Le mot Dieu paraît destiné à exprimer l’idée de la
force universelle et éternellement active, qui imprime le mouvement à tout
dans la nature, suivant les lois d’une harmonie constante et admirable, qui
se développe dans les diverses formes que prend la matière organisée, qui se
mêle à tout, anime tout, et qui semble être une dans ses modifications
infiniment variées, et n’appartenir qu’à elle-même. Telle est la force vive
que renferme en lui l’univers ou cet assemblage régulier de tous les corps,
qu’une chaîne éternelle lie entre eux, et qu’un mouvement perpétuel roule
majestueusement au sein de l’espace et du temps sans bornes. C’est dans ce
vaste et merveilleux ensemble que l’homme, du moment qu’il a voulu raisonner
sur les causes de son existence et de sa conservation, ainsi que sur celles
des effets variés qui naissent et se détruisent autour de lui, a dû placer
d’abord cette cause souverainement puissante qui fait tout éclore, et dans le
sein de laquelle tout rentre pour en sortir encore par une succession de
générations nouvelles et sous des formes différentes. Cette force étant celle
du Monde lui-même, le Monde fut regardé comme Dieu ou comme cause suprême et
universelle de tous les effets qu’il produit, et dont l’homme fait partie.
Voilà le grand dieu, le premier ou plutôt l’unique dieu, qui s’est manifesté
à l’homme à travers le voile de la matière qu’il anime, et qui forme
l’immense corps de Quoique ce dieu fût partout, et fût tout ce qui porte un
caractère de grandeur et de perpétuité dans ce Monde éternel, l’homme le
chercha de préférence dans ces régions élevées, où semble voyager l’astre
puissant et radieux qui inonde l’univers des flots de sa lumière, et par
lequel s’exerce sur la terre, la plus belle comme la plus bienfaisante action
de Ainsi parle le plus philosophe comme le plus savant des naturalistes anciens. Il croit devoir donner au Monde et au ciel le nom de cause suprême et de Dieu. Suivant lui, le Monde travaille éternellement en lui-même et sur lui-même ; il est en même temps, et l’ouvrier, et l’ouvrage. Il est la cause universelle de tous les effets qu’il renferme. Rien n’existe hors de lui : il est tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, c’est-à-dire, la nature elle-même ou Dieu ; car par Dieu nous entendons l’être éternel, immense et sacré, qui, comme cause, contient en lui tout ce qui est produit. Tel est le caractère que Pline donne au Monde, qu’il appelle le grand dieu, hors duquel on ne doit pas en chercher d’autre. Cette doctrine remonte à la plus haute antiquité chez les Égyptiens et chez les indiens. Les premiers avaient leur grand Pan, qui réunissait tous les caractères de la nature universelle, et qui originairement n’était qu’une expression symbolique de sa force féconde. Les seconds ont leur dieu Vishnou, qu’ils confondent souvent avec le Monde lui-même, quoique quelquefois ils n’en fassent qu’une fraction de la triple force dont se compose la force universelle. Ils disent que l’univers n’est autre chose que la forme de Vishnou ; qu’il le porte dans son sein ; que tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, est en lui ; qu’il est le principe et la fin de toutes choses, qu’il est tout, qu’il est un être unique et suprême, qui se produit à nos yeux sous mille formes. C’est un être infini, ajoute le Bagawadam, qui ne doit pas être séparé de l’univers, qui est essentiellement un avec lui. Car, disent les Indiens, Vishnou est tout, et tout est en lui ; expression parfaitement semblable à celle dont Pline se sert pour caractériser l’Univers-Dieu ou le Monde, cause suprême de tous les effets produits. Dans l’opinion des Brahmes, comme dans celle de Pline,
l’ouvrier ou le grand Demiourgos n’est pas séparé ni distingué de son
ouvrage. Le Monde n’est pas une machine étrangère à Si l’on prétend que c’est à la force que l’on a élevé
d’abor des autels, quel est le mortel dont la force ait pu être comparée à
cette force incalculable répandue dans toutes les parties du Monde, qui s’y
développe sous tant de formes et par tant de degrés variés ; qui produit tant
d’effets merveilleux, qui tient en équilibre le soleil au centre du système
planétaire, qui pousse les planètes et les retient dans leurs orbites, qui
déchaîne les vents, soulève les mers ou calme les tempêtes, lance la foudre,
déplace et bouleverse les montagnes par les explosions volcaniques, et tient
dans une activité éternelle tout l’univers ? Croyons-nous que l’admiration
que cette force produit aujourd’hui sur nous ait pas également saisi les
premiers mortels qui contemplèrent en silence le spectacle du Monde, et qui
cherchèrent à deviner la cause puissante qui faisait jouer tant de ressorts ?
Que le fils d’Alcmène ait remplacé l’Univers-Dieu et l’ait fait oublier,
n’est-il pas plus simple de croire que l’homme, ne pouvant peindre la force
de la nature que par des images aussi faibles que lui, a cherché dans celle
du lion ou dans celle d’un homme robuste l’expression figurée, qu’il
destinait à réveiller l’idée de la force du Monde ? Ce n’est point l’homme ou
Hercule qui s’est élevé à la hauteur de Il est vrai que quelquefois des mortels audacieux ont voulu disputer aux vrais dieux leur encens, et le partager avec eux ; mais ce culte forcé ne dura qu’autant de temps que la flatterie ou la crainte eut intérêt de le perpétuer. Domitien n’était déjà plus qu’un monstre sous Trajan ; Auguste lui-même fut bientôt oublié ; mais Jupiter resta en possession du capitole. Le vieux Saturne fut toujours respecté des descendants des antiques peuplades d’Italie, qui révéraient en lui le dieu du temps, ainsi que Janus ou le génie qui lui ouvre la carrière des saisons ; Pomone et Flore conservèrent leurs autels ; et les différents astres continuèrent d’annoncer les fêtes du calendrier sacré, parce qu’elles étaient celles de la nature. La raison des obstacles qu’a toujours trouvés le culte
d’un homme à s’établir et à se soutenir parmi ses semblables, est tirée de
l’homme même, comparé au Grand-Être que nous appelons l’univers. Tout est
faiblesse dans l’homme ; dans l’univers, tout est grandeur, tout est force,
tout est puissance. L’homme naît, croît et meurt, et partage à peine un
instant la durée éternelle du Monde, dont il occupe un point infiniment
petit. Sorti de la poussière, il y rentre aussitôt tout entier, tandis que la
nature seule reste avec ses formes et sa puissance, et des débris des êtres
mortels elle recompose de nouveaux êtres. Elle ne connaît point de vieillesse
ni d’altération dans ses forces. Nos pères ne l’ont point vue naître ; nos
arrières neveux ne la verront point finir. En descendant au tombeau, nous la
laisserons aussi jeune qu’elle l’était lorsque nous sommes sortis de son
sein. La postérité la plus reculée verra le soleil se lever aussi brillant
que nous le voyons, et que l’ont vu nos pères. Naître, croître, vieillir et
mourir expriment des idées qui sont étrangères à la nature universelle, et
qui n’appartiennent qu’à l’homme et aux autres effets qu’elle produit. L’Univers, dit Ocellus de Lucanie (c. 1, § 6), considéré dans
sa totalité, ne nous annonce rien qui décèle une origine ou présage une
destruction : on ne l’a pas vu naître, ni croître, ni s’améliorer ; il est
toujours le même, de la même manière, toujours égal et semblable à lui-même.
Ainsi parlait un des plus anciens philosophes dont les écrits soient parvenus
jusqu’à nous, et depuis lui nos observations ne nous en ont pas appris
davantage. L’Univers nous paraît tel encore qu’il lui paraissait être alors.
Ce caractère de perpétuité sans altération, n’est-il pas celui de |