ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE SECOND — POPULATION

CHAPITRE X — De l’étendue et de la population de Rome.

 

Si, en traitant de l’étendue et de la population de Rome, on veut éviter de rester dans le vague où sont tombées toutes les dissertations publiées depuis trois siècles, entre autres celles de Juste Lipse[1], de Vossius[2], et même de Brottier, il faut commencer par définir exactement ce que l’on comprend sous le nom de Rome. Pour moi, je n’entends désigner par là que la ville elle-même, renfermée dans l’enceinte des murs et circonscrite par le pomœrium, tracés d’abord par Servius Tullius, et étendus ensuite par Aurélien.

Or, il n’y a pas de ville dont les limites soient mieux déterminées. La religion avait consacré le pomœrium (Tite-Live, X, 44) ou la bande de terres attenante aux murs de Rome, en dehors et en dedans, qui restait toujours vide : Quod neque habitari, neque arari fas erat[3]. Les murs, consacrés par les augures, jouissaient en quelque sorte des privilèges accordés aux dieux ; les atteintes qu’on leur portait étaient punies des mêmes peines que le sacrilège ; le Digeste en offre plusieurs exemples : témoin cette décision de Pomponius[4] : Si quis violaverit muros, capite punitur. Depuis Romulus, dont la ville n’occupait que le mont Palatin, la population s’était étendue sur les monts Capitolin, Caelius et Aventin. Servius y ajouta le Quirinal et le Viminal, et ensuite le mont Esquilin qu’il habita ; il entoura cette partie de la ville d’un agger ou rempart terrassé, de fossés et de murailles. Ainsi il augmenta l’étendue du pomœrium (T.-Live, I, 44).

Cette limite fut observée si religieusement que, du temps de Tite-Live et de Denys d’Halicarnasse, écrivains du siècle d’Auguste, elle n’avait pas encore été dépassée[5] ; seulement on avait bâti des maisons dans la partie intérieure du pomœrium ; car Tite-Live dit : Interiore parte ædificia mœnibus nunc vulgo etiam conjungunt[6].

Brottier[7] prouve qu’Auguste, qui, au rapport de Dion (LV, 6), et étendit le pomœrium, consacra seulement à l’habitation quelques parties intérieures, mais que la limite extérieure des murs de Servius Tullius et de Tarquin ne fut pas changée. Pomœrium, dit d’Anville[8], et murus ou mœnia ne doivent pas être pris pour une seule et même chose. Les bornes du pomœrium ont pu être portées plus loin, sans que le mur ou le rempart ait changé de place.

Claude ajouta au pomœrium l’Aventin, que, dit Aulu-Gelle[9], tous ceux qui avaient étendu le pomœrium en avaient exclu, comme rempli d’oiseaux funèbres et de mauvais présage : Excluserant quasi avibus obscœnis ominosum.

Trajan étendit un peu le pomœrium, si l’on en croit Vopiscus[10] ; ce fut probablement du côté où est situé le forum de Nerva, qui touchait vers le nord à l’enceinte de Servius Tullius, et pourtant ne la dépassait pas.

Enfin Aurélien, après avoir pris l’avis du sénat, agrandit l’enceinte des murs de Rome. Cette nouvelle enceinte existe encore de nos jours, et il est facile de la mesurer avec exactitude. Dans une question d’arpentage et de statistique, comme celle qui a pour objet l’étendue et la population d’une ville, il faut se servir de la langue des chiffres et des mesures, et non, comme l’ont fait Vossius, Juste Lipse, Gibbon[11], Brottier, et en dernier lieu M. de Chateaubriand[12], prendre pour bases du calcul les hyperboles des rhéteurs, des orateurs et des poètes.

Le judicieux d’Anville a évité cet écueil en recherchant quel fut le périmètre des enceintes de Servius Tullius et d’Aurélien, et, avec l’habileté, la justesse d’esprit, la rigueur de méthode qui caractérisent ses ouvrages, il a réduit en poudre toutes les évaluations exagérées des auteurs anciens et modernes. Il eût rendu cette partie de mon travail inutile, s’il se frit occupé de calculer la superficie et d’évaluer la population contenue dans chacune de ces deux enceintes ; amis son Mémoire n’avait pour but que l’étendue de l’ancienne Rome et des grandes voies qui sortaient de cette ville. Il s’est servi du plan de Nolli, levé et tracé d’après les opérations du P. Boscovich, plan le plus exact que nous ayons encore, et, si l’esprit juste du célèbre géographe ne lui eût prescrit la règle de se renfermer dans les bornes de son sujet, il aurait pu réfuter avec avantage son confrère Fréret, qui donne à l’ancienne enceinte de Rome 13.549 pas géométriques[13], c’est-à-dire plus de développement que n’en avait Paris avant l’établissement des nouvelles barrières. Fréret ne s’embarrasse point de trianguler le plan de Nolli, pour déterminer la surface de la ville entière ; il fait ce singulier raisonnement : Le circuit de Rome, étant connu, peut servir à déterminer la surface de la ville entière ; la surface de Rome étant connue, on peut en déduire la circonférence à très peu près[14]. Ce raisonnement n’est au fond qu’un cercle vicieux ; car Fréret ne connaissait que les nombres et non les figures des périmètres ; il ne pouvait donc en déduire la superficie, et je citerai pour preuve deux surfaces et deux circonférences bien connues, Paris et le Caire en 1798. Or, vous avez pour :

 

Superficie hectares

Circonférence toises

Paris

34.08.42

12.187.03

Le Caire

793.04

11.800.19

On voit que dans ces deux villes, avec une circonférence presque égale, 12.187 et 11.800, le rapport des superficies est comme 1 à 4 ½. C’est pourtant d’après ce faux calcul que Fréret[15] établit qu’Athènes et Syracuse étaient une fois et demie aussi grandes que Paris et Londres. Or, M. Letronne a calculé la superficie d’Athènes avec ses dépendances, et elle n’est guère que 1/7e de celle de Paris. Athènes avait 10.000 maisons. Bœckh[16] prouve que 14 habitants par maison étaient regardés comme un grand nombre ; que la moyenne était 10 habitants ; total 100.000. C’est le 7e de Paris en 1813, et pour la population et pour la surface. Le rapport exact de la population à la superficie entre Athènes et Paris est un fait remarquable qu’on avait jusqu’ici négligé d’enregistrer.

D’Anville a prouvé[17] que la première enceinte de Rome, celle de Servius Tullius, avait 6.187 ½ toises de tour, ou 8.186 pas romains, ce qui lui a fait adopter la correction heureuse du chiffre de Pline XIII. M. CC. en VIII. CC. Il a prouvé de même[18] que l’enceinte des murs d’Aurélien était de 9.338 ½ toises ou 12.345 pas romains. Cependant il ajoute[19] : Je dois même faire observer que, relativement à l’objet que je me suis proposé dans ce Mémoire, il serait plus avantageux d’agrandir Rome que de la resserrer.

Il n’est pas étonnant que, jusqu’à l’époque de d’Anville et même jusqu’à ce moment, on ait été porté à s’exagérer la grandeur de Rome et le nombre de ses habitants. La même chose est arrivée pour Athènes, Sparte, la Gaule, l’Espagne, et en général pour tous les peuples de l’antiquité. On pourrait alléguer que, leurs actions ayant été mer veilleuses, racontées par les plus grands écrivains, embellies de tous les prestiges de l’éloquence et de la poésie, au contraire les forces et les moyens matériels qui ont servi à exécuter ces grandes actions ayant été laissés dans le vague ou exprimés rapidement par ces auteurs, plus jaloux de séduire que de convaincre, et d’exciter des émotions vives en parlant à l’imagination des hommes que de prouver l’exactitude des faits en s’adressant à leur raison, les impressions les plus fortes sont restées les plus vivaces et les plus constantes. Mais le fait dont je recherche la cause est trop général pour qu’il ne soit pas une condition de notre nature, et qu’il n’y ait pas, dans l’organe intellectuel de l’homme, une disposition innée qui lui agrandit les objets anciens ou éloignés, de même que l’interposition d’une vapeur ou le changement de la lumière accroît et embellit à ses yeux les montagnes et les monuments. L’homme est ù la fois crédule et raisonnable ; il aime le merveilleux ; son imagination s’y livre avec ardeur ; mais à l’instant, pour écarter les objections du scepticisme qui le blessent, sa raison s’étudie à rendre l’incroyable conséquent ; dès lors, dans l’objet fantastique dont il a régularisé les formes, il aime son ordonnance et son ouvrage. Enfin, si le flambeau de la vérité vient éclairer son erreur en portant une lumière vive sur tous les points de sa chimère, il ne s’en détache qu’avec peine (car cette erreur était une jouissance), et il est tenté de s’écrier, comme le fou du Pirée : Pourquoi m’avez-vous rendu ma raison ?

Ces réflexions m’ont été suggérées par la lecture de Vossius, de J. Lipse[20], et même des ouvrages de Montesquieu. Les erreurs anciennes sont si difficiles à détruire qu’un esprit très judicieux, M. Jacob, dans son Histoire des métaux précieux publiée en 1831 (T. I, p. 207), donne encore à Rome 1.200.000 habitants, et pourtant, depuis 1896, les résultats de mes recherches sur la population de Rome ont été lus aux séances publiques de l’Institut, imprimés dans plusieurs recueils, ont reçu, en un mot, la plus grande publicité.

Il est à propos de sortir du vague des hypothèses, en prenant une base fixe et solide ; or, la superficie de cette Rome superbe, la maîtresse du monde, est moins du cinquième de celle de Paris, tel qu’il existe en 1840, circonscrit par le mur des barrières.

La superficie de Paris est, d’après des mesures exactes, de 3.439 ha. 68 a. 16 ca.

Celle de Rome de 638 ha. 72 a. 34 ca.

Cet élément, essentiel pour établir les limites probables de la population, avait été négligé jusqu’ici par tous ceux qui ont traité de l’étendue et de la population de Rome.

J’ai calculé la superficie d’après le grand plan de Nolli, dont l’exactitude est reconnue. Mon savant confrère, M. Jomard, a eu l’extrême obligeance de revoir mes calculs ; je les ai fait vérifier de nouveau par un habile mathématicien. On s’est servi du périmètre déterminé par d’Anville pour la première enceinte de Rome, et vérifié de nouveau sur les lieux par M. Nibby[21] et par Brocchi, dans la carte jointe à son beau travail sur l’état physique du sol de Rome.

Nous avons encore calculé, d’après le même plan, la superficie comprise dans l’enceinte des murs d’Aurélien, qui est reconnue d’une manière indubitable, et cette superficie ne monte qu’à 1.396 hectares 46 ares 9 centiares, c’est-à-dire un peu plus des 2/5 de celle de Paris[22].

Il faut donc écarter comme des erreurs palpables le témoignage d’Olympiodore[23] qui donne à cette enceinte d’Aurélien 21 milles de circonférence ou 15.960 toises, tandis qu’elle n’a réellement que 9.338 ½ toises, comme l’a prouvé d’Anville, dont tous les calculs ont été répétés et vérifiés par M. Jomard. Vopiscus (Aurélien, XXXIX), qui leur attribue près de 50 milles de tour, ne mérite pas plus de croyance, et il a été réfuté par d’Anville (l. c., p. 139). Ces erreurs matérielles et ces exagérations ont été néanmoins la base des évaluations monstrueuses que j’ai citées, et qui portaient la population de Rome à 14.000.000, à 8.000.000, et les plus modérées, telles que celles de J. Lipse et de Brottier[24], à 4.000.000 et à 1.200.000 habitants, sans les étrangers.

Toutes ces hypothèses encore n’étaient basées que sur une mesure de circonférence, et il est démontré que cet élément est tout à fait trompeur quand on n’y joint pas celui de la superficie.

Or, celle de Rome jusqu’à Aurélien n’étant que de 638 2/3 hectares, quelle était dans cette surface la partie habitée ? quels étaient les terrains vides ? quelle était la hauteur des maisons ? quel était l’emplacement présumé qu’elles pouvaient occuper et l’espace qui devait rester vide dans l’intérieur de chaque habitation pour qu’on y eût assez de jour ? Je discuterai d’abord ces questions, et je passerai ensuite à l’évaluation du nombre des maisons de Rome et de la population que les faubourgs pouvaient contenir.

D’abord, le calcul de la superficie de Rome jusqu’à Aurélien a été pris sur la ligne extérieure de l’enceinte ; il faut en déduire, comme espaces vides, la partie intérieure du pomœrium, tantôt plus, tantôt moins large, et l’emplacement du fossé, des murs et de l’agger ou rempart terrassé, construits par Servius Tullius et Tarquin.

Or, Denys d’Halicarnasse nous donne[25] la largeur du fossé, qui est, dit-il, de plus de 100 pieds dans sa partie la plus étroite ; sa profondeur est de 30 pieds. Au-dessus du fossé s’élève un mur appuyé intérieurement par un rempart ou terrassement élevé et large de 50 pieds. Ce mur de Servius Tullius, qui s’étendait de la porte Esquiline à la porte Colline, avait, dit toujours Denys, près de 7 stades de longueur[26].

Cette fortification fut continuée par Tarquin le Superbe[27] le long du mur Esquilin jusqu’à la porte de Préneste.

Rome avait, selon Pline (III, 9), 265 places ou carrefours.

On peut se figurer l’espace qu’occupaient 424 temples mentionnés dans la Notice de l’empire et dont plusieurs étaient entourés de bois sacrés[28]. La portion de ces monuments qui se trouvait dans l’enceinte d’Aurélien doit cependant en être déduite, puisque je ne m’occupe en ce moment que de l’enceinte de Servius Tullius, qui n’a pas changé jusqu’à cet empereur.

Quant aux bois sacrés, ils étaient protégés par les augures, par la religion ; on ne pouvait ni les couper ni les détruire[29]. Les Romains, on le sait, étaient dans l’usage d’en entourer les temples et les tombeaux[30]. Plusieurs quartiers de Rome, comme l’observe Pline, devaient leur nom aux bois qu’autrefois renfermait l’enceinte. La porte Querquetulane était voisine d’un bosquet de chênes ; le Fiminalne s’appelait ainsi que parce qu’il avait été couvert d’osier ; enfin, le voisinage d’une futaie de hêtres avait fait donner à un temple de Jupiter le nom de Fagutal[31].

Les forum Romanum, Boarium, Julium, Augustum, Ulpianum, Olitorium, les marchés de Flore, de Néron, occupaient un assez vaste espace, ainsi que les greniers d’abondance, tels que ceux dont parle Suétone (Néron, 88) qui étaient prés du mont Palatin, et ceux dont il est fait mention dans P. Victor et dans Sextus Rufus.

Le grand Cirque, dont Denys d’Halicarnasse[32] donne les dimensions et la description tel qu’il existait sous Auguste ; les cirques Agonal, Flaminien, de Celius et les Equirii, étaient autant de vastes surfaces non habitées[33].

Il faut y ajouter les théâtres, les basiliques et les thermes, qui n’étaient remplis que temporairement et qui occupaient des emplacements très vastes. Agrippa donna au peuple l’usage gratuit de 170 bains, et Pline (XXXVI, 24, § 9) dit que de son temps ce nombre s’était infiniment accru. Autour de ces édifices, autour des fours, des fontaines et des autres monuments publics, on devait laisser un espace vide de 15 pieds, d’après les règlements relatifs à la voirie qui étaient en vigueur sous Auguste[34]. Enfin, si l’on juge de la disposition intérieure de l’ancienne Rome par comparaison avec celle de Paris en 1818, on peut estimer, dans la première, aux 2/5e de la superficie totale la quantité des terrains vides. En effet, Paris en 1818, sur 3.439 hectares de superficie totale, en avait 1.496 en terrains nus, et seulement 1.943 en terrains bâtis[35].

Si nous considérons les hôtels ou palais des grands et des riches, nous voyons qu’il leur fallait un grand espace, et que de vastes emplacements y étaient consacrés au luxe, à l’agrément et aux jouissances de leurs opulents propriétaires.

Enfin, sept quartiers de Rome, du temps de Néron, avaient des espaces vides très larges et des portiques consacrés à l’agrément. Aussi, dans l’incendie arrivé sous ce prince, il y périt moins de monde que dans les autres quartiers (Tacite, Ann., XV, 40).

Velleius nous dit (II, 10) qu’en 627 de Rome, cent cinquante-cinq ans avant l’époque où il écrivait, l’augure Lepidus Æmilius fut noté par les censeurs pour avoir loué 6.000 sesterces la maison qu’il occupait. Si quelqu’un de nous, dit-il, se logeait à si bas prix, à peine le reconnaîtrait-on pour sénateur.

Valère Maxime, écrivain contemporain de Tibère, dit positivement (IV, 4, § 7) : On se croit maintenant logé à l’étroit lorsque la maison qu’on habite n’occupe que 7 jugères, c’est-à-dire l’étendue des champs de Q. Cincinnatus[36].

Pline assure (XVIII, 2) que les esclaves de Néron avaient des viviers de 2 jugères (50 ares 56 centiares), à peu près un arpent, et des cuisines presque aussi vastes. M. Mazois donne à celles de Scaurus 148 pas de long[37].

Pline nous apprend (XXXVI, 24, § 5) encore que les salons ou salles de débauche (sellariœ) de Caligula et de Néron avaient une étendue semblable.

Apulée[38], dans son style déclamatoire, appelle ces édifices, qui épuisaient le patrimoine des grands, les rivaux des cités, des maisons ornées comme des temples : Villas æmulas urbium, domus vice templorum exornatas.

Sénèque, dans ses épîtres[39] et dans son traité des Bienfaits[40], rappelle et blâme le luxe de ces maisons particulières qui l’emportaient en étendue sur de grandes villes : Domos instar urbium.... ædificia privata laxitatem urbium magnarum vincentia.

L’hyperbole est outrée ; je sais qu’il faut se défier, dans les choses de fait, du style déclamateur et ampoulé des écrivains de cette époque.

Mais Olympiodore, qui n’avait vu Rome qu’après la mort d’Honorius et l’irruption des Goths, précise les faits en nous disant[41] : Chacune des grandes maisons de Rome renferme dans son sein tout ce que peut offrir une ville médiocre ; un hippodrome, des forum, des temples, des fontaines et des bains de plusieurs sortes ; ce qui a fait dire à un auteur : Εϊς δόμο ; άστυ πέλει πόλς άστεα μυρία xεύθει[42].

C’est une maison de ce genre que décrit Martial dans cette épigramme[43] où il dit : Tu as dans ta maison des bois de lauriers, de platanes et de cyprès, et, pour toi seul, des bains qui ne sont pas pour une seule personne ; ton portique élevé repose sur cent colonnes ; l’onyx brillant est foulé sous tes pieds ; on trouve chez toi le cirque poudreux que bat la corne rapide des chevaux, et par-tout le murmure des eaux jaillissantes qui viennent abreuver tes jardins ; tu as d’immenses vestibules.

Excepté les forums, cette maison renferme tout ce que décrit Olympiodore, et justifie en quelque sorte les déclamations de Pline et de Sénèque. Du reste, le plan du palais de Scaurus, par Mazois[44], donnera, des grandes maisons de Rome, une idée plus nette et plus précise que toutes les descriptions verbales.

Vitruve[45], qui est fort exact, et qui pose des règles pour l’art de bâtir, prescrit de faire très vastes les maisons des nobles et des magistrats. Il veut qu’il y ait des bibliothèques, des galeries de tableaux, des basiliques semblables à celles qu’élève la magnificence publique, parce que, dit-il, dans leurs maisons il se tient souvent des conseils publics, et que les affaires entre particuliers y sont soumises à leur décision.

Il y avait dans ces hôtels deux grandes divisions : la première abandonnée au public et à l’usage commun, la seconde réservée pour l’habitation et l’usage privé du maître ; ce qui exigeait plus de terrain que chez nous[46].

Ce sont de pareilles habitations qu’indique Sénèque[47] en disant : Chez nous, des colonnes énormes de marbre tacheté, tiré des sables de l’Égypte ou des déserts de l’Afrique, soutiennent quelque portique ou une salle capable de recevoir un peuple à souper.

Enfin ces maisons, qui avaient de vastes jardins, des bois et des bosquets, renfermaient souvent dans les appartements des volières et des serres. Varron et Rutilius[48] nous ont conservé ce fait curieux. Lænius Strabo eut le premier des oiseaux renfermés dans une salle du péristyle de sa maison, nous dit Varron ; et Rutilius, dans son éloge de Rome, dit :

Quid loquar inclusas inter laquearia sylvas,

Vernula qua vario carmine ludit avis ?

Je terminerai ces notions sur les hôtels des grands par l’examen du palais d’or de Néron, dont l’histoire nous a transmis une description détaillée. Ce tableau pourra nous donner une idée assez juste des halais des grands, si l’on s’en rapporte à cet adage dont le temps et l’expérience ont démontré la justesse : Regis ad exemplar totus componitur orbis.

Néron, dit Tacite (Ann., XV, 42), après l’incendie de Rome, s’établit sur les ruines de sa patrie, et il y construisit un palais moins étonnant encore par l’or et les pierreries, décorations ordinaires et depuis longtemps prodiguées par le luxe, que parce qu’on y trouvait des terres en culture et des lacs, des espèces de solitudes avec des bois d’un côté, de l’autre des espaces découverts et des perspectives. Le tout fut exécuté d’après les plans de Severus et de Celer, qui mettaient leur génie et leur ambition à vouloir obtenir par l’art ce que la nature s’obstinait à refuser, et qui se jouaient des trésors du prince.

Suétone ajoute (Néron, XXX) quelques détails curieux sur cet édifice, que Néron appela le Palais d’or. Dans le vestibule[49] s’élevait la statue colossale de cet empereur, haute de 120 pieds romains (35 mètr. 55 c.) ; les portiques à trois rangs de colonnes avaient un mille (1482 mètr.) de longueur[50]. Ce palais enfermait dons son enceinte un étang qui ressemblait à une mer, des campagnes avec des terres labourées, des vignobles, des pâturages, des forêts remplies d’une multitude immense d’animaux sauvages ou domestiques.

Le palais de Néron s’étendait depuis le mont Palatin jusqu’aux Esquilies[51] ; il embrassait donc ce vaste espace où sont maintenant les églises de Sainte-Françoise, de Saint-François-de-Paule, de Saint-Pierre-aux-liens, le Colysée, les raines des bains de Titus, l’église de Sainte-Marie-Majeure, tout le terrain situé autour de ces édifices et, en outre, la plus grande partie des jardins répandus sur le mont Esquilin[52].

Telle fut la véritable étendue du palais de Néron. On peut maintenant réduire û leur juste valeur les expressions hyperboliques de Pline (XXXIII, 16), qui représente ce palais comme entourant la ville : Domus aureæ ambientis urbem, et qui dit plus loin (XXXVI, 24, § 5) : Nous avons vu deux fois toute la ville être entourée (urbem totam cingi) par les palais de Caïus et de Néron. A plus forte raison ne doit-on pas prendre au positif les hyperboles des poètes, tels que Martial, et l’épigramme citée dans Suétone[53].

Je ne m’arrêterai point aux merveilles de la décoration intérieure et de l’ameublement du Palais d’or, ce qui m’écarterait de mon sujet ; je ferai seulement remarquer que l’énormité des dépenses prodiguées à un luxe improductif força de recourir à l’altération des monnaies et à des exactions qui, d’après l’assertion de Tacite (Ann., XV, 45), épuisèrent l’Italie, ruinèrent les provinces, les peuples alliés, et jusqu’aux villes qu’on appelait libres.

La même chose est arrivée sous Louis XIV, lors de la construction du château de Versailles, qui, quoique plus vaste que le palais de Néron, n’est pas décoré avec la même profusion de marbres rares et de pierres précieuses.

La population et l’agriculture romaines eurent beaucoup à souffrir des exactions dont je viens de parler, et la diminution des produits et des habitants en fut la suite nécessaire[54].

Je dois m’occuper maintenant des quartiers habités par le peuple et la classe moyenne.

Nous avons des détails précis sur l’état de Rome, sous ce point de vue, à deux époques assez éloignées : l’une, lorsque Rome fut prise et détruite par les Gaulois, l’an 365 après sa fondation, l’autre, après l’incendie arrivé sous Néron, quand elle fut rebâtie sur un plan plus régulier.

À la première époque, dit Tite-Live (V, 55), tout se ressentit de la précipitation avec laquelle Rome fut reconstruite. La tuile fut fournie par le gouvernement ; on permit de prendre le bois et la pierre où l’un voudrait, en donnant caution que les constructions seraient finies dans l’année[55]. Chacun, sans s’inquiéter s’il bâtissait sur son terrain ou sur celui d’un autre, s’empara de la première place vacante. La précipitation fut telle qu’on ne prit aucun soin pour distribuer les massifs de maisons (vicos dirigendi). Voilà pourquoi les égouts, qui étaient autrefois dans la direction de la voie publique, passent maintenant sous les maisons des particuliers. En général, tout l’ensemble de la ville fait bien voir que chaque portion fut bâtie au hasard par le premier occupant, et qu’il n’y eut aucun plan de tracé.

L’an de Rome 298, l’Aventin, qui, quoique situé dans l’enceinte des murailles, était encore couvert de bois, fut abandonné au peuple pour y bâtir des maisons. Les plébéiens se partagèrent le terrain, et en prirent chacun la quantité qu’il pouvait en occuper d’après sa fortune et ses moyens. Deux ou trois individus, ou même davantage, s’associaient pour bâtir une maison à frais communs, et, selon que le sort en avait décidé entre eux, les uns construisaient les étages supérieurs, et les autres les étages inférieurs[56]. Ce mode singulier de possession se conserva longtemps à Rome ; car le Code Justinien[57] contient des règles sur ce genre d’association et de partage de la propriété d’une maison. Du reste, cet usage existe encore à Rennes, dans plusieurs autres villes de la France, et même à Paris.

Les maisons furent couvertes la plupart en bardeau de chêne ou d’autres bois, jusqu’à l’an de Rome 470. Pline (XVI, 15), d’après Cornelius Nepos, rapporte ce fait, qui explique la fréquence des incendies pendant cette époque. Les maisons Furent longtemps basses, à deux étages au plus ; car les règlements des édiles défendaient de donner plus de 1 ½ pied aux murs[58], et surtout aux murs mitoyens. Or, dit l’habile architecte Mazois[59], on ne pouvait guère élever plusieurs étages sur des substructions aussi faibles[60]. De plus, les inondations fréquentes du Tibre[61] minaient les fondations et entraînaient la ruine des maisons surchargées d’étages. Un fragment des Douze Tables fixe le minimum de la largeur des rues, pour les rues droites, à 8 pieds, pour les rues tortueuses, à 16 : Via in porrectum VIII p. in amfractum XVI p. esto[62].

Les anciens quartiers de Rome sur les monts Palatin, Esquilin, Aventin, et dans les vallées circonscrites entre ces collines, étaient formés de massifs énormes de maisons, coupés par des rues étroites, irrégulières et tortueuses : Arctis itineribus hucque et illuc flexis, atque enormibus vicis, qualis vetus Roma fuit[63].

Aussi, dans une ville bâtie de cette manière, les incendies étaient-ils terribles, et les écroulements de maisons très fréquents, ce qui tenait à la précipitation avec laquelle Rome avait été reconstruite après qu’elle eut été prise et brûlée par les Gaulois. Tite-Live et Diodore, que j’ai cités, nous en ont présenté un tableau fidèle.

Mais dans de gros massifs de maisons, comme ceux de l’ancienne Rome, il devait y avoir nécessairement beaucoup de terrain perdu pour l’habitation, et de grands espaces vides, tels que les arecs et les cours intérieures. Le besoin d’air et de lumière rendait cette condition nécessaire, car le verre ne fut inventé que sous Néron : Neronis principatu reperta vitri arte (Pline, XXXVI, 66) ; du moins son usage en lames minces, pour les verres et les carreaux de vitres, date à Rome de cette époque. Du temps de Scaurus, le verre était employé, comme le marbre (Pline, XXXVI, 24, § 7), en plaques ou en masses, pour la décoration des murs. D’autres inventions, dit Sénèque, datent de nos jours, telles que l’usage des carreaux, qui, par leur nacre transparente, laissent passer une lumière vive[64]. Le verre en lames ou en vases devait être encore fort cher, puisque deux petits verres à boire sans doute très, coûtèrent 6.000 sesterces (Pline, XXXVI, 66 - 1485 francs). Les fenêtres étaient ordinairement en treillis de bois, comme le sont celles de l’Orient, et celles qu’on voit représentées sur les papiers et les estampes de la Chine. Dans la villa que Caton le Censeur[65] décrit, les fenêtres sont défendues au dehors par des barreaux au nombre de dix, grands et petits, et elles ont six espaces vides pour donner du jour. Ces jours étaient probablement, dans les temps de pluie, fermés par des volets de bois semblables à ceux de nos fermes ou métairies. Cette disposition des fenêtres est indiquée dans Plaute[66] : Neque solarium est apud nos, neque fenestra nisi clatrata.

Maintenant j’en appelle à tous les architectes, à tous les constructeurs, est-il possible de bâtir des maisons très hautes et dans des massifs épais d’habitations, sans y admettre des cours intérieures, des espèces de cloîtres, des jardins, enfin d’assez grands espaces vides pour donner de la lumière et éclairer l’intérieur des appartements ? Sans cela les femmes romaines, qui restaient toujours dans le gynécée et qui y travaillaient sans cesse avec leurs esclaves, auraient été condamnées à une obscurité fort incommode.

Il me reste à faire connaître quelle était la hauteur des édifices dans Rome avant l’incendie arrivé sous Néron. Je détermine l’époque précise ; car Rome, après cet événement, différa beaucoup de ce qu’elle était auparavant. Sans cette précaution d’ailleurs, on pourrait nie croire en contradiction avec moi-même, quand je parlerai, d’après les descriptions de P. Victor et de S. Rufus, écrivains du IVe siècle de notre ère, des maisons du people de la Rome renfermée dans l’enceinte d’Aurélien.

La hauteur des habitations des grands était certainement moindre que celle des bâtiments occupés par le peuple. Le luxe des patriciens dut rechercher cette sorte de distinction ; car il est plus in-commode de loger en haut qu’en bas, et la hauteur des édifices n’est ordinairement déterminée que par l’impossibilité de s’étendre en surface, comme il arrive dans les places fortes. Or Rome, depuis la conquête de l’Italie, n’était plus dans ce cas, puisqu’elle n’avait plus d’ennemi dans son voisinage.

Nous savons par Strabon (V, 235) que la hauteur des maisons fut fixée par Auguste au maximum de 70 pieds romains (20 mètres 74 centimètres) ; ce maximum fut réduit à 60 pieds romains (17 mètr. 77 centim.) par un édit de Trajan, dont Aurelius Victor[67] nous a transmis les termes.

La hauteur des maisons situées près du Capitole égalait, dit Tacite, celle du plateau de la colline[68]. Or, la colline n’a pas de ce côté plus de 40 pieds de haut. En admettant 17 pieds pour l’exhaussement du sol de Ronce, on aurait 57 à 60 pieds pour la hauteur totale des maisons, supposé encore qu’elles fussent bâties au pied et non sur la pente de la colline.

Tacite ne nous donne pas la mesure de la hauteur fixée par Néron pour les maisons reconstruites après l’incendie, mais il nous dit que cette hauteur fut restreinte. Ce qu’une seule maison, dit-il[69] (le Palais d’or), laissa de terrain à la ville ne fut point rebâti, comme après l’incendie des Gaulois, au hasard et confusément. On mesura l’épaisseur des massifs de maisons ; on donna aux rues de larges dimensions ; on réduisit la hauteur des édifices ; on agrandit leurs areœ ou cours extérieures, et on y ajouta des portiques qui protégeaient la façade des insulœ, ou boutiques. Le rapprochement de deux passages de Tacite (Ann., VI, 45, et XV, 38) démontre que les mots insulœ et tabernœ sont synonymes ; j’en donnerai les preuves dans un des chapitres suivants, en discutant les descriptions de Rome par S. Rufus et P. Victor.

Néron promit de construire les portiques à ses frais, de livrer aux propriétaires l’emplacement purgé de tous décombres. Il ajouta des primer en faveur de ceux qui auraient achevé leurs hôtels ou leurs maisons dans le délai fixé, et ces primes varièrent suivant le rang et la fortune de ceux à qui elles furent accordées. On régla que les édifices, dais une partie déterminée, seraient construits en pierres d’Albe ou de Gabie[70], qui sont à l’épreuve du feu ; qu’il n’y aurait plus de murs mitoyens, mais que chaque maison serait entourée par des murs particuliers.

Autrefois l’espace vide entre les murs des maisons voisines avait été fixé à 2 ½ pieds par la loi des Douze Tables : ambitus parietum sestertius pes esto[71] ; il le fut à 12 pieds par les empereurs, et à 15 pour les édifices publics.

Suétone dit aussi de Néron : Ce prince conçut un nouveau plan pour la construction des bâtiments de Rome, et fit élever à ses frais des portique au-devant des boutiques, insulas, et des hôtels, domos, afin que du haut de leurs terrasses on pût écarter les incendies (Néron, 16).

Maintenant que j’ai présenté, d’après Tite-Live, Diodore de Sicile, Denys d’Halicarnasse et Strabon, un tableau fidèle de la forme et de la disposition des rues et des maisons de l’ancienne Rome, depuis sa reconstruction après l’invasion des Gaulois jusqu’à la fin du règne d’Auguste ; maintenant que j’ai fait connaître, par les récits de Tacite et de Suétone, quels furent la nouvelle forme et le plan général adoptés par Néron pour la réédifier après le terrible incendie arrivé sous son règne, et qui, sur quatorze quartiers, en consuma dix, il sera facile à tout lecteur attentif d’en tirer les conséquences.

La Rome ancienne devait contenir une population plus nombreuse que la Rome qui fut rebâtie sous Néron, puisqu’elle renfermait moins d’espaces vides, et que les maisons étaient plus hautes. Du reste, l’enceinte de la ville était restée la même, et elle ne changea point jusqu’à Aurélien[72].

Il est permis d’envisager ces innovations de héron comme des embellissements utiles, ainsi que l’exprime Tacite, et de regarder comme liée de la routine et des préjugés l’opinion qu’il rapporte en ces termes : Quelques-uns cependant croyaient l’ancienne forme plus convenable pour la salubrité. Ces rues étroites et ces bâtiments élevés ne faisaient pas, à beaucoup près, un passage aussi libre aux rayons du soleil, au lieu que maintenant toute cette largeur qui reste à découvert, sans aucune ombre qui la défende, est en butte à tous les traits d’une chaleur brûlante (Ann., XV, 43).

Maintenant, si nous comparons le nombre des espaces vides dans la Rome impériale et dans Paris actuel, nous trouverons qu’il devait être presque aussi grand dans la capitale de l’Italie qu’il l’est dans celle de la France.

Rome était environnée de murs, d’un rempart et d’un fossé très large[73] ; Paris n’a qu’un mur de clôture simple, de 9 pieds de largeur. Rome avait 275 places ou carrefours ; Paris n’en a que 106. Il existait à Rome 424 temples, entourés la plupart de bois sacrés, et Paris a beaucoup moins d’églises[74]. A la vérité, l’espace occupé par les bois sacrés peut être compensé et au-delà par celui que prennent nos promenades et nos jardins publics.

Les maisons des grands tenaient bien autant de place que nos hôtels, et le palais de Néron occupait plus de terrain que les Tuileries, le Louvre et le Luxembourg réunis.

L’usage des fenêtres à treillis de bois ou de fer exigeait plus de vides, pour obtenir le jour nécessaire dans l’intérieur des maisons particulières, qu’il n’en faut à nos maisons dont les fenêtres sont garnies de carreaux de verre.

La hauteur moyenne des maisons de location à Rome n’excédait pas certainement celle des édifices construits sur nos boulevards et dans l’ancien Paris.

Il est difficile de croire que la largeur des rues de Rome, surtout depuis Néron, fût moindre que celle des vieux quartiers de Paris, compris, du côté du nord, entre les rues Montmartre et du Pont-aux-Choux, de l’est à l’ouest, entre l’église Saint-Paul et le Louvre, et vers le midi, entre le faubourg Saint-Victor et la rue de Seine. En effet[75], le quatrième arrondissement, sur 51 hectares 63 ares de superficie, a 46.624 habitants, ce qui donne une moyenne de 1 ½ toise par tête pour le terrain habité. Le septième arrondissement a 72 hectares 37 ares, et sa population est de 56.245 individus ; la moyenne est de 1 ¾ toise par habitant, les vides déduits. Si vous voulez chercher la moyenne de l’espace occupé, y compris les vides, vous trouvez pour le septième arrondissement 3 1/10e toises par habitant, et 2 9/10e toises pour le quatrième. En calculant la population de Rome entière, d’après un entassement qui n’existe à Paris que dans un seul arrondissement, vous ne trouveriez encore pour Rome, jusqu’à Aurélien, que 576.738 habitants, et j’ai forcé toutes les suppositions dans le sens le plus défavorable à mon opinion.

J’ajouterai encore que les bains ne tiennent pas à Paris le vingtième de la place qui, à Rome, était occupée par les thermes publics et particuliers.

Rome, en outre, était peu commerçante, peu manufacturière, et Paris est aujourd’hui le centre du commerce et de l’industrie d’un grand royaume.

Or, je le demande, d’après l’exposé des faits, comment, sans recourir à la baguette de la fée des Mille et une Nuits, faire tenir 14.000.000, 8.000.000, 4.000.000, ou même 1.200.000 habitants dans une enceinte dont la superficie est moins du cinquième de celle de Paris, tandis que notre ville, qui ne semble pas déserte, n’avait pourtant en 1817 que 713.966 habitants[76] ?

En admettant que Rome fût deux fois plus peuplée que Paris relativement à sa superficie, elle n’aurait eu que 266.684 habitants ; dans cette hypothèse, Paris ayant en moyenne 2099 individus par hectare de superficie, la même mesure de terrain à Rome aurait renfermé 418 habitants.

On trouve enfin un rapport fortuit, mais assez remarquable, de la superficie à la population, entre Athènes et Paris. La superficie d’Athènes était, d’après mon savant confrère M. Letronne[77], à peu près un septième de celle de Paris. La population libre ou esclave de l’Attique était en tout de 210.000 à 220.000 ; la population présumée d’Athènes, avec ses dépendances, de 100.000 à 105.000. Paris est sept fois plus grand qu’Athènes : il avait, en 1817, 714.000 habitants sans les étrangers ; d’où il résulte ce fait curieux que, pour ces deux villes, à des époques si distantes et malgré des mœurs si différentes, le rapport des superficies et des populations est circonscrit dans des limites assez rapprochées. Quant aux étrangers, dont nous avons le nombre exact à Paris[78], d’après les registres des hôtels garnis, vérifiés par le calcul des consommations, leur somme totale, depuis la paix et dans l’état le plus brillant de l’Empire sous Napoléon, n’a jamais été au-dessous de 20.000 ni au-dessus de 30.000 ; la balance des variations s’est toujours maintenue entre ces deux termes. Il est difficile de croire qu’à Rome, la proportion du nombre des étrangers à celui de la population fixe fût plus forte qu’elle ne l’est à Paris, centre d’industrie, d’agiotage, d’affaires de toute espèce, et, de plus, ville de commerce et de plaisir. Dans les temps anciens, les communications étant moins promptes et moins faciles, on devait moins voyager qu’on ne le fait à présent.

Ainsi, en admettant que la population de Rome, considérée par rapport à la superficie de la ville, fût deux lois plus forte que celle de Paris, j’ai plutôt dépassé la mesure des probabilités que je ne suis resté au-dessous ; et cependant, d’après cette base même, la Rome d’Auguste et de Néron, sans les faubourgs, n’aurait eu que 266.684 habitants.

 

 

 



[1] Juste Lipse, De magn. Rom., III, 3 ; Oper., tom. III, p. 413, éd. Platin.

[2] Observ. de magnit. urbis Romœ, cap. V, p. 23.

[3] Il n'était permis ni de bâtir sur ce terrain, ni d'y labourer. Tite-Live, l. c. Cf. Digest., lib. I, tit. VIII, de Rerum divisione, leg. I, ex Caio. Jul. Front., de Limit. Agror., ap. Geos., p. 41. Aggen., ibid., p. 57-58.

[4] Digest., lib. I, tit. VIII, de Rerum divis., leg. 11.

[5] Antiq. Rom., IV, p. 218, lig. 44. Notez que Denys avait séjourné à Rome plus de vingt ans. César eut la dessein, en 704, pour son troisième consulat, d’agrandir l’enceinte de Rome ; car Cicéron nous dit (ad Att., XIII, 33) : Depuis le pont Milvius on doit détourner la Tibre et la faire passer au pied du mont Vatium, on doit bâtir le Champ-de-Mars, dont le Champ du Vatican tiendra lieu. Ce projet n’eut pas de suite.

[6] Au dedans, les maisons ne pouvaient être contiguës aux remparts, ce qui ne s'observe généralement plus aujourd'hui...

[7] Not. et emend. ad Tacit. Annal., XII, t. II, p. 376, édit. in-4°.

[8] Mém. de l’Acad. des Inscr., t. XXX, p. 209, éd. in-4°, t. LII, p. 133, éd. in-12.

[9] XIII, 14. V. Gruter, Inscr. CXCVI, n° 4.

[10] In Aureliano, XXX. Nardini cependant combat cette assertion.

[11] Décadence de l’empire rom., t. II, p. 211, tr. fr. de M. Guisot.

[12] Études historiques, tom. Ier. Il donne à Rome trois millions de population.

[13] Essai sur les Mesures longues des Anciens, Acad. des Inscr., Mém., XLI, p. 258, éd. in-12. Gibbon, Miscell. Works, t. IV, p. 208, éd. Murray, Londres, 1814, adopte le système de Fréret sur l’explication des 30.765 pas indiqués par Pline depuis le milliaire du Capitole jusqu’aux douze portes de Rome. Son bon esprit lui fait ajouter : Il paraît clairement que Rome n’a jamais été plus étendue qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il n’a pu connu l’excellent Mémoire de d’Anville, qui l’eût désabusé des systèmes erronés de Fréret sur la grandeur des anciennes villes.

[14] Essai sur les Mesures longues des Anciens, vol. et p. cit.

[15] Ibid., p. 260.

[16] Écon. Pol., t. I, p. 108, 65.

[17] Mémoire de l’Acad. des Inscr., t. LII, p. 131, éd. in-12.

[18] Mém. cit., t. LII, p. 141.

[19] Vol. cit., p. 143.

[20] De Magn. Rom., lib. III, c. II-IV.

[21] Discors. prelim. et tav. I. Roma antica di Nardini, accrescuita delle ultime scoperte di A. Nibby, con disegni di A. de Romanis. Roma, 1818.

[22] Depuis la composition de ce travail, qui date de 1824, M. le comte de Tournon, pair de France, ancien préfet du département de Rome, a publié un ouvrage intitulé : Études statistiques sur Rome, etc., Paris, 1821, 2 vol. in-8°. M. de Tournon me demanda communication de mes résultats, pour la vérifier d’après les bases positives que sa position lui avait permis d’obtenir. Il est tombé d’accord avec moi sur presque tous les points (voyez liv. I, ch. X, art. 3, t. I, p. 226-236). Les arpenteurs du cadastre employés par M. de Tournon ont confirmé l’exactitude du plan de Nolli et des calculs par lesquels j’avais obtenu le chiffre de la superficie de Rome.

[23] Apud Phot., cod. LXXX, p. 198.

[24] Op. cit., t. II, p. 380. Mengotti, dans une dissertation sur le commerce des Romains depuis la première guerre punique jusqu’à Constantin, couronnée en 1786 par l’Acad. des Inscr. (p.125, éd. in-12), donne à Rome 4 millions d’habitante et 50 milles romains de circonférence ; cependant il écrivait trente ans après d’Anville.

Enfin cette idée fixe de l’immense population de Rome a dû être entretenue par une inscription qui existe à Rome dans la portique de Saint Grégoire, et qui a été publiée dans le Recueil de Gruter (p. CCCI, n° 1). Pignorio (ép. XXXIV) et Brottier (Tacite, t. II, p. 357) ont prouvé que cette inscription était l’œuvre d’un faussaire, et il suffit pour s’en convaincre de jeter les yeux sur son contenu ; le voici : Temporibus Claudii Tiberii facta hominum ARMIGERORUM OSTENSIONE, in Roma septies decies centena millia LXXXXVI mil. X. Les mots armiger pour civis, facta ostensione, traduction de la phrase vulgaire fatta la mostra in Roma, sont de purs italianismes ; tous les savante depuis Gruter en ont ainsi jugé. Enfin, dit Brottier, un autre faussaire s’est avisé de graver ces chiffres mensongers sur le revers d’un denier de Claude véritablement antique. Ce sont pourtant de telles supercheries qui trompent le voyageur peu attentif, et qui à la longue égarent le jugement et transforment une erreur en une croyance.

[25] Antiq. rom., p. 624, l. 25, éd. Sylburg.

[26] Strabon dit 6 stades, liv. V, p. 234.

[27] Voyez la carte de d’Anville, Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. LII, p. 118.

[28] Juste Lipse, t. III, p. 429.

[29] Lucus est arborum multitudo cum religione, dit Servius. Voyez Forcellini lexic., v. Lucus.

[30] Æneid., V, 761.

[31] Voyez Festus, à ce mot, et Pline, XVI, 15.

[32] Antiq. rom., p. 200, l. 37.

[33] Voyez Planta topogr. di Roma antica da Canina, architt. Rom., 1830, in-f°.

[34] Acad. de l’Inst. archéol., t. X, p. 220.

[35] Voyez Statistique de M. de Chabrol, t. I, tabl. 12, 2e éd.

[36] 7 jugères font 1 hectare 76 ar. 88 c. Voyez les tables de conversion en appendice.

[37] Ce nombre CXLVIII est exprimé dans une inscription trouvée à Palestrina par Akerblad, Pal. de Scaurus, p. 146, éd. 1819.

[38] De Deo Socratis, t. I, p. 51, éd. Maure. V. Juste Lipse, de Magnit. rom., Oper., t. III, p. 448.

[39] Épist. XC, t. II, p. 416, éd. Var.

[40] VII, 10. Cf. Stat., Silv. IV, II, 24.

[41] Apud Phot., cod. LXXX, p. 198.

[42] Una domus urbs est, urbs oppida pluria claudit. Voyez Juste Lipse, l. c.

[43] XII, 50. In habentem amœnas œdes.

[44] Pl. 2, p. 39, et explic., p. 283-288, éd. in-4°.

[45] VI, V, 2, éd. Schneid.

[46] Voyez Mazois, p. 27-56, éd. 1819.

[47] Epist. CXV, t. II, p. 570, éd. Var.

[48] Varron, de re Rust., III, V, 8. - Pline, X, 72. - Rutil., Itiner., I, 96.

[49] Vestibulum est, je crois, ici, synonyme d’area ou cour extérieure, comme dans Aulu-Gelle, XVI, 5. La découverte récente de la base du colosse, près du Colysée, a justifié cette conjecture émise en 1825.

[50] Voyez Nardini, Rom. vet., III, 13 ; Donat., de Urb. Rom., III, 5.

[51] Suétone, l. c. - Tacite, Ann., XV, 39. – V. Marlian., Topogr., V, 12. - Donat. et Nardini, l. c.

[52] Voyez le plan de Rome moderne par Nolli, celui de Rome ancienne par Venuti ; et Piranesi, Artichità Romane, t. I, tav. 43, et p. 34, tav. 33. Les dernières fouiller exécutées jusqu’en 1834 ont constaté les limites du palais de Néron.

[53] Martial, De spectac., epigr. 2. Suétone, Néron, 39.

[54] Voyez dans le liv. III, le chapitre sur l’affaiblissement de la population et des produits de l’Italie pendant les VIIe et VIIIe siècles de Rome.

[55] Diodore de Sicile (XIV, 116) ajoute : Chacun ayant la liberté de bâtir à son gré, il en résulta que les rues de la ville se trouvèrent étroit et tortueuses, inconvénient auquel les Romains ne purent remédier par la suite. Malgré l’accroissement de leur puissance et de leurs richesses, ils ne purent rendre leurs rues droites.

[56] Dionysos, Ant. Rom., X, p. 659, l. 17.

[57] VIII, X, 4, 5. Cf. Digest., de Servitutibus, VIII, I, 2.

[58] 444 millimètres, environ 1 pied 4 pouces de notre pied de roi.

[59] Palais de Scaurus, p. 11, édit. 1819.

[60] Vitruve, II, 8, S t7, édit. Schneider.

[61] Tacite, Ann., I, 76 ; Hist., I, 86, etc.

[62] Tit. XI, leg. de Viarum latitudine.

[63] Cicéron (Leq. agr., II, 35) fait de Rome et de Capoue un parallèle curieux qui n’est pas à l’avantage de la première : Romam in montibus positam et convallibus, cœnaculis sublatam atque suspensam, nos optimis vile, augustissimis semitis, præ Capua planissimo in loco explicate, ac præ illis semitis irridebunt atque contemnent.... Cf. Tacite, Ann., XV, 38.

[64] Epist., XC, t. II, p. 409, sq.

[65] De re Rust., XIV, § 2. Fenestras, clatros in fenestras majores et minores bipedales X, lumina VI.

[66] Miles glor., II, IV, 25. Voyer Winckelmann, Remarques sur l’architecture des anciens, p. 64, et Mazois, l. c., p. 78.

[67] Ne domorum altitudo sexaginta superaret pedes, ob ruinas faciles, et sumptus, si quando talis contingerent, exitiosos. Victor, Épit., XIII.

[68] ...une suite de maisons contiguës, élevées dans la sécurité de la paix, à une telle hauteur qu'elles étaient de niveau avec le terrain du Capitole. Tacite, Hist., III, 71.

[69] Au reste, ce que l'habitation d'un homme laissa d'espace à la ville, ne fut pas, comme après l'incendie des Gaulois, rebâti au hasard et sans ordre. Les maisons furent alignées, les rues élargies, les édifices réduits à une juste hauteur. On ouvrit des cours, et l'on éleva des portiques devant la façade des bâtiments.  Tacite, Annal., IV, 43.

[70] Pierre d’Albe, la lave poreuse ; pierre de Gabie, le travertin ou carbonata calcaire déposé par les fleuves. Voyez Brocchi, Stato fisico di Roma.

[71] Vid. Brisson, I, 2, Select. ex jure civil. antiq.

[72] Nous trouvons une indication du prix des maisons dans Cicéron (Epist. ad Attic., IV, 16. t. I, p. 449, éd. Var.) ; il voulut élargir la place commencée par César, et l’étendre jusqu’à l’atrium du semple de la Liberté ; il fut obligé de donner 60.000.000 de sesterces (15.000.000 de fr.) aux propriétaires des maisons ; on ne put transiger à moindre prix. Ce fait prouve qu’à cette époque (an de Rome 699) la valeur des terrains et des maisons de ce quartier de Rome était très élevés, et coïncide avec l’abondance des métaux en circulation et le haut prix des salaires et des denrées. Voyez le 1er livre de cet ouvrage.

[73] Plus de 100 pieds.

[74] Statistique de Paris, par M. de Chabrol.

[75] Statistique de Paris, en 1821, tabl. N° 3.

[76] Statistique de Paris, tabl. N° 12, année 1821, 2e éd. Gibbon (Décad. de l’empire rom., t. III, c. XV, p. 253) s’exprime ainsi : On ne pourrait fixer avec exactitude la population de Rome ; mais le calcul le plus modéré ne la réduira certainement pas à moins d’un million d’habitants. M Gibbon parle ici de Rome telle qu’elle était sous le règne d’Adrien ; on voit qu’il n’avait pas étudié sérieusement la question.

[77] Mém. de l’Acad. des Inscr., tom VI, p. 219.

[78] Statistique de Paris, t. I, préf., p. LXXXII et tabl. 8. On y voit pour 1817 environ 20 mille étrangers, déduction faite des militaires en garnison, des prisonniers et des malades des hôpitaux.