ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.

CHAPITRE I. Vues générales

 

 

L’histoire romaine a été éclaircie par de nombreux travaux ; la constitution, la politique, les oscillations des pouvoirs du sénat et du peuple, les ressorts du gouvernement, la législation, la discipline des armées, enfin les causes des succès, de la durée, de la décadence et de la chute de l’empire romain, ont été approfondies par des esprits supérieurs. Polybe et Tacite chez les anciens, Machiavel en Italie, chez nous Bossuet et Montesquieu ont associé leur renommée à celle de Rome, et l’auréole de gloire de la ville immortelle nous est apparue brillante de tous les rayons de leur génie.

Les ressorts intérieurs de la machine, le mouvement et la distribution de ses parties, la marche de l’administration, l’exactitude et la précision de ses moyens, l’ordre et la régularité de l’ensemble, enfin la statistique et l’économie, de l’empire romain nous étaient peu connus. C’est cette lacune dans les sciences historiques que j’ai tâché de remplir.

Je me suis proposé de rechercher quels ont été en Italie, pendant la domination romaine, la population, les produits, enfin la richesse considérée connue le produit annuel de la terre et du travail ;

Quelle a été la mesure des travaux productifs et moins productifs ;

D’examiner l’influence des métaux monnayés sous leurs formes diverses et à différentes époques, comme représentation et mesure de la valeur ; de chercher à obtenir la valeur relative des produits pendant cette période, soit en comparant leurs prix dans la monnaie courante du temps, soit en trouvant le rapport entre leur valeur, le prix de la journée de travail et le prix d’une mesure de blé équivalente à une journée de travail.

J’ai cherché à établir positivement la distinction marquante qui existe entre la société moderne et l’état social de l’Italie sous la domination romaine.

Chez nous, trois classes principales : 1° vivant de leur revenu, 2° vivant de leurs profits, 3° vivant de leurs gages.

A Rome, surtout dans les six premiers siècles, il n’y tr que deux classes principales, vivant de leurs revenus ou de leurs gages. Celle qui vit de ses profits, les marchands, les manufacturiers, y est si faible qu’on peut à peine la compter. Chez nous s’offre cette classe moyenne de marchands, de commerçants et de manufacturiers, ce grand ressort de l’industrie, source de richesse et d’accumulation de capitaux.

A Rome, la société forme deux classes distinctes, la première composée de propriétaires fonciers, la seconde de leurs serviteurs ou des pauvres. Cette seconde classe est dans la dépendance directe de la première. Tel est aussi l’état social de l’Europe dans le moyen-âge.

Les lois qui régissent l’économie politique sont beaucoup plus simples dans cet état de société que chez les peuples modernes ; et si, dans toute espèce de science, il est utile de passer du simple au composé, cet avantage doit se faire sentir surtout dans une science nouvelle, dont les éléments sont si compliqués, si variables par leur nature, et où les faits bien observés, bien constatés, sont encore si peu nombreux.

Tout homme sage, pourvu d’un bon esprit, doit s’occuper avant tout de recueillir, d’apporter des matériaux qui puissent servir un jour à la construction de l’édifice.

J’ai tâché de tirer du débris des carrières de l’antiquité quelques pierres utiles à l’achèvement de certaines parties de l’ensemble.

Les dettes publiques, les banques, les emprunts de l’État, les moyens de crédit, et toutes ces créations de propriétés imaginaires dont la jouissance repose sur les impôts que nos arrière-neveux voudront bien consentir à payer un jour, sont des fictions qui étaient totalement inconnues aux anciens : chez les Romain des six premiers siècles la machine de l’état social est encore moins compliquée.

Un peuple guerrier et agricole, pour ainsi dire sans commerce ni manufactures ; les propriétés très divisées, peu de terres affermées ; dans ces sortes de biens, le fermage pavé en nature par une portion fixe des produits. Enfin la terre productive, le capital employé à son exploitation, souvent l’ouvrier chargé de la culture, les bestiaux, les engrais, les outils et les instruments nécessaires, étaient tous la propriété de la même personne.

On voit que, dans une organisation sociale de cette nature, cette séparation d’intérêts qui existe chez nous entre le propriétaire foncier et le cultivateur son fermier, cette distinction entre le produit net et le produit brut, les conventions entre le maître et l’ouvrier, le contrat et les statuts d’apprentissage, les recherches sur le taux moyen des salaires et du profit des capitaux, et sur les causes qui peuvent les élever ou les abaisser ; l’influence de la cherté nu du bas prix des subsistances sur le prix ou l’abondance des objets manufacturés, le change, ses variations et arbitrages, les principes de l’impôt et de sa répartition sur les différentes sources de revenus, la dette publique, les rentes, annuités et autres effets qui la représentent, les fonds à faire pour son service et son amortissement, les combinaisons et les ressources du crédit ; enfin les principaux éléments dont se compose notre économie politique, pour ce qui concerne l’accroissement de la richesse nationale et sa distribution entre les différentes classes de la société, étaient des choses totalement ignorées des philosophes anciens, non pour avoir échappé à leur sagacité, mais bien par une suite nécessaire de la constitution politique, et parce que les l’ails qui sont la matière d’une telle science ne pouvaient pas se présenter à leur esprit.

Néanmoins, quoique l’économie politique fût une science beaucoup plus simple dans l’antiquité qu’elle ne l’est dans les temps modernes, on trouvera dans cet ouvrage l’exposé et le développement d’un grand nombre de questions importantes touchant la jurisprudence, l’administration, les finances, qui se reproduisent journellement dans la presse et à la tribune. Je n’en citerai pour exemple que le système des jachères, des colons partiaires, du droit de propriété de l’État sur le sol inférieur ou supérieur, les grandes questions de l’esclavage et de l’affranchissement, de la proportion des esclaves aux hommes libres, de la durée moyenne de la vie ; celles du régime municipal, de l’assiette et de la perception des impôts en ferme ou en régie, de l’administration des ponts et chaussées, institution établie par Auguste ; celles des douanes, des octrois, des péages, de l’extension ou de l’abolition des impôts indirects, des corporations, des associations pour les grands travaux industriels et agricoles, des variations de l’intérêt légal et de l’intérêt ordinaire ; enfin des règlements sur le titre et la fabrication des monnaies, du rapport des métaux précieux, soit entre eux, soit avec les denrées, de leur concentration, de leur circulation libre ou restreinte, et cent autres questions semblables que j’omets à dessein.

Il m’a semblé que dans toutes choses il était utile de passer du connu à l’inconnu, de s’éclairer par l’expérience des siècles, et que nos législateurs auraient de l’avantage à faire pour l’administration,

t le commerce et l’industrie, ce que d’habiles jurisconsultes ont fait pour le Code civil, et à puiser dans la connaissance de l’histoire et de l’administration romaines l’instruction que les rédacteurs du Code civil ont puisée si souvent dans l’immense recueil des lois du premier peuple de l’univers.

J’ai cru qu’il était logique de diviser ainsi cet ouvrage :

J’expose d’abord le système général des poids, des mesures, des monnaies de la Grèce et de Rome, puis l’origine des métaux précieux, leur quotité circulante ou resserrée dans les trésors des rois ou des républiques, enfin leur valeur relative, éléments nécessaires pour connaître et réduire à une mesure précise et actuelle les évaluations fournies par les écrivains de l’antiquité. Je trie suis attaché ensuite à démontrer l’étendue et l’exactitude du cens, des registres de l’état civil et de l’estimation des fortunes, bases solides et indispensables pour assurer les recherches sur la population et les produits de l’Italie et de quelques provinces de l’empire, recherches que j’ai dû faire précéder par quelques considérations sur l’état physique et l’insalubrité de l’Italie ancienne.

Ces bases une fois posées, j’ai déterminé pour plusieurs époques la population libre de l’Italie ; j’ai tâché de réduire à une valeur exacte et à une précision presque mathématique l’étendue et la population de Rome. Pour la population esclave, un seul moyen d’appréciation me restait : la consommation journalière en blé d’un individu de famille citadine ou agricole, le produit total en blé de l’Italie à diverses époques, plus le montant des importations. Un grand changement s’opère sous Auguste ; le nombre des sujets jouissant des droits de cité devient dix fois plus grand ; j’ai taché d’apprécier les causes, les motifs et les effets de ce changement. Chez un peuple qui n’est presque ni commerçant ni industriel, l’agriculture est le plus grand des produits. J’ai développé avec soin l’état de cette première de toutes les industries, dans l’Italie républicaine et impériale. J’ai tâché de montrer l’influence favorable que les lois agraires exercèrent sur les progrès de l’agriculture dans les six premiers siècles de Rome, l’influence pernicieuse que leur abolition et la concentration des propriétés exercèrent sur la population et les produits depuis cette époque jusqu’à la fin de l’empire, et celle des distributions gratuites sur les moeurs, l’amour du travail, et enfin la richesse publique.

Quant à la distribution de cette richesse dans l’Italie et dans les provinces, j’ai montré que l’Orient, quoique opprimé par des administrations tyranniques, étant industriel et producteur, repompait les richesses qu’attiraient à Rome les concussions des gouverneurs et les exactions du fisc.

J’ai essayé de tracer le budget des recettes et des dépenses de la république et de l’empire romain.

Enfin, dans un résumé général qui est en quelque sorte la péroraison de tout l’ouvrage, j’ai présenté les principales causes qui, chez les Grecs et les Romains, durent s’opposer aux progrès de la population et l’accroître dans l’Orient.