ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE SECOND — POPULATION

CHAPITRE I — Population libre de l’Italie.

 

Comme j’embrasse dans mon sujet la population libre de l’Italie, je crois inutile de discuter tous les dénombrements exécutés à Rome par les rois, les consuls, et même les censeurs qui furent institués l’an 310 de la république[1] ; car le territoire romain était alors resserré dans des limites assez étroites, et qu’il est d’ailleurs presque impossible de déterminer exactement. J’ai donné le premier recensement, qui eut lieu sous Servius Tullius ; je ne rapporterait ici que le trente-cinquième, exécuté avant la première guerre punique, l’an de la république 488, par les censeurs Cn. C. Blasio et M. Rutilas. On y trouva, dit Eutrope[2], 292.334 citoyens romains, quoique la guerre n’eut jamais cessé depuis la fondation de la république.

Vers l’an 597, un peu avant la seconde guerre punique, Rome, qui avait déjà conquis toute la portion de l’Italie comprise entre les mers et une ligne transversale tirée du port de Luna aux bouches du Rubicon, fit le recensement de ses forces et de celles de ses alliés : elle craignait une attaque terrible de la part des Gaulois cisalpins. C’est le nombre d’hommes de l’âge propre au service militaire que Polybe nous a transmis. Cet historien grave et précis nous dit que le sénat, afin de connaître au juste l’étendue de ses moyens, se fit apporter les registres de population, contenant le nombre des hommes[3] en état de porter les armes, έν ταϊς ήλιxίαις.

J’ai montré avec quel soin étaient tenues chez les Romains, depuis Servius Tullius, les tables de naissances, de décès, de population par âges, par sexes et par conditions. Ce passage curieux de Polybe, combiné avec ceux des auteurs que j’ai rapportés, nous apprend que le cadastre et la statistique romaine s’appliquaient immédiatement à toutes les contrées soumises, et nous donne une nouvelle idée de la sagesse et des lumières en administration de ce sénat, qui, au moyen de ces tableaux, pouvait régir la république aussi facilement que chaque sénateur régissait sa propre maison, et qui, connaissant exactement toutes ses ressources, se donnait toutes les chances de succès, ne tentait rien au-dessus de ses forces, n’osait que le possible, et ne commençait une guerre qu’avec les moyens de la soutenir, et l’assurance presque certaine de la victoire.

Les peuples italiens, dit Polybe, effrayés de l’irruption et de l’approche des Gaulois, ne crurent pas combattre seulement comme auxiliaires des Romains, ni que la guerre fût dirigée uniquement contre la puissance de leurs maîtres ; mais ils jugèrent qu’eux-mêmes, leurs villes et «leurs champs étaient menacés d’un péril imminent ; aussi firent-ils preuve d’obéissance et de zèle. Voici, d’après le même auteur (II, 24), le recensement des forces actives ou en réserve que possédaient les Romains, l’an de Rome 529.

Avec les consuls, il partit quatre légions romaines, chacune de 5200 fantassins et de 300 chevaux. Il y avait en outre avec eux, en alliés, 30.000 hommes de pied et 2.000 chevaux ; de plus, 50.000 fantassins et 4.000 cavaliers, tant Sabins que Tyrrhéniens, étaient accourus au secours de Rome. On mit un préteur à leur tète et on les plaça sur les frontières de la Tyrrhénie.

Les Ombriens et les Sarsinates, habitants de l’Apennin, fournirent 20.000 hommes ; les Vénètes et les Cénomans, le même nombre. A Rome on tenait tout prêt, comme réserve, un corps de 20.000 fantassins et de 1.500 cavaliers levés parmi les citoyens romains et, de plus, 30.000 hommes de pied et 2.000 de cavalerie, pris chez les alliés.

Les tables de population ou de conscription offraient en outre, chez les Latins, 80.000 fantassins et 5.000 chevaux ;

Chez les Samnites, 70.000 fantassins et 7.000 chevaux ;

Chez les Iapyges et les Messapiens, 50.000 hommes de pied et 16.000 de cavalerie ;

Chez les Lucaniens, 30.000 fantassins et 3.000 cavaliers ;

Chez les Marses, les Marruciniens, les Férentaniens et les Vestiniens, 20.000 fantassins et 4.000 cavaliers.

Les Romains avaient de plus en Sicile 2 légions, chacune de 4.200 fantassins et de 200 cavaliers.

Enfin on recensa, comme propres à la guerre (έν τή ήλιxία), dans la population de Rome et de la Campanie, 250.000 hommes de pied et 23.000 de cavalerie[4]. Dans ce nombre sont compris les peuples isopolites qui entraient dans les légions[5].

Total des forces militaires à la disposition des Romains :

Fantassins : 699.200

Cavaliers : 69.100

Total : 768.300

Polybe met en nombres ronds :

Fantassins : 700.000

Cavaliers : 70.000

Il est bon de remarquer que les Campaniens sont joints aux Romains, parce que, à cette époque, ils avaient le droit de cité, quoique sans suffrage. Tite-Live[6] nous dit qu’ils en jouirent depuis l’an de Rome 416 jusqu’en 538, où ils en furent privés ; ils furent même grièvement punis, car ils avaient passé dans le parti d’Annibal. Tite-Live et Polybe[7] citent, dans cette période de 416 à 538, une légion romaine formée tout entière de Campaniens et commandée par un chef campanien.

Ce nombre des Romains et des Campaniens en âge de porter les armes, extrait des registres de population et donné par Polybe, s’accorde très bien avec celui que fournit le dénombrement qui suivit immédiatement, l’an de Rome 533, et qui fut de 270.213 citoyens[8].

Diodore de Sicile, dans le fragment de son XXVe livre (Eclog., 3), donne, en somme totale, les mêmes nombres que Polybe, c’est-à-dire 700.000 fantassins et 70.000 cavaliers. Dans le second livre de sa Bibliothèque Historique (c. V), il adopte un nombre plus fort et se contredit ainsi lui-même. Voici ses propres expressions : Les Romains, peu de temps avant la guerre d’Annibal, prévoyant la grandeur du péril, firent le recensement de tous les hommes qui, en Italie, étaient propres au service militaire, et le nombre total, tant des citoyens que des alliés, approcha d’un million. Ou Diodore s’est trompé dans cette première évaluation qu’il a corrigée lui-même dans son XXVe livre, ou il a compris dans ce nombre toute la population apte à la guerre des Vénètes et des Cénomans, dont Polybe n’a compté que l’armée active ; mais la première supposition est plus probable.

L’évaluation de Pline ne diffère que légèrement de celle de Polybe. Il augmente le nombre des cavaliers qu’il porte à 80.000, et il exclut de la somme des fantassins, qu’il porte de manse à 700.000, les Transpadans, entre lesquels Polybe avait compté les Vénètes et les Cénomans. Italia, L. Æmilio Paulo, C. Atilie Regulo coss., nunciato Gallico tumultu, sola, sine externis ullis auxiliis, atque etiam tunc sine Transpadanis, equitum LXXX. M. peditum DCC. M. armavit[9].

Du reste l’accord de Polybe, de Diodore et de Pline, le résultat si approché donné par Fabius Pictor, conservé par Orose et par Eutrope, vérifié encore par le nombre des cens antérieurs et postérieurs à cette époque, doivent nous faire admettre comme authentique le total de 770.000 en nombre rond, 768.300 en nombre exact ; car il est tiré des registres de population par âges, registres dont j’ai démontré l’existence constante et la scrupuleuse exactitude. Ces registres, cités deux fois par Polybe qui était bien à portée de les connaître, étaient communs à toute l’Italie soumise aux Romains[10] ; ils nous donnent avec précision la population libre de cette contrée à cette époque.

Mais ce n’est pas l’Italie tout entière jusqu’aux Alpes qui fournit les 770 000 hommes en état de porter les armes ; la domination romaine se terminait alors, vers le nord, au 44e degré de latitude, sur la ligne qui, de l’embouchure du Rubicon dans l’Adriatique, coupe l’Italie parallèlement, et aboutit au port de Luna dans la mer Tyrrhénienne[11] ; elle s’étendait, vers le midi, jusqu’au détroit de Messine. Il faut déduire les 20.000 homme fournis par les Vénètes et les Cénomans, ce qui réduit à 750.000 la population militaire de l’Italie jusqu’à Luna et au Rubicon. Hume trouve ce nombre très considérable, et cependant il ne révoque en doute ni l’exactitude de Polybe ni celle des données qu’il fournit. La population qu’on peut en déduire lui semble approcher de celle que cette portion de l’Italie présente aujourd’hui ; mais son esprit judicieux lui fait entrevoir qu’alors il devait y avoir peu d’esclaves, excepté à Rome et dans les grandes villes[12]. Dès lors, tout rentre dans les limites du probable ; car, les esclaves étant peu nombreux et le sol cultivé par des mains libres, il est tout simple que les registres de conscription offrissent un grand nombre d’hommes propres au service militaire.

Il est certain que ce nombre même paraîtrait incroyable, si l’on calculait le reste de la population italienne d’après la proportion qui existe, dans nos Etats modernes, entre la somme des soldats présents au drapeau ou recrutés par la conscription annuelle, et la population entière de chaque royaume. Les levées annuelles, nommées chez les Romains delectus, qui se faisaient dans les circonstances ordinaires, n’employaient qu’un petit nombre de conscrits ; mais ici il s’agissait de la vie ou de la mort de la république, de l’existence et de la liberté de l’Italie. C’était le tumultus Gallicus ; on proclamait le justitium ou la suspension de toutes les fonctions civiles, on quittait la toge pour l’habit militaire ; toute exemption de service était annulée, et tout ce qui était en état de porter les armes était appelé à les prendre. Tous les hommes, depuis l’adolescence jusqu’à la vieillesse, auraient combattu véritablement pro aris et focis, pour que leurs biens, leurs femmes, leurs enfants et eux-mêmes ne devinssent pas la proie des Barbares, le jouet de leur insolence, de leur avarice et de leur brutale cruauté. L’exemple de la prise et de l’incendie de Rome par les Gaulois restait gravé dans la mémoire ; l’Italie avait appris par de terribles leçons ce qu’elle avait à craindre de la Gaule ; le péril était imminent, mais les ressources étaient grandes. Le devoir, la nécessité, l’horreur et même la crainte qu’inspiraient les Barbares, firent de chaque homme un soldat.

Si l’on pèse ces considérations, on sentira que le danger d’une invasion armée exigeait d’autres mesures qu’une guerre ordinaire, et que, dans ce cas (Polybe d’ailleurs le dit positivement), le sénat fit le relevé de toute la population en état de combattre, portée sur les registres du cens, απογαφαϊς et xαταγραφαϊς.

La seule difficulté qui se présente est de savoir à quel sage commençait, à quel âge finissait l’obligation du service militaire. Cette obligation s’étendait, dans les cas ordinaires, de dix-sept à quarante-cinq ans, dans les cas extraordinaires, de dix-sept à soixante. Plusieurs exemples cités par Juste Lipse[13], divers passages de Tite-Live[14], prouvent que l’obligation du service à l’extérieur, dans un cas urgent, s’étendait jusqu’à cinquante ans, et jusqu’à soixante pour la garde de la ville et des forteresses. Dans la guerre de Macédoine, on décréta, dit Tite-Live, qu’il n’y aurait pas d’exemption pour les hommes au-dessous de cinquante ans (XLII, 33). Spurius Ligustinus s’enrôle pour donner l’exemple, en disant : Et pourtant j’ai plus de cinquante ans (XLII, 34). En 354, on enrôle, non seulement les juniores, c’est-à-dire les hommes de dix-sept à quarante-cinq ans, mais encore les seniors qui étaient, comme nous l’apprenons de Varron[15], dans l’âge de quarante-cinq à soixante ans, et on leur confia la garde de la ville[16]. Les plus robustes de cette classe sont même incorporés, en 366, dans les légions qui marchent sous les ordres de Camille[17]. Enfin, en 456, quand l’Etrurie se coalise avec les Ombriens et les Gaulois, le sénat proclame le justitium et enrôle, non seulement les juniores et les ingénus, mais il forme même des cohortes de seniores et répartit les affranchis dans les centuries des légions[18].

Ainsi, dans le recensement que nous a transmis Polybe et qui était destiné à faire connaître toutes les forces dont pouvait disposer la république, on a dû tenir compte aussi des citoyens, depuis 45 ans jusqu’à 60, qui, dans un cas urgent, pouvaient s’armer pour la défense du pays. Ainsi, les 750.000 soldats qu’il dénombre pour la partie de l’Italie que nous considérons devaient être des hommes libres de 17 à 60 ans. Nous ne connaissons pas a priori la population entière de cette partie de l’Italie, mais nous pouvons la déterminer approximativement, au moyen des tables de MM. Duvillard et Mathieu. En doublant le nombre 750.000 pour avoir à la fois les hommes et les femmes de 17 à 60 ans, et calculant le reste de la population d’après cette base, nous trouvons une population libre totale d’un peu moins de 3.000.000. Un autre calcul va nous conduire au même résultat.

On s’est accordé généralement à multiplier par 4 le nombre des hommes en état de porter les armes, afin d’obtenir le chiffre total de la population ; deux exemples montreront que chez les peuples anciens ce rapport est exact quelquefois, mais qu’il se trouve un peu faible dans certaines circonstances.

Il est prouvé d’ailleurs, par les tables de probabilités de la vie dressées à Rome, que la loi de la population était peu différente de ce qu’elle est chez nous. Auguste, dit Strabon[19], fut obligé de détruire la petite tribu des Salassi, habitants du val d’Aoste, qui étaient des brigands incorrigibles. il les fit tous vendre comme esclaves à Eporedia[20]. Le nombre de ceux qu’on vendit fut de 36.000, sans compter 8.000 personnes en état de porter les armes. Ce nombre est au-dessous du quart, qui serait 11.000 ; mais les Salassi avaient perdu beaucoup de soldats avant d’être réduits en esclavage.

Je vais citer textuellement un passage de César, d’abord parce qu’il est le plus positif, nous étant transmis directement par ce grand général, aussi habile administrateur qu’il était orateur éloquent et historien exact, et que, de plus, ce témoignage fournit la preuve que l’usage des registres de population et des tableaux statistiques, si nouveau, pour ainsi dire, chez les nations modernes, existait même chez une nation barbare. Je m’étonne seulement qu’un fait de ce genre, dont l’antiquité nous offre des traces à chaque époque et dans chaque écrivain, ait été négligé jusqu’ici, même par les auteurs qui, tels que Montesquieu, Hume, Wallace et Gibbon, se sont occupés de recherches sur la population, sur la grandeur des Romains, sur les richesses, les ressources, enfin les produits de l’empire. La statistique, à la vérité, est une science toute nouvelle, et l’économie politique ne date que du siècle dernier, où elle a été presque créée par A. Smith. Voici ce passage important sous le double rapport que j’ai cité : On trouva dans le camp des Helvétiens des tableaux écrits en lettres grecques, qui furent apportés à César. Ces tableaux exprimaient nominativement (nominatim) le nombre des Helvétiens en âge de porter les armes qui avaient quitté leur pays, et, en outre, séparément (etitem separatim), celui des enfants, des vieillards et des femmes. Le nombre des individus en état de porter les armes était de 99.000, le total de tout sexe et de tout âge était de 368.000 (Bell. Gall., I, 29). On voit qu’ici le nombre des hommes en âge de porter les armes est à la population entière comme 92 à 368, exactement le quart.

M. Letronne, dans son excellent mémoire sur la population de l’Attique[21], a trouvé, par ses calculs, la même proportion.

Revenons à Polybe et appliquons le calcul aux 750.000 individus en âge de porter les armes, consignés, l’an 529 de Rome, sur les registres de population de la partie de l’Italie soumise alors aux Romains. Leur domination ne s’étendait, comme je l’ai dit plus haut, que depuis le détroit de Sicile jusqu’au 44e degré de latitude, ou des bouches du Rubicon jusqu’au port de Luna. Il faut peut-être en retrancher la péninsule des Bruttiens, qui ne font point partie de la liste des peuples mentionnés par Polybe, quoiqu'ils aient pu y être compris avec les Lucaniens, les Messapiens et les Iapyges, leurs voisins.

Or, en multipliant par 4, vous auriez encore 3.000.000 d'habitants libres de tout sexe et de tout âge pour la population de cette partie de l'Italie; mais ce nombre est sans doute trop faible, car les prolétaires, à Rome, dans les colonies et dans les autres villes de l'Italie, les pères sans enfants, les pupilles, n'étaient pas soumis au cens ou service militaire. Tite-Live nous a conservé ce renseignement précieux. L'an de Rome 288, le consul Quintius fit le recensement et trouva 104.214 citoyens, sans compter les pères et mères qui avaient perdu leurs enfants[22]. Plutarque[23] donne, pour le dénombrement fait par Valerius Publicola, l'an 245 de Rome, 130.000 citoyens, sans compter les orphelins et les femmes ou filles propriétaires, viduas.

L'an 622 de Rome, Q. Pompeius et Q. Metellus, les premiers censeurs plébéiens, achevèrent le lustre, et on recensa 317.823 têtes de citoyens romains, outre les pupilles, les veuves et les filles, prœter pupilles et viduas[24]. Ces deux passages indiquent que les mères de famille, ayant des enfants, étaient recensées avec les citoyens et soumises au service militaire en payant un remplaçant ; sans cela pourquoi cette exception à l’égard des filles ou des veuves et des mères qui avaient perdu leurs enfants, orbas et viduas ? Cicéron (De Rep., II, 20), en citant comme type de l’institution romaine l’exemple des Corinthiens, qui assignaient aux chevaliers des sommés sur les veuves et les orphelins, prête une forte autorité à cette conjecture. Cependant Denys d’Halicarnasse, dont je vais citer textuellement un passage fondamental quant au nombre des esclaves, des marchands, des ouvriers, des femmes et des enfants à Rome, l’an 278, exclut formellement les femmes du cens des citoyens romains. D’où vient alors que, dans les deux cens rapportés par Tite-Live, on excepte seulement les filles propriétaires et les femmes dans le veuvage ou l’orbité ? Niebuhr[25] explique ainsi pour quoi dans les dénombrements, on séparait les orphelins et les femmes non mariées. Sans contredit, ils étaient en dehors de la formule ; dans un cens qui représentait le contrôle d’une armée et tous ses accessoires, les adolescents non encore appelés au service, non plus que les femmes, ne pouvaient figurer pour leur propre compte ; on ne pouvait en faire mention que sous le caput, le nom d’un père ou d’un mari ; mais le caractère particulier de l’impôt dont on les frappait est la raison décisive de cette anomalie.

Si ce point laisse encore quelques doutes, le texte formel du savant historien des Antiquités romaines va jeter une vive lumière sur les rapports de profession, d’âge, de sexe et de condition qui existaient à Rome dans la population, et cet élément important de statistique, je l’avais cherché en vain dans l’histoire romaine ; il n’avait pas été employé jusqu’ici. Denys d’Halicarnasse s’exprime en ces termes[26] : Il y avait alors (an de Rome 278) plus de 110.000 citoyens romains ayant atteint l’âge de puberté, comme le dernier recensement l’avait prouvé ; un nombre triple du premier était fourni par les femmes et les enfants, les esclaves, les marchands et les étrangers exerçant les professions mécaniques ; car il n’est permis à aucun Romain de gagner sa vie ni par le trafic ni par une industrie manuelle[27].

Ce renseignement précieux nous est transmis par le même historien qui nous a fait connaître l’institution du cens sous Servius Tullius, et les moyens ingénieux par lesquels ce roi parvint à connaître exactement la population et les ressources de son pays. Cet historien érudit, Denys d’Halicarnasse, nous affirme avoir tiré les documents dont il fait usage des tables de recensement ; on peut donc lui accorder sur ce point de fait une entière confiance.

On a vu que l’âge fixé pour le service militaire était de dix-sept ans accomplis jusqu’à soixante[28]. Ainsi, la population de Rome et de son territoire se montait, l’an de Rome 278, 34 ans après l’expulsion des rois, à 440.000 individus, dont le quart, de dix-sept ans jusqu’à soixante, était du sexe masculin, propre aux emplois civils et militaires, et recensé comme tel ; le reste, ou 330.000, était composé des vieillards, des femmes, des enfants de condition libre, plus des esclaves, des marchands ou artisans, tous métœques ou étrangers à la ville de Rome. Or, avec ces données, et en prenant pour base les tables de population calculées par MM. Duvillard et Mathieu, et insérées dans l’Annuaire du Bureau des longitudes de 1839, nous trouvons pour Rome à cette époque, d’abord :

Citoyens males de dix-sept à soixante ans : 110.000

Citoyens mâles au-dessous de dix-sept ans et au-dessus de soixante : 85.145

Femmes libres et citoyennes de tout âge[29] : 195.145

Total de la population libre : 390.290

Quoique je m’occupe spécialement dans ce chapitre de la population libre, je dois signaler par anticipation les résultats que le calcul de cette population me donne relativement au nombre des esclaves, des affranchis et des métœques dans l’Italie ancienne. Les courtes considérations que je vais émettre serviront de préliminaire au chapitre suivant, où je rechercherai, par une autre voie, le chiffre de la population servile. En retranchant le nombre que nous venons d’obtenir du total de la population, qui est de 440.000, il ne reste pour les métœques, les esclaves et les affranchis, que 49.710.

Les métœques ou peregrini[30], qui étaient des hommes libres, mais privés des droits de cité et de suffrage, exerçaient les professions industrielles ou mercantiles ; mais Rome était alors très peu commerçante. En supposant qu’en 278, le rapport des métœques et des affranchis aux citoyens y fut celui de 1 à 12, vous trouvez 32 524 métœques ou affranchis, en tout 422.814 hommes libres, et, par conséquent, 17.186 esclaves. Le rapport de la population libre à la population esclave est donc à peu près comme 422 à 17, ou comme 25 ½ à 1.

On voit combien, à cette époque, le nombre des esclaves était faible relativement, à la population libre, et qu’ils ne formaient alors qu’un 25e de la population totale. Mais ce petit nombre d’esclaves cessera d’étonner, si l’on songe que les lois des Douze Tables, rappelées dans la loi Licinia, portée l’an 378, limitaient formellement la quantité d’esclaves qu’on pouvait occuper à la culture des terres et prescrivaient pour ces travaux l’emploi des hommes libres.

Du reste, le résultat auquel nous sommes parvenus est tout à fait nouveau, et, quoique les éléments en eussent été donnés par Denys d’Halicarnasse, il m’a fort étonné d’abord. Mais, comme il est incontestable, on doit l’admettre et il jettera une vive lumière sur l’histoire des rapports de la population libre avec la population esclave pendant les six premiers siècles de la république romaine. Ce même résultat peut nous conduire à apprécier avec plus d’exactitude le rapport des âges, des sexes, et celui des hommes libres, l’an de Rome 529, dans l’Italie inférieure, dont Polybe nous a fait connaître si exactement la population libre. Il nous montre en même temps que, malgré les pertes causées à Rome et dans l’Italie par les guerres et les ravages qu’elles entraînent, le nombre des jeunes gens qui arrivaient à l’age de porter les armes était beaucoup plus grand, relativement à la population totale, qu’il ne l’est dans des Etats moins belliqueux. Il est probable, dit Malthus[31], que les pertes constantes occasionnées par la guerre avaient fait naître l’habitude de n’assujettir le principe actif de population à presque aucune gêne. Celte rapide succession de jeunes gens fut, sans contredit, ce qui mit ces peuples en état de faire succéder de nouvelles armées à leurs armées détruites, sans paraître jamais s’épuiser. Ce fait, que j’ai déduit pour la première fois du texte de Denys d’Halicarnasse, que j’ai indiqué plus haut d’après Polybe, confirme les prévisions d’un homme de génie comme Malthus, qui, en traitant de la population et la considérant sous ses différentes faces, se montre entièrement maître de son sujet.

Ce principe actif de population, constaté par le calcul, explique beaucoup de faits de l’histoire de l’invasion des Barbares, entre autres cette reproduction miraculeuse de guerriers, qui fit donner au nord de l’Europe l’épithète de fabrique du genre humain.

Le nombre donné par Polybe, d’après les tables de recensement de l’an de Rome 529, est, comme je l’ai dit, de 750.000 citoyens libres de dix-sept à soixante ans. J’ai cherché, d’après les tables de population insérées dans l’Annuaire du Bureau des longitudes de 1839, le nombre des individus qui, sur 10.000.000, existait entre les âges de dix-sept et soixante ans ; ce nombre est 5.636.824. Alors, au moyen d’une simple proportion, nous trouvons, en 529, dans la partie de l’Italie soumise à la domination romaine :

Pour la population mâle de dix-sept à soixante ans : 750.000

Idem de la naissance à dix-sept ans et de soixante ans jusqu’à la mort : 580.536

Femmes libres de tout âge : 1.330.536

Citoyens de tout sexe et de tout âge : 2.661.072

Polybe ne nous donnant pas, comme Denys d’Halicarnasse, le moyen d’évaluer le chiffre de la population totale, nous ne pouvons rechercher ici quel était, en l’an 529 de Rome, le rapport des hommes libres aux esclaves, aux métœques et aux affranchis. Il ne faudrait pas adopter pour cette époque les proportions que nous avons posées pour l’an 278 ; car en 529, l’accroissement des richesses et de la puissance de Rome, et l’adjonction à son empire des colonies grecques de l’Italie inférieure, avaient dû amener une augmentation dans le nombre des esclaves et dans celui des métœques exerçant le négoce ou les professions manuelles. Mais, en tenant compte de cette considération, on voit déjà que le chiffre de la population totale et le rapport des esclaves aux hommes libres sont beaucoup au-dessous de l’idée qu’on s’en fuit généralement, faute d’avoir discuté et réduit à leur juste valeur une foule d’indications erronées ou obscures et d’évaluations exagérées.

Du reste, j’ai présenté en détail la marche de mes raisonnements et de mes calculs, afin que tout le monde pût en vérifier l’exactitude ; car ces faits de statistique ancienne se trouvent établis pour la première fois ; ils sont d’une grande importance pour la connaissance exacte de l’histoire et des ressources de l’empire romain ; ils nous conduiront à de nouveaux résultats dans le cours de ces recherches, et, de plus, ils peuvent jeter de la lumière sur la théorie de la population dans les temps anciens, en substituant la rigueur des méthodes et l’exactitude de la langue des calculs au vague des hypothèses et des raisonnements.

J’ajouterai encore une observation. Je m’étais interdit de lire l’Essai sur la population du savant Malthus, afin de ne baser mes conclusions que sur les faits, de me garantir de tout esprit de système, de toute idée purement théorique. Le passage que j’ai cité prouve que Malthus est arrivé par la théorie à des résultats peu différents de ceux que j’ai obtenus par le calcul. Ce rapport singulier (l’an de Rome 599) de la population en état de porter les armes au reste de la population libre ou esclave justifie ses idées sur la puissance du principe actif de population ; il explique naturellement plusieurs faits de l’histoire romaine qui semblaient presque merveilleux et qui étonnaient Tite-Live : Comment, par exemple, les Èques et les Volsques, si souvent vaincus, se trouvaient toujours en état de tenir la campagne avec de nouvelles armées (VI, 12). Ce qui s’applique à ces peuples est également applicable aux Samnites, aux Étrusques et aux autres peuples de l’Italie.

Malthus confirme encore mes assertions sur un autre point. J’ai été flatté, je l’avoue, de me trouver d’accord avec un esprit aussi distingué, et de voir que nous étions arrivés au même but, ayant pris chacun une route différente. Je pense, dit Malthus[32], que Hume[33] s’est trompé quand il a cru que la portion du globe soumise aux Romains aie fut jamais plus peuplée que pendant la longue paix dont elle jouit sous Trajan et les Antonins. C’est un point que j’éclaircirai par d’innombrables témoignages dans la partie de ces recherches où je traiterai de la diminution des produits et de la population en Italie.

 

 

 



[1] Brottier en a donné la liste. Emendat. ad Tacitum, Ann. XI, 25, tom. II, p. 353.

[2] Lib. II, cap. X, Fast. Capit. et Brottier, loc. cit.

[3] Désireux de savoir à quel chiffre se montaient les effectifs totaux dont ils pouvaient disposer, ils envoyèrent un ordre général à tous les peuples soumis à leur autorité pour qu’on procédât à un recensement des hommes en âge de porter les armes. Hist. II, 23, § 9.

[4] Dans Orose qui copie Fabius Pictor, l’infanterie est de 348.200, la cavalerie de 26.600, en tout 374.800 ; c’est évidemment une erreur de chiffres. Il y a un C de trop dans le premier nombre ; en le retranchant, le total 274.800 ne diffère que de 1.800 de celui de Polybe qui est 273.000. Voyez Niebuhr, Hist. Rom., t. III, p. 98, not. 5 ; et Eutrope, III, 2.

[5] Niebuhr, vol. cit., p. 95-99.

[6] VIII, 14. Voyez Duker, h. l.

[7] Tite-Live, Épitomé XII et XV, Polybe, I, 7.

[8] Tite-Live, Épitomé XX.

[9] Pline, III, 24, t. I, p. 177, l. 17.

[10] Voyez dans Orelli, n° 3787, la longue inscription où sont mentionnés les registres municipaux de Cæré.

[11] Voyez J. Durandi, Mém. de l’Acad. de Turin, 1811 ; Littérature et Beaux-Arts, t. IV, p. 6, 7.

[12] Essai XI, p. 660, Populness of ancient nations, in-8°, Londres, 1784.

[13] De Milit. Rom., Oper. T. III, p. 15, éd. in-fol., 1637.

[14] V, 10 ; VI, 2, 6 ; X, 21.

[15] Ap. Censorin, c. 14, p. 64, éd. Lindenbrog.

[16] L'on ne se borna point à enrôler les jeunes gens ; ceux même qui avaient passé l'âge du service furent obligés de s'inscrire pour la garde de Rome. Tite-Live, V, 10.

[17] Les vieillards même qui n'avaient pas perdu toute vigueur ; prêtèrent serment et furent enrôlés par centuries. Ibid., VI, 2.

[18] Ces nouvelles épouvantèrent le sénat, qui fit proclamer une suspension des affaires et enrôler des hommes de toutes sortes. Non seulement les hommes libres et les mobilisables durent prêter serment, mais on forma des cohortes d'hommes âgés, et des centuries d'affranchis. Ibid., X, 21.

[19] Lib. IV, p. 205, t. II, p. 95, tr. fr.

[20] Il y a encore dans le Canavais, entre Ivrée et Turin, un gros village appelé Salassa. La tradition du pays veut que les habitants de ce bourg y ont été transportés par les Romains.

[21] Mém. de l’Acad. des Inscr. et Belles-lettres, t. VI, p. 179, 182, 184, 187, 188.

[22] III, 3. Le cens précédent, cité par Denys d'Halicarnasse et antérieur de neuf ans, avait donné un peu plus de 103.000 citoyens. Ant. Rom., l. IX, p. 594.

[23] Publicola, t. 1, p. 407, éd. Reiske.

[24] Tite-Live, Épit. LIX. Voyez Sigonius, de Antiq. jure Ital., f° 57, sqq. Le mot vidua signifie non seulement une veuve, mais encore toute femme non mariée. Voyez Niebuhr, Hist. Rom., t. II, p. 227, s., qui, dans ce dénombrement, croit qu'on a désigné par ce mot vidua l’héritière, έπίxληρος. Javolenus, Dig. L, XVI, 202, § 3, de Verbor. signif., et Mondestinus, ibid., leg. 101, lui donnent cette acception.

[25] Hist. Rom., t. II, p. 228.

[26] Antiq. rom., p. 583, l. 24.

[27] Valère-Maxime (III, 4, § 2) prouve le mépris que les Romains avaient pour les commerçants par ce trait : Mais Tarquin l'Ancien vint à Rome, conduit par la fortune, et s'y empara du pouvoir ... d'ailleurs méprisé comme fils de marchand ...

[28] Tubedon, ap. A. Gellium, X, 28 ; Tite-Live, XXV, 5 ; Plutarque, éd. Reiske, Gracch., t. IV, p. 658 ; Denys d’Halicarnasse, lib. V, p. 338, éd. Sylburg.

[29] Le nombre des femmes, depuis quatorze ans jusqu’à la mort, est toujours, dans tous les pays, supérieur à celui des hommes. Ainsi la supposition que j’ai admise de l’égalité du nombre entre les deux sexes tend plutôt à réduire qu’à augmenter le chiffre de la population libre. Mais à Rome, l’infanticide étant permis par les lois, et la république ayant besoin de soldats, on exposait sans doute à leur naissance plus de filles que de garçons.

[30] Ce mot de metœque (metœcus) est employé dans le sens d’étrangers par Eumène, Paneg. Flav., c. 4 in fin. et par Frontin, de Col., p. 105, 108, éd. Goes.

[31] Essai sur le principe de population, t. 1, p. 333, tr. fr.

[32] Tom. I, p. 339.

[33] Essai, XI, p. 505.