ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE SECOND — POPULATION

CHAPITRE II — De la population servile.

 

La constitution de l’esclavage antique, le nombre des esclaves dans chaque pays, ou plutôt le rapport de la population servile à la population libre, n’ont pas encore été déterminés avec la précision que comporte le sujet. On peut avancer hardiment que l’histoire de ce grand crime social, qui remonte à l’origine des nations, qui subsiste encore aujourd’hui dans la plus grande partie du globe, et que la civilisation européenne s’efforce d’abolir ou de modifier, manque presque entièrement à la science.

Depuis la renaissance des lettres, la critique et l’érudition ont dirigé leurs recherches sur cette matière si intéressante à connaître, et qui reste néanmoins, après tant d’efforts, enveloppée d’un voile obscur ou plongée dans un vague désespérant. Nous avons perdu malheureusement le traité du savant Varron sur l’esclavage, intitulé Marcipor et cité seulement par Nonius[1].

Les dissertations latines de Pignorius[2] et de Popma[3], sur les esclaves des Romains, de Guillaume de Loon sur les affranchissements, de Juste Lipse sur les saturnales, de Laurentius sur les courtisanes ; les traités d’Estor[4], d’Otto[5], d’Hipp. Bonacossa, de Mizellius et de Tœrner, sur les esclaves des anciens ; de Joachim, de Schacher, de Vélasquez, sur les affranchissements ; de Gudling et de Vadianus, sur les mariages des esclaves ; de Jugler[6], sur le commerce des esclaves chez les anciens ; de Burigny, sur les esclaves[7] romains ; du même auteur, sur les affranchis[8] romains ; de Heyne[9], sur les contrées qui fournissaient des esclaves aux marchés de la Grèce et de Rome ; d’Héringius, sur les moulins des anciens, et de Meursius, sur le luxe romain ; l’histoire de l’esclavage en Grèce, par Reitmeier[10] ; le mémoire de Sainte-Croix sur la population de l’Attique[11] ; les recherches récentes de Durandi, sur la population de l’Italie[12] ; de M. Blair, sur l’état de l’esclavage chez les Romains[13], et de M. de Saint-Paul sur la constitution de l’esclavage en Occident[14] ; tous ces écrits, généralement consciencieux, mais souvent dépourvus de méthode et de précision, ont accueilli beaucoup de faits, réuni un grand nombre de matériaux, et cependant l’édifice reste encore à construire.

On pourrait nie reprocher avec raison la sévérité de ce jugement si je ne me hâtais de faire une honorable exception pour les recherches spéciales de Heyne sur les pays qui fournissaient des esclaves à la Grèce et à Rome ; de M. Bœckh, dans son Économie politique des Athéniens, et de notre savant confrère M. Letronne, dans son mémoire sur la population de l’Attique. Le nom seul de ces trois hommes est une garantie du mérite de leurs ouvrages.

J’ai senti plus que personne la difficulté du sujet que je traite. Depuis vingt ans que je m’occupe de l’économie politique des Romains, la possibilité de déterminer, avec toute la précision dont la matière est susceptible, les rapports entre le chiffre de la population libre et celui de la population servile à diverses époques de la république et de l’empire, a été l’objet de constantes, de sérieuses méditations. Au lieu de m’étendre, comme la plupart des érudits, sur tout le monde connu des anciens, je me suis borné à étudier complètement, l’Italie, et encore me suis-je restreint, pour l’époque de la république, aux portions de cette contrée comprises entre les mers et une ligne parallèle tirée de Luna au Rubicon. Là seulement existe, pour cette époque, un recensement exact de la population libre.

Il est facile de prouver[15], par des raisonnements établis sur la frugalité des moeurs romaines, sur l’absence du luxe pendant les 550 premières années de la république, faits dont les Curius, les Fabricius, les Regulus sont un, exemple frappant, que les Romains, dans les IVe et Ve siècles de Rome, avaient peu d’esclaves et même qu’ils en avaient peu besoin, et qu’ils ne pouvaient en avoir qu’un petit nombre. Les Romains et les autres peuples de l’Italie menaient une vie simple et frugale, partagée tout entière entre les travaux de l’agriculture, la guerre et les arts de première nécessité. La reproduction des hommes libres leur était essentielle pour subvenir aux pertes que leur population recevait des guerres continues et destructives dans lesquelles ils étaient toujours engagés. Ils n’avaient garde de laisser consommer par des esclaves des produits destinés à nourrir des conquérants ou des défenseurs. On cessera d’être étonné du petit nombre des esclaves dans cette époque, relativement à la population libre, si fora pèse la force des circonstances qui en firent, pour l’existence de la république romaine, une condition nécessaire.

Un coup d’œil rapide sur l’histoire des trois siècles écoulés depuis l’expulsion des rois jusqu’à la fin de la seconde guerre punique rendra cette observation évidente.

Sous les rois, les patriciens eurent tout le pouvoir ; depuis l’expulsion des Tarquins et l’établissement des magistratures annuelles, le peuple accrut successivement son autorité. Les grands l’épuisaient par l’usure ; il se libéra de ses dettes en se retirant sur le mont Sacré, obtint l’appel au peuple, l’établissement des tribuns et des édiles plébéiens. La loi des Douze Tables réduisit l’intérêt de l’argent à 1 % par an. Les violences des décemvirs patriciens amenèrent le rétablissement des tribuns, puis la permission des mariages entre les familles plébéiennes et patriciennes, et l’admission des plébéiens aux grandes charges. Dès lors tout tend à établir l’égalité entre les deux ordres et à opérer l’égale répartition des propriétés.

Les lois agraires, proposées pour la première fois l’an de Rome 268, sont sans cesse renouvelées ; elles limitaient de 2 à 7 jugères l’étendue de la propriété de chaque citoyen ; on les élude en distribuant au peuple les terres conquises : 1.500 colons envoyés à Labicum, l’an de Rome 339, reçoivent par tête deux jugères, c’est-à-dire un demi hectare[16]. L’an 360, 3.000 citoyens sont envoyés en colonie chez les Volsques ; on leur donne trois jugères et demi par tête (environ 89 ares). L’an 362, un édit du sénat accorde sept jugères (1 hectare 76 ares), dans le territoire de Véies, non seulement à chaque chef de famille plébéienne, mais même à chacun des hommes libres qui étaient dans sa maison, pour les engager, dit la loi, à se marier et à élever des enfants qui servissent un jour la république[17].

Ce fut le maximum de la propriété foncière d’un plébéien ; le besoin de créer une population libre, d’avoir des soldats et des défenseurs, est exprimé dans cette loi.

Bientôt (l’an de Rome 388) Licinius Stolo fit passer la loi qui défendait à tout citoyen, quel qu’il fût, de posséder plus de 500 jugères (126 hectares) de terre, et ordonnait que l’excédant serait ôté aux riches et distribués à ceux qui n’avaient aucune propriété foncière. Cette même loi fixe un nombre circonscrit de domestiques et d’esclaves pour faire valoir ces terres ainsi partagées, et enjoint de se servir d’italiens et d’hommes libres[18].

Dix ans après Licinius Stolo est condamné d’après la loi qu’il avait portée lui-même ; il se trouva posséder plus de 500 jugères. Ses biens furent confisqués, et le peuple lui infligea de plus une amende de 10.000 as[19].

Stolon, étant tribun, avait porté la loi sur les dettes et la loi sur la limitation des propriétés foncières ; il avait enlevé le consulat aux patriciens ; il leur était odieux de toutes manières. Ils profitèrent avec beaucoup d’habileté de la faute que l’avarice et la cupidité avaient fait commettre au premier plébéien consulaire. Désormais en les voit lutter avec le peuple de désintéressement et de frugalité. La modération dans les désirs, la mépris des richesses, qui n’étaient peut-être que l’amour des honneurs et du pouvoir habilement déguisé, deviennent dans leurs mains un moyen puissant pour regagner la faveur du peuple et ressaisir l’autorité.

Cette noble ou adroite émulation produit le beau siècle des mœurs et des vertus romaines : Alors, dit Valère Maxime (IV, IV, 4), ces consuls, qu’on allait chercher à leur charrue, se plaisaient à fertiliser le sol stérile et malsain de Pupinies, et, ignorant nos délicatesses, ameublissaient au prix de leurs sueurs ces terres compactes et rebelles. Ce n’est pas tout encore ; ceux que les périls de la république appelaient au commandement suprême, leur pauvreté (pourquoi hésiterais-je à donner à la vérité son nom propre ?) leur pauvreté les forçait à être bouviers.

Q. Cincinnatus, de sept jugères qu’il avait possédés, était réduit à quatre ; avec ces quatre journaux labourés par ses mains, non seulement il soutint la dignité du père de famille, mais il mérita qu’on lui apportât la dictature[20].

Fabricius et Emilius Papus ne possédaient en argent qu’une petite patère et une salière consacrées au  culte des dieux[21]. Les consuls et les généraux de leur temps n’en avaient pas davantage, et ce même Fabricius nous dit que sa fortune se borne à un petit champ qu’il cultive de ses mains et sans esclaves[22].

Manius Curius, le vainqueur de Pyrrhus, refusa la part de butin et le don de cinquante jugères que le peuple lui offrit en reconnaissance de ses grands services ; il jugea cette libéralité excessive. Il dit dans sa harangue, dont Valère Maxime, Pline et Columelle[23] nous ont donné l’extrait, qu’un sénateur, même un consulaire et un triomphateur, qui possède plus de vingt-cinq arpents, est digne de blâme, et qu’il regarde comme un citoyen pernicieux à l’Etat celui auquel sept jugères ne peuvent suffire. Joignant l’exemple au précepte, il n’accepta que cette portion, égale à celle qui était assigné à chaque plébéien.

L’an 496, Regulus, vainqueur en Afrique et nommé proconsul, sollicite son rappel. Il écrit au sénat que le régisseur des sept jugères qu’il possédait à Pupinies est mort, et que l’homme de journée, profitant de l’occasion, s’est enfui après avoir enlevé tous les instruments de culture ; qu’il demande donc qu’on lui envoie un successeur, car, si son champ n’était pas cultivé, il n’aurait plus de quoi nourrir sa femme et ses enfants. Le sénat ordonna que le champ de Regulus serait de suite affermé et cultivé, qu’on rachèterait aux frais de l’État les instruments dérobés, et que la république se chargerait aussi de la nourriture de la femme et des enfants de Regulus[24].

Avec des moeurs et des lois semblables, Rome devait avoir peu d’esclaves. L’ensemble des faits nous autoriserait déjà à en déduire cette conclusion ; nous allons voir qu’elle est convertie en certitude par le témoignage d’un historien postérieur seulement de deux siècles. Voici le tableau général que Valère Maxime (IV, IV, 11) nous présente de ce Ve siècle de Rome : Point ou presque point d’argent, peu d’esclaves, sept jugères de terre médiocre, l’indigence dans les familles, les obsèques payées par l’État, les filles sans dot ; mais d’illustres consulats, de merveilleuses dictatures, d’innombrables triomphes, tel est l’ensemble des mœurs et des faits.

Ces mœurs simples et frugales subsistèrent encore dans la première moitié du sixième siècle de Rome. Je précise avec soin les époques et j’appelle l’attention sur ce point ; car, depuis la tin de la deuxième guerre punique, surtout après la prise de Carthage et de Corinthe, le tableau change totalement.

Cette famille Ælia, dit avec ironie Valère Maxime, qu’elle était opulente ! Seize Ælius vivaient à la fois sous le toit d’une seule petite maison située au lieu où sont maintenant les monuments de Marius. Ils ne possédaient (c’était près de Véies) qu’un seul champ qui réclamait moins de cultivateurs qu’il n’avait de maîtres ; mais, en revanche, ils occupaient tous le cirque et aux spectacles la place d’honneur que l’État assignait à leur vertu[25].

Fabius Maximus, le dictateur, avait racheté d’Annibal des prisonniers à un prix convenu. Le sénat ayant refusé de fournir l’argent, Fabius envoie à Rome son fils vendre le seul bien qu’il possédât, et en remet aussitôt la valeur à Annibal. Ce bien, dit Valère Maxime (IV, VIII, 1), se composait de sept jugères, et encore situés dans le territoire aride de Pupinies ; mais c’était toute la fortune de Fabius, et ce grand homme aima mieux sacrifier son patrimoine que de voir son pays perdre sa réputation de fidélité à ses engagements.

Dans la seconde guerre punique, Cn. Scipion écrit d’Espagne au sénat pour demander un successeur. Il expose qu’ayant une fille nubile il est nécessaire qu’il soit présent à Rome pour lui former une dot ; le sénat se charge du rôle de père, établit la dot d’après l’avis de la mère et des parents de Scipion, fournit l’argent du trésor public et marie la jeune fille. Le sénat fit, par sa libéralité, que les filles de Fabius et de Scipion ne se marièrent point sans dot, ce qui leur serait arrivé, puisque, de l’héritage paternel, elles ne recevaient et ne pouvaient transmettre à leurs époux que la gloire. Cette dot fut de 11.000 as (environ 950 francs), ce qui fait connaître, dit Valère Maxime (IV, IV, 10), et l’humanité du sénat et la quotité des anciens patrimoines. Ils étaient si exigus que Tatia, fille de Cœson, avec 10.000 as (860 francs), fut jugée apporter une très grande dot à son époux, et que Mégullia, qui apporta 50.000 as (4.300 francs), en reçut le surnom de Dotata.

Ces mœurs simples durèrent jusqu’à la conquête de la Macédoine.

Paul-Émile, après avoir vaincu Persée, ne donna à Q. Ælius Tubero, pour sa part du butin, que cinq livres d’argent, selon Valère Maxime[26] ; Pline (XXXIII, 50) ajoute que Tubéron ne posséda jusqu’à sa mort, en vaisselle d’argent, que deux coupes, récompense publique et honorable de sa valeur et de ses services. Ce même Paul-Émile, le premier citoyen de Rome, lui qui, par la conquête de la Macédoine, délivra le peuple romain du fardeau des impôts, mourut si pauvre que, pour rembourser la dot de sa femme, on fut obligé de vendre son champ, seule propriété qu’il eût laissée.

Enfin, des témoignages positifs et précis établissent qu’à cette époque. de 550 de Rome à 575, la culture était exercée presque totalement par des propriétaires et des journaliers libres. Caton le dit positivement dans deux endroits de son livre et en donne d’abord la raison politique. Nos pères, dit-il[27], pour désigner un bon citoyen, le citaient comme un bon colon et un bon agriculteur ; car ce sont les laboureurs qui fournissent les plus braves et les plus robustes soldats. Le profit qu’on retire de la culture est le plus honorable, le plus durable, le moins sujet au blâme et à l’envie. En parlant du choix d’un lieu pour l’emplacement d’une ferme ou l’achat d’un domaine rural, il recommande de le prendre dans un pays sain, où les journaliers soient très nombreux : loco salabri, operariorum copia sit. Plus loin[28] il dit : Sois bon pour tes voisins. S’ils te voient d’un bon œil, tu vendras plus aisément tes produits, tu trouveras plus facilement à louer des journaliers : operas facilius locabis, operarios facilium conduces. Or, ce terme d’operarius, έργάτης des Grecs, mercenarius, qui operam prœbet, comme l’explique Forcellini, n’a jamais désigné les esclaves, mancipia, ergastula, servos ; Varron en fait la distinction positive[29].

Pour la culture de 100 jugères (50 arpents ou 95 hectares) de vignes, Caton[30] estime qu’il faut : le régisseur, sa femme, 10 journaliers (operarios X), 1 bouvier, 1 ânier, 1 salictarius, chargé de l’emploi de l’osier, 1 porcher ; total, 16 hommes. Pour celle de 240 jugères en oliviers : le régisseur, sa femme, 5 journaliers (operarios V), 3 bouviers, 1 porcher, 1 ânier, 1 berger ; total, 13 hommes. Dans tous ces passages il n’est pas question d’esclaves. Or, si la culture se faisait de cette manière dans la vieillesse de Caton, après la défaite des Carthaginois, d’Antiochus et la conquête de la Macédoine, il est sûr qu’avant la deuxième guerre punique, le travail cher et peu actif des esclaves ne devait pas être employé de préférence.

Enfin une loi de nécessité, l’insalubrité de beaucoup de cantons de l’Italie, exigeait pour leur culture des hommes libres, robustes, acclimatés, conditions rares dans la classe des esclaves, qui ne se reproduisaient qu’en petit nombre dans le pays[31], et que leur état de faiblesse, causé par la mauvaise nourriture, le séjour des prisons, le manque d’air et les mauvais traitements, rendait plus susceptibles des impressions du climat.

Le témoignage de Varron (De Re rust., I, XVII, 2), contemporain de César et de Cicéron, est positif, et ce fait doit changer les idées reçues sur le mode de la culture de l’Italie, à une époque où Rome était la maîtresse du monde et où le nombre des esclaves s’était considérablement accru. Je vais traduire en entier ce passage très curieux :

Toutes les terres, dit-il, sont cultivées par des hommes libres, ou par des esclaves, ou par un mélange de ces deux classes. Les hommes libres cultivent, soit, par eux-mêmes, comme la plupart des petits propriétaires, avec l’aide de leurs enfants ; soit par des mercenaires ou journaliers libres pris à louage, lorsqu’on exécute les grands travaux, tels que les fenaisons et les vendanges ; soit enfin par ces hommes que nous appelons obérés[32]. Je dis de toutes les terres en général, continue Varron, qu’il est plus avantageux de cultiver les cantons malsains avec des ouvriers payés, mercenariis, qu’avec des esclaves, servis, et que, même dans les lieux salubres, les grands travaux rustiques, tels que la récolte des fruits, la moisson et la vendange, doivent être confiés à des travailleurs à gages.

Enfin, du temps de Trajan même, il paraît que, dans la Gaule cisalpine, du moins dans la partie située vers le lac de Côme, on ne se servait pas d’esclaves pour la culture. Pline le Jeune[33] nous dit : Nulle part je n’emploie d’esclaves à la culture de mes terres, c’est un usage absolument inconnu dans le pays : Nam nec ipse usquam vinctos habeo, nec ibi quisquam.

Il est évident d’après ces passages, et j’en développerai ailleurs les raisons, qu’il devait y avoir beaucoup moins d’esclaves employés à la culture des terres qu’on ne le croit communément. Le service domestique dans les villes leur était particulièrement affecté ; et il est facile de concevoir que des Gaulois, des Germains, des Syriens, des habitants de l’Afrique ou de l’Asie, auraient succombé promptement à l’influence d’un climat si différent du leur, d’un air pestilentiel, et à l’épuisement causé par des travaux rudes et une nourriture insuffisante. Or, le prix moyen d’un esclave laboureur mâle, du temps de Caton, était assez haut, et montait à 1.500 drachmes (denarius), 1.150 francs de notre monnaie.

Une loi de Jules César (Suétone, César, 42) obligeait les herbagers d’avoir, parmi les pâtres, un tiers d’habitants libres, et pourtant ce genre de service semblait, par sa nature, être plus approprié à la classe, à la condition et aux facultés des esclaves.

Le passage où Caton dit que la classe des laboureurs fournit les plus forts et les plus braves soldats, que le profit qu’on retire de l’agriculture est le plus honorable, le plus sûr, le moins sujet au blâme, amène naturellement cette réflexion : Dans un pays et à une époque où l’intérêt légal était fixé à 1 et à 1 ½ % par an, où le trafic et le négoce, l’industrie et les arts mécaniques étaient interdits aux citoyens, la culture de la terre était le seul moyen de soutenir ou d’accroître un peu sa fortune. Les propriétés devaient être divisées, car il y avait beaucoup de concurrence. La division des propriétés permettait de cultiver par ses mains ou avec les bras de sa famille. Il y avait donc peu d’emploi pour les esclaves, et un peuple simple et frugal ne recherche pas les choses inutiles. Tel a été, à ce qu’il me semble, l’état de la société à Rome et dans l’Italie pendant les 450 premières années, et cette conclusion est fondée sur une grande masse de faits et de témoignages positifs fournis par l’histoire. Voilà pour les cinq premiers siècles.

A cette autre époque dont j’ai parlé (an de Rome 529), quarante ans s’étaient écoulés depuis que les Romains, après une guerre obstinée de soixante-deux ans, avaient subjugué les Samnites, les Lucaniens, les Bruttiens, et conquis enfin toute l’Italie inférieure. Les esclaves qu’ils avaient acquis dans ces combats étaient alors morts pour la plupart ; il ne pouvait en rester que quelques vieillards. La guerre était pourtant alors le seul moyen d’acquérir des esclaves ; le commerce était nul, et Rome, dans les cinq premiers siècles, n’eut que fort peu d’argent monnayé, signe évident que les échanges étaient excessivement bornés.

De plus, ce système habile d’agglomération qui, après la conquête, changeait les peuples soumis en citoyens romains, en alliés ou en colonies, détruisait, si je puis m’exprimer ainsi, la pépinière de l’esclavage. En Sicile même, l’alliance soudaine d’Hiéron, roi de Syracuse, avec les Romains, et la prompte soumission de l’Ile presque entière leur enlevèrent l’occasion de faire des prisonniers qui seraient devenus des esclaves.

Dans la première guerre punique, le nombre des hommes de cette classe dut nécessairement diminuer, si l’on considère la quantité de flottes que les Romains perdirent, soit dans les combats, soit dans les tempêtes, soit par leur inexpérience dans la navigation ; car les vaisseaux avaient deux tiers de rameurs pour un tiers de soldats, et ce travail manuel, dédaigné par les fils de Mars et de Romulus, retombait presque tout entier sur les hommes affranchis et sur ceux de condition servile. Ajoutez à cela que, dans la première guerre punique, les Romains et les Carthaginois échangèrent souvent les prisonniers de guerre. On ne voit donc aucun moyen qui, depuis l’an 278 de Rome jusqu’en 529, eût pu faire beaucoup augmenter le nombre des esclaves en Italie.

Après cette exposition abrégée, je vais indiquer les bases sur lesquelles je m’appuie pour construire ; on pourra juger d’avance du degré de solidité de l’édifice. Mais d’abord je développerai quelques considérations sur la nature des renseignements qui nous sont fournis par l’antiquité, et je signalerai l’esprit de système qui se montre généralement dans les ouvrages publiés, depuis trois siècles, sur l’arithmétique politique des anciens.

 

 

 



[1] Vid. Turner., Advers. XXIV, 46.

[2] De servis et corum apud veteres ministeriis commentarius. Amstel., 1674, in-18.

[3] De operis servorum et liber. Amstel., 1672, in-18.

[4] Opusc. select., t. I, p. 526.

[5] Diss. ad l. XXVII, Dig., ad leg. Aquil., § XI.

[6] Α΄νδραποδοxαπήλειον, sive de nundinatione servorum apud veteres. Lips., 1742, in-8°.

[7] Acad. des Inscr., t. LXIII, p. 102, éd. in-12.

[8] Ibid., t. LXVIII, p. 139, éd. in-12.

[9] Opusc. acad., t. IV, p. 120.

[10] Gerchichte and Zustand der sklaverey und Leibeisenschaft in Griechenland. Berlin, 1789.

[11] Mém. de l’Acad. des Inscr., t. XLVIII, p. 172, éd. in-4°.

[12] Della popolasione d’Italia, Mém. de l’Acad. de Turin, t. IV, p. 18, Letterat. et Art., 1821.

[13] Inquiry into the state of slavery amongst the Romans. Edinburgh, 1833. Cet ouvrage, fruit des recherches consciencieuses d’un esprit très juste et très distingué, est, ce me semble, le meilleur traité qui existe jusqu’à ce jour sur cette grande question, et, quoique je diffère avec M. Blair sur le nombre des esclaves en Italie sous la république et l’empire, qui ce me semble pas établi sur des bases assez solides, je dois rendre une complète justice au mérite de cet ouvrage, que la modestie de l’auteur (préface, p. 11) rabaisse certainement au-dessous de sa juste valeur.

[14] Discours sur la constitution de l’esclavage en Occident. Montpellier, 1837.

[15] Voyez Durandi, ouvr. cité, p. 21-25.

[16] Tite-Live, IV, 47.

[17] Tite-Live, V, 30. Cette victoire causa tant de joie aux patriciens que, le jour suivant, sur la proposition des consuls, parut un sénatus-consulte qui accordait au peuple sept arpents du territoire de Véies. Dans cette distribution on ne tenait pas compte seulement des pères de famille, mais de toutes les têtes libres de chaque maison. L'espoir d'un héritage encouragerait ainsi l'accroissement de la famille.

[18] Tite-Live, VI, 35. Varron, De re rust., I, II, 9. Valère-Maxime, VIII, VI, 3. Pline, XVIII, 4. Appien, Bell. civ., I, 8.

[19] Tite-Live, VII, 16, et les auteurs précédemment cités.

[20] Valère-Maxime, IV, IV, 7.

[21] Valère-Maxime, IV, IV, 3. Pline, XXXIII, 54.

[22] Denys d’Halicarnasse, Excerpt. legat., p. 746, l. 10, éd. Sylburg.

[23] Valère-Maxime, IV, 3, 5. Pline, XVIII, 4. Columelle, I, III, 10.

[24] Valère-Maxime, IV, IV, 6. Sénèque, Consol. ad Helviam., c. 12.

[25] Valère-Maxime, IV, IV, 8. Cf. Plutarque, Paul-Émile, c. 5, t. II, p. 251.

[26] Valère-Maxime, IV, IV, 9. Plutarque, Paul-Émile, c. 5.

[27] De re rust., Prœm., 2.

[28] De re rust., I, 3 ; ibid., IV.

[29] De Re rust., I, XVII ; XVIII, I.

[30] De Re rust., XI, 1 ; X, 1.

[31] Il en est de même aux Antilles. Voyez le Rapport de M. de Tocqueville à la chambre des Députés en 1839.

[32] Obœvarii ou obœrati. C’étaient des hommes qui engageaient leur travail, pendant un temps fixe, pour l’acquit de leurs dettes ; on les nommait aussi nexi, vincti ; ils portaient des fers, mais n’étaient point esclaves.

[33] Épist. III, XIX, 7, éd. Schæff.