ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.

CHAPITRE IX — Des monnaies de cuivre, des monnaies d’argent, et de leurs rapports réciproques.

 

 

Il n’y eut dans le principe à Rome d’autres monnaies que celles qui entrèrent au trésor par la conquête. Servius en Italie, comme Phidon dans la Grèce, fut le premier qui établit un système régulier de poids et de mesures et qui fabriqua ces monnaies. Auparavant on ne se servait pour les échanges que de métal en lingots, œs rude[1]. La tradition rapportée par Pline et déjà infirmée par lui[2], qui attribue à Numa la première fabrication des monnaies, ne mérite, selon M. Bœckh, aucune confiance. Cependant les PP. Marchi et Tessieri, qui, dans un ouvrage[3] plein de savoir et de rectitude de jugement, ont classé, analysé, décrit, pesé six cents pièces d’œs grave, sorties des ateliers de Rome et de ceux de quarante villes de l’Italie moyenne, ces habiles numismates, dis-je, se prononcent positivement en faveur de l’opinion qui attribue à Numa et à sa corporation de monnayeurs (collegium fabrorum) la fabrication des as fondus et de leurs subdivisions. Les plus savants archéologues de l’Italie[4] se sont rangés à cette opinion, et en effet les monuments prouvent que les plus belles pièces italiennes, soit pour le style, soit pour la fabrique, remontent au siècle même de la fondation de Rome, et ont cessé d’être fabriquées vers le milieu du IIIe siècle à partir de sa fondation.

L’unité monétaire primitive fut l’as de cuivre qui, jusqu’à la première guerre punique, pesa une livre romaine. Un passage de Varron, l’écrivain à la fois le plus érudit et le plus exact de l’ancienne Rome, ne laisse aucun doute à ce sujet. Il dit, en parlant du jugère : Id habet scrupula 288, quantum as antiquus noster ante bellum Punicum pendebat[5]. Or, la livre romaine contenait aussi précisément 288 scrupules. De plus, le denier d’argent valut originairement 10 as d’une livre ; c’est encore Varron qui nous l’apprend.. Le dixième du denier, dit-il, était la libelle, parce qu’elle valait une livre de cuivre[6]. Volusius Mæcianus confirme cette valeur par ce texte précis : Nam quum olim asses libriles essent et denarius deceni asses valeret, etc.[7]

Maintenant, le denier d’argent est-il aussi ancien que l’as de cuivre ? Pline, à la vérité, dit que les Romains n’eurent de la monnaie d’argent qu’en 485, et en cela il est d’accord avec Tite-Live[8]. D’un autre côté, nous lisons dans un fragment des annales de Varron, conservé par Charisius[9] : Nummum argenteum conflatum primum a Servio Tullio dicunt ; is quatuor scrupulis major fuit quam nunc est. Ce passage formel, souvent débattu, et que Scaliger déclare altéré, a été admis par M. Bœckh avec quelques restrictions[10]. Mais le savant allemand est plus sévère pour un passage où Suétone raconte qu’Auguste distribuait parfois nummos omnu notœ, etiam veteres regios et peregrinos[11]. Il regarde comme une glose absurde ce mot regios qui ne se trouve pas dans le manuscrit de Viterbe. Nous serions donc réduits au seul témoignage de Varron, et, avec quelque restriction qu’on l’admette, il faut au moins y voir la preuve que Rome avait des monnaies d’argent avant 485 ; car il était impossible à quelqu’un qui avait vu des monnaies frappées depuis cette époque de les prendre pour des pièces du temps de Servius. Celles-ci en effet auraient été fondues comme les anciennes monnaies de cuivre ; car ce n’est pas sans motif que Varron a dit nummum conflatum, expression dont il se sert ailleurs[12] en parlant de la fonte des lingots. Au contraire, l’argent monnayé depuis 485 dut être frappé à la manière des monnaies grecques, et c’est sans doute par cette différente dans les procédés de fabrication qu’il faut expliquer l’apparente contradiction de Varron et de Pline. La monnaie d’argent n’a été frappée qu’à partir de l’an 485, auparavant elle était fondue.

Mais elle a dû l’être, je crois, à une époque fort ancienne, et, quelle que soit la réserve qu’on remarque dans l’assertion de Varron, on peut, ce me semble, l’accepter dans toute son étendue.

En effet Rome, de même que Mantoue, Vulci, Capoue et d’autres villes de l’Etrurie, était dans l’origine, comme l’ont prouvé MM. Orioli et Niebuhr, une tripolis, une cité composée de trois éléments différents : latin, grec et étrusque. Ces trois éléments, étroitement unis entre eux dans la même enceinte de murailles, conservaient des relations suivies avec les sources d’où ils étaient émanés. Rome se trouvait donc en rapport avec la Grèce par l’intermédiaire de l’Etrurie ; mille faits viendraient, s’il en était besoin, à l’appui de cette déduction. Ainsi, par exemple, sous les quatre premiers rois, on ne trouve guère à Rome que des divinités latines et locales[13]. Mais déjà Tarquin l’ancien, roi d’origine étrusque, élève un temple à Jupiter, et les divinités de la Grèce s’introduisent à Rome sous ce monarque et sous ses deux successeurs. Ainsi encore l’œs hordearium, dans le cens de Servius, est fourni par les veuves ou plutôt par les femmes ou filles propriétaires[14] et les orphelines, et cette imposition exceptionnelle et remarquable se retrouve dans les lois de Corinthe. Servius, contemporain de Solon, emprunta au législateur grec toutes les institutions dont celui-ci avait doté la capitale de l’Attique. Or, conçoit-on que ce roi si éclairé, qui le premier, tout le monde en convient, donna aux Romains du métal monnayé, n’ait pas emprunté aux Grecs les monnaies d’argent qui avaient cours chez ceux-ci depuis près de trois siècles ? Il n’avait même pas besoin d’aller chercher si loin un signe d’échange aussi commode ; Servius était Étrusque, comme le prouve suffisamment son nom seul de Mastarna. Or, l’argent monnayé était certainement connu des Etrusques, qui avaient puisé leur civilisation dans l’Asie-Mineure et dans la Grèce. De plus, Rome était entourée de peuplades grecques qui devaient avoir de la monnaie d’argent, et même elle avait déjà, comme le prouve le premier traité avec Carthage rapporté par Polybe, un commerce étendu avec des peuples chez qui la monnaie d’argent était bien certainement en usage. Je dirai même que Rome atteignit un plus haut degré de puissance, de splendeur et de civilisation sous ses trois derniers rois, comme le prouve la construction des égouts et du temple de Jupiter Capitolin, que dans les deux siècles compris entre l’expulsion des rois et la prise de Véies ; car elle fut longtemps à se relever du joug imposé par les Étrusques et la victoire de Porsenna[15].

La réunion de toutes ces données historiques ajoute, ce me semble, une grande force au témoignage de Varron, et dispose tout naturellement l’esprit à accueillir plus favorablement celui de Suétone ; car s’il y a eu des monnaies d’argent frappées, ou plutôt coulées, sous les trois derniers rois de Rome, pourquoi quelques-unes de ces monnaies n’auraient-elles pas été conservées jusqu’au siècle d’Auguste ? Sous Trajan on trouvait bien encore, dans la campagne de Rome et dans les colonies, de vieilles bornes, posées pendant la domination des rois[16], et combien aujourd’hui ne possédons-nous pas de monnaies qui remontent beaucoup au-delà de six siècles !

Enfin toutes ces déductions peuvent encore s’appuyer d’un passage de Pomponius, où l’on voit qu’il existait à Rome un atelier monétaire longtemps avant l’année 485[17].

Je crois donc qu’on peut, avec beaucoup de vraisemblance, admettre qu’il a existé des deniers d’argent fondus à Rome, non seulement avant l’an 485, comme l’accorde du reste M. Bœckh, mais encore sous les trois derniers rois et notamment sous Servius. Mais quel était le poids de ce denier et combien en taillait-on dans la livre ? M. Bœckh, qui ne va pas jusqu’à croire à l’existence de la monnaie d’argent sous Servius, cherche, au moyen de la valeur de l’as, le rapport du cuivre avec l’argent pour cette époque. Il considère l’as libral de Servius comme valant une obole éginétique, c’est-à-dire 22 1/7 grains d’argent. Le cuivre était donc à l’argent comme 6144 à 22, ou à peu près comme 279 à 1[18]. En supposant avec nous un denier d’argent existant à cette époque, il aurait dû, d’après les données de M. Bœckh, être 1/28e de la livre et peser environ 220 grains d’argent. Le savant allemand adopte une autre proportion entre les deux métaux pour le temps écoulé depuis Servius jusqu’en 485. Ici il se base sur ce qu’il appelle le prétendu denier de Servius, qu’il croit avoir existé durant cet intervalle ; et il adopte pour le cuivre la valeur de 1/188e de l’argent. Mais il aurait dû s’apercevoir qu’à ce compte les Romains auraient fabriqué 38 pièces 2/10 dans une livre de métal, ce qui n’est nullement probable.

Passons au premier denier d’argent frappé à Rome, cinq années avant la première guerre punique. Personne ne peut nier que Rome n’ait eu des monnaies d’argent au moins à partir de 485 ; or, à cette époque encore l’as pesait une livre et le denier d’argent valait dix as ; MM. Letronne et Bœckh sont d’accord sur ce point. De ce fait on peut conclure, ce me semble, que le denier coulé du temps de Servius, ou tout au moins celui des temps antérieurs à l’an 485, ne pouvait guère différer du denier frappé à cette dernière époque. Mais celui-ci fut plus fort que le denier des époques postérieures. Varron et Pline nous font connaître les parties aliquotes du denier d’argent : c’étaient le quinarius ou ½ denier = 5 as ou 5 livres ; le sestertius ou ¼ de denier = 2 ½ as ou 2 ½ livres ; puis l’as qu’on nommait aussi libella = 1 livre ou 1/10 du denier ; la sembella = ½ livre ou 1/20e du denier ; enfin le teruncius = ¼ de livre ou 1/40e du denier[19]. Toutes ces divisions étaient représentées dans le principe par autant de pièces de monnaies différentes, dont le nom resta dans la langue longtemps après que les monnaies elles-mêmes eurent disparu de la circulation[20]. Mais si le denier de l’an 485 n’eût pas été plus fort que le denier de 73 1/7e grains qui eut cours après la réduction de l’as à 2 onces, le teruncius, égal à 1/40e du denier, n’aurait pesé qu’environ 1,082 grains[21]. Peut-on admettre une monnaie aussi légère chez un peuple encore habitué à ses lourdes monnaies de cuivre ? De plus, il existe dans les musées des monnaies qui ont dû être des deniers romains, et qui cependant sont plus pesants que le denier ordinaire.

Quel était donc le poids du denier de l’an 485 ? Celui qui avait cours du temps de Varron pesait 73 1/7e grains ; en ajoutant à ce chiffre quatre scrupules ou 85 1/3 grains, nous aurons 158 ½ grains pour le denier de Servius, qui n’est probablement pas différent de celui qu’on a frappé l’an 485. A ce compte on aurait taillé 38 888/1000e deniers dans la livre d’argent. Mais ce nombre ne saurait être admis et prouve évidemment que Varron, dans son calcul, a, suivant la méthode des anciens, donné un nombre rond au lieu du chiffre exact.

M. Bœckh[22] résout la question en cherchant l’origine elle-même de l’ancien denier romain. Il le compare d’abord au didrachme attico-sicilien de 164,4 grains. Il fait observer 1° que le mot nummus, qui à Rome désigna successivement le didrachme attique et le denier romain, était venu de Sicile[23] ; 2° que l’empreinte des premières monnaies romaines était, suivant le témoignage des historiens, absolument semblable à celle des pièces siciliennes. D’un autre côté, ce mot nummus était aussi le nom de la pièce d’argent de 154 grains en usage dans la basse Italie. Ces monnaies, qui n’étaient pas de pur style grec, puisqu’elles portaient des lettres osques, pouvaient exister en abondance dans le trésor de Rome depuis l’an 482, époque de la soumission de Tarente. D’après ces données, M. Bœckh estime que le denier de l’an 485 a dû peser de 154 à 164 grains, et supposant, ce qui est hors de doute, qu’on a taillé dans la livre d’argent un nombre rond de deniers, il en admet 40 à la livre et choisit pour le poids du denier, entre les deux limites 154 et 164 grains, le nombre de 154gr,125 qui cadre avec la livre romaine telle qu’il l’a établie. Dans notre système, la livre de l’ancienne Rome ne pesant que 6144 grains, nous aurions pour le poids du denier primitif 153,6 grains de Paris, nombre qui diffère peu de celui qu’on obtient du calcul de Varron.

Si l’on demande pourquoi un seul de ces deniers ne s’est pas conservé jusqu’à nous, tandis que les deniers ordinaires de 73 1/7e grains sont si communs, nous répondrons avec Bœckh (p. 459) : 1° qu’on n’a monnayé que pendant fort peu de temps des pièces de ce poids élevé ; 2° que Rome, dans le principe, avant été forcée de s’adresser, pour monnayer l’argent,à des ouvriers étrangers, il existe peut-être encore dans les diverses collections quelques exemplaires du denier primitif romain, qu’on n’a point discernés, parce que leur style et leur empreinte les auront tait ranger dans des séries de monnaies étrangères à Rome et à l’Italie.

Maintenant on peut se demander si, à aucune époque, les Romains ont dû tailler moins de 40 pièces dans une livre d’argent, et, quand on songe à leurs énormes monnaies de cuivre, on est tenté de répondre affirmativement. Mais il faut considérer que, les lingots étant en usage pour les grands paiements, de grosses monnaies d’argent ne leur offraient ni utilité ni profit. D’un autre côté, la pièce attribuée à Servius, et qui, dans tous les cas, est un denier fort ancien, pèse, à très peu près, 40 de la livre. il faut donc croire que, depuis les temps les plus éloignés jusqu’au commencement de la première guerre punique, on a fabriqué 4o deniers avec une livre d’argent, ce qui porte la valeur relative du cuivre à 1/400e. Nous pouvons donc regarder ce rapport de 1 à 400 comme celui de l’argent au cuivre, dans l’Italie romaine, pendant tout le temps qui a précédé la première guerre punique.

Durant cette guerre commença dans les monnaies d’argent et dans les monnaies de cuivre une diminution simultanée, quoique dans un rapport différent, qu’il importe de faire connaître et d’apprécier.

Vers la fin de la guerre, l’as, dit Pline, qui était d’une livre, fut fait sextantaire, c’est-à-dire réduit au sixième de sa valeur ou à 2 onces ; l’Etat, qui était alors obéré, fit un gain d’environ 80 %.

D’un autre côté le denier d’argent avait singulièrement diminué de poids. Lorsque l’as fut ainsi réduit à 2 onces, le denier ne pesa que 73 1/7e grains et fut par conséquent 1/84e de la livre d’argent[24] ; mais il continua à valoir toujours 10 as de cuivre, seulement ces as étaient de 2 onces au lieu d’être d’une livre, comme jadis ; le rapport du cuivre monnayé à l’argent fut donc alors (84 x 10) / 6 = 140.

L’as ne tomba pas tout d’un coup d’une livre à deux onces, quoique ce fait semble résulter du passage de Pline. Cet auteur n’a pas tout dit, comme le remarque fort bien M. Letronne[25] ; il s’est contenté de donner les extrêmes des réductions, car il existe une multitude de médailles qui attestent des réductions intermédiaires entre les principales[26]. On trouve des as bien conservés, ainsi que leurs divisions, indiquant des réductions à 11, 10, 9, 8, 6, 5, 4, 3 onces, puis à 1 ¾, 1 ½ once, à 1 once, enfin à ¾ et ½ once. Mais ces réductions successives ont-elles eu lieu dans un long espace de temps, ou bien se sont-elles rapidement opérées durant la première guerre punique ? Niebuhr adopte la première opinion : suivant lui, c’est par erreur que Pline donne à l’as le poids de la livre jusqu’au temps de la première guerre punique. En cela pourtant le naturaliste romain était d’accord avec Varron, et M. Bœckh n’a pas hésité à partager ce sentiment[27]. Nous savons en effet que, dans le long cours de cette guerre désastreuse, les Romains ont cherché à remédier à l’épuisement du trésor par des altérations successives de la monnaie. Mais alors pourquoi la plupart de ces réductions ont-elles été passées sous silence par les historiens ? Il est visible, dit M. Bœckh, que toutes les monnaies de cuivre moindres d’une livre et plus grandes que 2 onces ont été frappées arbitrairement ; car on ne peut croire que, dans un espace de vingt-trois ans, chaque amoindrissement d’une once, d’une demi-once et au-dessous, ait été décidé par le peuple et par le sénat. Quand on songe à l’autorité des magistrats romains, que, par exemple, les censeurs avaient plein pouvoir pour l’assiette des impôts, on est conduit à conclure que les petits changements de l’as ont pu être laissés à la discrétion des magistrats préposés à la monnaie. Le savant allemand doute, il est vrai, malgré l’autorité positive de Pomponius, que les triumviri monetates existassent dans la première guerre punique ; mais les changements dans les monnaies purent être décrétés par le sénat qui, du temps de Polybe, avait encore seul la garde et l’administration du Trésor. Les historiens ne mentionnent point ces décrets, ils ne s’arrêtent qu’aux lois. Or, les lois ne se sont jamais occupées de l’affaiblissement des monnaies que dans son rapport avec le paiement des dettes. Festus nous apprend, il est vrai, que la réduction à 2 onces fut ordonnée par le sénat ; mais il fallut une loi pour prescrire le paiement des dettes sur ce nouveau pied, et les historiens ne mentionnent que les réductions qui se lient à des lois. Ajoutons à cela que les nombreuses réductions de l’as s’étant opérées avec une extrême rapidité, mais dans une époque déterminée par des limites certaines, un auteur tel que Pline, qui ne touchait ce sujet qu’en passant, ne pouvait songer à enregistrer chacun des degrés de cette réduction. Il est donc naturel qu’il ait donné seulement lei deux termes extrêmes de la valeur de l’as, savoir : une livre au commencement, 2 onces à la fin de la guerre.

Le denier d’argent subit aussi des réductions successives, mais non proportionnées à celles q’u9éprouvala monnaie de cuivre. Nous avons trouvé que l’ancien denier, équivalant à 10 as d’une livre, valait 153,6 grains d’argent. M. Bœckh[28] fait connaître une j grande quantité de deniers romains et de divisions du denier, dont le style dénote bien, dit-il, l’époque de la première guerre punique, et qui présentent une progression décroissante depuis 144 jusqu’à 98 grains. Il existe même des pièces de 89 grains et au-dessous, que M. Bœckh écarte de sa liste, et qu’il regarde, à tort peut-être, comme des deniers de 84 à la livre. Ceux-ci devaient peser 73 1/7e grains, et c’est supposer les ouvriers trop inhabiles, et les règlements monétaires trop tolérants, que d’admettre un excédant en poids de 16 grains pour une seule pièce.

Malheureusement les renseignements nous manquent complètement pour retrouver la liaison qui a dû exister entre la diminution simultanée des monnaies de cuivre et celle des monnaies d’argent.

Par exemple, l’as de cuivre pesait trias probablement 4 onces en l’an 510. En effet, la colonie romaine qui, cette année, fut établie à Brindes, dut évidemment adopter le module et le poids des monnaies de Rome. Or, les plus anciennes monnaies de Brindes, qui existent encore, donnent un as de 4 onces[29] ; on peut donc admettre que c’était là le poids de l’unité monétaire à Rome, l’an 510. Mais quels étaient alors le poids et la taille des monnaies d’argent ? M. Bœckh les détermine en admettant par hypothèse 1/200e pour la valeur du cuivre relativement à l’argent. D’après cette donnée, on aurait taillé dans une pièce d’argent 60 deniers de 102gr,360 ; car     (60 x 10) / 3 = 200. Nous ne pouvons suivre cette marche, car ce serait supposer connu ce que nous cherchons à découvrir, c’est-à-dire le rapport du cuivre à l’argent. D’ailleurs, en admettant les calculs de M. Bœckh, on trouve bien peu de proportion entre les diminutions, soit de la valeur du cuivre, soit du poids et de la taille du denier, et l’espace de temps pendant lequel ces diminutions se sont opérées. On peut suivre une autre méthode qui n’est pas plus hypothétique que celle du savant allemand, et qui a l’avantage de conduire à des résultats plus probables. De 485 à 513, c’est-à-dire en 28 ans, le denier a été réduit de 153,6 grains, à 73 1/7e. La réduction totale est de 80 grains, ce qui donne une réduction moyenne de 2gr,857 par année. D’après cela, le denier, en 510, devait peser 82gr,175. On taillait donc 75 deniers dans la livre d’argent, et le rapport du cuivre à l’argent était (75 x 10) / 3 = 250. C’est évidemment à cette taille de deniers pesant chacun 82 grains qu’il faudrait rapporter les pièces de 78 à 89 grains, que M. Bœckh a cru ‘devoir rattacher à la taille de 84 à la livre.

Trois ans après, comme nous l’avons dit, vers la fin de la première guerre punique, le denier n’était plus que 1/84e de la livre ; il valait 10 as de 2 onces de cuivre, et ce dernier métal était à l’argent de 140 à 1.

L’an de Rome 537, sous la dictature de Q. Fabius Maximus, la gêne occasionnée par les désastres du commencement de la deuxième guerre punique amena une nouvelle réduction de l’as ; il ne pesa plus qu’une once, et ses rapports avec le denier furent aussi changés. Le denier valut 16 as au lieu de 10 comme autrefois ; le quinaire, qui jusqu’alors avait été de 5 as, en valut 8, et le sesterce 4. La république gagna, puisque l’as avait diminué de moitié, 50% dans tous les paiements qu’elle fit en cuivre, et 20% dans les paiements qu’elle fit en argent ; car le denier, qui auparavant valait 20 onces de cuivre, ne valut plus désormais que 16 onces[30]. Tant que durèrent ces rapports, la valeur du cuivre fut, relativement à l’argent, (84 x 16) / 12 = 112.

Bientôt, ajoute Pline, par la loi Papiria, les as furent réduits à ½ once ; mox lege Papiriana semunciales asses facti. Mais à quelle époque se reporte ce mot vague et indéterminé, mox ? On avait cru d’abord pouvoir placer la réduction de l’as à ½ once dans la seconde moitié du VIe siècle : Pighi l’attribua à C. Papirius Tordus, tribun du peuple vers 575 ; d’autres, M. Letronne entre autres, la fixèrent à l’an 569, et cette opinion paraissait généralement adoptée. Eckel manifesta néanmoins quelques doutes sur son exactitude, et en 1822, M. le comte Borghesi, dans ses Osservazioni numismatiche[31], proposa une nouvelle interprétation qui réunit d’abord tous les suffrages. Il possédait un as d’une once portant la légende CN. MAC. IMP., qu’il traduisait par Cnœus Magnus Imperator, attribuant ainsi la pièce au grand Pompée, décoré par Sylla du surnom de Magnus en 674, et du titre d’Imperator en 677. Cet as d’une once ne pouvait donc être antérieur à l’an 677, et par conséquent il fallait chercher postérieurement à cette époque l’auteur de la loi Papiria. M. Borghesi crut l’avoir trouvé dans un certain C. Papirius Carbo, tribun du peuple, qui, en cette qualité, accusa Cotta, consul en 68o ; et cette opinion était d’autant plus plausible qu’il démontrait parfaitement qu’en l’an zoo, on avait frappé des as semi-onciaux.

M. Bœckh n’a pas trouvé ce système assez bien établi. Il est certain, dit-il, qu’après la mort de Pompée, c’est-à-dire trois ans après l’époque où nous savons positivement qu’on a émis des as d’une demi-once, il a été frappé encore des as onciaux. Il pouvait donc avoir été fait une émission de pièces plus légères que l’as de M. Borghesi antérieurement à l’année 677. Le savant allemand tend à reculer encore la date de la loi Papiria, et il l’attribue à Cn. Papirius Carbo, consul en 669, 670 et 672. Il ignorait que de nouvelles et patientes recherches avaient conduit M. le comte Borghesi à une opinion qui se rapproche beaucoup de la sienne. L’as qu’il avait attribué d’abord au grand Pompée est une médaille consulaire dont la légende est Cnœus Maculnius Roma, au lieu de Cnœus Magnus Imperator, comme le porte à tort le catalogue de d’Ennery. Ainsi disparaît le seul obstacle qui s’opposât à ce qu’on pût placer la réduction semi-onciale dans les temps antérieurs au grand Pompée. Conséquemment, dit M. Borghesi, rien n’empêche désormais que la loi Papiria de Pline soit rapportée au temps de la guerre sociale, date que lui assignent une foule d’autres motifs, et qu’elle soit attribuée à C. Papirius Carbo, tribun du peuple en 665, auteur d’une autre loi connue sous le nom de loi Plautia Papiria[32].

La réduction de l’as ne fut pas la seule altération des monnaies causée par les désastres de la guerre sociale. Deux ans avant cette réduction, M. Livius Drusus avait altéré le denier d’argent en y introduisant un huitième d’alliage, mais il ne paraît pas que cette altération ait été durable et que le rapport de l’as au denier ait changé pour cela. La valeur du cuivre, relativement à l’argent, fut donc (84 x 16) /24 = 56 ; mais ceci n’est plus une valeur de marché, comme le font très bien remarquer MM. Letronne et Bœckh ; c’est une valeur arbitraire à laquelle on peut attacher d’autant moins d’importance que l’as, depuis sa réduction à 1 once, n’était plus qu’une monnaie d’appoint[33]. Le sesterce était devenu l’unité monétaire, et tous les grands paiements se faisaient en argent.

Le denier n’en subit pas moins encore diverses altérations. Antoine mêla du fer aux monnaies d’argent ; on ignore dans quelle proportion, mais nous voyons par les monuments que cet alliage ne fut point permanent, car l’essayage des monnaies d’argent de diverses époques présente constamment environ 960 de fin. La plus importante altération du denier eut lieu dans son poids, puisqu’il devint peu à peu la 96e partie de la livre. On ne connaît pas précisément l’époque où cette nouvelle réduction eut lieu ; M. Letronne pense qu’elle existait déjà sous Vespasien[34]. M. le comte Borghesi, dans une lettre manuscrite du 25 septembre 1839, émet l’opinion que le denier d’argent, sous Néron, était déjà la 96e partie de la livre, et les pesées que j’ai faites moi-même à la Bibliothèque royale, tout en confirmant cette opinion, m’ont démontré que la taille de 96 à la livre ne pouvait guère remonter au-delà de cet empereur.

 

 

 

 



[1] Pline, XXXIII, 13 ; XVIII, 3. Aurelius Victor, De viris illustr., c. 7. Ce dernier auteur est moins ancien, mais il a puisé certainement à des sources antiques. V. Bœckh, Metrologischen untersachungen. Berlin, 1838, p. 162. Cf. Cassiodore, Var., VII, 32.

[2] Hist. nat., XXXIV, 1. Cf. Bœckh, l. c.

[3] Dell’ œs grave dell’ museo Kircherieno ordinato ed illustrato dai PP. Giuseppe Marchi e Pietro Tessieri, della C. di G.

[4] Voy., sur l’ouvrage ci-dessus cité les articles de M. P. E. Visconti ; Giornale Arcadico, t. LXXIX, et de M. le comte G. Melchiorri, Bullet. Inst. archéol., 1839, p. 113-128.

[5] Varron, De re r., I, 20. Voy. l’ouvr. des PP. Marchi et Tesaieri, p. 2, 6 et 71, chap. dell’ arts con che sono modellate le monete della prima classe.

[6] De ling. Lat., IV. 36, éd. Gothofr.

[7] Apud Gronov. de Pec. vet. p. 88 t. Cf. Pline, XXXIII, 13.

[8] Pline, XXXIII, 13. Cf. Tite-Live, Épitomé XV, et Zonare, Annal., VIII, 7.

[9] Inst. Gramm., I, p. 81, éd. Putsch.

[10] Metrol. untersuch., p. 347, ss.

[11] In August., c. 75 : tantôt c'étaient des monnaies de toute espèce; il s'en trouvait d'anciennes du temps des rois et d'étrangères... Le mot regios était dans tous les Mss. de Casaubon et de Pitiscus.

[12] Apud Nonium, cap. XII, voc. Lateres.

[13] J’ai discuté ce fait dans un Mém., lu à l’Acad. des Inscr. en 1831, sur les nouv. fouilles exécutées à Vulci et à Tarquinies.

[14] Voy. Niebuhr sur le mot Vidua, t. II, p. 228, tr. fr. Javolenus, Digest. L, XVI, 242, de verbor. signific., dit : Viduam non esse solum eam quæ aliquando nupta fuisset, sed eam quoque mulierem quæ virum non habuisset. Modestinus ajoute, (ibid. leg. 101) : Adulterium in nuptam, stuprum in viduam committitur.

[15] Voyez les PP. Marchi et Tessieri, op. cit., p. 42, sur le Janus Bifrons, symbole de l’alliance entre les Romains et les Sabins, entre Romulus et Tatius, fait attesté par Servius, ad Æn., XII, 147, et les planches jointes à l’ouvrage des numismates que j’ai cités.

[16] Voy. ci-dessous, chap. du Cadastre.

[17] Pomponius Lætus, De magistr. Rom., p. 138, éd. Venet., 1568, et Digest. I, II, 2, § 30. Cf. Jacobs, t. I, p. 146.

[18] M. Bœckh dit : 270 à 1.

[19] Pline, XXXIII, 13. Varron, De Ling. lat., IV, 36. Cf. Volus. Mæcianus, supr., p. 68.

[20] Voy. Bœckh, Metrol. untersuch., p. 453, ss.

[21] C’est-à-dire qu’il eût été une fois plus petit que les quarts d’obole frappés dans l’Attique.

[22] Ouvrage cit., p. 452-459.

[23] Varron, De ling. lat., IV, 36.

[24] Letronne, Consid. gén., p. 18, et Bœckh, Metrol. untersuch., p. 452.

[25] Consid. gén., p. 25, 33.

[26] Voy. l’ouvrage cit. des PP. Marchi et Tessieri, l. c. et class. I. Tav. 1-12.

[27] Varron, De ling. lat., IV, 36. Bœckh, Metr. unters., p. 449.

[28] Ouvrage cité, p. 462-466.

[29] Pembroke, III, 128.

[30] Pline, XXXIII, 13.

[31] Giornale Arcadico, t. XIII, p. 73.

[32] Ce passage est tiré d’une lettre manuscrite du comte Borghesi, en date de San Marino, 8 février 1837.

[33] Il est donc peu important de rechercher quel a pu être, postérieurement à cette époque, le rapport du cuivre à l’argent, d’autant plus que les renseignements se réduisent à quelques vagues indications se rapportant au Bas-Empire ; nous en parlerons dans les chapitres suivants.

[34] Consid. gén., p. 39, 40.