ORIGINE DES DÉLATEURS

ET PRÉCIS DE LEUR HISTOIRE PENDANT LA DURÉE DE L’EMPIRE ROMAIN[1].

A. DUMÉRIL

 

 

Tacite en parlant d’un certain Crispinus qui vivait au temps de Tibère, le désigne comme ayant été à Rome le premier auteur du métier de délateur qui, suivant l’historien, fit bientôt des progrès singulièrement rapides : Crispinus, dit Tacite, fut l’inventeur d’un métier que le malheur des temps et l’impudence des hommes mirent depuis fort à la mode. Pauvre, obscur, intrigant, il flatta la cruauté du prince par des mémoires secrets. Bientôt il attaqua les plus grands noms et, puissant auprès d’un seul, abhorré de tous, il servit de modèle à tant d’autres aventuriers qui, devenus riches et redoutables, d’indigents et de méprisés qu’ils étaient, causèrent la perte d’autrui et à la fin se perdirent eux-mêmes[2].

N’y avait-il pas de délateurs à Rome avant l’époque de Tibère ? Consultons à ce sujet Tacite lui-même. Un délateur de profession, homme d’esprit et de science du reste, mais d’autant plus digne de mépris et qui eut depuis une destinée tragique, Mamercus Scaurus, répondait à ceux qui lui reprochaient son triste métier : qu’il ne faisait qu’imiter des exemples donnés sous la république par les hommes les plus illustres et par ceux qu’on avait toujours réputés les plus honnêtes. Il citait Scipion l’Africain accusant L. Cotta, Caton le censeur traduisant en jugement Servilius Galba, M. Scaurus, le prince du Sénat, poursuivant Rutilius[3]. II aurait pu aussi alléguer l’autorité d’un des plus fameux discours de Cicéron. Il convient, dit le grand orateur dans sa plaidoirie pour Roscius d’Amérie, il convient qu’il y ait dans une république beaucoup d’accusateurs afin que l’audace des hommes pervers soit contenue par la crainte : accusatores multos esse in civitate utile est, ut metu contineatur audacia. (Pro Roscio, 20.) La plupart des nations civilisées possèdent aujourd’hui, sous le nom de police et de ministère public, un double corps de fonctionnaires chargés de dénoncer les délita et d’en demander la correction judiciaire. Les Romains, au moins jusqu’au temps d’Adrien, n’avaient confié à personne ce soin d’une manière spéciale[4]. C’était à chaque particulier à veiller à ce que la chose publique ne souffrit pas de dommage du crime de quelques-uns. En accusant quiconque donnait l’exemple d’une infraction aux lois de la république, le bon citoyen ne croyait pas moins remplir son devoir qu’en élisant des magistrats intègres ou en prodiguant son sang pour la patrie. Si la guerre et l’administration laissaient quelque loisir aux chefs du peuple, ils le consacraient à plaider : le rôle d’avocat leur était familier ; celui d’accusateur ne leur répugnait pas. Dans certains cas au moins, la loi attribuait de magnifiques récompenses au dénonciateur d’un grand criminel. Ainsi, sous Tibère, quand les biens d’un condamné étaient confisqués, le quart en appartenait à ses dénonciateurs, et tout nous prouve que cet usage existait bien avant ce prince[5]. Souvent même on leur donnait une part plus forte ou l’on y ajoutait des magistratures ‘et d’autres honneurs. Pour trouver l’origine du prix qui payait l’infamie de cette sorte de gens, il aurait fallu probablement remonter jusqu’aux premiers temps de la république romaine.

Il semble donc que Tacite se trompe ou nous trompe en signalant, sous Tibère, la race des délateurs comme une espèce nouvelle, comme un produit monstrueux du régime auquel se trouvaient soumises Rome et les provinces. On est dès lors porté à se demander si la rancune du patricien déchu n’est pas entrée pour quelque chose dans la flétrissure qu’il imprime à tel sénateur de son temps qui ne faisait qu’imiter l’exemple des Scaurus et des Caton et si la postérité, trop facilement séduite par le grand historien, n’a pas ajouté foi un peu légèrement à des invectives dictées par la passion. La postérité, en effet, est d’accord avec Tacite. Elle juge avec indulgence ces consuls, ces préteurs, ces sénateurs des anciens jours, qui se renvoyaient sans scrupule et souvent sans preuve l’accusation de brigue, de concussion, de complot contre l’État. Les satellites de Tibère au contraire, même lorsqu’ils fondent sur des faits réels la présomption d’un crime capital, lui inspirent une vive indignation. C’est à eux qu’elle réserve d’une manière exclusive le nom ignominieux de délateurs. Elle leur prodigue le mépris et elle ne pardonne pas à leur siècle de les avoir soufferts.

Tacite et la postérité mit eu raison d’établir cette différence entre les accusateurs de la république et les délateurs de l’Empire. Un changement essentiel eut lieu vers les premiers temps de l’Empire dans la définition du plus grave des délits publics et il rendit les accusations beaucoup plus immorales et plus odieuses. Il existait une loi de lèse-majesté créée à Rome dès le temps de Sylla ; mais elle ne poursuivait que les actes extérieurs des citoyens. Auguste fit poursuivre les écrits[6] ; les écrits sont encore des actes extérieurs, si l’on veut. Mais Tibère y ajouta les paroles, l’attitude, les gestes et même le silence. On fit des procès d’intentions et de sympathies, comme on avait fait jadis des procès d’entreprises séditieuses ou de conspirations. Avant l’Empire, la délation s’attaquait exclusivement à l’exercice des fonctions publiques ; dés lors, elle se porta presque tout entière sur les faits de la vie privée. Mais les secrets de la vie intime ne dépassent pas d’ordinaire le seuil du foyer domestique. Qui les connaît ? Qui peut les révéler ? Les familiers de la maison, les esclaves, les clients, les amis, les parents. Une vieille loi défendait d’entendre les dépositions des esclaves contre leurs maîtres dans une affaire capitale. Tibère usa pour la détruire d’un procédé assez conforme à son caractère rusé. Il faisait acheter immédiatement par le fisc les esclaves des accusés qu’il voulait perdre et il les soumettait à la torture pour leur faire faire des révélations que ces malheureux n’avaient garde de refuser. Mais le témoignage de l’esclave n’avait pas une grande valeur légale. Les clients s’approprièrent le rôle de dénonciateur et plus encore les parents et les amis. Car plus la condition du délateur était élevée, plus il avait de chances d’impunité, et plus son infamie lui était profitable. Pour arracher à un malheureux quelque parole imprudente, pour surprendre ses pensées’ secrètes, on prenait tous les dehors d’une affection dévouée ; on feignait de déplorer le malheur des temps, l’inhumanité de l’Empereur, les vices du Sénat, le mauvais gouvernement de la république. Enfin on lui arrachait un mot, un geste d’approbation. Alors il n’y avait plus de salut pour lui. Tout mécontent était réputé conspirateur, et le châtiment de tout conspirateur était la peine capitale. La mort de quelques innocents n’était pas cependant le mal le plus grave de cet espionnage au sein de la famille et pariai les épanchements du cœur. La défiance devenait universelle ; on ne voyait plus dans l’amitié qu’un écueil et dans la franchise qu’une imprudence. Il fallait par-dessus tout éviter de donner prise contre soi et se tenir constamment sur ses gardes. L’homme qui fixait sur vous les yeux vous épiait sans doute, et chaque parole flatteuse ou indifférente cachait peut-être quelque dessein sinistre. Il semblait que le seul remède fut de prévenir ceux que l’on redoutait. En se faisant craindre, on croyait augmenter ses chances de sûreté. Devenir pervers et méchant, était veiller à sa défense personnelle.

Tels sont les déplorables résultats qu’engendrèrent sous l’Empire les applications nouvelles de la loi de Majesté et la naissance de la classe de dénonciateurs dont elle fit la fortune. La plupart des législations modernes se sont efforcées d’éviter cette aberration fatale à laquelle Rome a dû toutes les misères d’une tyrannie sans exemple. Elles ont compris qu’il fallait laisser en dehors de l’action des tribunaux tout ce qui regarde notre existence intime et qu’on ne devait pénétrer qu’avec une extrême réserve dans la vie domestique des citoyens. Ainsi elles se sont abstenues de juger les sentiments et les pensées qui ne sont aucunement du ressort de l’autorité publique, et elles ont toléré même les habitudes vicieuses ou nuisibles qu’on ne saurait punir sans soumettre tous les membres de l’État à une surveillance insupportable. Il n’appartient pas à l’homme de sonder les cœurs ; la loi d’un peuple vraiment libre ne punit que les actes extérieurs, qui seuls troublent l’ordre social. Une de nos lois relatives à la presse, dont les dispositions me paraissent très sages, livre aux tribunaux ordinaires les diffamateurs privés, considère d’avance toutes leurs allégations comme mensongères et leur défend d’en fournir la preuve. Elle soumet au contraire à l’examen de la justice les imputations dirigées contre un homme public à l’occasion de ses fonctions, ordonne d’en examiner le fondement et en approuve l’auteur lorsqu’elle le trouve sincère et bien informé[7]. Une constitution sage ne doit-elle pas savoir garder ainsi un moyen terme équitable entre ces deux fléaux des États, la répression excessive et l’indulgence extrême ?

L’Empire romain, pour son malheur et pour l’instruction de la postérité, adopta de tout autres principes. De là naquit le rôle des délateurs dont les meilleurs princes purent à peine réprimer le funeste zèle. Les accusations étaient encouragées sous la république, et jamais elles n’y furent rares. Mais sous les premiers successeurs d’Auguste, elles ont formé le fond même de l’histoire romaine. Les récompenses n’étaient cependant pas beaucoup plus fortes qu’auparavant, et, même sous un Tibère, le métier de délateur exposait à de braves dangers. Tous les grands délateurs de ce règne et des suivants finirent par périr les victimes des haines qu’ils avaient accumulées contre eux. Quelles furent donc les causes de la multiplicité de ces hommes détestables parmi les personnes de condition élevée depuis. Auguste jusqu’à Augustule ? Ce sujet mérite d’être traité. Nous es3aierons tout au moins de l’effleurer.

.La première cause fut, je crois, la révolution que l’établissement de l’Empire introduisit à Rome dans le genre de vie d ?s classes supérieures. Leur activité ne trouvait plus d’aliment ni dans l’administration libre des intérêts publics ni dans ces efforts de chaque jour qui sont nécessaires pour obtenir et pour conserver la faveur populaire, ni enfin dans ces guerres extérieures ou civiles qui avaient tenu si longtemps la noblesse en haleine. La tribune était devenue muette. Pour donner des jeux au peuple il fallait une permission spéciale de l’Empereur. Les Pères conscrits n’avaient plus le goût de ces occupations rustiques où se complaisaient les Fabricius et les Caton. Au commencement de l’Empire un homme de la plèbe romaine eût cru déroger en se livrant aux travaux .de l’industrie. Quel cas pouvaient donc en faire les citoyens de l’ordre sénatorial et de l’ordre équestre, tout gonflés de leur importance ? Comment passer le temps entre le sommeil et les plaisirs ? Les plaidoiries du barreau leur fournissaient la seule occupation qui ne leur répugnât point. Ils s’y vouèrent avec cette sorte de passion qui attache les gens désœuvrés à ce qui peut les défendre contre un incurable ennui. Les périls même du rôle d’accusateur en augmentèrent le prix à leurs yeux. C’était un jeu terrible et à ce titre intéressant pour des âmes blasées. C’était une lutte où le vaincu laissait d’ordinaire sa tête, tandis que le vainqueur s’emparait de ses dépouilles. Qu’on sortit triomphant et déshonoré de l’épreuve, ou bien qu’on y perdit à la fois l’honneur, la liberté et peut-être la vie, on y avait au moins trouvé ces émotions que ne procuraient plus à tout le monde les spectacles de gladiateurs alors très fréquents :

Bon, cela fait toujours passer une heure ou deux !

L’éducation des jeunes Romains s’accordait avec ce besoin d’émotion pour les porter au triste rôle qui leur devint familier à partir du règne de Tibère. Les esclaves grecs qu’on leur donnait pour pédagogues jetèrent dans leurs &mes des germes de bassesse et de duplicité qui détruisirent chez eux la fière indépendance du génie républicain. Quand celle-ci eut disparu, le mal s’aggrava et devint sans mesure. La fausse direction de l’esprit entraîne trop souvent la dépravation du cœur. Elle éloigne la délicatesse et les nobles instincts qui inspirent à l’homme, l’horreur de toutes les actions honteuses. Je ne doute pas que les sophistes n’aient été à Athènes les pères des sycophantes. En apprenant à soutenir en toutes choses le pour et le contre, ils leur avaient enseigné que l’art de mentir est un des éléments de l’éloquence, et les accusations les plus fausses étaient les mieux goûtées. N’attestaient-elles pas dans leur auteur une plus grande fertilité d’invention ? La rhétorique vaine, publique et immorale qui, présidait à l’éducation des Romains d’une naissance distinguée produisit à son tour les délateurs. Elle rejetait avec dédain cette simplicité de style qui laisse percer facilement la vérité. L’orateur favori de Fénelon, celui qui, suivant la belle expression de l’évêque français, se sert de la parole comme nu honnête homme de son vêtement (pour se couvrir, non pas pour s’embellir, ou pour tâcher de se déguiser), n’avait pas les sympathies de cette cohue perverse, pour qui l’art oratoire était surtout l’art de tromper. L’éloquence a deux objets principaux, l’éloge et la blâme. Elle rend un juste hommage au mérite et à la vertu. Elle flétrit les vices et elle en fait sentir toute la difformité. Mais la forme corrompue que les rhéteurs romains donnèrent à la louange la tourna en adulation, et la délation fut presque la seule forme usitée du blâme. D’un côté, on exalta des monstres et des insensés pour obtenir leur faveur. De l’autre, l’esprit se tortura à amplifier des crimes réels ou à en chercher d’imaginaires pour en tirer le sujet d’une déclamation. Sénèque le rhéteur, Sénèque le tragique, et certains passages de Quintilien, sans compter l’hyperbolique Juvénal, dépassent toutes les suppositions de la misanthropie la plus outrée sur les vices de la nature humaine. L’intérêt de ces déclamations devenait plus puissant quand l’auteur puisait son inspiration dans quelque fait actuel et dont l’attention publique se préoccupait. Mais combien le succès paraissait plus digne d’admiration lorsqu’on avait ajouté à la grandeur des exagérations, à la hardiesse des figures, à l’éclat du débit, à toutes les ressources d’une gesticulation savante, l’art de donner en quelque façon un corps aux conceptions de l’imagination en les appliquant à quelque personnage réel. Un Junius Othon, un Domitius Afer, deux anciens maîtres de déclamation, cités par Tacite, pouvaient sans trop sortir de leur premier métier pousser, à force de délations, leur fortune bien loin de leurs obscurs débuts. Les exercices de l’école se continuaient dans le Sénat ; l’Empereur ou ses représentants jugeaient l’effet du discours. Les descendants des grandes, familles de Rome, composant leur visage, feignaient d’écouter avec un mélange de faveur et d’anxiété les violentes accusations de l’orateur. L’indignation empruntait les formes de l’enthousiasme. Les cœurs étaient gonflés de colore ; les lèvres exprimaient l’admiration.

La délation, nous l’avons dit, fut à Rome un métier lucratif dès la république. Mais, avant l’Empire, un citoyen d’une illustre naissance avait mille autres moyens d’accroître ou de rétablir sa fortune ; il n’eut plus guère que celui-là lorsque toutes les prérogatives de l’autorité souveraine eurent passé entre les mains d’un despote soupçonneux. Les conquêtes extérieures avaient cessé et avec elles le renouvellement des fortunes privées par le butin pris sur l’ennemi. La prise d’Alexandrie, sous Auguste, fut le dernier succès militaire qui donna aux Romains un grand accroissement de richesses. Le système pacifique qu’il avait voulu inaugurer fut suivi par Tibère et la plupart des Empereurs, et ceux des peuples qui avaient échappé jusque-là à la domination de Rome en demeurèrent affranchis, ainsi que leurs fortunes. L’exploitation des provinces conquises par leurs gouverneurs et par les publicains subit aussi d’heureuses restrictions. Tacite lui-même signale la vigilance du premier successeur d’Auguste à réprimer les concussions, et les récits des Annales montrent avec quelle sévérité le Sénat punissait les prévarications. Les largesses d’Auguste avaient soustrait à la pauvreté plusieurs maisons illustres, et Tibère suivit d’abord l’exemple de son prédécesseur. Mais il faisait payer ses bienfaits en y mêlant la honte. Voyez dans les Annales de Tacite la dureté avec laquelle il reçut les prières d’Hortalus, petit-fils du célèbre Hortensius qui, devenu indigent, sollicitait les secours du trésor public. Cette dureté détourna les sénateurs pauvres de lui demander désormais l’allègement de leur misère. Cependant le luxe et les profusions étaient toujours les mêmes. La vanité, l’incurie et les progrès des doctrines d’Épicure élargissaient le gouffre où venaient s’enrichir les ressources de tant de familles opulentes. Alors, suivant une belle expression de Montesquieu, ceux qui avaient été corrompus auparavant par leurs richesses furent corrompus par leur pauvreté. Il y avait un correctif à ce mal si grave, correctif arbitraire, il est vrai, mais conforme aux usages des peuples anciens et dont les vieilles traditions de Rome attestaient l’emploi fréquent. C’était l’établissement des lois somptuaires. Il n’était sans doute ni nécessaire ni même possible d’imposer aux Romains de l’époque impériale les monnaies de fer de Sparte ou la sobriété excessive que prescrivait Lycurgue. Mais des lois somptuaires modérées auraient pu peut-être produire un heureux effet. Elles furent deux fois réclamées dans le Sénat, sous le principat de Tibère. Deux fois ce fut l’empereur lui-même qui les combattit. Dans la première discussion, il feignit de ne pas voir le péril de la République. Dans la seconde, il allégua des raisons spécieuses : Que deviendraient les nouveaux règlements, s’ils ne triomphaient pas d’habitudes déjà invétérées ? A quoi auraient-ils servi ? Quelle amélioration pourrait-on en attendre ? Les lois somptuaires ne seraient-elles pas accueillies avec une défaveur extrême ? Lui-même, pour les avoir établies, n’encourrait-il pas l’inimitié générale ? Quand Tibère s’excusait sur l’impuissance d’un législateur à extirper des vices trop fortement enracinés, il usait, je crois, de cette dissimulation qu’il regardait comme sa qualité la plus précieuse. Sans doute il est difficile de ramener dans une société corrompue le goût de la simplicité, du désintéressement, de l’économie et des vertus domestiques. Mais Tibère désirait-il une telle réforme et l’aurait-il opérée, quand il eût été sûr du succès ? Il savait trop bien que les vices des hommes les clouent à la servitude et que la pauvreté qui suit les folles profusions augmente leur dépendance. Le tyran devinait que la ruine des mœurs publiques mettrait à sa disposition une armée de délateurs. Il en eut, en effet, plus qu’il n’en demandait, et ses successeurs en eurent encore davantage. Des hommes réputés vertueux ne se faisaient pas scrupule de pratiquer ce honteux métier. On préférait tout à la pauvreté parce que sans la richesse il n’y a pas de luxe possible, parce que la passion du luxe étouffait tout sentiment honnête. Tacite parle quelque part d’un Asinius Marcellus, arrière-petit-fils du grand orateur Asinius Pollion, qui, sous le règne de Néron, fut accusé de complicité avec des faussaires. L’historien ajoute la réflexion suivante : Marcellus, illustre par son bisaïeul Asinius Pollion, passait pour un homme estimable ; il n’avait qu’un seul tort ; c’était de regarder la pauvreté comme le plus grand de tous les maux, Marcellus Asinio Pollione proavo clarus, neque morum spernendus habebatur, nisi quod paupertatem præcipuum malorum credebat[8].

 

II

Les premiers délateurs qui parurent sous Tibère étaient des gens d’une condition obscure ou jouissant d’un crédit médiocre[9]. Mais dans le procès de Scribonius Libo, on vit des sénateurs influents et des chevaliers considérés parmi les membres de leur ordre se disputer la palme de l’infamie. Bien que l’accusé se fût donné la mort, tous ses biens furent confisqués. L’empereur les abandonna entièrement aux accusateurs ; ceux qui appartenaient à l’ordre sénatorial reçurent des prétures extraordinaires comme supplément de récompense. Chacun connut désormais le moyen d’acquérir la faveur du prince. Comme cette faveur était le plus court chemin pour arriver aux honneurs, tous les ambitieux la briguèrent par les démonstrations d’un zèle qui signalait sans cesse à Tibère quelque ennemi nouveau et se donnait le mérite de l’en avoir délivré. Brutidius, dit Tacite, était rempli de belles qualités ; il pouvait, en suivant le droit chemin, arriver à la situation la plus brillante. Mais, emporté par son ambition, il voulut dépasser d’abord ses égaux, puis ses supérieurs, et enfin ses propres espérances. Et la même cause a fait la perte de bien des hommes, et même de bien des hommes vertueux qui, dédaignant une élévation lente, mais sûre, poursuivirent en toute hâte des y succès prématurés au prix même de leur ruine[10]. A plus forte raison des hommes perdus de dettes et de débauches, ce Cotta Messalinus par exemple[11], qui fut l’auteur de tant de motions barbares, saisissaient-ils avec une avidité famélique toutes les occasions de mettre en coupe réglée les fortunes sénatoriales et de servir les haines d’un empereur qui pouvait leur donner à dévorer Rome et les provinces. Ces ambitieux et ces affamés formaient la classe des délateurs la plus nombreuse.

Fulcinius Trio, dont nous trouvons le nom plusieurs fois cité dans les Annales[12], fait partie d’une catégorie d’hommes plus rares. La plupart des personnages célèbres par leurs vices désirent se créer une réputation mensongère de vertu. Il en est pourtant qui se glorifient de leur ignominie même. Ils tirent vanité du mépris où ils tombent, de l’effroi qu’ils inspirent, du vide qui se fait autour d’eux ; ils ne donnent pas pour prétexte à leurs actes ou à leurs théories la nécessité ou l’intérêt général ; ils affectent le dédain de la morale et des convenances sociales ; ils bravent l’opinion comme un préjugé ; ils adoptent et ils préconisent tout ce que l’intérêt public réprouve. On a dit d’eux qu’ils conspireraient contre ‘eux-mêmes s’ils étaient souverains. Ils conspirent du moins à se rendre haïssables, à entourer de périls leur propre existence et à se faire un nom que les contemporains ne prononcent, que la postérité ne prononcera jamais qu’avec horreur. On ne peut les accuser d’hypocrisie, et on louerait leur désintéressement, s’il y avait quelque chose de louable dans de tels hommes. Le principal mobile de leurs actions, c’est une espèce de délire, né souvent du désir d’étonner leurs semblables et dont l’habitude a fini par transformer leur nature. Tel fut Marat dans notre première révolution. Tel était Fulcinius Trio. Il semblait qu’il convoitât la mauvaise renommée[13]. Il se complaisait dans un rôle d’accusateur universel et montrait une incroyable ardeur à s’attirer l’inimitié d’autrui[14]. Ce n’est, pas seulement contre les ennemis de Tibère et contre les suspects que s’exhala sa frénésie. Il s’attaqua aussi aux amis de l’Empereur et à l’Empereur lui-même et il répandit contre tous, oppresseurs et victimes, l’âcre venin de sa malignité. C’était là sans doute le genre de gloire qu’il avait ambitionné. Quand il crut l’avoir obtenu il périt satisfait. Pour la classe de délateurs dont nous avons parlé plus haut, les dénonciations et la calomnie n’étaient qu’un moyen de fortune. Elles semblent avoir été pour Trion l’unique occupation de l’esprit et le but même de l’existence.

Un sénateur, Firmius Catus, a-t-il dénoncé Libon à Tibère, Trion de se joindre à l’accusateur. Les amis de Germanicus, soupçonnant Pison, vont demander à Rome la punition de l’empoisonneur ; Trion prend les devants ; il cite Pison devant les consuls, il insiste pour plaider le premier ; il ne sait rien sur le crime, n’importe ; il parlera de la vie antérieure de l’accusé et lui reprochera ses intrigues : il rappellera son avarice dans le gouvernement de l’Espagne. Ces griefs sont étrangers à la cause ; ils n’ont pas d’importance pour le résultat du procès. N’importe encore ; la violence et l’acrimonie de la forme suppléeront à la nullité du fond. Tibère, qui voulait paraître reconnaissant du zèle avec lequel les amis de Germanicus avaient exécuté les dernières volontés du mourant, les récompensa par des sacerdoces. Il promit à Trion son suffrage pour les honneurs. Mais il l’avertit de prendre garde que la fougue de son éloquence ne l’entraînât dans quelque abîme. Nous allons voir comment Trion suivit ce conseil. Grâce à la protection de l’Empereur, le célèbre délateur s’éleva jusqu’au consulat, toujours plus haï et toujours plus redouté. Il partageait cette magistrature avec Memmius Regulus lorsqu’eut lieu la chute de Séjan[15]. Regulus avait pris une part active au coup terrible et soudain qui frappa l’audacieux conspirateur. Trion était suspect de partialité pour Séjan. Mais Regulus, d’un esprit pacifique, ne songeait nullement à l’incriminer. Trion tonne contre les partisans du ministre déchu. Innocents ou coupables, il demande leur supplice. La fureur l’enivre, il s’indigne de la tiédeur de Regulus ; il lui reproche avec amertume sa mollesse à poursuivre les ennemis du prince. Regulus, piqué au vif, ne se borna pas à repousser cette attaque, il soutint que Trion avait pris part au complot, et il offrit d’en donner la preuve. Un grand nombre de sénateurs s’interposèrent et les supplièrent d’oublier des haines qui les perdraient tous deux. On ne put les empêcher de se menacer jusqu’à l’expiration de leur magistrature. Alors, Haterius Agrippa les attaqua l’un et l’autre : D’où venait leur silence après tant d’accusations, après tant d’injures ? La conscience d’une faute commune ne les forçait-elle pas à garder cette réserve ? Mais les pères conscrits ne pouvaient taire ce qu’ils avaient entendu. Sur le sage conseil d’un consulaire, Sanquinius, le Sénat rejeta la motion d’Agrippa. Trion était sauvé pour le moment, mais non pas hors de danger pour l’avenir[16]. D’ailleurs quelle vie pour un tel homme ! N’accuser personne, laisser à d’autres l’honneur de diriger les coups qui remplissaient la curie de deuil et faisaient trembler tout ce que Rome renfermait d’illustre ! Trion ne put sans doute supporter l’idée d’une pareille décadence. Il préféra mourir, mais il voulut mourir digne de lui-même. L’accusateur de Libon, de Pison, de Regulus et de tant d’autres joignit à son testament un mémoire qui devait être son legs à la postérité. Il y prodiguait les outrages les plus sanglants au préfet du prétoire, Macron, et aux principaux affranchis de César, et il ajoutait les marques du plus profond mépris pour l’Empereur. Retiré dans son île inaccessible, comme dans un lieu d’exil, cet imbécile vieillard, disait-il, mène la vie d’un esclave ; il n’agit, il ne parle, il ne respire que par la permission de son préfet et de ses affranchis. Quand le délateur eut fini sa dernière invective, il se donna la mort. Ses héritiers cherchaient à tenir son testament secret. Tibère en fit faire une lecture publique. Peut-être n’était-il pas fâché de montrer qu’il avait, lui aussi, encouru la haine d’un tel homme. Qui voudrait être ménagé par celui dont la sympathie est un opprobre ?

Fulcinius Trion et ses pareils forment la classe des délateurs par tempérament. Une troisième classe, plus excusable que les deux autres, fut celle des délateurs par crainte. On comprend les raisons qui lui donnèrent naissance. Les hommes d’une origine illustre, sans cesse exposés, ne pouvaient mettre leur grandeur à couvert qu’à force de servilité, et le désir de montrer leur zèle les conduisait insensiblement de la bassesse à la dénonciation et aux noirceurs[17]. Que d’exemples dans Tacite de ce passage de la crainte à la perversité ! Aucun n’offre plus d’intérêt que celui du censeur Vitellius. Sous Tibère il remplit de la manière la plus honorable une mission difficile en Orient[18]. Mais les dangers qu’il courut sous Caligula lui firent adopter le personnage honteux d’un flatteur qui exalte et entretient les vices du prince. Le voilà bientôt devenu le familier de Claude, le complice de Messaline et d’Agrippai il leur prête ses bons offices pour l’accomplissement des crimes que leur suggérait l’intérêt ou la passion. Jadis il regardait comme un honneur précieux l’amitié de Valerius Asiaticus ; il vient le rappeler les larmes aux yeux, il s’excuse de plaider sa cause et comment la plaide-t-il ? En demandant la mort de cet ancien ami dont les richesses et la vertu sont les seuls crimes. Pour perdre Silanus, il lui impute un inceste et, après l’avoir ignominieusement dégradé, il le force à se donner la mort. Ce fut sans doute aussi par crainte que Mamercus Scaurus se fit le dénonciateur d’un autre Silanus, proconsul d’Asie. Il n’ignorait pas sans doute qu’il se couvrait d’opprobre ; mais Tibère poursuivait Silanus de soue inimitié, et Scaurus cherchait à assouvir aux dépens d’autrui la cruauté du prince, afin d’être lui-même à l’abri. Mamercus Scaurus était un orateur renommé. Suivant Sénèque le père, il aurait acquis une place distinguée parmi les princes de l’éloquence romaine, s’il avait mis plus de soin à composer ses discours. Il cultivait aussi avec succès la poésie : témoin cette tragédie d’Atrée ou l’Empereur crut trouver des allusions à ses forfaits[19]. Lorsque Tibère feignit de refuser l’empire, ce fut Scaurus qui le démasqua : l’artificieux conspirateur resta interdit devant cette question : Pourquoi n’avait-il pas opposé le veto de sa puissance tribunitienne à la proposition des consuls ? Ce langage fier et ironique contraste avec les larmes feintes que versèrent ce jour-là tant de sénateurs et avec les prières par lesquelles ils préludèrent à vingt-quatre ans d’adulations sordides et d’hypocrites respects. Mais Scaurus ressemblait trop à ses collègues par sa vie privée. Peut-être même surpassait-il la plupart d’entre eux en dissolution. Tacite et Sénèque s’accordent à donner de ses mœurs le témoignage le plus déplorable. Un débauché conserve rarement cette fermeté d’âme qui fait les héros et les martyrs. Ce n’était pas dans l’amant adultère de Lépida et de Livilla qu’on pouvait chercher cette haine vigoureuse du mal qui brava Néron et Caracalla lorsqu’ils ordonnèrent le supplice de Thraséas et celui de Papinien. Tibère gardait un silence menaçant. La flatterie ne trouvait auprès de lui que peu d’accès. Il était trop pénétrant pour ne pas voir le secret motif de toutes les apothéoses qu’on lui décernait de son vivant et en sa présence. Le vrai moyen de retarder l’explosion de sa colère, c’était de servir ses plans de vengeance contre d’autres sénateurs. Scaurus prit rang parmi les délateurs et crut assurer par là son salut. Je ne sais s’il se ménagea ainsi quelques années d’une existence peu digne d’envie. Quand il n’eut plus aucune chance d’échapper à un dénouement tragique, il retrouva le courage vanté des Æmilius, ses ancêtres. Sa femme Sextia, dont il avait si souvent trahi l’affection, lui donna le conseil et l’exemple de mourir noblement[20].

 

III

Qui pourrait s’étonner que le nom de délateur fût bientôt devenu flétrissant et que l’opinion publique à laquelle les Empereurs durent tous faire plus ou moins de concessions réclamât parfois impérieusement leur punition ? L’expression delatoria curiositas parait être passée en proverbe[21]. Les princes cherchaient volontiers à se rendre populaires au début de leur règne, en sévissant contre ces hommes décriés. Titus commença par faire battre de verges en plein forum certains d’entre eux ; puis il en fit vendre plusieurs à l’encan ; d’autres furent déportés dans des Iles où sans doute ils périrent bientôt misérablement[22]. Domitien suivit ces exemples. Ses amis lui prêtaient ce mot : Un Empereur qui ne punit pas la délation l’encourage[23]. Il était naturel que Nerva et ses successeurs sévissent à leur tour contre cette plaie de l’Empire[24]. Rien n’y fit : les mêmes causes continuèrent à produire les mêmes effets, et c’est en vain que l’on édictait les peines les plus graves contre la calomnie[25]. Tibère, qui avait à son avènement proclamé la liberté de pensée[26], avait bientôt accueilli toutes les délations ; bien des Empereurs devaient suivre les mêmes errements, et les délateurs revenaient plus nombreux .que jamais. La rigueur des châtiments dont ils avaient été frappés devait elle-même rendre leur retour plus facile ; elle dut changer plus d’une fois la, haine en compassion. Tel est souvent l’effet des peines arbitraires et excessives. Le grand coupable n’était-il pas après tout l’Empereur, et ce grand coupable ne restait-il pas impuni ? Et puis ce qu’un Empereur avait fait, un autre pouvait le défaire. Plusieurs aussi ne tardaient pas à défaire ce qu’ils avaient fait d’abord. Les hommes changeaient, le régime restait. Le gouvernement des Antonins, si bienfaisant qu’il ait été, ne fut qu’une halte ou moins encore, un ralentissement, sur la pente d’une irrémédiable décadence.

Hâtons-nous d’arriver aux derniers jours de l’Empire. L’art des délateurs y est toujours florissant, je ne sais pas s’il ne s’est pas perfectionné. Ammien Marcellin nous en cite de terribles exemples. C’était surtout sur les crimes que la loi ne peut pas définir et qui souvent n’existent que dans les imaginations, les crimes de lèse-majesté, de sortilège, de magie, que la race maudite des dénonciateurs se donnait libre carrière. Constantin avait porté contre eux une loi qui les soumettait à la torture si leur témoignage était reconnu faux[27]. Mais cette loi, peut-être rarement appliquée sous son règne, ne l’était plus du tout sous le règne suivant. Un certain Mercure, Perse d’origine, officier de bouche de l’Empereur, étant devenu receveur du domaine, avait choisi les songes comme une mine à exploiter pour sa détestable industrie. Aussi l’appelait-on le comte des songes ! Dans ce temps-là les rêves et les visions jouaient un rôle immense, et rien ne prouve mieux combien le mysticisme oriental avait pénétré dans l’Empire. A la bataille de Mursa où Constance triompha de Magnence, l’évêque arien, Valens, prétendit et fit croire à l’Empereur qu’il avait vu un ange qui venait lui annoncer la défaite de l’usurpateur. Constance ne douta pas un instant de la véracité de l’évêque. Lui-même déclara, probablement avec sincérité, dans le concile de Milan de 355, que Dieu l’avait instruit en songe de ce qu’il fallait faire pour rétablir la paix intérieure dans ses États. Son successeur Julien se croyait aussi de bonne foi en relations avec des esprits supérieurs à l’humanité, et ce fut, suivant Libanius, à cet heureux commerce qu’il fut redevable de tous ses succès. Ces génies officieux, ajoute le sophiste visionnaire, le servaient en amis fidèles ; ils le réveillaient dans son sommeil ; ils l’avertissaient des dangers ; c’était avec eux qu’il tenait conseil ; ils le guidaient dans toutes les opérations de la guerre, quand il était à propos de combattre, d’aller en avant ou de faire retraite ; ils dirigeaient ses campements, etc., etc. Cette croyance absurde aux visions nocturnes présageant l’avenir, était professée par le plus grand nombre de Romains, à quelque communion religieuse qu’ils appartinssent. Mercure en fit l’instrument de son odieuse fortune. Il recueillait avec attention les songes que des amis se racontaient les uns aux autres ; il les enrichissait des inventions que lui fournissait son imagination féconde ; il y ajoutait de nombreux commentaires, et il était bien rare qu’il n’obtint pas de cette manière un procès criminel et une confiscation. Il est inutile de dire qu’il avait sa part dans les profits de cette dernière. Un comte Paul, dont il, avait pris les leçons, le surpassait encore dans l’art de la délation. Ses dénonciations calomnieuses coûtèrent la vie à un nombre infini d’innocents.

La mort de Constance arrêta pour un moment les progrès du fléau. Julien, dont les délateurs avaient plus d’une fois voulu faire leur victime, fut pour eux un juge rigoureux. Il porta contre eux plusieurs lois et fit quelques exemples. Mais il ne vécut pas assez pour les détruire entièrement. Valentinien et Valens suivirent son exemple dans une loi que le Code Théodosien nous a conservée[28]. Le délateur était obligé de subir la peine qu’on aurait infligée à l’accusé, s’il ne prouvait pas le crime de celui-ci. On exceptait probablement certains délits. Ce qui est certain, c’est que les règnes de ces Empereurs rappelèrent les plus mauvais jours du règne de Constance. Les délateurs y pullulèrent aussi. Ammien Marcellin cite parmi eux un tribun nommé Palladius, qui fut le digne émule de Mercure et de Paul. Envoyé dans la province de Tripoli pour y faire une enquête sur les trahisons de Romain, gouverneur de cette partie de l’Empire, qu’il avait en quelque sorte livrée à quelques tribus barbares du voisinage, il s’entendit avec le traître ; ils se partagèrent les dépouilles des malheureux opprimés et en firent ensuite condamner plusieurs au dernier supplice, sous de fausses inculpations. Puis, Palladius alla porter d’Occident en Orient sa coupable industrie et il n’y trouva que trop de moyens de l’exercer. Là où il paraissait on entendait immédiatement crier les instruments de torture ; les bourreaux n’avaient pas de relâche, et chaque citoyen que son opulence pouvait signaler à l’avidité du tout-puissant dénonciateur se demandait en s’éveillant si le jour qui allait commencer ne serait pas son dernier jour. On est heureux de voir que l’auteur de tant de crimes ne soit pas demeuré impuni. Palladius, d’abord frappé de disgrâce et rentré dans l’obscurité, avait été dépouillé de tous les avantages dont il était si fier, lorsque le comte Théodose fut envoyé en Afrique pour réprimer la révolte de Firmus. Une recherche ordonnée par le général fit découvrir une lettre de ce misérable, où sa trouvait dévoilée toute l’infamie de ses calomnies contre les Tripolitains. Un ordre d’amener Palladius devant Valentinien fut alors lancé ; mais tandis que ses gardiens exerçaient sur sa personne une surveillance peu sévère, il s’échappa pendant la nuit ; le désespoir le prit et il mit fin à sa vie en s’étranglant[29].

Le grand Théodose monta bientôt sur le trône. Il n’oublia pas que son père avait péri victime des délateurs. Mais ses lois montrèrent mieux encore que celles de Julien, par leur inefficacité, combien la délation plaisait aux sujets de l’Empire. Théodose prononça la peine capitale contre tout dénonciateur qui aurait réussi dans trois dénonciations différentes. La mort devait être le prix de la troisième victoire de ce genre. Il voulut aussi que l’accusateur fût détenu en prison pour subir la peine du talion, s’il était reconnu calomniateur, et que le procès fût rapidement jugé, afin que le coupable ne tardât pas à recevoir son châtiment et l’innocent la liberté[30]. Cette dernière partie de la loi de Théodose fut confirmée dans une Constitution d’Honorius et de Théodose II[31]. Il semble qu’après de telles mesures la délation dût disparaître sur toute la surface de l’Empire. Mais de telles violences législatives produisent rarement l’effet qu’on en attend. Il en fut de la Constitution de Théodose comme du Code donné aux Athéniens par Dracon. On ne l’exécuta pas ou on l’exécuta sans équité, de sorte que ce fut une nouvelle source de condamnations odieuses et de tyrannie. Libanius nous affirme que les délations continuèrent, et l’histoire le prouve. La race des délateurs ne devait s’éteindre qu’avec l’Empire romain.

Je n’ajouterai plus qu’un mot pour terminer ce chapitre si tristement curieux de l’histoire de Rome, c’est que les progrès de la délation sont presque toujours en raison inverse de ce que l’on appelle aujourd’hui la liberté de la presse, c’est-à-dire du droit de chacun d’exprimer publiquement par écrit sa pensée sur les hommes et sur les choses. Tacite a cité comme préface’ à ses sombres récits du règne de Tibère la loi d’Auguste sur les pamphlets. On les poursuivait davantage encore sous les derniers Empereurs, oh la délation descendit dans toutes les couches de la société et exerça plus de ravages même qu’au temps des premiers successeurs d’Auguste. Voici trois lois, entre beaucoup d’autres, qui sont relatives à ce sujet. La première est de Constantin ; les deux autres appartiennent à Valentinien et aux fils du grand Théodose. Toutes trois se trouvent dans le titre 34 du livre IX du Code théodosien. Je me contente de les citer en finissant :

S’il parait des écrits diffamatoires, dit Constantin, que ceux dont les noms et les actions y sont attaqués n’en éprouvent aucun dommage ; mais que l’on recherche l’auteur du pamphlet et qu’il soit obligé de fournir la preuve de ce qu’il a affirmé. Mais quand même il la fournirait, qu’il ne soit pas exempt pour cela du supplice[32].

Rien n’est plus infâme que les écrits diffamatoires, dit Valentinien. Si quelqu’un en fait collection ou en lit, si, en ayant reçu, il ne les livre pas immédiatement aux flammes, qu’il sache qu’il sera puni de la peine capitale[33].

Que quiconque, ajoutent les empereurs Arcadius et Honorius, aura lancé contre ses ennemis un pamphlet comme un trait empoisonné, quiconque lisant un de ces livres diffamatoires ne l’aura pas déchiré ou livré aux flammes aussitôt qu’il se sera aperçu de l’esprit qui l’a dicté, quiconque enfin n’aura pas dénoncé celui qu’il voit se livrer à de pareilles lectures, que celui-là sache bien que le glaive vengeur est suspendu sur sa tête[34].

Suivons la gradation. On condamne à mort d’abord ceux qui font des pamphlets ; puis ceux qui enlisent, puis ceux qui s’abstiennent de dénoncer ceux qui en lisent. Nous rentrons, par la dernière loi dans la pure délation. Que signifiait donc l’établissement de ces peines sévères contre les délateurs ? Et à quoi servent toutes ces contradictions législatives, si ce n’est à nous prouver une fois de plus que les Empereurs, toujours partagés entre plusieurs sentiments, cédant tantôt à l’un tantôt à l’autre, sans jamais garder de mesure, tournaient toujours autour d’un même cercle, s’éloignaient brusquement, puis, par un autre chemin, revenaient, sans s’en apercevoir, à leur point de départ ?

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1881

 

 

 



[1] Les Annales de la Faculté de Bordeaux ont inséré déjà dans leur recueil une savante étude de M. Froment sur l’éloquence des délateurs. (T. II, p. 35-57.) Nous aurions renoncé à traiter le même sujet si nous n’avions pas considéré les délateurs à un point de vue différent. Le travail de M. Froment est une page pleine d’intérêt de l’histoire littéraire de Rome. Nous avons cherché quelles causes ont donné l’essor à cette classe d’hommes si digne’d’0tre détestée et comment, parmi d’étranges vicissitudes, elle a continué à exercer sa funeste industrie jusqu’aux derniers temps de l’empire romain.

[2] Annales, I, 74.

[3] Annales, III, 66.

[4] Un magistrat particulier, l’avocat du fisc, fut dès lors peut-être chargé de certaines poursuites, sans y avoir un titre exclusif, Spartien, in Hadriano, 20. Voyez D. Serrigny, Droit public et administratif romain, n° 631 et 652.

[5] Quadruplitore delatores orant criminum publitoram in qua re quartam partem de proscriptorum bonis quo detulerant assaquabantur. Ps. Ascon., in Cicer, divin., éd. Orelli, V, 2, p. 110.

[6] Tacite, Annales, I, 72. Voyez A. Schmidt, Geschichte der Denh. und Glaubensfreiheit im ersten Iahrhunders der Kaiserherrschaft (Berlin, 1847, in-8°), p. 46.

[7] L. 26 mai 1819, art. 20. — L. 13 avril 1871, art 8. — L. 29 décembre 1875, art 7.

[8] Tacite, Annales, XIV, 40.

[9] Le premier procès fut celui de Falanius et de Rubrius. Tacite ne nomme pas l’accusateur. On peut en conclure que c’était un homme obscur. Bientôt après Granius Marcellus fut accusé de lèse-majesté par son questeur Cæpio Crispinus, auquel s’adjoignit un certain Hispon. Crispinus fut, d’après Tacite, le premier Romain qui fit de la délation une profession. (Annales, I, 74.) Le procès de Libon appartient la troisième année du règne de Tibère. (Voyez Annales, II, 27 sqq.)

[10] Tacite, Annales, III, 66.

[11] Annales, I, 32 ; IV, 20 ; V, 3 ; VI, 5.

[12] Annales, II, 28 sqq. ; III, 10, 19 ; V, 11 ; VI, 4, 98.

[13] Annales, II, 28.

[14] Facilis capessendis inimicitiis. (Annales, V, 11.)

[15] Ils exerçaient les fonctions consulaires : Trion, depuis le mois de juillet ; Regulus, depuis le mois d’octobre, et ils ne figurent pas dans les fastes consulaires du principat de Tibère.

[16] Dion Cassius, LVIII. 25, prétend qu’il fut soumis à une captivité préventive. Tacite ne paraît pas d’accord avec lui sur ce point.

[17] Paulatim dehine ab indecoris ad infesta transgrediebantur. (Annales, III, 66.)

[18] Cunctis quæ apud Orientem parabantur L. Vitellium præfecit. Eo de homine haud sum ignarus sinistram in urbe famam, pleraque foeda memorari; ceterum regendis prouinciis prisca virtute agit, unde regressus et formidine G. Cæsaris, familiaritate Claudii turpe in servitium mutatus. (Annales, VI, 32.)

[19] Tibère dit à ce sujet : Il a fait de moi un Atrée, je ferai de lui un Ajax. On sait qu’Ajax avait fini ses jours en se jetant sur son épée.

[20] Sur Scaurus, voyez Annales, I, 13 ; III, 23, 31, 66 ; VI, 9, 29. — Partout où la dénonciation a été en honneur comme dans l’Empire romain, on a vu figurer les trois catégories de délateurs représentées dans Tacite par Brutidius, Trion et Scaurus. Témoin l’époque de la restauration en Angleterre, où suivant Macaulay (Essai sur Mackintosh), a un procès politique était tout simplement un assassinat précédé de certaines formules et suivi de certaines singeries. Oates et Bedloë, de funeste mémoire, furent des faux témoins par intérêt. Lord Howard, qui fit condamner Russell et Sidney, doit être considéré comme faux témoin par méchanceté naturelle et par bassesse de caractère. Les faux témoins par crainte ne manquent pas non plus. Un accusé qui veut échapper au châtiment se fait accusateur. Après la rébellion de Monmouth, Goodenough, menacé comme complice, accuse Rumsey de n’avoir rien révélé de ce qu’il savait sur la conspiration de Rye-house. Rumsey, à son tour, pour le même motif, affirme sous serment que Cornish, ancien shérif de Londres, a pris part au complot de lord Russell. Cornish ne dénonça personne. Aussi périt-il victime du dernier supplice. (Lord Macaulay, Révol. de 1688, t. I, passim.)

[21] Ulpien, l. 6. Digeste, XXII, 6.

[22] In aridissimis insularum. (Suétone, Titus, 8.)

[23] Princeps qui delatores non castigat irritat. Suétone, 9, Domitien. Cf. Martial, de Spectac, lib. 4 et 5.

[24] Pline, Panégyrique, 35. – Capitolin, M. Anton. Philos., II.

[25] Paul, Sent. rec., V, 1, 5 ; V, 4, 11.

[26] In civitate libera linguam mentesque liberas esse debere. (Suétone, Tibère, 28.)

[27] Cod. Theod., lib. X, tit. 5, ad leg. Juliam, l. I.

[28] Nullus secundum juris perscriptum,quod intendere proposuerit, exsequatur, nisi subeat inscriptionis vinculum ; etenim qui alterius famam, fortunes, caput denique et sanguinem in judicium devocaverit, sciat, sibi congruere pœnam, si quod intenderit, non probaverit. (Cod. Theod., IX, tit. I, l. 41.)

[29] Ammien Marcellin, XXVIII, 6.

[30] Le Beau, t. V, liv. XXI, p. 24 et 25.

[31] Cod. Theod., liv. IX, tit. I, l. 19.

[32] Cod. Theod., IX, 34, l. 1.

[33] Cod. Theod., IX, 34, l. 7.

[34] Cod. Theod., IX, 34, l. 10.