ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.

CHAPITRE XVI — Origines du cens.

 

 

La constitution politique de la république romaine, les divisions des plébéiens et des patriciens, ces luttes, ces discussions, ces rivalités continuel-les qui prouvaient le besoin de distraire le peuple et de l’occuper au dehors, firent de la guerre un système, un moyen, un ressort du gouvernement romain.

Les Romains vivaient donc dans une guerre éternelle et toujours violente. Ils s’appliquèrent à chercher, ils réussirent à trouver les moyens de vaincre et de conquérir.

On les voit étudier les divers procédés des peuples qu’ils combattent, adopter celles de leurs inventions qu’ils jugent utiles, perfectionner Continuellement leur discipline, leur ordonnance, leurs manœuvres, leurs armes et leurs machines. Dès les premiers temps de leur monarchie ils avaient un corps de génie organisé parmi leurs légions. C’est le peuple de l’Europe qui a entretenu le premier des armées permanentes soldées, équipées, pourvues constamment avec une extrême vigilance d’armes, de vêtements, de vivres.

La nécessité de vaincre força les Romains à perfectionner les moyens d’obtenir la victoire. La connaissance exacte de leurs ressources en hommes, en argent et en vivres, était la condition indispensable du succès. La nécessité créa donc chez ce peuple guerrier la statistique, le cadastre, les registres de naissance et de décès. Tout cela fut compris dans l’institution du cens, et cette institution, base fondamentale du gouvernement et de la puissance romaine, est due à Servius Tullius, le sixième des rois de Rome, et date de l’an 197 de cette ville, 555 ans avant J.-C.

L’institution du cens remonte à une très haute antiquité. Hérodote (II, 177) l’attribue à Amasis ; Diodore (I, 77), Élien[1], Diogène Laërce (VII, 168) en font mention, et Dracon la transporta à Athènes. Perizonius[2] et Abram[3] prouvent qu’elle était en vigueur chez d’autres nations. La loi obligeait de déclarer son nom et son revenu, sous peine de mort en cas de fausse déclaration[4]. Le comique Diphilus parle, dans une pièce intitulée le Marchand, d’une loi presque semblable en vigueur à Corinthe[5] ; seulement l’amende était la première peine de l’infraction ; la mort punissait la récidive. Il existait aussi un cadastre[6] en Grèce et à Athènes, même avant Solon, comme en Egypte et en Perse. Indépendamment des terres et des maisons, les capitaux productifs ou non, les esclaves, les produits bruts ou travaillés, le bétail, le mobilier, les dots même, en un mot, tout fut évalué en numéraire, comme il est facile de s’en convaincre en comparant les biens laissés par l’ancien Démosthène avec l’estimation des biens et le cens du fils[7]. Ce cadastre ancien englobait la propriété entière ; plus tard on y ajouta un second cadastre foncier qui n’établit l’impôt que sur la terre productive[8].

Servius, qui connut sans doute le cadastre athénien et les lois sur cette matière perfectionnées par Solon[9], institua donc le cens ou dénombrement de tous les citoyens romains en état de porter les armes. Le recensement de cette partie de la population dut être fait exactement tous les cinq ans ; les censeurs en furent chargés sous la république, et comme les centuries, les rangs et le droit d’élection étaient fondés sur la propriété et le revenu, il fut indispensable de tenir des tables exact tes de statistique. Dans un tel ordre de choses, les naissances, les décès, le nombre des citoyens par âge et par sexe, la situation, la nature, l’étendue, le rapport des terres, des capitaux possédés par chaque citoyen, étaient soigneusement enregistrés et vérifiés à chaque lustre. Cicéron le dit positivement dans son traité sur les lois, et l’on sait que ce livre, quoique offrant le tableau des lois d’une république idéale, est presque toujours le résumé des anciennes lois et des institutions de Rome. Que les censeurs, dit la loi, recensent le peuple selon l’âge, le nombre des enfants, des esclaves, et le revenu ; qu’ils surveillent les temples, les routes, les eaux, le trésor, les impôts ; qu’ils partagent le peuple en tribus ; qu’ensuite ils le répartissent par fortunes, par âges et par ordres ; qu’ils enregistrent les enfants des chevaliers et des fantassins ; qu’ils prohibent le célibat, dirigent les mœurs du peuple et ne laissent pas dans le Sénat un homme taré ; qu’ils soient au nombre de deux ; que leur magistrature soit quinquennale et que cette autorité ne soit jamais abrogée... Que les censeurs observent la loi de bonne foi et que les particuliers leur apportent leurs actes[10].

On voit que les censeurs, dont le pouvoir durait cinq ans, avaient tous les moyens d’établir une bonne statistique. Ce dernier paragraphe du traité des lois est curieux, car il prouve que les particuliers étaient obligés d’apporter leurs titres de toute espèce, acta[11], aux censeurs, qui contrôlaient l’exactitude de leur déclaration par serment. Les villes municipales de l’Italie avaient de pareils registres ; Cicéron les indique dans son plaidoyer pour le poète Archias (c. 4). Archias, dit-il, a obtenu le droit de cité à Héraclée. Vous nous demandez les registres publics d’Héraclée, que nous savons tous avoir péri dans la guerre d’Italie par l’incendie des archives de la ville. Ailleurs (Agrar. I, 2) il cite les registres publics qui contenaient l’état de toutes les propriétés de l’Italie et de la Sicile. Suétone (Caligula, 8) allègue nominativement ceux d’Antium. Nous avons même un témoin irrécusable de l’exactitude avec laquelle étaient tenus ces registres, qui étaient rédigés jour par jour et divisés par chapitres et par pages numérotées. C’est une inscription trouvée à Cæré en 1548, et qui est rapportée par Gruter[12] et par

Orelli[13] ; on y lit : COMMENTATRIUM COTTIDIANUM MUNICIPII CÆRITUM. INDE PAGINA, XXVII, KAPITE VI... INDE PAGINA ALTERA, KAPITE PRIMO... INDE PAGINA VIII KAPITE PRIMO.

Quand nous n’aurions ni ces témoignages précieux ni celui de Florus (L. I, c. VI), qui les confirme et qui atteste que la République se connaissait parfaitement elle-même, et que le gouvernement d’un grand empire était tenu dans tous ses détails avec le même soin que l’administration d’une petite maison par un simple particulier ; quand, dis-je, ces assertions positives nous manqueraient pour Rome et l’Italie, nous pourrions affirmer a priori qu’il y existait des tableaux statistiques semblables. Une partie de la Grèce avait cet usage ; les colonies grecques transplantées en Italie durent le conserver. Rome elle-même, en grande partie, avait reçu des Grecs, soit directement, soit par l’intermédiaire des Étrusques[14], son culte, ses moeurs et ses lois. De plus, avec un gouvernement fondé sur de telles institutions, il était impossible qu’il en fut autrement. Les 20.000 citoyens d’Athènes, les 450.000 citoyens romains du temps de César étaient réellement une noblesse privilégiée, quoiqu’elle portât le nom de peuple ; les esclaves, les étrangers ne jouissaient pas des mêmes droits. De même enfin que le Livre d’or à Venise contenait l’état de toutes les familles patriciennes, que le nobiliaire de France comprend le nom et les armes de 80.000 familles nobles, de même les registres de naissance, de décès, par sexe et par pige, étaient indispensables à Rome et dans l’Italie. L’Age auquel un citoyen prenait la prétexte, la robe virile, y était consigné. Sans cela, comment aurait-on pu établir son admissibilité aux divers emplois publics ? La loi fixait un Age pour sortir de tutelle, un âge pour être admis dans l’ordre équestre ou sénatorial, pour être nommé tribun du peuple, questeur, édile, préteur, censeur ou consul[15]. Il en était de même pour être apte à se marier, à tester, à contracter, à prêter serment en justice.

On pourrait regarder comme une hyperbole les mots de Florus que j’ai cités, mais les Codes Théodosien, Justinien, et surtout le jurisconsulte Ulpien[16] en traitant du cens, de Censibus, nous ont transmis la forme de ces tables de recensement ou de dénombrement (tabulœ censuales), qui étaient une statistique détaillée, appuyée, pour les individus libres des deux sexes, sur des registres de population, par noms, ordre, âge, état, pays, revenus, divisés en pères de famille, mères, fils et filles, et de plus comprenant, pour les esclaves mâles et femelles, l’emploi, la profession et le produit de leur travail.

Pour les biens-fonds, ces tables étaient basées sur un cadastre et une estimation vérifiés tous les lustres ; elles contenaient la qualité du champ, la nature des cultures, soit blé, fourrages, vignes, oliviers, prés, pâtures, bois taillis ou futaies,étangs, ports, salines, etc.

Les champs étaient désignés par leur nom, la quantité de jugères, le nombre des arbres, vignes, oliviers et autres arbustes qu’ils contenaient. La ville, le bourg voisin, les abornements, les fermiers ou colons de chaque parcellaire, enfin le produit des terres s’y trouvaient aussi indiqués.

Je donne à la fin de ce volume une de ces tables, dressée d’après les indications précises des auteurs anciens.

 

 

 

 



[1] Var. Hist., IV, 1.

[2] Ad Ælian., Var. Hist., loc. cit. Cf. X, 14.

[3] Ad Cicer., Orat. pro Sexto, c. 48.

[4] Voyez Schweigh, ad Herodot., II, 177.

[5] Athénée, Deipnosoph., VI, 12, éd. Schweigh.

[6] Bœckh, Écon. polit. des Athéniens, t. II, p. 325, tr. fr.

[7] Bœckh, op. cit., t. II, p. 329, 330.

[8] Platon, de Legibus, V, p. 741, C ; p. 745, A.

[9] Plutarque, Solon, c. 18.

[10] De Legibus, III, 3 et 4.

[11] Ce mot acta, dont le sens, dans ce passage, me semble avoir été mal saisi par Turnèbe et par M. Leclerc (Des Journ. chez les Rom., p. 203), ne peut signifier ici que les registres de recette et de dépenses des particuliers, qui constataient le revenu, ou les actes de vente établissant la valeur du capital.

[12] Nos 214 – 215.

[13] Select. inscr., n° 3787.

[14] Bœckh, Metrol. unters., p. 208, sqq.

[15] Voyez le mémoire de mon savant confrère, M. Pardessus, Sur les différents rapports sous lesquels l’âge était considéré dans la législation romaine. Académie des Inscr., tom. XIII, p. 266-269.

[16] Lib. L, tit. XV, leg. 2, 3, 4, Digest.