ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE I. — Agriculture romaine.

 

Dans le livre précédent nous avons fixé avec une assez grande précision les proportions de la population libre de l’Italie soumise à la domination romaine, entre la première et la seconde guerre punique (an de Rome 529), et du temps de César et de Néron ; il est maintenant à propos d’examiner de quelle manière, pendant cette période, comprise entre le VIe et le IXe siècle de Rome, le décroissement graduel du nombre des citoyens libres influa sur la quantité des produits du sol. L’observation attentive dés méthodes d’assolement, des procédés généraux de culture, des variations dans la prédominance de tel ou tel genre particulier de productions ; les outils, les instruments employés à ces travaux, les effets qu’on pouvait en obtenir, enfin les résultats de la substitution du travail des esclaves à celui des hommes libres, me semblent un objet de recherches important pour l’histoire de l’économie politique des Romains. De plus, le sujet est neuf, quoiqu’il appartienne à l’antiquité classique, et il n’a jamais été traité d’une manière spéciale.

Le plus grand développement de l’agriculture romaine coïncide avec la grande division des propriétés, et l’exécution rigoureuse des lois agraires, qui, depuis l’expulsion des rois jusqu’à la fin de la guerre d’Annibal, fixèrent au maximum de 7 jugères (3 ½ arp., ou 1 hect. 75 ares) la portion de terre que pouvait posséder chaque citoyen ; s’il y eut dans cette période quelques exceptions, elles furent peu nombreuses[1]. L’exactitude, la vigilance et l’économie sont les conséquences naturelles des lois agraires. Lorsqu’un homme n’a qu’une petite portion de terre à faire valoir pour son existence et celle de sa famille, il y emploie nécessairement toutes ses facultés. Romulus n’avait assigné que 2 jugères à chaque citoyen. Ces petites propriétés de 1 arpent à 3 ½ arpents d’étendue étaient certainement cultivées à bras comme celle de Regulus, que j’ai citée[2]. Si quelques-unes avaient une charrue, elle était attelée de deux bœufs, ou d’un taureau et d’une vache, comme on le voit dans le monument figuré par Gori[3], ou de deux vaches, comme dans les terres légères et fertiles de la Campanie[4], et comme cela se pratique dans la Limagne d’Auvergne. Les vaches, donnant à la fois du lait et du travail, conviennent au labour des petites propriétés dans les pays où il existe une population nombreuse, resserrée sur un petit espace. Une charrue attelée labourait sans doute le terrain de plusieurs propriétaires, car elle n’eût pas eu d’emploi toute l’année sur une ferme de 7 jugères (1 hect. 75 ares). C’est ce qui a lieu encore dans le val d’Arno inférieur, où la propriété est très divisée. Les domaines sont de trois jusqu’à dix arpents ; il n’y a qu’une charrue sans roues, attelée de deux bœufs, entre dix ou douze de ces métayers ; ils l’emploient successivement à l’exploitation de toutes ces fermes[5].

En France une charrue suffit pour une ferme de 100 jugères ou 50 arpents. Il faut d’ailleurs remarquer que les Romains laissaient en jachères la moitié de leurs terres labourables, ce qui diminuait le travail de leurs bêtes de trait.

Le sol volcanique et meuble de la campagne de Rome est, comme celui de la Limagne, tout à fait propre à la petite culture avec la bêche, la pioche et la houe ; il donnait, par ce procédé, de plus grands produits bruts et pouvait nourrir une très nombreuse population. Ce fut là d’abord le but principal du gouvernement romain, ses guerres continuelles avec ses voisins consommant annuellement une portion des citoyens aptes au service, que la fécondité des mariages, excitée par l’abondance des moyens de subsistance, pouvait seule réparer.

On peut dire que le sénat romain, comme Napoléon au XIXe siècle, avait mis la population en coupe réglée. Alessi le sénat eut-il grand soin de maintenir, jusqu’à la fin de la seconde guerre punique, l’exécution des lois agraires, qui, conservant la division des propriétés, favorisant les mariages, augmentant la quantité des produits du sol, était, dans un état de société aussi simple, le seul moyen d’accroître la population et de créer une pépinière de bons cultivateurs, de soldats robustes, endurcis aux travaux et aux vicissitudes des saisons.

lies lois qui accordaient des prérogatives honorables aux tribus de la campagne, qui limitaient le nombre des esclaves et des troupeaux, celles qui flétrissaient le cultivateur négligent, celles du cens et du cadastre, l’institution delà censure, avec son influence morale et ses règlements sur le mariage et sur le nombre des enfants, étaient dictées par une obligation absolue, la nécessité de la reproduction des hommes et de l’accroissement de la population pour conquérir ou se défendre.

C’était une question de vie ou de mort pour la république romaine ; aussi la pauvreté fut-elle en honneur à Rome dans les six premiers siècles de son existence.

Alors ce n’était pas un grand produit net, mais une masse considérable de produits bruts, que le gouvernement romain désirait obtenir du travail des citoyens et de la culture du territoire. On a jusqu’ici confondu ces deux ordres de faits en traitant de l’agriculture romaine. Les historiens, les déclamateurs, les poètes, et Pline lui-même, ont partagé cette erreur et ont, contribué à la répandre. C’est en m’appuyant sur les témoignages des agronomes romains, sur les auteurs qui ont traité spécialement de l’agriculture, que j’établirai par des faits positifs cette distinction importante. Nous en avons sous les yeux un exemple frappant en France et en Angleterre.

L’Irlande, où la pomme de terre forme la principale nourriture du peuple, où un demi acre (à peu près le jugère romain), consacré à cette solanée, fournit à la nourriture d’une famille, oit toute la culture se fait à bras, où les locations sont divisées en portions très petites et sont à un prix très haut, l’Irlande, dis-je, voit croître sa population plus rapidement qu’aucun autre pays de l’Europe ; mais cette population est misérable ; elle loue les terres à un prix énorme ; elle ne songe pas à gagner, elle songe à vivre. Un acre y rapporte plus de produit brut, plus de substances alimentaires que la même étendue de terrain cultivé en Angleterre ou en Écosse par un habile fermier ; mais ce même acre, labouré par le fermier anglais, donne un produit’ net bien plus considérable que celui qui est bêché, sarclé, biné par les mains de la pauvre famille irlandaise. L’Anglais loue à un prix modéré, il économise les frais de culture par l’emploi des animaux et des machines ; il trouve sur le sol de quoi payer la rente de la terre, les frais de culture, de nourriture, l’intérêt des capitaux qu’il a déboursés, et il lui reste par an, pour prix de son industrie, un produit net équivalent au tiers, au quart, au cinquième de l’objet qu’il a affermé. L’un, en recueillant moins, a gagné et amassé davantage ; l’autre, en recueillant plus, n’a pu rien épargner, et n’a fait que vivre et nourrir sa famille.

Les conséquences de cet état de choses, relativement à la population, sont évidentes. Une plus grande quantité de produits bruts engage à procréer plus d’enfants ; car il naît des hommes partout où il y a de quoi les nourrir : l’ignorance et la misère engendrent l’imprévoyance.

Le fermier anglais ou écossais, qui voit son aisance s’accroître, veut que ses enfants soient autant ou même plus aisés que lui ; il en restreint le nombre. Sans avoir lu Malthus, il sent la nécessité de la contrainte morale et de l’obstacle privatif.

En France, la Limagne d’Auvergne, comparée à la Beauce, peut offrir un exemple semblable. Les circonstances sont à peu près analogues à celles où se trouvent l’Irlande et l’Angleterre. Dans la Limagne tout se cultive à bras, dans la Beauce tout à la charrue ; aussi, dans la première, la population est de 3.500 individus, et dans la seconde de 7 à 800 par lieue carrée.

On se fera, je pense, une idée très juste de l’état des propriétés et de la culture de l’Italie dans les six premiers siècles de Rome, au moins jusqu’en 560 à partir de sa fondation, par le tableau que nous offrent aujourd’hui l’Irlande et la Limagne. Mais l’Angleterre cherche à borner Rome dans les six premiers siècles tendait à étendre l’accroissement de sa population, et le nombre des esclaves était si faible dans les cinq premiers siècles, comme je l’ai prouvé, que cet élément particulier à Rome ne peut pas changer beaucoup les rapports de la comparaison.

Je vais examiner quelle a dû être, relativement aux produits et à la population de l’Italie romaine, l’influence du climat, du sol, des lois, des mœurs, des usages, du degré d’instruction répandu chez les cultivateurs romains ; car l’agriculture, dans son acception la plus étendue, est une. science, et la plus difficile de toutes, puisqu’elle embrasse le cercle entier des connaissances physiques et mathématiques.

 

 

 



[1] Varron, De Re r., I, 2, 9. Columelle, I, 3, 10. Pline, XVIII, 4.

[2] Varron, De Re rust., I, 10, 2. Pline, XVIII, 2.

[3] Museum Etruscum, t. I, p. 436.

[4] Ubi terra levis, ut in Campania, ibi vaccis arant. Varron, De Re r., I, 10, 4.

[5] Lettres écrites d’Italie à Ch. Pictet, par M. Lullin de Châteauvieux, 2e édit., 1820, p. 93-94.