchie, par la loi de Metellus Nepos, de tous droits de douane et d’entrée ; c’est enfin quand elle jouit de tous les avantages civils et politiques attachés à la qualité de citoyen romain, que nous voyons la population de cette contrée déchoir le plus rapidement. Les chiffres donnés par les dénombrements, l’élévation du prix du blé et de la main-d’œuvre, enfin la somme progressivement croissante des importations de grains prouvent ce fait, dont j’ai d’ailleurs démontré l’évidence dans mes chapitres précédents.

 

 

 



[1] Tite-Live, XXI, 63 ; Cicéron, Verr., V, 18.

[2] Antiq. Rom., II, p. 90, éd. Sylb.

[3] Ibidem, IX, 583.

[4] Code Justinien, de Natural. liberis, V, XXVII, 1. Voyez Montesquieu, Esprit des lois, liv. XXI, ch. 14.

[5] XXXIII,17. Cf. Brottier, Ann. Tacit., t. II, p. 419, sqq., éd. in-4°.

[6] La sportule ou corbeille contenant leur pitance journalière.

[7] Lex sociis ac nominis Latini qui stirpem ex sexe domi relinquerent dabat ut cives Romani fierent. Vous trouvez déjà en 560 un exemple de ces primes en faveur du mariage et de la fécondité dans les classes d’hommes libres, qu’Auguste étendit plus tard par les lois Julia et Papia Poppæa. La nécessité de recruter les armées et la décadence de la population libre se faisaient sentir fortement à ces deux époques ; mais la législation fut toujours impuissante contre le célibat, qui avait de profondes racines dans la corruption des mœurs et dans la dépravation de l’état social. (Cf. Lips., Excurs. C. ad Tacit. Annal., III, éd. Var.)

[8] C’est-à-dire on se vendant à condition d’être affranchis.

[9] Unius imperatoris prœda finem attulit tributorum. Offic., II, 21. Dacier se trompe en traduisant ainsi (t. IV, p. 150) ce passage emprunté à Cicéron par Plutarque (in Æmil., 38, éd. Reiske) : Le peuple romain ne paya plus aucun tribut jusqu’au consulat d’Hirtius et de Pansa ; car les droits du vingtième sur la vente des esclaves subsistèrent toujours, et ce ne fut que l’au 694 que Rome et l’Italie furent affranchies des droits de douane et d’entrée.

[10] Voyez Beaufort (Rép. rom., t. V, p. 278-308), qui a dressé la liste et fixé la date de la fondation des colonies romaines.