ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XVI. — Des mulets et des chiens.

 

Varron, suivant son plan méthodique, traite ensuite sa troisième division, des mulets, des chiens et des pasteurs (II, VIII-XI). Les mulets et les bardeaux sont, dit-il (II, VIII, 1-8), bigénères, pour ainsi dire greffés, et ne sortent pas des racines de leur espèce propre ; car le mulet est le produit de la jument et de l’âne, et le bardeau (hinnus) celui du cheval et de l’ânesse ; tous deux sont utiles pour le service, mais nuls pour la reproduction. Ceux qui veulent avoir une belle race de mulets ont soin de choisir pour étalon le plus grand et le plus bel âne possible, issu d’une bonne race, soit de l’arcadienne, selon le précepte des anciens agronomes, soit de la réatine, suivant ma propre expérience ; car j’ai vu vendre pour étalons quelques ânes de Réate (Rieti) quatre cent trente mille sesterces (120.000 francs)[1].

Ce passage donne une idée du luxe et des richesses concentrées à cette époque dans l’oligarchie romaine ; car les voitures n’étant pas suspendues et leur mouvement étant par conséquent très rude, les riches et voluptueux Romains faisaient leurs voyages en litières. C’est ce qui explique l’estime qu’on faisait des beaux mulets destinés à les porter, et le prix exorbitant des étalons employés à la production des mulets.

Dans la colonie de Saint-Domingue, fondée par mon trisaïeul, et où j’ai possédé trois habitations, nous n’employions que des mulets pour le transport des cannes aux moulins à sucres, et des barriques de sucre, de sirop et de rhum à l’embarcadère. Nous avions des juments tirées de la partie espagnole de Saint-Domingue, et nous achetions dans le Mirbalais, canton du Poitou renommé pour la beauté et la haute taille de ses ânes, comme l’Arcadie en Grèce et Réate en Italie, les étalons destinés à couvrir ces juments. Souvent. un bel âne mâle ; qu’on nommait bouriquet équïors, nous a coûté de 4 à 6.000 francs.

Le passage de Varron, que j’ai cité plus haut, comparé avec deux autres du même livre, dans lesquels nous voyons presque tous les produits pesants, tels que l’huile, le vin et le blé, portés à dos d’âne, de l’intérieur de l’Italie aux bords de la mer, où on les embarquait pour leur destination[2], montre aussi que, bien que les Romains eussent ouvert et pavé des routes principales, telles que les voies Appienne, Latine, Emilienne, Flaminienne, etc., cependant les routes de deuxième et de troisième classe, et les chemins vicinaux, étaient en fort mauvais état, puisque les transports des marchandises de l’intérieur de l’Italie à la mer.,et des ports dans les villes méditerranées, se faisaient généralement à dos d’âne ou de mulet. Bien différente de l’Angleterre, où des communications par terre et par eau s’ouvrent et se ramifient à l’infini dans tous les sens pour faciliter le débouché des produits de la nature et de l’industrie, l’Italie romaine était un corps qui avait de grandes artères libres, mais dont les veines et les petits vaisseaux étaient presque tous oblitérés.

Le haut prix des beaux ânes destinés à servir d’étalons s’explique aussi par la grande consommation qu’on faisait alors de mulets et de mules. C’étaient, dit Varron (II, VIII, 5), les seuls animaux employés au tirage des voitures : Hisce enim binis conjunctis (mulis aut mulabus) omnia véhicula in viis ducuntur. Il nous apprend encore que les mulets nés dans les lieux humides et marécageux ont la corne molle, et que ces mêmes mulets, si on les mène l’été sur les montagnes, comme cela se pratique dans le canton de Réate, acquièrent alors une corne extrêmement dune.

Cette qualité de la corne était beaucoup plus importante pour les anciens que pour nous, puisqu’ils ne connaissaient pas l’art de ferrer les chevaux, qui ne fut découvert que dans le Ve ou le VIe siècle.

C’est aussi, je crois, à cause des pertes en chevaux boiteux, que devait faire nécessairement, dans les sols pierreux, la cavalerie non ferrée, que les Grecs et les Romains, habitant un pays de montagnes, ont fait de leur infanterie leur principale force, et ont attaché à leurs armées un nombre de cavaliers si petit relativement à celui des fantassins.

Quant à l’histoire ancienne des mulets, c’est-à-dire des trois produits de l’âne avec la jument, de l’ânesse avec le cheval, et de la jument avec l’onagre, à l’influence prédominante du mâle dans la génération, aux progrès successifs de la domestication de ces métis, et à un grand nombre de faits concernant leurs vices et leurs qualités, la durée de leur vie, leur aptitude à la course, je m’abstiendrai d’en parler, ayant traité ces questions d’une manière spéciale dans deux mémoires[3] particuliers.

L’espèce des chiens offrait beaucoup moins de variétés chez les anciens que chez nous. Aristote[4] n’en distingue que trois : le chien de Laconie, le molosse, tous deux chiens de chasse, et le chien destiné à la garde des troupeaux, qu’il dit excéder de beaucoup les autres chiens par la grandeur.

On s’était presque généralement accordé, dit M. Link, à regarder le chien comme pouvant provenir du chacal ou chagal (canic aureus), animal que Guldenstædt a le premier décrit avec assez d’exactitude, mais dont il n’a donné qu’une mauvaise figure. Ce qui a porté à cette opinion, c’est la description que Guldenstædt et Pallas font des habitudes du chacal, desquelles ils concluent la disposition à passer à l’état de domesticité. Mais une difficulté s’est présentée, car le nombre des chacals s’est tout à coup multiplié. M. Frédéric Cuvier admettait une différence entre le chacal de l’Inde (canis aureus) et le chacal à longues jambes du Sénégal (canis anthus)[5]. Lorsqu’il eut vu la bonne description et la figure exacte que Tilesius a donnée du chacal[6], il reprit la question en 1831 dans le Supplément à l’histoire naturelle de Buffon ; il sépara le chacal de Guldenstædt de son chacal indien, et lui donna le nom de canis caucasicus ; il ajouta le chacal d’Alger et le chacal de Nubie (canis crezschmar), que Rüppel avait rapporté. A ces diverses espèces vient encore se joindre le chacal de Morée, que M. Geoffroy Saint-Hilaire a décrit et dont il a fait dessiner un crâne dans la Relation de l’expédition en Morée ; mais sa description laisse à désirer. Ce chacal est d’une couleur plus foncée que les autres. L’auteur les regarde tous comme des variétés et non comme des espèces. De Ebrenberg a donné une description exacte et une bonne figure du chacal de Syrie (canis syriacus), qui diffère beaucoup du chacal de Guldenstædt par la brièveté de son museau[7]. A cette occasion, l’auteur fait des remarques sur les chiens domestiques en général. Il dit, après avoir émis l’opinion que le chien privé est issu du canis aureus : Il est probable que chaque pays avait dans son voisinage la souche de son chien domestique, et qu’il n’y a eu qu’un petit nombre de contrées dans lesquelles les formes se soient mêlées entre elles et variées à l’infini. L’Afrique nous donne une preuve de la vérité de cette assertion. Ou les voyageurs se trompent, ou ils ont mal observé, lorsqu’ils disent qu’il n’y a dans cette partie du monde qu’une seule espèce de chien domestique. Le chien d’Égypte, analogue au canis lupaster (canis anthus crezschmari), ne se trouve comme animal domestique, en Égypte, que dans le voisinage de la mer. Nous avons vu en Nubie, à partir de la Haute Égypte, dans les villages, un chien tout différent du premier. Le chien de la Nubie est plus petit, beaucoup plus vif, plus élancé ; sa couleur est le rouge brun. Les habitants de Dongolah l’emploient à la chasse de l’antilope et du lièvre, exercice auquel serait peu propre le chien paresseux de l’Egypte. Le chien de Dongolah se rapproche beaucoup de ce chien sauvage que j’ai décrit sous le nom de canis sabbar, et dont j’ai rapporté un individu à Berlin[8].

Buffon[9], faute d’avoir connu les mot’ avents et la description très longue et très détaillée que Varron (II, IX, 3-4) nous a donnée du chien des pasteurs, est tombé dans des erreurs continuelles. Il dit que le chien de berger à oreilles droites est l’espèce primitive et le type d’où sont sorties toutes les variétés de chiens que nous connaissons. Il croit que le chien de Laconie, qu’Aristote[10] dit être le produit du chien et du renard, est notre chien de, berger, et cela parce que le renard a les oreilles droites. Mais il est évident qu’Aristote répète sur l’origine du chien de Laconie un conte populaire ; d’ailleurs le lacon, le molosse et le chien des pasteurs sont représentés sur une foule de monuments grecs et romains, et je ne me rappelle pas y avoir jamais vu un chien à oreilles droites. Tous ont le nez proéminent, l’épine du dos droite, la mâchoire inférieure plus courte que l’autre, et les oreilles longues et pendantes comme les dépeint Varron : Mento suppresso, auriculis magnis ac flaceis, spina neque eminula, neque curva, latratu gravi. Notre chien de berger est celui de tous les chiens dont la voix est la plus brève et la plus rare ; il est levretté, il a le dos voûté[11] ; le chien pasteur des anciens est donc très différent de notre chien de berger ; il a plus de rapport avec notre chien courant. Le chien de Brie à oreilles droites, ce type de l’espèce, d’après Buffon, paraît n’avoir pas été connu dans l’antiquité.

Varron cite un fait qui prouve que l’espèce dont il parle était pourvue d’un odorat très fin. Aufidius Pontianus, dit-il (II, IX, 6), avait acheté dans le fond de l’Ombrie des troupeaux de moutons, avec les chiens, mais sans les bergers, à condition que ceux-ci amèneraient les troupeaux dans les pacages de Métapont et d’Héraclée. Les bergers qui avaient conduit les troupeaux retournèrent chez eux ; au bout de quelques jours les chiens, qui regrettaient leurs maîtres, partirent d’un commun accord, et, quoiqu’il y eût entre les deux points une distance de plusieurs journées de chemin, ils se procurèrent de la nourriture dans les champs situés le long de leur route et revinrent en Ombrie trouver leurs bergers.

On n’a pas observé de fait semblable dans l’espèce des dogues et des lévriers, qui ont peu de nez, pour me servir de l’expression technique.

Varron dit aussi (II, IX, 6) : Il est très important que les chiens soient de la même portée, parce que les proches parents sont plus enclins à se défendre et à se secourir mutuellement. Sans doute l’expérience avait enseigné aux Romains cette pratique que nous ne suivons pas en France. Il m’a semblé utile et intéressant de rechercher la marche et les lois du développement des facultés intellectuelles des animaux sauvages et domestiques, surtout des chiens, qui tiennent le rang le plus élevé dans cette hiérarchie. J’ai fait pendant trente ans de nombreuses observations, de longues expériences, que j’ai consignées dans un ouvrage dont je ne donnerai ici que les conclusions.

Il résulte des faits nombreux que j’ai présentés que les animaux domestiques sont susceptibles d’un développement de facultés intellectuelles plus étendu qu’on ne le pense communément ; qu’il y a chez eux, mais dans des limites que nous ne pouvons pas encore déterminer, qualités instinctives, facultés d’imitation, mémoire et réminiscence, volonté, délibération et jugement ; que l’individu et même la race sont perfectibles en raison de l’instruction des classes ou des personnes avec lesquelles ils vivent, de l’éducation qu’on leur donne, des besoins, des dangers, et, pour généraliser la proposition, des circonstances dans lesquelles on les place ; que plusieurs des qualités qu’on regardait comme instinctives sont en effet des qualités acquises parieur faculté d’imitation, et que certains actes qu’on attribuait à l’instinct sont réellement des actions électives du domaine de l’intelligence, de la mémoire et du jugement.

 

 

 



[1] En toutes lettres, trecenis ac quadrigenis millibas. Ce passage, rapproché de celui de Pline, VIII, 68, qui cite Varron, ne laisse aucun doute sur ce prix de 430 mille sesterces, tout exorbitant qu’il paraît. Gronovius, de Pec. vet., I, 4, p. 22 ; Budée, de Ass., p. 171 ; Ursini et Gresner, h. l., sont tous d’accord sur cette évaluation.

[2] Greges fiunt fore mercatorum, ut eorum qui e Brundisino aut Apulia asellis dossuariis comportant ad mare oleum eut vinum, itemque frumentum, aut quid aliud. II, VI, 5.

[3] Considérations générales sur la domestication des animaux, Annales des sciences naturelles, septembre et octobre 1832 ; de l’Influence de la domesticité sur les animaux, depuis le commencement des temps historiques jusqu’à nos jours, lu dans la séance publique des quatre académies, en 1829.

[4] Hist. animal., IX, 1.

[5] Hist. naturelle des Mammifères, liv. I, II et XVII.

[6] Act. Academ. Leopold. Carol., t. XI, p. 389.

[7] Icones et descriptiones mammalium, Decas 2 ; Berol., 1830, in-fol.

[8] Voyez, sur l’origine du chien, Link, Monde primitif, t. II, p. 272, trad. franç.

[9] Tom. XII, pages 253, 255 ; VI, 332, 334, édit. citée.

[10] Hist. animal., VIII, 28.

[11] Buffon, t. VI, p, 267.