ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.

CHAPITRE XV — Du prix des esclaves.

 

 

Le prix des esclaves dépendait du nombre, de la concurrence et des besoins ; il variait aussi selon le sexe, l’âge, la santé, les forces, la beauté, l’intelligence, les talents et les qualités morales. La méthode rigoureuse que je me suis prescrite dans ces recherches m’interdit de réunir, de mentionner les exceptions[1] ; c’est le prix moyen de l’esclave propre aux travaux de l’agriculture ou à l’exercice d’un métier ordinaire que je tâche d’obtenir avec une certaine précision.

Barthélemy[2] avait évalué de 300 à 600 drachmes les esclaves employés aux travaux des mines de l’Attique. M. Bœckh, d’après trois textes de Xénophon[3] et de Démosthène[4], réfute cette supposition, et ne porte la valeur de ces esclaves mineurs qu’à 150 drachmes au plus. Mais les exemples qu’il cite ne peuvent évidemment servir à établir un prix moyen ; d’ailleurs ils sont antérieurs à l’expédition d’Alexandre ; or, le prix de l’esclave a doublé au moins depuis cette époque. L’abondance du signe métallique importé dans la Grèce, comme je l’ai dit plus haut, dut nécessairement élever le prix des denrées et la valeur des salaires. Cette observation n’aurait pas dû échapper à la sagacité du savant Allemand.

Les forgerons du père de Démosthène valaient, les uns 5, les autres 6 mines ; les moindres n’étaient pas au-dessous de 3[5]. Ce prix de 5 mines, que nous trouvons pour des esclaves sachant un métier, ne parait pas extraordinaire, puisque Diogène Laërce[6] indique 500 drachmes comme le prix moyen d’un esclave. C’est donc à tort que M. Bœckh ne porte le prix moyen de l’esclave qu’à 125 ou 150 drachmes, c’est-à-dire à 1 ¼ mine ou 1 ½ mine.

Les contrats de vente des esclaves acquis par l’Apollon Delphien, avec la condition qu’ils seraient libres du reste et qu’ils ne pourraient être soumis à l’esclavage par personne, portent 4 mines pour un homme, 3 et jusqu’à 5 pour une femme[7].

La rançon des prisonniers de guerre ne pouvait régler le prix moyen des esclaves, puisque la plus ou moins grande abondance des prisonniers, l’avantage de les garder, la nécessité de s’en défaire devaient considérablement influer sur le prix de la vente.

Les Chalcidiens, prisonniers des Athéniens avant la guerre des Perses, furent mis en liberté à raison de 9 mines par homme[8].

Denys l’Ancien, après avoir vaincu les Rhégiens, exigea pour chaque homme une rançon de 3 mines[9]. La rançon habituelle était de 3 à 5 mines du temps de Philippe, lorsque beaucoup d’Athéniens furent faits prisonniers en Macédoine[10]. Cependant le cartel d’échange entre Démétrius Poliorcète et les Rhodiens fixe déjà 1000 drachmes (915 francs) pour le rachat d’un homme libre, et 500 drachmes pour celui d’un esclave[11]. Ce haut prix, double de la rançon du temps de Philippe, prouve que l’abondance des métaux en circulation depuis la conquête d’Alexandre avait fait hausser les valeurs.

Les soldats romains vendus en Achaïe par Annibal furent rachetés par les Achéens mêmes pour la somme de 5 mines, que l’Etat remit à leurs maîtres[12].

Les esclaves employés aux mines rapportaient net, à Athènes, 1 obole par jour ; mais celui qui les louait s’engageait à les remplacer en cas de mort[13]. L’esclave corroyeur gagnait 2 oboles par jour et le chef d’atelier jusqu’à 3[14].

Ainsi, les 32 ou 33 forgerons ou armuriers de Démosthène, dit M. Bœckh[15], rapportaient annuellement 30 mines, et les faiseurs de sièges 12, tous frais faits. Puisqu’ils valaient, les premiers 190, les seconds 40 mines[16], ils rapportaient les uns 30, les autres 16 % ; le maître, au reste, fournissait les matériaux. Lorsque le corroyeur de Timarque produisait 2 oboles et le chef d’atelier 3 oboles, ce gain pouvait aussi comprendre le bénéfice retiré des fournitures. De même les esclaves loués à un fermier pour le travail des mines, rapportant 1 obole par jour, ce qui, en comptant 350 jours de travail par an, et en admettant un capital moyen de 140 drachmes, donne un intérêt de 41,66 %, on peut conclure que ce produit n’est pas uniquement dû aux esclaves, mais encore aux mines elles-mêmes que l’on affermait en même temps.

Cependant ce bénéfice énorme, qu’on tirait du travail des esclaves employés aux mines, ferait croire que M. Bœckh a trop réduit le prix de la vente de ces esclaves en le portant de 125 à 150 drachmes. Le peu de données exactes qu’on possède sur le loyer des maisons et sur le fermage des terres dans l’Attique semble motiver ma supposition. Car, selon Isée[17], une maison de Mélite, valant 30 mines, et une autre de 5 mines située à Éleusie, ne rapportaient ensemble que 3 mines par an, 8 4/7e % ; et un bien situé à Thria, de la valeur de 150 mines, n’était affermé que pour 12, c’est-à-dire qu’il produisait seulement 8 %.

Il paraîtra sans doute de la dernière évidence que le prix moyen de l’esclave donné par M. Bœckh est trop réduit. Conçoit-on, en effet, que, si on pouvait tirer d’un esclave, dont la vie et la santé étaient même assurées, 16, 30 et 41 %, tandis qu’on ne retirait que 8 % d’un placement en maisons et en fonds de terre, les Athéniens, peuple éminemment industriel et calculateur, n’eussent pas importé en peu de temps une quantité d’esclaves telle, que le produit du travail de ces animaux intelligents se serait nivelé avec le revenu des placements ordinaires.

Pour conclure, je pense que le prix moyen de l’esclave procuré par la traite ou élevé dans la maison ne peut guère, depuis la guerre du Péloponnèse jusqu’à la mort de Philippe, être évalué à moins de 5 à 6 mines, et que, depuis l’expédition d’Alexandre jusqu’à la conquête romaine, ce prix s’est élevé environ à une somme double.

Le premier document positif qu’on rencontre en Italie sur le prix des esclaves remonte au VIe siècle de Rome. Plaute, qui mourut en 54 estime[18] à 20 mines (1829fr,55c) un bon et robuste esclave, et un enfant à 6 mines (548fr,86c). Dans le Pseudolus[19], Phenicium, jolie esclave, a été vendue 20 mines, et dans le Pœnulus[20], deux petites filles et leur nourrice ont été achetées à très bas prix 18 mines (1646fr,60c). Le prix moyen des esclaves femelles à Constantinople, en 1824, a été donné ainsi par le docteur Maddont[21] : une belle Abyssinienne, 150 piastres fortes (814fr,50c) ; esclave noire ordinaire, 80 piastres (434fr,40c) ; jeune Grecque, 280 piastres (1520fr,40c).

Pline[22], en parlant des rossignols, nous donne le prix moyen de l’esclave pour son époque, et même celui de l’esclave valet du légionnaire pour un temps plus reculé. Ainsi donc, dit-il, on vend ces oiseaux le prix d’un esclave, et même plus cher que ne coûtait jadis un valet de soldat ; je sais qu’un rossignol blanc s’est vendu 6000 sesterces (environ 1500 fr.).

Plutarque[23] nous a transmis le prix moyen d’un esclave cultivateur dans le VIe siècle de Rome ; ce prix est de 1500 drachmes ou deniers (près de 1300 fr.). Columelle (III, 3, 8) nous donne la valeur d’un vigneron, comparée avec celle d’un jugère de très bonne terre, dans le Ier siècle de l’ère chrétienne ; car nous savons que Columelle était contemporain de Pline le naturaliste et du philosophe Sénèque. Ce prix est de 8000 sesterces (environ 2000 fr.)[24], d’après la valeur connue du sesterce et du denarius, son quadruple à cette époque. C’est huit fois le prix d’un jugère de terre arable de moyenne qualité, propre à faire un vignoble, dit toujours Columelle. Ainsi nous apprenons par là qu’un jugère ou demi arpent de terre convenable à la vigne, valait 2000/8e = 267 fr. L’intérêt de l’argent était alors de 6 % par an ; Columelle le fixe à ce taux[25]. Si tel était l’intérêt commun de l’argent, l’intérêt du prix d’un esclave, à raison de la durée moyenne de sa vie, doit être évalué à 12 % par an, sans tenir compte des intérêts composés. Le code Théodosien, dans une loi très curieuse et peu citée, indique à la fois le prix de l’esclave, celui de son travail et de la durée probable de sa vie, en 409, sous Honorius et Théodose. Le Romain libre, pris et vendu comme esclave par les Barbares, recouvre sa liberté, en payant à l’acheteur le prix qu’il a coûté, ou en lui donnant cinq années de son travail ; ce travail de cinq ans, à 1 franc par jour, égalerait le prix moyen de l’esclave, tel que nous venons de l’établir[26].

A l’île de Cuba, où les esclaves, dit M. de Humboldt, ne sont aux hommes libres que dans la proportion de 6 à 1, où ils sont traités avec une grande douceur, où ils trouvent un climat analogue à celui de l’Afrique d’où ils sont transportés, il en meurt 7 sur 100 par année. M. de Humboldt[27] s’est procuré des états exacts d’importation et de décès qui constatent ce fait. Hufeland[28] assure qu’il meurt chaque année 1/5e ou 1/6e des nègres esclaves. La perte annuelle en esclaves était évaluée à 10 % à Saint-Domingue, et à 12 dans les colonies à sucre anglaises et hollandaises de l’archipel des Antilles.

On ne peut croire qu’elle fût moindre de 12 % chez les Romains, où les esclaves, transportés de climats très différents de celui de l’Italie, étaient chargés de fers, entassés dans des cachots, et soumis aux plus durs traitements.

On peut donc évaluer la durée moyenne d’un esclave à 8 ans au plus ; ainsi un esclave vigneron coûtait, du temps de Columelle, 8000 sesterces ou en francs

2140,00

Intérêts simples à 6 % pour 8 ans

1027,20

3 livres de froment par jour ; pour 8 ans, 8762 livres, à 3 sous la livre

1314,30

264 litres de vin par an, 2112 pour 8 ans à 3 sous le litre

316,80

Total pour 8 ans

4798,30

Ce qui fait pour un an

599,79

Le travail de l’esclave est évalué à la moitié du travail de l’homme de journée libre ; il faut donc doubler la somme de 599fr,79c ce qui porte à 1199fr,58c chez les Romains la quantité de travail que fait chez nous un journalier dans une année. il faut y ajouter en sus les autres aliments, l’habillement, la chaussure, le logement et les frais de garde des esclaves.

En France, le prix moyen du journalier ou valet de ternie cultivateur est, au plus, de 20 à 25 sous par jour[29], nourriture comprise. M. de Humboldt le porte à 30 ou 40 sous ; mais je suis positivement sûr que cette évaluation est trop forte de plus d’un tiers, si on entend par là le prix moyen de la journée de travail du cultivateur en France. Ainsi le prix d’un laboureur ou d’un vigneron à gages ou à la journée s’élève au plus chez nous à 450 francs par an, et l’on n’a à payer ni habillement, ni logement, ni frais de garde, etc.

En additionnant le capital employé à l’achat de l’esclave, l’intérêt de ce capital, la nourriture et le vêtement, le déchet annuel et en comparant ce résultat avec la somme de travail produit, on voit que ce prix s’élève fort au-dessus des salaires les plus hauts du journalier ou domestique cultivateur d’Italie, de France, et même d’Angleterre.

D’après le prix de culture avec des esclaves, aux VIe, VIIe et VIIIe siècles de Rome, on peut apprécier celui de la journée du travailleur libre, operarius, mercenarius, qui était préféré pour les gros ouvrages, en raison de sa force et de sa santé, et on voit qu’il devait s’élever au-dessus du prix moyen actuel en France et en Italie ; car les Romains, à coup sûr, n’auraient pas fait cultiver leurs terres par des esclaves qui offraient des dangers et des inconvénients sans nombre, s’ils avaient pu se procurer des travailleurs libres suffisamment et à meilleur marché.

Dans le siècle où nous vivons et avec la nature des idées qui nous dominent, je me suis félicité de pouvoir démontrer que les calculs étroits de l’égoïsme, de l’avarice et de la cupidité doivent être d’accord, s’ils sont éclairés sur leurs véritables intérêts, avec les principes élevés et invariables de la morale, de la justice et de la charité.

Le prix de l’esclave n’est indiqué pour l’époque d’Adrien que d’une manière trop vague pour qu’on puisse s’en servir.

Pétrone[30] et Fortunatianus[31] indiquent 1000 deniers ou 997 francs, comme la récompense donnée à Rome au dénonciateur de l’esclave échappé ; mais la profession de l’esclave reste dans le vague. Scévola[32] fait connaître le prix de l’esclave pour les règnes de Marc-Aurèle et de Commode par cette phrase : Si debeas decem millia (HS.) aut hominem ; dix mille sesterces valent à peu près 2500 francs ; ce prix est en rapport avec celui de l’esclave vigneron de Columelle, du pêcheur, évalué par Juvénal[33] à 6000 sesterces (environ 1600 fr.), et du verna de Tibur, qu’Horace[34] estime 8000 sesterces, un peu plus de 2150 francs.

Je trouve bien dans le code Justinien[35] et dans le Digeste[36] que, par deux lois d’Adrien et d’Antonin le Pieux, l’esclave affranchi par un testament non valable, ou par un légataire dont le legs aurait été postérieurement déclaré nul, conservait sa liberté en payant 20 aureus à l’héritier légal. Mais cette somme n’est qu’une espèce de dédommagement et non un rachat ni un prix moyen.

Il en est de même des deux lois d’Alexandre-Sévère, l’une sur les mineurs, l’autre sur les esclaves affranchis par testament[37]. Dans ces deux cas les 20 solidus ne sont qu’une transaction pour éviter un procès entre l’esclave affranchi et l’héritier, qui pourrait contester la légalité de l’affranchissement.

Nous trouvons cependant une consultation de Paulus[38] où 20 solidus semblent être donnés comme le prix ordinaire d’un esclave artisan ; mais c’est évidemment une pure supposition de jurisconsulte, et, pour le prouver, il suffit de citer un passage d’une lettre de Javolenus[39], jurisconsulte de la même époque, qui porte à 2 solidus (31 fr.) le prix d’une esclave. Qui pourrait admettre comme sérieuse une pareille estimation ?

Des textes positifs ont d’ailleurs prouvé que, depuis la deuxième guerre punique jusqu’au règne de Trajan, le prix de l’esclave cultivateur s’est maintenu entre 2000 et 2500 fr. C’était, avant 1789, le prix d’un bon nègre adulte à Saint-Domingue. Au siècle des Antonins[40], 997 francs de récompense sont donnés à Rome, d’après un passage formel de Pétrone, au dénonciateur d’un esclave échappé. Personne, à coup sûr, ne voudra nier que le prix de l’esclave ne dût être bien supérieur à la récompense qu’obtenait son dénonciateur.

Enfin une loi d’Honorius et de Théodose, datée de l’an 409, stipule que les Romains vendus comme esclaves, et qui veulent recouvrer leur liberté, paieront à l’acheteur ou le prix d’acquisition, ou cinq années de leur travail[41]. Cinq années de travail sont ainsi données comme l’équivalent du prix d’un esclave ; or, si ce prix n’était que de 20 solidus, le travail de cinq années ne reviendrait qu’à 302fr,20c, c’est-à-dire que l’esclave aurait gagné 60fr,45c par an, à peu près, 15 centimes par jour, résultat que le simple bon sens repousse absolument.

Il existe cependant une loi de Constantin qui semble établir ce prix de 20 solidus comme celui d’un esclave ordinaire. Si quelqu’un, dit-il, reçoit un esclave fugitif à l’insu de son maître, il rendra l’esclave avec un autre pareil ou 20 solidus[42]. La victime du vol recouvre, comme on voit, son capital, plus un dédommagement exorbitant pour la non-jouissance instantanée de ce capital. Mais 20 solidus ne peuvent être regardés comme l’équivalent de l’esclave pareil ; car, s’il en était ainsi, il en résulterait que tout esclave mâle ou femelle, jeune ou vieux, faible ou vigoureux, valet ou artisan, était toujours estimé au même prix, conséquence tout à fait inadmissible. La somme de 20 solidus était évidemment une composition et devait être inférieure au prix d’un esclave ; car c’était un capital beaucoup plus sûr, sujet à beaucoup moins de chances qu’un esclave, et dont les produits, loin de jamais s’éteindre, devaient progressivement s’accroître s’il était bien administré.

D’un autre côté, une loi de Gratien, de Valens et de Théodose, de l’an 386, ordonne que le recéleur d’un colon fugitif paiera 6 onces d’or pour prix de ce colon, et 12 onces s’il appartient au fisc[43]. Il s’agit ici d’un serf attaché à la glèbe, dont la condition n’était guère supérieure à celle d’un esclave et dont néanmoins le prix est, comme on le voit, suivant les cas, de 560fr,70c ou de 1121fr,44c.

Aussi l’érudit Hamberger[44] dit-il que, pour trouver une fixation formelle du prix de l’esclave, il faut descendre jusqu’à Justinien. Deux lois de ce prince semblent, en effet, donner un, prix moyen pour l’esclave, et cependant nous ne les regardons pas comme aussi concluantes que l’a pensé le savant Denis Godefroy[45]. Dans la première de ces lois[46], il s’agit d’une succession dévolue à plusieurs légataires qui ont le choix entre divers meubles, tels que des esclaves et de l’argent. L’un de ces légataires meurt lui-même et se trouve représenté au partage par plusieurs héritiers qui ne sont pas d’accord sur le choix à faire. L’empereur veut qu’ils tirent au sort entre eux, et que celui qui sera désigné par le sort fasse le choix en satisfaisant ses co-héritiers. Pour ceux qui voudraient de l’argent au lieu d’esclaves, Justinien fixe le prix de l’esclave de la manière suivante. un esclave male et femelle au-dessus de dix ans, s’il n’a pas de métier, 20 solidus ; au-dessous de dix ans, 10 solidus ; si l’adulte mâle ou femelle a un métier, il est estimé à 30 solidus. Peut-on raisonnablement supposer que ces prix, établis pour un compte de famille, pour des indemnités entre co-héritiers, aient été les mêmes que les prix du commerce ?

L’autorité apparente de la deuxième loi, dans la question qui nous occupe, est encore plus facile à réfuter. Il s’agit, dans cette loi[47], d’une personne qui, entraînée par sa générosité, donne plus qu’elle ne possède, soit en argent, soit en esclaves. Les esclaves donnés et que le donateur ne possède pas doivent être estimés, pour que le prix en soit payé au donataire. La loi fixe, dans ce cas, un prix de 15 solidus par tête d’esclave. Est-ce là un prix moyen ? Non, sans doute ; car, ici comme dans un des exemples que nous avons discutés, tous les esclaves, saris distinction, auraient eu le même prix moyen, ce qui est impossible. C’est un maximum établi en faveur d’un donateur imprudent, pour qu’il ne soit pas trop victime de sa libéralité.

Si pourtant on voulait admettre, ce qui nous semble improbable, 20 solidus comme le prix moyen de l’esclave au temps de Justinien, on ne pourrait l’expliquer que par les progrès toujours croissants de la religion chrétienne vers l’abolition de l’esclavage. Dans cette hypothèse, le bas prix aurait résulté du peu de sûreté de la propriété ; mais, quelque opinion qu’on adopte, il nous semble impossible que, depuis Trajan jusqu’à Justinien, le prix moyen de l’esclave ait été au-dessous de 1000 ou 1200 fr. Je ne donne pas de limite plus précise ; car la guerre étant, comme je l’ai dit, principalement chargée d’approvisionner le marché d’esclaves, leur prix dut varier selon les lieux, les événements et les circonstances.

Maintenant, par la multitude d’exemples et le grand nombre des prix de salaires et de denrées que j’ai cités, tant dans ce chapitre que dans les précédents, je crois avoir prouvé jusqu’à l’évidence que le rapport des métaux précieux au prix moyen du blé, de la solde et de la journée de travail, était, dans le haut et dans le bas empire romain, à peu près égal à ce qu’il est aujourd’hui en France, résultat bien contraire à ce qu’avaient avancé les économistes, les anciens érudits et même, en dernier lieu, M. Bœckh et Letronne. Cependant, il n’est aucun point de l’économie politique romaine que je croie déterminé avec plus de certitude ; ma conviction est complète quant à ce résultat ; mais en expliquer la cause est bien plus difficile. Voici néanmoins une observation qui peut conduire à la solution de la difficulté. Il est évident que les métaux précieux se répandent aujourd’hui dans les cinq parties du monde, et que, dans l’antiquité, leur usage était limites au bassin de la Méditerranée et à quelques contrées de l’Asie et de l’Afrique. S’il y avait cinq fois moins d’or et d’argent qu’aujourd’hui, il y avait cinq fois moins de besoins. L’industrie des manufactures était moins perfectionnée, le commerce moins actif, et la valeur relative des métaux put être la même, quoique la quantité mise en circulation ait beaucoup augmenté depuis les siècles de Périclès et de Constantin jusqu’à l’époque actuelle. Si ce fait était contesté, il faudrait admettre, ce qui me semble impossible, que la haute Asie et le monde grec et romain durent avoir des mines d’argent et d’or presque aussi abondantes que celles de l’Amérique ; que ces empires durent avoir aussi pour l’exploitation de ces mines une population très abondante, la main-d’œuvre à très bon marché, et enfin, pour l’extraction de l’argent en filons, une mécanique et une métallurgie très perfectionnées, quoique leurs procédés nous soient tout à fait inconnus. Sans cela le haut prix de la production de l’or et de l’argent eût inévitablement augmenté leur valeur relativement au blé, aux salaires et aux denrées de première nécessité, dans une proportion beaucoup plus forte que celle qui nous est donnée par des lois et des textes précis. Nous trouvons, au contraire, la proportion de l’or à l’argent de 1 à 12 dans les deux premiers siècles de l’ère vulgaire, de 1 à 15, comme à présent en Europe, durant presque tout le IIIe siècle, de 1 à 18 à  la fin du IVe et dans la première moitié du Ve. Nous trouvons enfin le prix des denrées à peu près égal aux prix actuels de France.

 

 

 

 



[1] On les trouvera dans l’Anacharsis, t. II, p. 115, éd. in-18, et dans M. Bœchk, Écon. polit. des Athen., l. I, ch. 13.

[2] Loc. cit.

[3] De Vectigal., IV, 23.

[4] Contr. Pautœn., p. 624, C. 630, B.

[5] Démosthène, c. Aphob., I, p. 548, B. C.

[6] Vie d’Aristippe, lib. II, p. 51, A.

[7] Chandler, Inscript., II, 154. Cf. Muratori, p. DXCIII, et les marbres d’Oxford, II, XXIX, 2. Ces hommes sont des esclaves sacrés, ίερόδουλοι, comme les venerii d’Eryx en Sicile, les filles d’Aphrodite à Corinthe, les hiérodules de Comana dana le Pont, que les prêtres ne pouvaient pas plus aliéner que les Thessaliens ne pouvaient vendre hors du pays leurs serfs les Penestes, ou le Spartiates leurs ilotes. Voyez Strabon, p. 365, 366, 542. Vous trouvez dans la condition de ces esclaves sacrés, ainsi que dans celle des Penestes, des Brutiens, du Periœces et des Ilotes, le germe de l’institution du colonat au Moyen-Âge et des serfs libres, mais attachés à la glèbe, de nos deux premières races. Nous retrouvons ces serfs en Sicile, en Italie jusqu’au Ve siècle de Rome, et j’espère, dans un travail spécial, en suivra la filiation jusqu’au VIe siècle de l’empire, où leur condition est fixée par les lois. Voyez Jacob, Precious Metals, t. I, p. 173, 174.

[8] Hérodote, V, 77.

[9] Aristote, Écon. II, tom. II, p. 506, A., éd. Duval, 1529, in. fol. L’évènement est de l’olympiade 98, 2.

[10] Démosthène, de Fals. legat., p. 222, A.

[11] Dion, XX, 64.

[12] Suivant Polybe 1200 coûtèrent 100 talents à l’État, ce qui est exactement le même prix sous une autre forme. Voyez Tite-Live, XXXIV, 50. Ceci arriva la 1ère année de la 146e olympiade, l’an 550 de Rome.

[13] Xénophon, de vectig., IV, 23, sq. — On trouve un exemple d’un contrat d’assurance contre la fuite des esclaves dans la proposition d’un noble Macédonien, qui, pour une prime de 8 drachmes par tête d’esclave, s’offrait à rendre la prix déclaré par le maître pour le prix de l’esclave échappé. Aristote, Économ., II, tom. II, p. 510. C.

[14] Eschine, c. Timarch., p. 183.

[15] T. I, p. 123.

[16] Démosthène, c. Aphob., I, p. 548, B. C.

[17] De l’hérit. d’Hagalas, p. 393. Voyez Bœckh, t. I, ch. 24.

[18] Captiv., II, II, 103 ; V, II, 21. IV, 15.

[19] I, I, 49, 50.

[20] IV, II, 74, 76.

[21] Travels ln Turkey. London, 1824, in-8°, lettres I et II.

[22] X, 43, t. I, p. 561, lign. 10.

[23] Cato maj., c. 4, éd. Reisk.

[24] Aussi donnait-on alors la liberté aux femmes esclaves qui avaient plus de trois enfants. Columelle, I, VIII, 18.

[25] Justinien (Cod., IV, XXXII, 26, de Usuris) défend de stipuler dans un contrat l’intérêt au-delà de 4%. Blair, Inquiry into the slavery, p. 256 et note 11 5, se trompe, je crois, en fixant à 12 % l’intérêt de l’argent entre la fin de la République et le commencement de l’Empire.

[26] Cod. Theod., V, V, 2, t. I, p. 441.

[27] Essai politique sur la Nouvelle Espagne, II, c. 7 ; t. I, p. 131, éd. in-4°.

[28] Art de prolonger la vie de l’homme, p. 121.

[29] C’est une moyenne tirés de quatre-vingts départements que j’ai visités depuis vingt-cinq an, et dans lesquels j’ai recueilli des renseignements exacts sur le prix de la journée de travail.

[30] Satiricon, § I, 97, p. 598, éd. Burman.

[31] Art. Reth. schol., I, p. 65, Caperon.

[32] Dig., XVI, II, 31, de Compens.

[33] Satyres, IV, 15 et 96.

[34] Épist., II, II, 5.

[35] VII, IV, 2, de Fideicomm. libert.

[36] V, II, 8, $ 17, de Inoff. sest.

[37] Dig., IV, IV, 31 ; XL, IV, 47.

[38] Dig., XVII, I, 26, § 8.

[39] Ancillam hona fide duorum aureorum emptam. Dig., XLVII, II, 74.

[40] Les savants s’accordent à fixer cette limite pour la composition du Satiricon, faussement attribué d’abord à Pétrone, qui fut consul sous Néron.

[41] Cod. Théod., de Postlim., V, V, 2.

[42] Cod. Just., VI, I, 4.

[43] Cod. Theod., V, IX, 2.

[44] Dissertation citée, p. 32.

[45] Comment. in Cod. Just., éd. Amstel., 1660, in-fol., VII, VII, 1, S§ 5 ; not. 32, 33.

[46] Cod. Just., VI, XLIII, 3.

[47] Cod. Just., VIII, LIV, 35, § 3.