APERÇUS SUR L’HISTOIRE DE L’EMPIRE ROMAIN

 

DEPUIS LA MORT DE TIBÈRE JUSQU’À L’AVÈNEMENT DE VESPASIEN

A. DUMÉRIL

 

 

I

On me permettra d’être très bref sur les derniers Empereurs de la maison d’Auguste. Après avoir montré quelles causes rendirent à Rome nécessaire la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme, j’ai tâché de faire connaître dans cette Revue comment sous Auguste cette concentration fut admise seulement comme un expédient destiné à subvenir aux difficultés présentes. En conservant toutes les magistratures républicaines, le sénat, les comices, on ne croyait nullement garder des formes vides. L’Empire n’était qu’un supplément nécessaire et provisoire à cette constitution devenue insuffisante pour subvenir aux nécessités de la situation. J’avais déjà montré dans une autre étude comment sous Tibère le pouvoir impérial prit une forme plus accusée de royauté, sans cesser d’affecter des apparences républicaines, associa le Sénat à ses usurpations en partageant avec lui les dépouilles du peuple, puis l’opprima, comme le Comité de salut public opprima plus tard la Convention, en profitant de ses divisions, de ses défiances et de sa lâcheté. Tibère avait plié le Sénat au rôle d’instrument éternel. Le peuple s’était résigné à n’être plus rien en politique. Les prétoriens, un moment menaçants, quand Séjan travaillait à renverser Tibère avec leur concours, étaient rentrés dans une soumission qu’on leur payait d’ailleurs largement. L’armée, dont Tibère et Lentulus avaient soupçonné la force, ne se rendait pas encore compte à elle-même do ce qu’elle pouvait. Avant qu’elle parfit sur la scène pour faire les Empereurs et les défaire, l’Empire devait parcourir une nouvelle phase sous les trois derniers princes de la maison d’Auguste. Il devait, sans changer d’une manière essentielle ses institutions, essayer de se mettre au niveau des monarchies de l’Orient. Tibère avait été dans les provinces le souverain arbitre de toutes choses ; il n’avait pas ou moins de pouvoir à Rome. Mais, dans cette capitale des nations, il n’avait pas osé ou voulu faire ouvertement profession de despotisme. Il avait d’ordinaire mis le Sénat en avant, laissant aux Pères conscrits le triste honneur de commettre les crimes juridiques dont lui seul profitait. Ce n’avait pas été un frein pour lui. Mais Caligula et Néron considérèrent le plus souvent cette obligation comme une honte dans le haut rang où ils étaient placés. Ne pouvoir se passer de l’adhésion d’autrui, lorsqu’on ne regarde les autres hommes que comme un vil troupeau, être dans la nécessité de soumettre à la délibération de luges étrangers la satisfaction de ses haines et de ses vengeances, feindre du respect pour ceux qu’on ne regarde que comme des subordonnés et des subalternes, c’est une trop forte épreuve pour des jeunes gens au cœur dépravé, aux passions ardentes et dont l’adulation irrite encore les mauvais instincts. On dit que Caligula, dont le principat avait commencé sous d’heureux auspices, tomba en frénésie par l’effet d’un philtre que lui avait fait prendre sa femme Cæsonia. Le véritable philtre qui lui fit perdre lu raison fut peut-être la persuasion que, dans la haute position où sa naissance et la fortune l’avaient placé, c’était son droit pour lui de traiter tous les autres hommes en maître et un devoir pour eux de lui obéir en esclaves. Agrippa, roi d’une partie de la Judée, Antiochus de Commagène, deux petits princes asiatiques que Dion Cassius appelle des professeurs de tyrannie, l’Alexandrin Hélicon, de race égyptienne, dont Philon nous fait, dans sa Légation à Caïus, un portrait si peu flatté, affranchis grecs ou orientaux qui administraient le palais, furent les grands corrupteurs de cet esclave de Tibère élevé tout à coup au rang de successeur d’Auguste. Ayant des rois parmi ses vassaux, aurait-il moins les coudées franches que ceux auxquels il donnait des royaumes[1] ? Quand il s’agissait de faire tomber une tête, de lever un impôt, de se, passer quelque fantaisie atroce ou insensée, avait-il besoin de conseil ? Quelle honte pour lui s’il se laissait ainsi tenir en tutelle ! De là, chez lui, une idée fixe qui se manifeste dans ses paroles tout autant que dans ses actes. Ce ne fut pas seulement un tyran. Ce fut un fanfaron de tyrannie, si je puis m’exprimer ainsi. Autant Tibère avait mis de soin à se donner des complices parmi ceux mêmes dont il faisait ses victimes, autant Caligula désirait montrer que son caprice était la loi suprême, la loi unique. De là ces mots dont la jactance fait horreur, à sa maîtresse : La belle tête, je puis la faire tomber d’un signe ; aux consuls : Quand je pense qu’un ordre de moi pourrait faire tomber vos deux têtes ; au peuple romain qui l’avait mal applaudi : Plut à Dieu que le peuple romain n’eût qu’une seule tête ! je l’abattrais tout d’un coup ; à ses compagnons de jeu, après avoir dressé une liste de proscrits dont les biens devaient être confisqués : Vous vous réjouissez de me gagner quelques sesterces, moi je viens de gagner cent cinquante millions d’un seul coup. De là, ces insultes, ces menaces au Sénat qu’il n’osait supprimer, ces ornements consulaires conférés à son cheval Incitatus, plaisanterie d’un furieux qui se dédommageait ainsi d’être obligé de supporter une magistrature dont l’éclat suranné n’était pourtant pas tout à fait éteint. Il voulait porter le diadème ; on out quelque peine à l’en dissuader. Les Romains, si patients sur tout le reste, s’en seraient fâchés. Le titre de roi, qu’Auguste et Tibère avaient évité avec soin, lui inspirait une envie démesurée. Un seul chef, un seul roi, disait-il à des princes qui, dans son palais, se disputaient la prééminence. Les honneurs que les sénateurs lui décernaient le remplissaient de rage, parce que celui qui les confère est par cela même censé posséder une certaine supériorité sur celui qui les reçoit (Dion Cassius, LIX, 23). Il présente son pied ou sa main à baiser aux chefs du Sénat, tandis qu’il embrassait avec effusion les plus vils histrions, il chercha à s’ériger à l’état de Dieu suprême, réunissant en lui seul les attributs de tous les autres, formant à lui tout seul un panthéon. Philon et Josèphe, le premier surtout, nous donnent à ce sujet des détails curieux. Il y eut dans les efforts qu’il lit pour cela une espèce de gradation. D’abord, il parut se contenter du rôle de Dieu inférieur, mais en se distinguant des autres divinités appartenant à cette catégorie, en ce point qu’il les personnifierait toutes. Écoutons Philon :

Caïus, dit-il, s’appliqua à monter pou à peu comme par degrés de plus en plus haut. D’abord, il affecta de se rendre semblable à ceux qu’on nomme demi-dieux, Bacchus, Hercule, les Dioscures, Trophonius, Amphiaraüs, Amphiloque et autres. Il se moqua de leurs oracles et de leurs fêtes qu’il comparait à l’éclat de sa propre puissance. Puis, comme les acteurs sur la scène, il revêtit successivement les attributs de ces divinités. Tantôt c’était la massue et la peau du lion, mais toutes deux en or, qu’il prenait pour se déguiser en Hercule. Tantôt, pour représenter les Dioscures, il se coiffait du bonnet phrygien ; tantôt il figurait Bacchus, avec une couronne de lierre, un thyrse et la dépouille d’un faon.

Il s’arrogeait pourtant une prérogative ; car chacune de ces divinités se contente des honneurs qui lui sont propres et n’empiète pas sur ceux des autres : Caïus voulait accumuler sur sa personne les attributs de tous les demi-dieux, afin de surpasser ceux qu’il jalousait. Il ne prétendait point, à l’instar de Géryon, le monstre au triple corps, surprendre, par sa masse les spectateurs ; mais, par un raffinement plus incroyable, il faisait successivement subir à un seul et même corps différentes métaphores, comme jadis l’Égyptien Protée, qu’Homère nous montre prenant tous les aspects des forces de la nature, tour à tour flamme rapide, bête effrayante, fleuve transparent[2].

Puis il aspira aux honneurs des grands dieux de l’Olympe en se transformant aussi tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre. Aujourd’hui, il portait le caducée de Mercure, le lendemain un carquois et des flèches à la manière d’Apollon. Puis il devenait Mars ; enfin, il visa à devenir un second Jupiter. C’est à ce dernier titre qu’il voulut faire placer sa statue dans le saint des saints du temple de Jérusalem. Essai de profanation qui eût amené dès lors une guerre d’extermination entre les Romains et les Juifs, si sa mort ne l’avait heureusement arrêté.

Tout cela tenait certainement à la nature particulière de l’homme qu’un écrivain[3] a placé, avec raison, dans la classe des fous lucides. Mais la situation y contribuait pour sa part. Une digue impuissante, en irritant les flots, accroît leur violence. Que le fleuve puisse s’épancher dans les plaines environnantes et s’y faire un lit, il fera peu de ravages. Resserrez-le par des travaux d’une solidité insuffisante, il se précipitera par les brèches qu’il saura ouvertes. Sa fureur emportera tout, et les moyens par lesquels on aura cru le contenir le rendront bien plus redoutable. Les tristes dynasties des Séleucides et des Ptolémées ont vu se succéder plus d’un prince semblable à Caligula. Leurs excès furent un peu moindres, parce qu’ils n’avaient pas sous les yeux l’image de lisières insupportable pour l’orgueil surexcité par la toute puissance.

Je demande la permission de laisser maintenant de côté Claude, qui fut le successeur immédiat de Caligula. Je reviendrai tout à l’heure à ce prince. Je cours à Néron parce qu’il a été un second Caligula, sur lequel un milieu analogue a agi dans le même sens. Il y a eu entre eux des ressemblances. Il y a eu aussi des différences, et c’est à ces dernières surtout que je voudrais m’attacher.

Caïus avait passé brusquement d’une servitude pleine de dangers à la suprême puissance. Il n’y avait pas eu de transition. Regardé avec défiance par Tibère, qui déjà avait fait mourir sa mère et ses deux frères, il avait vécu jusqu’au bout dans les transes et dans les angoisses, flattant, caressant, dissimulant pour sauver sa vie. Le jour même où il devint Empereur, il eut une terrible alerte. Un annonça tout à coup que Tibère qu’on avait cru mort, reprenait ses sens. Voyez dans Josèphe l’épouvante qui se saisit alors du gardien de la prison où était enfermé le roi des juifs, Agrippa, l’ami de Caïus. Il félicitait Agrippa sur le nouvel avènement qui devait changer sa destinée d’une manière avantageuse. A table ensemble, ils passaient gaiement ces derniers moments de la captivité du prince hébreu. Tout à coup arrive la nouvelle inattendue. Le geôlier éclate, accuse Agrippa de l’avoir trompé, le menace de sa vengeance, lui fait remettre ses chaînes. Ainsi s’écoulèrent pour Caligula les heures qui précédèrent pour lui la prise en possession définitive de l’Empire. Alors tout lui sourit. Sénat, peuple, soldats, auxquels la mémoire de Germanicus était restée chère, saluèrent son règne comme l’aurore d’un beau jour. Les provinces partagèrent l’enthousiasme général. Tiberius Gemellus, son cousin, que Tibère avait adopté conjointement avec lui, était seul un point noir à l’horizon. Non qu’il pût alors quelque chose. Personne ne pensait à lui. Mais enfin c’était un héritier désigné. Dion Cassius prétend que Tibère l’avait même proposé par son testament pour être le collègue de Caligula dans l’Empire et que le Sénat cassa le testament. Philon affirme que Caligula, pour perdre le jeune prince, substitua au lien fraternel, qu’une adoption commune avait créé entre eux, le lien plus saint encore et plus révéré de la paternité. Il adopta à son tour le jeune Gemellus. Puis il se servit pour le perdre des droits que lui donnait la puissance paternelle[4]. Quoi qu’il en soit, Caïus se trouva transporté tout à coup d’un état précaire, plein d’humiliations et de périls, au rôle d’une idole que chacun aime et que chacun admire. Peut-être en fut-il touché d’abord. J’attribuerai à un mouvement de reconnaissance, plutôt qu’à la dissimulation, les premiers actes de son principat, que les historiens ont loués. Il rétablit, par exemple, les comices, bornant par là les prérogatives impériales. Qui le demandait ? Dion Cassius nous montre assez combien cette restauration des anciennes formes républicaines avait été peu souhaitée par la plupart des citoyens. Quand l’élection par le peuple eut été rétablie, il ne se trouva plus ni candidats, ni électeurs. Caïus, dit-il, avait rendu les comices au peuple ; mais comme les citoyens se montraient indifférents pour ce qui touchait à leurs intérêts, ayant perdu depuis longtemps l’habitude de la liberté, comme d’ailleurs il ne se présentait pour les charges que le nombre des candidats à élire ou que, si parfois leur nombre était plus grand, ils traitaient les uns avec les autres, l’apparence du gouvernement républicain était sauvée, sans que pour cela il y eût aucune réalité[5]. Les espérances de tous se concentraient sur l’indigne rejeton d’une famille que ses malheurs mêmes avaient contribué à entourer d’une auréole. Il en conçut un prodigieux orgueil qui donna un caractère tout particulier de fougue, d’emportement et de violence à ses vices, d’abord entretenus par une oisiveté forcée et la crainte de paraître autre chose qu’un bon esclave devant un maître soupçonneux.

L’existence de Néron ne se sépare pas en deux périodes aussi tranchées. Pendant un long intervalle il fut à la fois Empereur et dépendant, maître de la vie des autres et plein d’inquiétudes pour la sienne. Ceux qui se disputaient sa direction, désirant lui plaire, favorisaient quelques-unes de ses mauvaises inclinations, espérant obtenir par là qu’il renoncerait plus facilement à la satisfaction des autres, tandis que ses favoris le poussaient à n’en abandonner aucune. La division la plus complète régnait dans cette cour où trois partis cherchaient à se supplanter. La mère réclamait le renvoi et peut-être le châtiment des pédagogues, avec des menaces qu’elle eût été trop capable d’exécuter : car elle avait fait ses preuves. Les pédagogues, plus respectueusement, mais avec une animosité au fond égale, attaquaient la mère, dont le triomphe eût été le signal de leur perte. La mère et les pédagogues, sans s’unir, cherchaient à écarter les favoris. Les favoris, à leur tour, leur faisaient une guerre victorieuse, en allumant les vices du prince et en excitant ses soupçons.

De là résultèrent deux choses, si je ne me trompe. Néron fit d’abord deux parts dans sa vie d’Empereur. Il gouvernait encore d’une manière supportable, alors que, comme particulier, il était le plus dépravé, le plus pervers, le plus infâme des Romains. Fratricide et parricide, il n’était pas encore un tyran, malgré quelques actes où la tyrannie se montrait. Il se laissait guider, le jour, par Sénèque et Burrhus et s’en dédommageait, le soir, par des orgies, à la suite desquelles il parcourait les rues de Rome, insultant les passants attardés. Quelques-uns répondaient à ses insultes par des insultes, à ses coups par des coups et restaient impunis. Il en prit mal à un certain Montanus, de l’ordre sénatorial, de l’avoir reconnu, après l’avoir battu, et de lui avoir fait des excuses. Néron lui sut très mauvais gré d’avoir découvert ce secret de l’Empire néronien, qu’il eût voulu cacher encore. Montanus fut condamné à se donner la mort[6]. A partir de ce jour, l’Empereur adopta un moyen terme entre le libre abandon à ces exercices de gaminerie olé l’homme privé était jusque-là seul intervenu, et les précautions que demandait la sûreté de la Majesté impériale, se compromettant clans des rixes nocturnes. Des prétoriens et des gladiateurs accompagnèrent ses courses de débauché ivre à travers les rues. S’il s’élevait, entre lui et ceux auxquels il s’attaquait, quelque querelle peu dangereuse, ils avaient ordre de laisser faire. Si les choses s’envenimaient et qu’il y eût péril, si surtout la qualité de l’insulteur était dévoilée, ils devaient intervenir les armes à la main[7]. Puis cette espèce de transaction entre le souverain qui n’était pas encore arrivé à secouer tout frein et l’homme déjà capable de forfaits abominables, sur lesquels d’honnêtes gens trop faibles fermaient trop facilement les yeux, se termina par la victoire complète du mal. Quand Burrhus fut mort, peut-être empoisonné, quand Sénèque disgracié n’eut plus à attendre qu’un sort semblable à celui de son ami, quand les Poppée, les Tigellinus, les Hélius, eurent seuls tout crédit, Néron devint dans le gouvernement de l’Empire l’émule de Caligula. Alors il y eut pourtant entre eux encore une différence. Au milieu de ses sales orgies, de ses parades d’histrion, de ses meurtres et de ses excès de toute nature, l’élève de Sénèque n’oublia pas complètement cette possession de soi-même qui, pendant quelques années, lui avait permis de jouer à la fois des rôles différents. Cela même donne à sa tyrannie un caractère de raffinement et de perversité qui la rend plus odieuse. La frénésie de Caligula est une circonstance atténuante aux yeux de ceux qui lisent le récit des actes dont son règne est rempli. Néron, lui, prend toujours ses précautions ; il caresse avant de frapper ou il cherche à donnes le change, soit sur les motifs du crime, soit sur le crime lui-même. Il avait attribué la mort de Britannicus à une attaque d’épilepsie et mis celle d’Agrippine sur le compte d’un suicide par lequel elle se serait punie d’avoir vainement tenté de lui arracher la vie à lui même. Il alla voir à son lit de mort Burrhus, dont la maladie était probablement son ouvrage. Il affectait pour sa victime une sympathie menteuse. Il répondit par les plus aimables refus à l’offre que lui fit Sénèque de lui abandonner les biens dont il l’avait jadis si largement pourvu. Ses paroles, si Tacite les a reproduites d’une manière exacte, étaient du disciple le plus reconnaissant. Sénèque le connaissait et prévit sa propre fin. Il ne s’agissait plus que de savoir s’il périrait par le poison ou par le fer. Il sut éviter l’un par un régime d’une excessive frugalité. Néron trouva moyen de le faire périr par l’autre, en l’enveloppant dans la conjuration de Pison. La pauvre Octavie, abandonnée d’abord pour Poppée, puis reprise sur la menace d’un soulèvement populaire, fut déclarée coupable d’adultère avant d’être sacrifiée. Anicet, invité à dire publiquement qu’il avait été son amant, s’exécuta de bonne grâce. On le condamna à l’exil pour la forme, et l’Empereur le dédommagea largement du châtiment qu’on feignait de lui infliger. Octavie n’était destinée, en apparence, qu’à une peine analogue. Mais l’ordre était donné de la faire mourir en chemin. Poppée périt à son tour d’un acte de violence de Néron. Il prononça devant le peuple son éloge funèbre. On ne peut positivement affirmer qu’il ait été l’auteur du terrible incendie qui consuma en tout ou en partie dix des quatorze quartiers de Rome[8]. Cependant, divers faits, soigneusement recueillis par Tacite, mettent toutes les vraisemblances du côté de cette supposition. Il se réjouit avec ses amis, chante la ruine d’Ilion, met à profit la destruction de tant d’édifices publics et privés pour se faire construire cette fameuse maison d’or, merveille de luxe et monument d’un despotisme sans mesure. Mais, en même temps, il s’occupe avec une pitié feinte d’assurer des abris aux malheureux que l’affreux sinistre laisse sans demeure, fait faire des processions, des prières aux dieux et, pour détourner lés soupçons des Romains qui l’accusent, il proclame que les chrétiens sont les coupables ; il leur inflige d’épouvantables supplices. Tandis qu’il surpasse Caligula par ses prodigalités[9], qu’il extorque partout de l’argent, qu’il multiplie les rapines, dépouille l’Italie, les alliés, les temples, ordonne aux gouverneurs qu’il envoie dans les provinces de s’arranger de manière à ne laisser rien à personne[10], réduit la Bretagne au désespoir par les exactions de son affranchi Polyclète, opère des confiscations sans nombre, il propose au Sénat de supprimer les tributs par lesquels le trésor est alimenté. N’était-ce pas pour avoir une occasion d’incriminer les Pères conscrits qui ne pouvaient que s’opposer à ce beau projet ? Nous voyons tous les jours des gens qui veulent se rendre populaires aux dépens du bien public, s’élever contre les impôts qu’ils savent les plus nécessaires, ce qui ne les empêchera pas, d’ailleurs, de voter un surcroît d’impôts le lendemain, pour cause d’utilité publique, bien entendu. Le vulgaire, qui ne songe qu’à l’avantage d’être délivré d’une des charges qui pèsent sur lui et ne prévoit pas l’avenir, les répute bons citoyens et soucieux des intérêts populaires. Néron visait au même but par sa proposition intempestive. Parfois, il est vrai, il agit aussi sous l’influence d’un simple caprice. Il affranchit de tout tribut les Grecs, parce qu’ils avaient admiré sa voix divine[11], tandis qu’il insultait une de leurs croyances religieuses nationales les plus chères, en faisant boucher l’ouverture souterraine par où la pythie de Delphes rendait ses oracles. Il est vrai que le Dieu de Delphes l’avait comparé à Aleméon et à Oreste. Acte de courage dont il faut lui savoir gré. Souvent, autrefois, il avait mis son influence au service de l’équité et dé la morale. Il s’en souvenait encore et ne voulait pas admettre qu’on fût excusable d’être parricide, alors même que l’on était tyran. Plutarque dans son opuscule sur les délais de la justice divine, a été plus indulgent et trop indulgent, pour Néron, en mémoire des avantages qu’il avait faits à la Grèce. Il place bien le fils d’Agrippine aux enfers, mais son supplice n’est pas celui des plus grands coupables : Quelque bien lui était dû par les dieux, dit l’excellent écrivain[12], pour avoir affranchi et exempté d’impôts, parmi les peuples de l’Empire, le meilleur et le plus aimé des dieux, le peuple grec. J’ai peine à excuser Plutarque. Mais les intérêts personnels ou locaux l’emportent presque toujours, même dans les hommes les meilleurs, sur les considérations de justice et de devoir. Celui qui vous procure une pension est un bienfaiteur ; celui qui vous l’ôte est un monstre. L’élite des hommes se compose encore de ceux qui, comme Plutarque, s’oublient eux-mêmes, mesurant leur opinion sur autrui au bien ou au mal qu’en a reçu leur patrie.

En somme, la violence des passions qui, chez Caligula, se traduisit en monomanie furieuse, en excessive irritabilité, en souci constant de montrer aux autres mortels qu’ils n’étaient à ses yeux que des vers de terre, s’allia chez Néron avec un certain esprit de calcul et une certaine lactique, qui n’a pas été sans succès. Caligula mort fut aussitôt oublié et, d’ailleurs, il avait peu duré. Néron, dont le principat fut bien plus long, conserva des partisans dans l’Empire, et même on vit plusieurs faux Nérons qui parurent ensuite, trouver bon accueil dans une partie de l’Orient. Le fils d’Agrippine prétendait qu’aucun des princes précédents n’avait connu tout ce qu’il lui était permis de faire[13]. Était-ce là un mot de simple jactance ? Je ne le crois pas. Néron voulait dire qu’il y avait un moyen de commettre avec plus de chances d’impunité les monstruosités dont le châtiment pour Caligula ne s’était pas fait longtemps attendre. En effet, semblable à Caligula sous beaucoup de rapports, il possédait un art d’être tyran dont celui-ci ne s’était pas douté.

Entre ces deux monstres se place Claude, le bon Claude pourrait-on presque dire. Il n’avait pas souhaité l’Empire. Quand il fut proclamé, il ne songeait qu’à sauver sa vie. Empereur, il conserva des allures débonnaires, jusqu’à se laisser rudoyer par les avocats lorsqu’il rendait la justice[14]. Il avait le désir d’être pour les Romains un prince tout paternel. Comme il se mettait à l’aise à table, il les engageait par édit public à en faire autant. Il recommandait de bien poisser les tonneaux et de se servir de l’if contre la morsure des vipères. Il pleurait quand Valerius Atticus venait se disculper devant lui et saluait avec accortise les dix-neuf mille condamnés qui venaient s’égorger pour son plus grand divertissement. Il avait aussi parfois les allures d’un pédant inoffensif, ajoutant des lettres à l’alphabet, étalant son érudition sur l’antiquité romaine. Pourtant son règne ne fait pas trop de disparate avec ceux de Caligula et de Néron[15]. Le pli de l’Empire était pris. Il n’était pas besoin que l’Empereur fût personnellement mauvais. Il suffisait qu’il fût faible même avec de bonnes intentions. L’entourage devenait tout alors, et quel était l’entourage d’un riche homme ? Des affranchis pour lesquels le vice même était un devoir, suivant le témoignage d’un avocat romain[16]. D’où venaient-ils ? Des pays où la corruption avait atteint les dernières limites et où la puissance royale était de temps immémorial l’objet d’un culte. C’étaient d’ailleurs souvent des hommes fort séduisants[17].

Plaute est déjà rempli d’esclaves qui mènent leurs maîtres. Ceux-ci les menacent et font bruire les verges. Ils donnent même quelques coups bien assénés, pour faire sentir leur supériorité. Les esclaves reçoivent les coups, s’en fout un titre de gloire, et parviennent en définitive à leurs lins. Claude fut pour ses affranchis un patron à la façon des maîtres de Plaute, sauf qu’il ne semble pas les avoir jamais maltraités. Quand ses femmes étaient en désaccord avec eux, il éprouvait bien quelque embarras. Messaline, toute coupable qu’elle fût, eut, jusqu’au dernier moment, quelque chance de triompher de Narcisse, comme Agrippine en triompha plus tard. Il y eut ainsi des tiraillements intérieurs. Qu’importait à la chose publique ? Les épouses et les affranchis avaient le même esprit. Rome, où la femme, si longtemps en tutelle, était encore assujettie par les lois civiles à une espèce de servitude, surtout dans les maisons patriciennes, Rome était une ennemie contre laquelle on usait des armes domestiques que fournissait la faiblesse du prince à ceux qui pouvaient sans cesse approcher de sa personne. Quand Messaline épousa Silius, après avoir fait consentir Claude lui-même au mariage, suivant une tradition[18], je crois que le désir de témoigner son mépris pour la vieille législation relative à la famille romaine ne fut pas étranger à cette bizarre fantaisie. L’adultère lui était permis. Elle s’y livrait sans chercher à se cacher, même avec des portefaix, et Claude était aveugle ou soufrait tout. Elle voulut y ajouter la polygamie orientale, mais la polygamie au profit de son sexe. Agrippine, plus ambitieuse qu’impudique (bien qu’elle fût l’une et l’autre), voulait, elle, arriver à gouverner l’État, non pas d’une manière détournée et secrète, mais ostensiblement, avec l’appareil de la toute puissance. Remarquons qu’elles avaient pour parvenir à leurs lins des facilités qui manquaient aux sultanes de l’Orient, cette patrie du gouvernement domestique, où les rois règnent et les femmes tiennent l’État sous leur jouta. Elles étaient, plus libres, moins réservées : elles n’avaient pas de concurrentes. Elles ne menaient pas une vie séparée de celle de leurs époux, elles pouvaient à toute heure pénétrer dans le cabinet du prince. Esther courait risque de la vie lorsqu’elle alla trouver Assuérus pour intercéder auprès de lui en faveur des Juifs. Quand elle l’aborda, elle faillit s’évanouir, tant elle avait conscience du péril auquel elle s’exposait ! Pour la rassurer, il fallut qu’il la touchât de son sceptre. Combien on est moins hardi quand, pour être entendu, il faut d’abord obtenir son pardon d’avoir osé se faire entendre ! Messaline et Agrippine avaient accès auprès de Claude à tout instant. Le principal moyen de défense auquel ont recours les âmes sans énergie contre les sollicitations importunes, qui est de se cacher, de se rendre invisible, lui était interdit ou plus mal aisé. Il se soumettait donc, et l’Empire était le jouet de deux femmes infidèles, sans cœur et sans honte.

 

II

Sous les trois derniers princes de la maison d’Auguste, il ne se fit pas de changement notable clans la constitution de l’Empire si ce n’est sur un seul point. Les affranchis de César furent associés aux sénateurs et aux chevaliers dans l’exercice du pouvoir judiciaire à partir du règne de Claude. Montesquieu a fait ressortir l’importance de cette innovation. Ce fut un nouveau progrès de la suprématie légale du palais. Mais les Empereurs savaient bien se passer de cette suprématie légale. Entre le droit et le fait il y avait alors un abîme. Tibère s’était fait des pouvoirs établis des instruments ; nous avons vu comment ses successeurs dédaignèrent le plus souvent de les invoquer. Ils agissaient more regio, à la manière des rois de l’Asie, sans trop s’embarrasser s’ils n’outrepassaient pas leur prérogative. Dans les grandes circonstances seulement on recourait au Sénat que Tibère avait déjà réduit au rôle d’une machine à décrets. Ce dernier fit une loi pour autoriser les mariages entre oncle et nièce. Mais c’est que Claude avait des scrupules. Il aimait Agrippine et craignait pourtant de commettre un inceste. S’il avait été personnellement mieux décidé, il aurait épousé Agrippine sans consulter personne. Puis le Sénat lui aurait rendu des actions de grâce, le couteau sur la gorge. C’est ce que l’on appelait le consensus senatus, qu’on appliquait d’ailleurs au silence même, sans doute en vertu du fameux proverbe : Qui ne dit rien consent. Cependant Néron, à son avènement, pour flatter les sénateurs, voulut bien supposer qu’ils avaient eu dans son élévation une certaine initiative. Après la mort de Claude, il s’était adressé aux prétoriens. Il les avait gorgés d’or et il avait reçu d’eux le titre d’imperator. Les Pères conscrits avaient purement et simplement approuvé la chose ainsi faite sans leur concours[19]. Mais quand Néron se présenta ensuite au Sénat, il y parla de l’autorité de ce corps, au décret duquel les soldats avaient donné leur assentiment[20]. Il eut fallu retourner la proposition. Les sénateurs reçurent, en outre, comme récompense de leur docilité, de vaines promesses. Du moins Néron les laissa vivre pendant quelque temps et, dans cette funèbre époque, c’était de la part du maître de l’Empire une marque de mansuétude dont ils durent lui savoir un gré infini.

Résumons l’histoire de ce corps de la mort de Tibère à celle de Néron. Il eut à l’avènement de Caligula son moment d’enthousiasme. Le souvenir de Germanicus n’y était pas éteint et ceux qui avaient persécuté la famille du jeune héros furent gagnés par une déclaration d’oubli. Caligula feignit même de brûler les lettres qui pouvaient les compromettre. Mais l’on ne livra au feu que des copies. Les originaux se retrouvèrent plus tard. Quand l’Empereur tomba en frénésie, le Sénat éperdu, sans cesse menacé, se mit à l’unisson. On y exécuta sans arrêt préalable des malheureux auxquels on reprochait seulement de n’avoir aucune affection pour l’Empereur que chacun haïssait. Voici une curieuse anecdote racontée par Dion Cassius (LIX, 26). Un certain Protogène, principal ministre des cruautés de Caïus, qui portait avec lui deux livrets, dont l’un avait nom Épée et dont l’autre était appelé Poignard, entra un jour clans la curie comme par hasard. Aussitôt les sénateurs de courir à lui. On lui prend la main ; on s’informe à l’envi de sa précieuse santé. Scribonius Proculus était parmi les empressés. Protogène fixa sur lui des regards perçants. Toi aussi, tu me salues, dit-il, toi qui hais tant l’Empereur. A ces mots, les sénateurs manifestèrent contre Proculus une indignation furieuse, se jetèrent sur lui et le mirent en pièces. Il paraît que Caligula leur en sut quelque gré pour une heure ou deux. Ils l’aimaient tant que lorsqu’il out été tué, ils percèrent son cadavre de mille coups, et quelques-uns allèrent même jusqu’à manger de sa chair. C’est encore à Dion Cassius que j’emprunte cet horrible fait (LIX, 29).

Après sa mort, il fut question entre eux de rétablir la République. L’interrègne si court qui eut lieu alors est un moment décisif dans l’histoire du Sénat. Nous en avons heureusement une mention très détaillée et probablement impartiale, dans un chapitre de Josèphe. Agrippa, roi des Juifs, avait assisté aux scènes tragi-comiques dont il fut accompagné. Il y joua lui-même un rôle. Il était bon observateur et plein de finesse. Josèphe eut à sa disposition pour cette partie de son récit d’excellents documents. Il y a d’ailleurs dans certains morceaux historiques un naturel qui dépose en faveur de l’exactitude des faits. Celui-ci est du nombre. On est tout d’abord porté à croire que tout a dû se passer comme l’auteur le raconte. Mais le récit est aussi très caractéristique.

Quant le Sénat s’assembla, un peu tardivement dans le palais, ses membres, effrayés par le bruit d’une émeute populaire, commencèrent par délibérer sur la punition à infliger aux meurtriers de Caïus. Le danger dont ils se croyaient menacés de la part du peuple n’avait rien de sérieux. Celui-ci applaudit à Valerius Asiaticus regrettant de n’avoir pas été lui-même le meurtrier, et se dispersa. Bientôt après, il donna même de grandes louanges à Chéréas de ce qu’il avait voulu rétablir la liberté des Romains. Ce qui ne l’empêcha pus de s’unir ensuite aux soldats qui ne voulaient pas souffrir le rétablissement du gouvernement républicain. Rien n’est mobile comme la populace. Elle l’était surtout depuis que son éducation politique avait pris fin. Le sentiment du moment était tout pour elle et ce sentiment même était souvent complexe. Elle aimait les changements, comme on aime les spectacles qui intéressent, et elle les redoutait parce qu’elle était craintive. Tacite la définit justement par ces mots : Ut est [populus] novarum rerum ciepiens pavidusque[21]. Dans l’épisode dont nous parlons, elle passa successivement par les impressions les plus diverses, tantôt prête à crier : Vive la liberté, et tantôt se rejetant sur l’Empire. Les prétoriens étaient plus calculateurs ; on les avait déjà habitués à former une République dans la République. Le donativum était l’idole à laquelle ils sacrifiaient le plus volontiers. Un grand nombre pensèrent qu’ils feraient une excellente affaire en élevant à l’Empire Claude, oncle de Caligula. Ce n’est pus, comme on le voit dans toutes les histoires, par hasard qu’ils le rencontrèrent. Ils se mirent à sa recherche après mure délibération, et probablement ils ne voulaient lui laisser d’option qu’entre la mort et le pouvoir impérial. Pendant que le Sénat délibérait, dit notre auteur, les gens de guerre tenaient conseil de leur côté, et après avoir agité toutes choses, il leur sembla que le gouvernement populaire, si on le rétablissait, était incapable de soutenir le poids de la conduite de tant de royaumes et de provinces. — Les prétoriens étaient, comme on le voit, de profonds politiques. Ils avaient la conscience de leur mission. Le peuple avait perdu l’habitude de faire de ces calculs. Les légions ne l’avaient pas prise encore. Mais voici qui montre qu’au fond leur intérêt personnel était pour eux d’une toute autre importance que la chose publique. — Ils ajoutaient que, quand même ils pourraient remettre la République en état de subsister, ils n’y trouveraient pas leur avantage, et que, si quelqu’un des principaux du Sénat était déclaré Empereur, ils l’auraient pour ennemi à moins qu’ils n’eussent contribué à l’élever à ce degré d’honneur. Croyant donc que nul autre ne le méritait mieux que Claude, tant par la grandeur de sa naissance, étant oncle de Caligula, que par la manière si noble dont il avait été élevé, ayant de plus sujet d’espérer qu’il leur témoignerait sa reconnaissance par des bienfaits proportionnés à l’obligation qu’il leur aurait, ils résolurent de l’aller enlever dans son logis pour le déclarer Empereur[22]. Quant aux Germains de la garde impériale, ils avaient eu pour Caligula ce dévouement que les Suisses de la garde royale avaient pour nos anciens rois. Ils étaient furieux de sa mort et ne songeaient qu’à le venger. Ils coururent, l’épée à la main, par toutes les rues comme des furieux et tuèrent trois sénateurs. Cependant ils s’apaisèrent ensuite, jusqu’à ce que les prétoriens vinssent les inviter à se joindre à eux pour proclamer Claude. Ils y consentirent, non pour tirer personnellement parti de la circonstance, mais parce que l’oncle de Caïus devait, dans leur opinion, châtier ses meurtriers, s’il arrivait au pouvoir[23]. Pendant ce temps le Sénat, remis de sa frayeur, entendait de belles phrases sur les avantages de la liberté. Remarquant qu’un des orateurs qui avaient parlé avec le plus de feu sur ce sujet d’éloquence avait à son doigt une bague où était gravée l’image de Caïus, il la lui ôtait et la mettait en pièces. Action héroïque qui fut suivie d’une autre plus héroïque encore. A la majorité des voix et sur la proposition de Chéréas, on envoya tuer Cæsonia, maîtresse et femme de l’Empereur assassiné, parce que, disait-on, elle lui avait fait prendre le philtre qui avait troublé sa raison. Vint la nouvelle que Claude avait été proclamé. Le Sénat lui envoya une députation, pour l’engager à renoncer à une telle usurpation. De là des négociations où Agrippa offrit de jouer le rôle d’intermédiaire. Le rusé fils d’Israël désirait assurer le succès de Claude, probablement avec la persuasion d’y trouver son compte. Il l’engageait donc fortement à ne pas céder, tandis qu’il feignait de faire tous ses efforts pour le déterminer à se montrer très accommodant. Au contraire, il cherchait à effrayer le Sénat, en lui représentant la grandeur des forces militaires que Claude avait à sa disposition. Il n’en restait du côté des Pères conscrits qu’une partie comparativement insignifiante, et, quant à armer leurs esclaves, comme ils en annonçaient l’intention, quelle ressource y trouveraient-ils ? Ils auraient là de beaux soldats, bien capables de tenir tête à tant de vaillantes cohortes. Il n’en fallait pas tant pour jeter de nouveau le trouble dans ces esprits peu énergiques. Le soir arriva. Les négociations furent suspendues. Quand, le lendemain, elles recommencèrent, une centaine de sénateurs seulement se trouvèrent réunis dans le Temple de Jupiter Capitolin, sous la présidence des consuls. Les autres étaient restés dans leurs maisons ou partis pour se mettre en villégiature. Nous avons vu, nous aussi, ce que peut faire l’amour de la campagne parmi les membres de nos assemblées politiques dans certaines circonstances et quelle que soit la saison.

Faut-il au moins rendre hommage aux cent vaillants qui se rendirent à l’appel des magistrats républicains ? Ceux des soldats qui les gardaient leur demandèrent un Empereur. Je veux croire qu’ils le firent spontanément, sans qu’aucun des Pères conscrits présents les y eût secrètement sollicités. Mais plusieurs de ceux-ci s’offrirent aussitôt. Leur dévouement était à la hauteur de cette tâche et, pour le salut de la patrie, ils consentaient volontiers à se charger de ce fardeau. Marcus Minucius, qui avait épousé Julie, sœur de Caïus, se déclara prêt à prendre la conduite de l’Empire. Valerius Asiaticus était disposé à s’exécuter de même, si on voulait bien le choisir. D’autres n’attendaient que leur tour de parole pour imiter ces deux nobles exemples de parfait désintéressement, lorsque l’assemblée fut troublée par les clameurs du dehors. Des rassemblements tumultueux avaient lieu devant le temple. La foule grossissait de moment en moment et le désordre devenait à chaque instant plus grand. Ceux des soldats qui étaient restés jusque-là fidèles se joignirent à Claude. Tout était perdu. Les sénateurs passèrent encore quelques moments à s’invectiver, s’attribuant mutuellement la position difficile où ils se trouvaient ; puis ils firent la seule chose qui fût encore possible. Ils s’en allèrent jurer à Claude les uns après les autres qu’ils voulaient vivre et mourir sous ses lois. Il y en eut un pourtant qui ne voulut pas survivre à ses espérances de liberté déçues. Il se perça de son épée, bien que Claude lui eût montré de la bienveillance. L’histoire doit conserver le nom de ce dernier successeur des Brutus et des Cassius. Il s’appelait Sabinus.

L’épisode que nous venons de raconter montre assez que dans les mœurs du Sénat il n’y avait absolument plus rien de républicain. S’il eût été ferme, énergique, uni, il aurait entraîné le peuple toujours flottant. Quand Chéréas eut péri par ordre de Claude, beaucoup de citoyens de toutes les classes lui rendirent à certaine fête les mêmes honneurs qu’à leurs parents morts. Ils se reprochaient leur ingratitude envers lui. Les soldats s’étaient d’abord divisés. Claude, peu ambitieux, aurait reculé devant une lutte dont le succès était incertain. Leurs craintes, leurs divisions, la fuite honteuse d’une grande partie d’entre eux, les prétentions si naïvement dévoilées par certains autres, devaient faire aboutir cette dernière manifestation républicaine à l’issue ridicule qu’elle eut Claude, content du succès, se montra du reste d’abord bon prince. Il valait mieux que Caligula et l’on avait gagné au moins de changer un abominable tyran contre un maître plus doux.

Ce qui surnageait parmi les sénateurs, au milieu des plus tristes défaillances, c’était l’orgueil du sang et du rang. Ceux qui n’appartenaient pas à d’illustres maisons (et il y en avait dés lors beaucoup) se glorifiaient du moins d’être nés en Italie de pères italiens. La plus vive résistance qu’ils aient faite à Claude, eut pour objet d’empêcher l’admission dans la curie de quelques citoyens de la Gaule Narbonnaise. Claude leur rappela à ce sujet les usages des ancêtres, lis cédèrent, parce qu’alors il fallait toujours céder à l’Empereur. Mais ce fut de mauvaise grâce. Avide de petites distinctions, le Sénat y trouvait une espèce de dédommagement à l’état de dépendance où il était et même aux cruautés que les chefs de l’Empire exerçaient contre lui. Les places au spectacle sont dans la législation de cette époque parmi les principales affaires de l’Etat.

Il y avait longtemps déjà que dans des spectacles publics on avait réservé aux sénateurs des places distinctes de celles du peuple ; au théâtre, ils occupaient l’orchestra[24]. La loi Roscia, de 67, avait donné aux chevaliers des sièges spéciaux, également au théâtre[25]. Mais rien n’avait été statué pour les jeux du cirque ; Claude le premier y accorda aux sénateurs des places particulières[26] ; et Néron étendit ce privilège aux chevaliers[27]. On se consolait à Rome de n’être plus rien, voire même d’être sous le coup d’une menace perpétuelle de mort, lorsqu’on était admis à voir de plus près les gladiateurs s’entr’égorger et qu’on était soi-même plus en vue, assis sur un banc d’honneur, portant des ornements particuliers. La vanité, qui s’accroît quand la dignité diminue, attachait un prix infini à ces frivolités.

Le même sentiment fit attribuer quelque importance à un édit de Néron relatif à la juridiction du Sénat. L’appel aux sénateurs appartenait aux Romains, tout aussi bien que l’appel au prince. Dans quels cas s’exerçaient-ils l’un et l’autre ? Les appelants avaient-ils le droit de choisir ou bien y avait-il des cas impériaux et des cas sénatoriaux, si je puis employer cette double expression ? Cette question est mal éclaircie[28]. Il y avait entre les deux juridictions cette différence que ceux qui faisaient appel à l’Empereur d’un jugement rendu au civil devaient consigner une certaine somme, tandis que les appelants au Sénat étaient affranchis de cette obligation. Cette distinction fut effacée. Les derniers furent astreints, comme les premiers, à fournir caution. Les sénateurs considérèrent cet édit comme une concession très honorable pour eux, et Tacite paraît partager leur avis[29]. C’était pourtant rendre plus difficile le recours à cette compagnie et par là rompre un des liens qui l’unissaient au reste des citoyens. Les sénateurs n’en jugèrent pas ainsi. Ils voulaient s’isoler davantage ou accroître leurs loisirs, peut-être les deux choses à la fois. Le résultat était leur annulation. Ajoutons que l’édit dont nous parlons était un nouveau pas dans la voie de l’inégalité sociale où l’Empire, qu’on a prétendu si mal à propos avoir été démocratique, entraînait chaque jour davantage les Romains.

Le règne de Néron, signalé par la mort de tant de sénateurs, mit le comble à leurs maux. Pourtant il commença aussi à les relever. Il aurait suffi de quelques justes pour sauver Sodome. Parmi les Pères conscrits il se trouva quelques justes au temps du parricide. Les adulations dictées par la pour ou par l’intérêt y étaient plus retentissantes encore qu’au temps de Tibère. Il fut question d’élever un temple à l’Empereur dans Rome même ; si on ne mit pas ce projet à exécution, c’est qu’on craignit que le peuple ne vît dans l’érection de ce temple un présage de mort pour le prince[30].

Chaque coup que le bourreau frappait excitait des cris d’enthousiasme en faveur de celui dont il exécutait les ordres, d’une indignation simulée contre la victime. Mais il y avait quelques protestations. De nobles filmes apparaissaient. Rien de semblable sous les princes qui avaient précédé. Qu’étaient les Lepidus et les Arruntius comparativement à Thraséas, à Soranus, aux amis qui voulurent les défendre, qui les pleurèrent et qui regardèrent comme un devoir sacré de les prendre en toute chose pour modèles ? On vit se former un parti des honnêtes gens dont le stoïcisme fournit les chefs. Comment se forma-t-il ? Les sénateurs philosophes avaient-ils manqué jusqu’alors ? Peut-être. Au moins leur rôle avait été bien effacé. Leur conduite avait trop souvent démenti leurs maximes. Témoin Sénèque flattant Polybe, affranchi de l’Empereur Claude, du fond de son exil en Sardaigne, ou prêtant sa plume habile à son disciple pour se disculper du meurtre d’Agrippine. Sénèque changea lui-même et devint meilleur. Il était le premier par la science et le talent ; mais d’autres le surpassaient en vertu. Peut-être pour les faire apparaître avec cet éclat, un seul exemple a-t-il suffi. Gardons-nous de croire que le mal seul soit contagieux : l’énergie dans le bien n’impose pas moins que l’énergie appliquée au crime. Peut-être aussi Néron avait-il dépassé la mesure des crimes et des infamies que pouvait supporter même un siècle pervers. L’indignation trop contenue des honnêtes gens finissait par éclater, et, comme la conscience de quiconque n’était pas entièrement corrompu était d’accord avec eux, ils se sentaient soutenus ; ils s’enhardissaient à protester tout au moins par leur silence. Ils n’étaient pas hostiles à l’Empire et plusieurs avaient conçu d’abord au sujet de Néron les plus grandes espérances. Personne ne t’a été plus fidèle que moi, tant que tu as mérité d’être aimé, disait au tyran Subrius Flavius. J’ai commencé à te haïr quand tu es devenu parricide, assassin de ton épouse, cocher, histrion et incendiaire[31]. Les femmes rivalisaient avec les hommes, quand elles ne leur présentaient pas de modèles à suivre. La matrone romaine reparaissait avec la sévérité de ses mœurs, son dévouement conjugal, son attachement aux liens de famille. Parcourez les premiers temps de l’Empire. D’effroyables déportements ou tout au moins l’esprit d’intrigue, une ambition sans scrupule et toujours inassouvie, signalent les personnes du sexe féminin sur lesquelles se portaient alors principalement les regards. Les Messaline, les Agrippine, les Julie, les Livie ne trouvent que des imitatrices en dehors de la maison impériale. Le spectacle a changé. L’adultère Poppée reste isolée parmi les femmes illustres que nous présentent les derniers livres des Annales. Combien contraste avec cette malheureuse, dont l’historien juif, Josèphe, vante pourtant la piété, la douce et chaste Octavie, victime d’un sort si cruel ! Combien la fille de Soranus, ce modèle achevé de la piété filiale ! Joignez-y les deux Arria, dont la première mourut sous Claude, Pauline et d’autres moins connues. Une affranchie même, Epicharis, déploie dans la torture une force d’âme dont peu de héros eussent été capables. Et tandis qu’il y a dans la plupart des grands stoïciens de cette époque quelque chose d’un pou raide et guindé, elles font les choses les plus admirables simplement. Ni l’aisance, ni la grâce ne leur manquait. Elles effacent l’opprobre dont leur sexe a été couvert par tant de vices et de forfaits et demeurent la plus forte objection à ceux qui ne veulent pas admettre que le paganisme ait été conciliable avec un grand développement de vertu féminine.

J’aime à chercher dans le monde physique des sujets de comparaison. Il y a des moments où le ciel tout entier est gris de nuages. Dans d’autres, de gros nuages noirs en couvrent la plus grande partie. Mais quelques points de la voûte, dégagés de cette sombre enveloppe, laissent passer les rayons du soleil. Et parmi les ténèbres où l’on se trouve plongé, on a quelque espoir de voir l’astre bienfaisant dissiper les ombres qui empêchent de jouir de sa lumière. Sous Tibère, la tyrannie étendit sur le Sénat un voile moins épais que sous Néron. Mais aucun interstice n’y laissait pénétrer la lumière pure. Sous Néron des lueurs peu nombreuses, mais d’autant plus apparentes qu’elles tranchent complètement avec le reste du tableau, font prévoir le commencement d’une période meilleure. Non sans luttes et sans orages ! Néron s’exaspère et la patience manque à ceux mêmes qui ont pris pour devise l’abstention unie à l’énergie, la résistance purement passive, le sustine et abstine. De là, la participation de plusieurs d’entre eux à la conjuration de Pison. A côté d’Epicuriens et d’ambitieux qui ne demandaient au fond qu’à s’emparer des dépouilles du prince et qui l’eussent trop imité, s’ils avaient triomphé, on y voit figurer l’élite morale de l’aristocratie guidée uniquement par le désir de délivrer Rome et l’Univers d’un monstre, sans aucune arrière-pensée d’égoïsme, sans aucun souci d’intérêt personnel.

La conjuration de Pison a fourni à Machiavel l’un de ses meilleurs exemples lorsqu’il veut montrer quelle est la difficulté de pareilles entreprises. Le publiciste italien distingue dans les complots trois instants, auxquels se rattachent trois espèces de périls ; celui de la formation du projet et des préparatifs nécessaires pour l’accomplir, celui de l’exécution et celui qui suit. Les premiers dangers sont les plus grands, surtout lorsqu’il y a beaucoup de conjurés. Le secret parmi tant d’hommes liés pour un tel dessein est une espèce de miracle. La conjuration de Pison le réalisa. Néron n’eût rien soupçonné sans les révélations d’un affranchi, qui lui-même n’avait que des soupçons. Môme après la découverte, la plupart des conjurés gardèrent le secret. Nous citions tout à l’heure Epicharis. Plautius Latéranus, consul désigné, véritable Romain, fut traîné au lieu destiné au supplice des esclaves par le tribun des soldats Statius, qui avait été son complice. Il se laissa tuer sans proférer une parole. Rien en lui ne dénota qu’il le savait coupable du crime glorieux pour lequel il périssait lui-même[32]. Etait-ce dédain ? Je croirais plutôt qu’il espérait lui devoir un jour sa vengeance. Fénius Rufus qui, après avoir pris part à la conspiration, se montrait avide de sévir contre les conjurés, obtint quelque temps le même silence. Enfin un de ceux contre lesquels il s’acharnait par lâcheté le dénonça. D’autres l’accusèrent aussi et il subit une peine bien méritée. J’ai cité tout à l’heure la réponse de Subrius Flavius à Néron. Un centurion, Sulpicius Asper, lui en fit une analogue, avec plus d’ironie. Le seul bien qu’on pût faire à un homme souillé d’autant de crimes que toi, c’était celui que je voulais te faire, lui dit-il. En général, les conjurés montrèrent, en mourant, la plus rare constance.

Tant de morts ainsi supportées ne pouvaient rester stériles. C’est pourquoi l’établissement de temples consacrés à Néron fut pris pour un ordre qui lui était donné, par une flatterie inconsciente de son rôle, d’aller joindre hors de ce monde ses prédécesseurs divinisés. Un air nouveau circulait. On voyait se manifester pur des actes bientôt connus et célébrés des idées nouvelles sur les devoirs des hommes illustres qui avaient l’honneur d’être à la tête de la République. Ils ne se laissent plus lâchement égorger. Un centurion vient avertir Silanus qu’il ait à se faire ouvrir les veines. Silanus répond tranquillement : Je sais bien que la mort est pour moi un événement inévitable ; mais un bourreau n’aura pas l’honneur de me tuer[33]. Il se défend, tout désarmé qu’il est, sans pourtant manifester aucune crainte, et succombe après avoir reçu en face plusieurs blessures comme dans une bataille[34]. — On conseille à Vétus, attendant son supplice, de laisser une partie de ses biens par testament à Néron, afin qu’il puisse conserver le reste à ses petits-fils. Il refuse pour ne pas déshonorer par une bassesse une vie glorieuse et libre au moment suprême ; il distribue son argent à ses esclaves et leur ordonne de partager entre eux tout ce qu’ils pourront emporter[35]. Ce n’étaient encore là que des exceptions, dira-t-on ; il est vrai ; mais elles étaient fréquentes et applaudies. Croirait-on que Néron, voulant faire mourir le consul Vestinus, qu’il haïssait d’une manière toute particulière, ne trouva personne pour l’accuser ? Comme il ne se découvrait ni crime ni accusateur, ne pouvant se donner l’apparence d’un juge, il eut recours à la force d’un maître[36]. Ainsi parle Tacite. On immola bien quelques victimes au Capitole pour rendre grâces aux dieux de sa mort. Mais on ne l’eût probablement pas condamné dans la curie. Ou bien il eût fallu la remplir de soldats et d’hommes portant des armes sous leur toge, comme on le fit lors du procès de Soranus et de Thraséas[37].

Donc l’aristocratie s’améliorait. Mais pour qu’elle pût quelque chose, il lui fallait un secours étranger. Où le trouverait-elle ? Le peuple avait pour Néron des alternatives d’amour et de haine. Il eût acclamé Pison succédant à l’Empire, je n’en doute pas. Il passait d’un parti à l’autre, suivant l’impulsion du moment, et il n’était une force pour personne. Les prétoriens étaient choyés, caressés, par l’Empereur. Chaque nouveau crime de Néron leur valait quelque gratification. Ce n’étaient pas des alliés pour le Sénat et pourtant c’était pour l’Empereur une force peu sûre. La conspiration de Pison avait été en partie une conspiration militaire. Des tribuns, des centurions, y étaient entrés avec un des préfets du prétoire. Quand les chefs sont ainsi disposés, le soldat n’est plus qu’un appui fragile. Séparez-le de ceux qui le commandent, il les réduit à l’impuissance et s’y trouve réduit lui-même. Néron comptait sur les prétoriens à tort, comme on le vit bientôt après. Mais ils n’eussent pas facilement pris l’initiative de sa chute. — Restaient les légions. C’était un monde à part. Humble, patient, quoique grossier et brutal. On avait rétabli tous les abus qui avaient déterminé les légionnaires à se révolter après lu mort d’Auguste. Les centurions les exploitaient durement. Les généraux avaient sur eux un pouvoir presque illimité. Ces derniers étaient des membres de l’aristocratie. Seulement, pour les empêcher d’être redoutables, on les tenait isolés. Défense absolue de sortir de leur province. Quand Vétus voulut creuser un canal joignant la Moselle et la Saône, il fut averti qu’il s’exposerait à la colère de l’Empereur, il exécutait ce dessein. Car il lui faudrait pour cela conduire ses légionnaires dans une province qui était pas la sienne et il serait suspect de vouloir gagner l’affection des Gaulois. Défense aussi de poursuivre une guerre commencée avec des succès capables de donner ombrage au prince. Corbulon, vainqueur des Frisons, fut obligé de renoncer à une expédition qu’il jugeait nécessaire, et, quand il eut réparé la défaite de Paetus en Arménie, Néron se hâta de le rappeler. En chemin pour Rome, il reçut l’ordre de s’ouvrir les veines. Telle était la condition des sénateurs délégués au commandement des armées. Un d’eux, Scribonianus, s’était fait proclamer sous Claude. D’autres disent qu’il avait voulu rétablir la République, au moyen des légionnaires. L’essai n’avait pas réussi. Ceux qui l’avaient élevé l’avaient abandonné presque aussitôt. Son sort fatal effraya longtemps les autres. Ils partageaient la mollesse de leurs collègues ornés du laticlave. Mais quand ceux-ci eurent commencé à secouer leur lâche torpeur, ils s’enhardirent 1 leur tour. Ma tête pour celle de Néron, va dire l’un deux, un Gaulois, Julius Vindex, et cet exemple ne fut pas sans fruit. Ils appelèrent les légionnaires à débarrasser l’Empire élu gouvernement d’un parricide. Les légionnaires les suivirent. Partout le terrain était miné sous les pieds de Néron. Aussi tomba-t-il avec une facilité singulière. Seulement les légions avaient paru sur la scène à leur tour. Instrument entre les mains de quelques généraux, mais instrument terrible, redoutable à ceux-là mômes qu’ils avaient délivrés. L’odieuse famille des Césars n’était plus ; mais le règne d’une soldatesque, en réalité étrangère à Rome, avait commencé. On se retrouvait avec un titre impérial de plus au point où l’on avait vu la ville et les provinces la veille de l’établissement de l’Empire.

 

III

La mort de Néron fit entrer l’Empire dans une phase nouvelle, courte, mais curieuse et dramatique, première annonce de cette grande période d’anarchie militaire où il devait plus tard, pendant un siècle entier, s’épuiser en mouvements convulsifs. On vit se renouveler, sous un régime nouveau, ce qui avait ou lieu dans les derniers temps de la République. Les légionnaires considérèrent Rome et l’Italie comme une proie. Ils s’y abattirent avec autant de fureur que d’avidité, et les maux auxquels on avait voulu échapper par l’Empire reparurent singulièrement accrus.

Il y avait évidemment dans l’organisation impériale, telle que l’avaient constituée les successeurs d’Auguste, un défaut capital qui rendait inévitables ces terribles explosions. Depuis que le peuple romain avait été dépouillé de ses prérogatives politiques, depuis que le Sénat avili, opprimé, n’était plus même un instrument nécessaire, le Princeps avait fait place à l’imperator. Les premiers Césars avaient possédé les deux titres. Mais ils avaient mis d’abord le premier seul en relief. Le second était resté beaucoup moins apparent. Quelqu’importance qu’eût leur pouvoir militaire, ils affectaient de le regarder comme un simple accessoire de leur pouvoir civil. Tibère, après Auguste, adopta, en général, cette règle de conduite. Caligula y dérogea et ses successeurs suivirent les mêmes errements. Le nouveau système ne produisit pourtant d’abord d’avantages appréciables que pour un seul corps, celui des prétoriens. Les Empereurs se servirent d’eux seuls pour tenir dans la servitude la cité maîtresse des nations. Et, comme ils étaient les fauteurs de la tyrannie, ils en étaient l’épouvantail. On les payait quand on voulait faire par eux quelques mauvais coups. On les payait quand on croyait avoir quelque danger à redouter pour obtenir au moins leur neutralité. Claude, effrayé des intrigues de Silius et de Messaline, court vers eux, la bourse à la main. Néron, qu’un parricide vient de délivrer des terreurs que l’emportement de sa mère lui a fait concevoir, leur prodigue l’argent pour qu’ils feignent de croire qu’Agrippine, surprise dans l’exécution d’un complot contre son fils, s’est fait justice à elle-même en se donnant la mort. Ces profits continuels des prétoriens mirent entre eux et les légionnaires une distance plus grande que par le passé. Or, déjà dans les commencements de l’Empire, le prétorien était pour le légionnaire l’objet d’une jalousie légitime. Moins de service et un service plus doux ; aucun péril à craindre ; la satisfaction de se voir adulés, caressés par les chefs de l’État, sans compter les gratifications accidentelles qui dépassaient peut-être la solde, voilà ce que ces soldats de parade puisaient dans l’ordre de choses établi. Le légionnaire, lui, travaillait, s’exposait sales cesse. Il vieillissait dans d’insupportables fatigues et n’obtenait pas mémo ensuite la récompense à laquelle la loi lui donnait droit. Les centurions l’exploitaient s’il avait quelque petite ressource, l’écrasaient de corvées s’il n’en avait pas. On pouvait leur acheter à beaux deniers comptants l’exemption de ces dernières. Elles restaient tout entières à la charge de ceux dont la bourse demeurait fermée. Vitellius, qui devint l’idole du soldat dans l’armée de Germanie, le dut peut-être en partie à ce qu’il y fit cesser cet abus, en déterminant que le fisc serait seul chargé désormais de ce traitement supplémentaire que les officiers inférieurs trouvaient doux de percevoir[38]. Les émeutes des légions de Pannonie et de Germanie dans les premières années du principat de Tibère avaient procuré aux armées quelques concessions. On les avait vite oubliées. Tout avait été bientôt ramené à l’ancien ordre de choses. Ne nous étonnons pas si le légionnaire nourrissait dans son cœur un profond ressentiment. Il y a plus sujet d’admirer sa longue patience. Celle-ci était l’effet de l’ignorance. Il avait, si je puis m’exprimer ainsi, la superstition de Rome. Il acceptait comme les maîtres légitimes de l’Empire les princes qui y étaient proclamés, comme ses chefs les sénateurs ou les affranchis qu’ils envoyaient pour le commander, comme les décrets d’une autorité devant laquelle il devait respectueusement s’incliner, les ordres émanés du César auquel la ville éternelle avait d’abord conféré son suffrage volontaire ou forcé. N’avons-nous pas vu, nous aussi, Paris tenir la France entière sous le joug au moyen d’une opinion semblable ? L’agronome anglais, Arthur Young, voyageait dans l’Alsace et dans la Bourgogne lorsqu’eut lieu la prise de la Bastille par les Parisiens, en 1789. Quand il demandait aux habitants ce qu’ils comptaient faire, quelle serait la suite de cette victoire de la Révolution sur l’ancienne monarchie, il recevait cette réponse uniforme : C’est à la capitale qu’il appartient d’en décider. Nous n’avons, nous, qu’à nous conformer à ce qu’elle déterminera.

Cette ignorance, cette défiance de soi-même, ces habitudes de soumission, qu’on s’efforce volontiers d’entretenir parce qu’en temps ordinaire elles rendent le commandement plus facile, tournent, à certains moments, d’une manière terrible, contre ceux qui croient y voir une sauvegarde pour eux-mêmes et pour ]’ordre public. Se conduire soi-même, c’est savoir se modérer, se diriger, s’avancer et s’arrêter quand il est utile. Abandonnez à lui-même celui qui n’a jamais vécu qu’entouré de lisières, ou qu’il s’en dégage un moment, sa marche incertaine, précipitée, aveugle, l’exposera à des chutes funestes et mettra quiconque se présentera sur son passage en péril d’être violemment heurté. Quand les légionnaires romains eurent rompu le frein qui les avait tenus assujettis aux princes de la maison d’Auguste, ils se livrèrent aux plus étranges saturnales. Le premier acte de cette tragédie lamentable indiquait assez ce qui devait suivre. Comment éclata au juste la révolte contre Néron, on l’ignore. L’initiative vint certainement, non pas des soldats eux-mêmes, mais des généraux qui avaient reçu de Néron la mission de les commander. Vindex en Gaule, Galba en Espagne, s’entendirent ensemble. Probablement ils avaient des accointances avec une partie du Sénat. La conspiration de Pison se poursuivait par d’autres. On avait échoué avec les prétoriens ; on augurait mieux d’une révolte des légionnaires. Les soldats subissaient aisément l’influence du milieu où ils se trouvaient. Après le nom de César, sous les auspices duquel tout se faisait dans les camps, les populations des pays où ces camps étaient placés étaient le premier et le principal objet de considération. Rome entraîna l’armée des Gaules dans ses projets de rébellion, Vindex dut d’abord y faire entrer la Gaule elle-même. L’informe abrégé du livre LXIIIe de Dion Cassius, que nous devons à Xiphilin, nous le montre assemblant d’abord les Gaulois ; il monte sur sa tribune et leur adresse une longue harangue. L’auteur nous dit d’ailleurs que les exactions de Néron avaient révolté ces peuples, de sorte qu’ils se trouvaient tout préparés à accueillir les exhortations du gouverneur impérial[39]. Un soulèvement provincial donna l’impulsion à celui d’une des grandes armées de l’Empire. Seulement il ne s’agissait pas de se détacher de Rome. Le but formellement déclaré était d’y remplacer un exécrable tyran par un maître meilleur. Des rivalités locales agirent de leur côté pour séparer du reste des Gaulois les habitants des territoires les plus voisins de la Germanie, les Lingons et les Trévères, par exemple[40]. Ils n’adhérèrent pas l un mouvement dont ils n’avaient pas donné le signal, et les armées de Germanie, qui entretenaient avec eux de grandes relations d’amitié, adoptèrent la même détermination. C’est ici que se place le fait bizarre dont nous voulons parler. Verginius Rufus commandait les légions de Germanie. Pas plus que Vindex, il n’était dévoué è Néron. Mais, n’osant ouvertement montrer des dispositions contraires è celles de ses soldats qui n’étaient nullement favorables à Vindex, il les mena contre lui. Les deux armées se trouvèrent en présence près de Besançon. Verginius négociait surtout probablement avec les siens. Il envoyait secrètement des messages à Vindex, et, d’après un bruit accrédité que rapporte l’abréviateur de Dion Cassius, il eut avec ce général une entrevue, où ils convinrent de s’unir ensemble contre Néron[41]. Mais ses soldats voulaient une bataille ; ils l’eurent et ils furent vainqueurs. Vindex, qui vit les siens taillés en pièces, se tua de désespoir. Les vainqueurs ne s’étaient nullement proposé de défendre Néron. Ils arrachèrent ses images, les mirent en pièces, proclamèrent ce même chef qu’ils avaient forcé è combattre, malgré lui, et voulurent lui imposer l’acceptation d’une dignité dont il ne se souciait nullement. Il résista, lutta, finit par l’emporter. Il fut convenu qu’on attendrait que le Sénat et le peuple romain eussent prononcé.

Tel fut le début. Tout ce qui se passa depuis au sein des légions y correspondit d’une manière parfaite. Il y eut accord entre elles et les habitants des provinces au milieu desquelles elles avaient leurs campements. Les sympathies et les antipathies des provinciaux dictaient les résolutions des légionnaires quand était débattue la question de savoir à qui appartiendrait l’Empire. Les Lingons et les Trévères, punis par Galba pour s’être prononcés contre Vindex, allumèrent contre lui la colère des soldats campés dans le voisinage du Rhin, et ce fut la première cause de la proclamation de Vitellius[42]. L’avènement de Vespasien fut l’œuvre de l’Orient autant au moins que celle des légions romaines qui y avaient leur résidence. L’Orient gardait un souvenir amer de ces guerres civiles où la fortune des Césars avait constamment triomphé de ses efforts. Il n’avait oublié ni Pharsale, ni Philippes, ni Actium. Tacite nous apprend que l’autorité du Sénat y avait conservé plus de prestige que dans le reste de l’Empire. Il avait accepté et il répétait avec enthousiasme la prophétie juive annonçant qu’un prince destiné à régir l’univers sortirait de Judée. Un faux Néron y trouva des partisans, parce que le véritable Néron avait projeté, disait-on, de transporter à Alexandrie la capitale de l’Empire. Des soldats syriens acclamèrent un esclave du Pont qui se présentait à eux sous ce nom. Sans doute, ils avaient entendu quelquefois prédire son retour par les populations crédules au milieu desquelles ils vivaient. La supposition que beaucoup d’orientaux y croyaient nous est confirmée par l’interprétation qu’un théologien protestant a donnée dé l’Apocalypse de saint Jean où les mots de Néron César sont exprimés en chiffres. Les chrétiens dont il avait été le persécuteur s’en préoccupaient, tandis que d’autres l’eussent regardé comme un événement heureux. Les légionnaires avaient avec les indigènes des liens d’amitié, même des alliances de famille. Ceux de Syrie tenaient au séjour de cette province comme on tient à rester dans sa patrie, et l’une des causes les plus actives de leur soulèvement contre Vitellius fut la nouvelle répandue à dessein par Mucius que les légions de Germanie allaient venir les remplacer. Tout le monde se persuada alors que la prédiction juive regardait Vespasien et que les dieux le destinaient à venger l’Orient de ses humiliations. Ce fut à qui lui jurerait fidélité. Les habitants mettaient à sa disposition leurs richesses, tandis que les soldats lui offraient leurs bras. On lui attribuait le don des miracles, et nul ne doutait qu’il ne fût capable de faire marcher sans difficulté des boiteux et de rendre la vue à des aveugles.

Dans tout cela, le soldat n’était qu’un écho, un miroir réflecteur des impressions et des opinions d’autrui. Ce qui lui appartenait en propre, parce que l’origine en était tout entière dans les habitudes des camps, c’était la superstition de l’Imperium. Par là il restait Romain. Il n’était plus fidèle, il est vrai, aux Empereurs qu’il avait reconnus sans les avoir faits lui-même. Les légions de Germanie prêtèrent serment à Galba avant de porter les armes contre lui, et celles d’Orient commencèrent par se soumettre à Vitellius. Mais il ne se détachait d’un Empereur que pour en adopter un autre, auquel la reconnaissance du Sénat et du peuple assurerait dans tout l’Empire un pouvoir légitime. Et ceux qu’il avait créés ainsi, il les transformait immédiatement en idoles ; quels qu’ils fussent, il les réputait sacrés. Mourir pour eux au besoin était, à ses yeux, un devoir. C’était presque le seul qu’il sût encore remplir. Les prétoriens donnèrent l’exemple. S’ils avaient permis l’avènement de Galba, ç’avait été par une surprise, et Néron les avait quittés plutôt qu’ils ne l’avaient abandonné. Mais l’élévation d’Othon fut leur ouvrage. Ce débauché, dont la prodigalité et les belles manières faisaient tout le mérite, fut de leur part l’objet d’un dévouement sans bornes. Avec quel soin ils veillent sur ses jours, soupçonnant des conspirations ! Vaincus à Bédriac, ils lui demandent comme une grâce de leur permettre de le soutenir jusqu’au bout. Quand il s’est percé de son épée, plusieurs se tuent sur son tombeau. Les légions de Germanie présentent un spectacle plus étrange encore. Nul personnage ne semble avoir jamais mérité plus de mépris que Vitellius, ce type incomparable de gloutonnerie et de crapule. Pourtant son élection fut d’abord accompagnée d’enthousiasme. Il n’eût pas pris l’Empire si les soldats ne l’y eussent poussé. Les simples légionnaires lui offraient leurs joyaux et les ornements de leurs armes[43]. Quand, plus tard, il fut trahi par ses lieutenants, ils le soutinrent avec une rare opiniâtreté. Ils enchaînèrent Cécina, qui avait vendu à l’ennemi sa défection, et marchèrent sans chef au combat avec une intrépidité digne d’une meilleure cause et d’un meilleur sort. L’Empereur vaincu n’en était pas plus actif. Il ne songeait qu’à s’étourdir. Un centurion qu’il avait envoyé pour observer les postes ennemis, lui donna une preuve mémorable de cet esprit d’abnégation courageuse qui animait une armée, sous d’autres rapports, si pou digne d’estime. Introduit par Antonius Primus dans le camp des vainqueurs, il observa tout et revint faire son rapport. Vainement il tenta d’inspirer au maître qu’il servait une généreuse ardeur, en lui montrant la grandeur du danger. Comme il ne dissimulait rien, Vitellius refusait de le croire. Même il l’accusait de s’être laissé corrompre. Empereur, lui dit avec simplicité le centurion, il te faut, je le vois, une preuve certaine. Je vais t’en donner une à laquelle tu croiras, puisque je ne puis plus le servir autrement ni par ma vie ni par ma mort. Et il quitta la vie par un trépas volontaire. (Tacite, Hist., III, 54.) Tels étaient les Vitelliens. Lorsque Vitellius lui-même eut fait un accord avec le père de Vespasien, par lequel il se désistait de l’Empire, ils persistèrent, lui firent rétracter son abdication et forcèrent les partisans de son rival à se réfugier dans le Capitole. Alors eut lieu l’incendie de cette citadelle de Rome à laquelle se rattachaient tant de souvenirs glorieux et l’espoir d’une domination égale en durée à l’existence du genre humain. Puis on les vit assaillir les troupes d’Antonius Primus en furieux et leur livrer, aux portes de Rome, dans les faubourgs mêmes de la ville, un combat désespéré. La plupart succombèrent. Ceux qui restaient vers le Rhin témoignèrent de leur attachement à la mémoire de Vitellius par un autre fait que Tacite appelle peut-être un peu sévèrement un trait de sottise militaire (socordiae militaris). Leur idole avait péri et ils avaient reconnu Vespasien, lorsque après une sédition, ils se repentirent. Ils replacèrent les images de Vitellius dans leur camp et dans les cités belges du voisinage[44]. Les légions de Vespasien n’offrent pas de ces traits de niaiserie héroïque. Elles étaient plus froidement calculatrices. Cependant elles aussi montraient une véritable passion pour celui qu’elles avaient décoré de l’Imperium. Leur ferme volonté d’assurer son triomphe ne faiblit pas plus que leur valeur.

Mais, à côté de ce dévouement, on trouvait dans ces armées la plus complète indiscipline, l’amour du brigandage et tous les désordres auxquels la licence la plus effrénée peut se livrer. Les Vitelliens avaient en outre des accès de folie furieuse. Leurs alliés même en ressentirent plus d’une fois les terribles effets. Divodurum (notre pauvre Metz) en fut la première, mais non la seule victime. Les légions de Germanie y avaient reçu bon accueil. Elles s’imaginèrent sans raison que celte cordiale hospitalité cachait un guet-apens. Elles commencèrent alors un massacre qui faillit être général. Écoutons Tacite : On passa chez les Trévères comme chez des alliés sans la moindre inquiétude. A Divodurum, ville des Médiomatriques, malgré l’accueil le plus obligeant, une terreur subite emporta les courages et l’on courut aux armes pour égorger un peuple innocent. Et ce n’était ni la soif de s’enrichir ni le plaisir de piller, mais une fureur, une rage, dont la cause était inconnue et, par cela même, le remède plus difficile. Sans les prières du général qui les calmèrent enfin, la ville aurait été anéantie. Encore n’y eut-il pas moins de quatre mille personnes massacrées. Un tel effroi s’empara des Gaules qu’à l’approche de l’armée, des populations entières accouraient avec leurs magistrats pour demander grâce. On ne voyait que femmes et enfants prosternés sur la route ; et toutes les autres images qui désarment la colère d’un ennemi, ces peuples qui n’étaient pas en guerre, les étalaient pour obtenir la paix. (Tacite, Hist., I, 63, trad. Burnouf.) Les lieutenants des prétendants, qui étaient les commandants effectifs des armées belligérantes, avaient sans cesse leur violence à craindre.

Il y eut même un moment où les succès comme les revers animèrent celles-ci contre eux. Miles secundis adversisque perinde in exitium ducum accendebatur. (Hist., IV, 36.) La plupart des généraux subalternes, il est vrai, ne partageaient pas la sincérité du dévouement de leurs soldats. Il y eut une ou deux honorables exceptions, celle de Marius Celsus, par exemple. Jusqu’au dernier moment, il essaya de sauver Galba. Les prétoriens irrités sommèrent Othon de lui ôter la vie. Othon résista, alléguant d’abord l’intention d’infliger au coupable un châtiment plus solennel. Puis il le plaça parmi ses généraux, même parmi les commandants de ses troupes. Marius Celsus lui avait promis la même fidélité qu’à Galba et il tint parole. Pour d’autres, la duplicité fut chose légère. Vitellius, qui rencontra dans ses soldats tant de zèle à le servir, fut le plus trahi par ses lieutenants. Bassus livra la flotte de Ravenne à ses ennemis ; Cécina voulut leur livrer l’armée de Crémone. Depuis, les défections des chefs se succédèrent à de courts intervalles, Les tribuns les imitèrent, et, après eux, les centurions, le simple soldat demeurant seul inaccessible aux séductions comme à la peur. La même perfidie ou la même indifférence pour le succès de la cause dont ils étaient de nom les champions signala les chefs du parti d’Othon, et, si Vespasien ne fut pas abandonné ainsi, c’est que la fortune lui fut toujours favorable. Les commandants des légions, recrutés dans l’ordre sénatorial ou dans l’ordre équestre, avaient retenu les leçons de bassesse et de mauvaise foi qu’ils avaient puisées dans la servitude de l’époque précédente. A force d’avoir appris à flatter le maître présent, ils étaient arrivés è n’avoir que des affections de circonstance. La justice leur importait peu aussi : mais ils calculaient les chances et les profits. Seulement, en hommes expérimentés, ils se disaient que la réalité des faits donne parfois d’étranges démentis aux vraisemblances. Celui dont on croit le succès certain tombe tout à coup ; L’adversaire qui semblait abattu se relève et foule aux pieds son vainqueur de la veille. Le plus sûr était de ne pas s’engager assez dans un parti pour être dans l’impossibilité de passer dans l’autre à un moment donné. De nos jours, les familles se divisent. L’un arbore un drapeau, l’autre adopte les couleurs opposées. Il est entendu que celui qui aura le mieux choisi procurera à celui qui s’est trompé des dédommagements au chagrin de ne s’être pas rangé du côté le plus favorisé de la fortune. Il me semble avoir vu dans Tacite l’exemple d’un arrangement de cette nature. Je ne puis pourtant l’affirmer. Mais j’y ai vu certainement d’illustres personnages se glorifier de trahisons qu’ils n’avaient pas commises, afin de mieux faire la cour au maître du jour. Suétonius Paulinus ternit ainsi l’éclat de ses exploits dans la grande Bretagne[45]. Quand on se vante de telles infamies, à quelque extrémité qu’on se trouve réduit, on est capable de les commettre. Les soldats d’Othon, même avant la bataille de Bédriac, avaient conçu contre Paulinus d’étranges soupçons. Si sa conduite ne les justifiait pas alors, son caractère devait les rendre excusables.

Nous touchons ici à l’un des faits les plus caractéristiques de ces tristes guerres, la défiance perpétuelle des prétoriens et des légionnaires à l’égard de leurs conducteurs. Dans tons les actes de ces derniers, ils voyaient quelque arrière pensée. Chaque ordre cachait un piège. Le plus sûr était encore de ne pas leur obéir ; car l’ennemi qu’ils feignaient de combattre était moins redoutable qu’eux. De là ces confuses mêlées, ces chocs furieux, cette absence de combinaisons militaires qui apparaissent dans les luttes qui coûtèrent l’Empire à Othon et à Vitellius ; on se heurte au hasard et la frénésie tient lieu de science. Dans les tristes temps que nous avons récemment parcourus, nous avons vu, nous aussi, la plus grande partie des officiers tenus en suspicion. On allait jusqu’à penser que leur attachement au gouvernement qui avait cessé d’exister leur faisait désirer la défaite (1870-71). Des troupes improvisées, placées sous le commandement de vieux capitaines, méprisaient leur expérience. Marchaient-ils en avant ? c’était une témérité calculée. Reculaient-ils ? il y avait trahison manifeste. Ainsi se détruisaient les faibles ressources que nous avait laissées une guerre commencée sous de déplorables auspices. L’analogie de cette situation morale avec le tableau qu’offraient les légions romaines sous les Empereurs éphémères que suscita la ruine de la maison d’Auguste augmente encore pour nous l’intérêt des récits du prince des historiens sur cette grande orgie militaire. De tous les chefs qui y parurent en première ligne, un seul, Antonius Primus, sut se maintenir en faveur auprès de ses soldats. Ce n’est pas qu’il valût mieux ; peut-être valait-il moins que la plupart des autres. Né à Toulouse, il montrait bien qu’il était originaire des bords de la Garonne. Son nom primitif était Bec. Son passé laissait à désirer et offrait peu de garanties relativement à sa conduite à venir. Il avait même était condamné pour crime de faux[46]. Dans la guerre il courut quelques bruits sur un message secret qu’il aurait envoyé à Vitellins. L’Empereur élu par les légions de Germanie lui offrait, disait-on, pour prix d’une trahison, le consulat, la main de sa fille et une dot immense[47]. Vrais ou faux, ces bruits ne l’empêchèrent pas de garder jusqu’au bout son ascendant sur ses légionnaires. C’est qu’il avait compris comment il faut agir avec des esprits malades, irritables, sans cesse sur le qui vive. Les succès constants qu’il obtint montrent comment on réussit dans les époques de vertige. Son système peut se résumer dans les mots suivants : tenir le soldat constamment en haleine, sans le laisser respirer ; payer soi-même de sa personne, en toute occasion ; éblouir et fasciner. Les dons extérieurs et l’audace valent mieux pour cela que les qualités solides et les talents réels. Antonius Primus, dans une guerre plus régulière, n’eut été probablement qu’un général médiocre. A chaque instant, il mettait son armée dans des positions critiques. Mais quand il voyait ses légionnaires entourés par l’ennemi, tremblants et prêts à plier, il se jetait résolument au milieu d’eux. Il leur apprenait à abandonner toute crainte, en se montrant sans crainte lui-même. A Crémone, il tua de sa main un des fuyards. Dans ces moments, il était le plus vaillant des soldats, et son ardeur électrisait les siens. Comment aurait-on douté de lui après de telles preuves de bravoure ? Si l’ennemi avait triomphé, il aurait néanmoins pu, comme Suétonius Paulinus, se faire auprès de lui un mérite de lui avoir fourni une facile occasion de vaincre. Il se serait vanté d’avoir préparé les filets où les soutiens de Vespasien seraient tombés, et la postérité, qui n’en a pas cru Suétonius Paulinus, n’aurait pas cette fois les mêmes motifs de soupçonner un mensonge. Il était aussi grand hâbleur, doué de faconde, déclamateur effronté à la manière des anciens démagogues. Les soldats flattés de se voir harangués, amusés ou plutôt étourdis par des mots sonores et des protestations chaleureuses, ne cherchaient pas à se rendre compte des intentions de ce beau discoureur. Il les tenait suspendus à sa langue comme son compatriote, l’Hercule de Marseille, savait enchaîner les populations par son éloquence, d’après la tradition. Cela ne suffisait-il pas ? Il avait un moyen meilleur encore de leur persuader qu’ils avaient en lui un ami, un protecteur, un frère sur lequel ils pouvaient compter. C’était de leur proposer quelque bon pillage, auquel il s’associerait, de leur offrir quelque proie à dévorer. On le savait brigand déterminé, et c’est pourquoi il inspirait de la confiance. A la bataille de Crémone, voyant ses troupes hésiter, il leur montra la ville. C’est l’expression qu’emploie Tacite. Il n’eut besoin que d’un signe, et on le comprit. D’autres disent pourtant que le grand coupable dans cette occasion fut Hormus, affranchi de Vespasien, émule d’Antonius en scélératesse[48]. La ville prise, tout sanglant, il alla se mettre au bain. Il se plaignit que, l’eau n’était pas assez chaude, et déjà Crémone était en feu ! N’était-ce pas donner des gages au parti qu’il avait embrassé ? Ainsi le pensaient ses soldats qui lui savaient gré d’être, parmi les généraux mêlés à ces affreuses luttes, le moins embarrassé de scrupules. Dans certaines époques maudites, la hardiesse dans le crime est considérée comme une preuve de loyauté. Antonius Primus savait d’ailleurs qu’il ne courait pas plus de risques que ses collègues en les surpassant en perversité. Si la chance eût tourné en faveur de Vitellius, il n’en aurait que mieux trouvé à faire acheter sa défection. J’imagine qu’il se serait fait fort de la faire partager û ses légions ou de les livrer et qu’il y aurait réussi, malgré leur inclination pour Vespasien. Deux ou trois pillages nouveaux auraient préparé les voies à sa trahison ; quelque autre Crémone en aurait payé les frais, et la grandeur du service lui aurait valu avec son pardon quelque grosse récompense.

Tels étaient, dans cette tourmente effroyable, les armées et leurs chefs. Le Sénat et le peuple n’étaient alors que des comparses. Nous ne pouvons pourtant entièrement les oublier.

 

IV

Tandis que les armées romaines flottaient entre l’esprit provincial et la superstition de l’Imperium, que devenaient le Sénat et le peuple romain ? L’état de guerre, surtout quand la guerre a lieu entre les membres d’une même société, est peu favorable û l’exercice régulier des pouvoirs légaux. Le droit divin et le droit humain cèdent alors la place au droit canon, suivant l’expression plaisante du vainqueur d’Ivry. Pourtant les circonstances dans lesquelles avait commencé l’immense conflit des armées et le souvenir, récemment ravivé par la chute de Néron, des conditions auxquelles le gouvernement de Rome et des provinces avait été concentré entre les mains d’un seul homme ne permettaient pas qu’on oubliât le Sénat. Si d’autres avaient en réalité contribué plus que lui au renversement du dernier héritier de la maison d’Auguste, c’était lui qui lui avait porté le coup décisif. En proclamant sa déchéance, il l’avait abattu sans retour. Il avait fait aussi acte apparent d’autorité, en nommant Empereur Galba, qui d’abord avait déclaré vouloir être simplement son lieutenant. Par là s’était relevé son nom. Ce n’était qu’un nom. Mais d’aucun côté on ne jugea sans importance de se faire de lui un auxiliaire. Son appui n’était pas absolument nécessaire pour triompher, mais il n’y avait pas, dans l’opinion, de triomphe complet s’il n’y avait souscrit. Et celui qui l’avait avec lui s’en glorifiait comme d’un titre qui lui assurait une supériorité incontestable. Son adversaire n’osait contester le principe, tout en agissant comme s’il ne l’admettait pas, à moins qu’il ne mît lui-même résolument en avant cette même autorité, comme s’il s’en faisait le champion contre l’hypocrisie d’un rival. Combien de fois on a vu ainsi des factions opposées donner pour prétexte à leurs entreprises ambitieuses la volonté de soutenir les droits d’un prince mineur ou faible de caractère ! Celle qui le tenait en tutelle réclamait l’obéissance aux ordres qu’elle lui dictait. L’autre, faisant grand bruit de sa fidélité, affirmait qu’elle voulait seulement le tirer de captivité. Pendant que Galba se déclarait le lieutenant des Pères conscrits, Verginius marchait contre Vindex dévoué à Galba, parce que, disait-il, le choix du chef de l’Empire n’appartenait qu’aux sénateurs. Le Sénat reconnut positivement Galba. Les légions de Germanie ne se Soumirent qu’un moment. Elles demandèrent un autre Empereur, mais elles protestèrent qu’elles étaient disposées à respecter le libre choix du Sénat et du peuple[49]. Puis elles prêtèrent serment au nom du peuple et du Sénat[50]. Ce n’était qu’une transition pour arriver à proclamer Vitellius. Quelques jours après, les soldats campés sur les bords du Rhin l’élevaient, en effet, à l’Empire[51]. Galba périt et l’auteur de sa chute, Othon, le remplaça. Aussitôt après son avènement, maître du Sénat parce qu’il l’était de Rome, il s’abrite, autant qu’il le peut, derrière ce corps, afin de légitimer par lui son pouvoir. C’est eu son nom qu’il envoie des députés aux légions d’Italie et à celles qui se trouvaient alors à Lyon[52]. D’autres furent chargés d’essayer de gagner les troupes cantonnées en Germanie, en faisant valoir les suffrages des sénateurs. Ces dernières missions n’eurent pas de succès. Les choses étaient trop avancées de ce côté pour qu’on reculât. Dans tout l’Occident, la crainte ou la nécessité déterminaient les engagements. Mais les provinces de l’Orient s’attachèrent à Othon, sans aucune affection pour lui, parce que Rome et les l’ères conscrits étaient pour sa cause une recommandation puissante[53]. Comment conciliait-on la prétention d’être le ministre de cette aristocratie, dépositaire nominale de la souveraineté, avec le souvenir si récent d’une usurpation qui avait dépouillé un prince pour lequel elle avait de véritables sympathies ? Rien de plus facile. On alléguait l’approbation qu’elle avait donnée au finit accompli. En supposant même que le nouvel Empereur eût été criminel, elle l’avait absous de tout reproche ultérieur. Nous avons vit de nos jours bien des applications de cet étrange droit, et c’est ainsi qu’on a présenté comme des actions méritoires, tantôt des coups d’État, tantôt des insurrections sans motif. Le Sénat était entre les mains d’Othon. Toute résistance eût été inutile, et d’ailleurs il n’était pas dans ses habitudes de résister. Il pouvait être aussi flatté de la déférence que montrait pour lui celui qui n’avait qu’un signe à faire pour qu’il fût immédiatement décimé. Il s’accommodait d’Othon comme il se serait accommodé de tout autre, placé dans les mêmes circonstances, qui eût suivi la même ligne de conduite. Les prétoriens qui avaient meilleure mémoire lui supposaient fort à tort des arrière-pensées ; ils ne voyaient, dans son adhésion au principat d’Othon, qu’une dissimulation destinée à favoriser des complots tramés dans l’ombre. Othon comprenait mieux les choses, et grande fut son inquiétude lorsque ces amis trop dévoués menacèrent les Pures conscrits d’un massacre général. Le discours que Tacite lui prête, après cette terrible nuit qui faillit être la dernière pourtant de sénateurs, ne me paraît pas une simple amplification de rhétorique. L’historien a rendu, sous une forme qui lui est propre, des idées qu’Othon exprima sans doute alors. Que pour jamais soit abolie la mémoire de cette nuit déshonorante, lui fait-il dire. Que nulle autre armée ne sache quelles paroles ont été prononcées contre le Sénat. Dévouer aux supplices un ordre qui est la tête de l’Empire, l’élite et l’honneur de toutes les provinces, non, c’est ce que n’oseraient pas mime ces Germains que Vitellius soulève aujourd’hui contre nous. Et des enfants de l’Italie, une jeunesse vraiment romaine, demanderaient le sang de ce corps glorieux, dont la splendeur, illustrant notre cause, fait honte à l’obscure abjection du parti de Vitellius ! Ce rebelle a surpris quelques nations. Il a une apparence d’armée. Mais le Sénat est avec nous et, par cela mime, la République est de ce côté, de l’autre sont ses ennemis. L’éternité de l’Empire, la paix de l’Univers, mon salut et le vôtre dépendent de la conservation du Sénat. Institué sous les auspices des dieux, par le père et le fondateur de Rome, il a duré florissant et immortel depuis les rois jusqu’aux Césars : transmettons-le à nos descendants tel que nous l’avons reçu de nos ancêtres. Car, si c’est de vos rangs que sortent les sénateurs, c’est dit Sénat que, sortent les princes[54]. Aurait-on dit davantage dans les plus beaux temps de la République ?

Tenons pour certain que l’opinion qui, dans les guerres civiles, est souvent, vaincue plu- la force, niais qui quelquefois aussi la paralyse et la ramène, ne trouvait dans ces paroles ni exagération ni mensonge. Les armées de Vitellius s’avançaient rapidement. On délibérait sur la meilleure manière de se défendre. Suétonius Paulinus conseilla de traîner la guerre en longueur. On avait pour soi, disait-il, et l’Italie, et la capitale, et le Sénat et le peuple. Quelques ombres couvraient parfois ces grands noms. Mais jamais leur éclat ne périrait[55]. Voici un fait plus significatif encore, mime avec les réserves dont l’auteur des Histoires l’entoure. Suivant quelques écrivains, les soldats d’Othon et ceux de Vitellius, également fatigués de la guerre et méprisant les deux Empereurs, auraient conçu le dessein de s’accorder et de laisser au Sénat le choix du souverain. Un tel accord, dit Tacite, ne put être que l’œuvre d’un petit nombre de soldats meilleurs que les autres. La masse ne voyait dans la guerre qu’une occasion favorable de satisfaire ses coupables convoitises. D’ailleurs les deux armées différaient de mœurs et de langage. Comment auraient-elles pu s’entendre ainsi[56] ? J’ajoute que les cohortes prétoriennes avaient épousé la cause d’Othon, les légions de Germanie celle de Vitellius, avec trop de passion pour qu’on suppose qu’elles aient eu l’idée d’une transaction semblable. Ce fut le projet de quelques-uns. Mais qui sait ce qui serait arrivé, si la lutte s’était prolongée par l’exécution du plan de Paulinus ? L’abandon de Vitellius par ses soldats eût mieux disposé les prétoriens à abandonner leur candidat, et les Vitelliens eussent renoncé plus facilement à leur idole si les prétoriens avaient cessé de vouloir imposer aux légions un Empereur de leur choix. Le Sénat était encore un arbitre au jugement duquel chacun croyait pouvoir se ranger d’une manière honorable. Ne serait-ce pas la crainte de quelque négociation semblable qui poussa Othon à brusquer les choses à son grand détriment ? Il ordonna de livrer bataille, fut vaincu et prit la résolution de ne pas survivre à sa défaite.

Vitellius était maître, à son tour, par le sort d’une bataille rangée, comme Othon l’était devenu par un pronunciamento militaire. Il eut la pensée (si l’on peut supposer qu’il y ait jamais eu autre chose que des impressions confuses dans cette nature brutale et pesante) de fonder sa suprématie sur un droit nouveau, le droit de conquête. Une simple question de costume agitée aux portes de Rome entre lui et ceux qui l’entouraient, devait décider par la solution qu’elle recevrait si les Romains seraient considérés comme des sujets, ou si l’Empire conserverait sa forme demi républicaine. Chez les Romains, le costume jouait un rôle immense. Les vêtements, les ornements de chaque ordre, étaient une des grandes préoccupations du législateur. Le laticlave faisait le sénateur, l’anneau le chevalier. La faculté de porter tels insignes était bien autrement recherchée que ne le sont de nos jours les décorations. On compta pour le personnage le plus heureux de Rome un Metellus, parce qu’on lui avait accordé l’autorisation de se rendre en voiture au Sénat. C’était certes une belle et noble récompense, dit Pline l’Ancien qui n’admet pas qu’aucun homme ait jamais joui d’un bonheur sans mélange ; mais il l’avait achetée par la perte de ses yeux (VII, 45 (43)). Par suite de cette importance qu’on attachait à des choses purement extérieures, on avait séparé avec une attention extraordinaire le costume civil du costume militaire. Il y avait interdiction formelle de porter le second dans Rome. On souffrait plus aisément les proscriptions qu’une infraction à cette défense. Pourtant Vitellius fut sur le point d’entrer dans la ville à cheval, vêtu du paludamentum. Ses amis l’arrêtèrent. Leurs instances l’emportèrent. Il mit pied à terre et revêtit la prétexte. Cependant ses légions et ses cohortes entrèrent dans la ville tout armées, traitant les habitants comme la population d’une cité conquise. Ils gardaient une contenance farouche, avides de querelles, imputant à quelque piège qu’on leur avait tendu ce qui n’était que l’effet de leur maladresse, lorsqu’ils avaient glissé, par exemple, sur le pavé, menaçant alors de tout massacrer et joignant trop souvent l’effet aux paroles. Quant à leur chef, il se résigna à n’être, comme son prédécesseur, qu’un Empereur citoyen, délégué du Sénat[57]. Aux comices consulaires tenus dans la curie, il sollicita pour ses amis les suffrages des sénateurs. Il siégea plusieurs fois parmi ces derniers et laissa soutenir des avis opposés aux siens. Helvidius Priscus l’ayant un jour combattu, il se contenta d’appeler les tribuns du peuple au secours de son autorité méconnue ; il dit même à ses amis qu’il n’était pas étonnant que deux sénateurs différassent d’avis sur les affaires publiques, que lui-même autrefois avait souvent contredit Thraséas[58]. Vespasien n’avait garde de se montrer moins modéré. Son avènement, accueilli d’ailleurs avec faveur par une grande partie du Sénat, fut accompagné d’une espèce de résurrection de cette compagnie. Elle sortit momentanément de son inertie. Des débats importants y eurent lieu, et les Pères conscrits furent associés au prince dans une plus large mesure quant au règlement des affaires d’Etat.

Comment se composait la noble assemblée et quelle fut l’attitude de ses membres pendant cette période de bouleversement ? Sous Néron, nous l’avons vu, il s’y était formé un parti d’hommes honnêtes et fermes, regardant la vertu comme le seul bien, la bassesse, la lâcheté et le crime comme le mal suprême. Les délateurs y avaient exercé leur fureur. La plus grande partie de la compagnie, au fond portée vers les premiers par ses inclinations, se rangeait du côté des seconds par faiblesse. Chose trop commune dans les assemblées ! Thraséas et Soranus étaient condamnés à mort ; Helvidius Priscus était banni. Eprius Marcellus, au contraire, voyait sa fortune, s’accroître de jour en jour et recevait de ses collègues les marques d’un respect affecté. Toutefois les sentiments du Sénat éclatèrent lorsqu’il déposa Néron. Les exilés revinrent. Leurs persécuteurs eurent sujet de craindre. Le choix d’un des exilés, Pison, comme héritier de l’Empire, indiquait dans Galba la volonté de rompre entièrement avec les hommes du règne précédent, malgré l’influence funeste de ses affranchis. Beaucoup de sénateurs s’en félicitèrent. Quelques-uns en éprouvèrent secrètement du chagrin et n’en affectèrent que plus de joie. Les indifférents — et c’était, dit Tacite, la majorité, — comptèrent sur l’empressement de leurs hommages pour avancer leurs propres affaires, sans s’occuper beaucoup des intérêts de l’État[59]. Les courtisans, les gens faibles et égoïstes, formaient donc encore la portion la plus nombreuse de la compagnie, bien que la proportion des bons et des méchants ne fût plus exactement la même. Le Sénat devait continuer à être ce que serait le prince.

Galba succombe. Les l’ères conscrits se hâlent d’aller faire leurs compliments de congratulation à Othon, dont l’ambition était, un instant auparavant, le sujet de mille imprécations de leur part : on eût dit un autre Sénat. Tous couraient au camp ; tous s’efforçaient de se devancer les uns les autres. On insultait Galba ; on exaltait le choix des soldats ; on couvrait la main d’Othon de baisers, et l’enthousiasme était d’autant plus grand qu’il était moins sincère[60]. On s’attendait, en effet, à voir dans Othon un autre Néron, et la plupart des sénateurs redoutaient ses vices. Mais, de toutes les qualités, la prudence était celle qu’ils estimaient le plus. La sûreté, la fortune, valaient bien, à leurs yeux, quelques génuflexions, et même, si la nécessité l’exigeait, ils étaient prêts encore à des actes plus honteux. Othon ne leur en demanda pas. Empereur, il se conduisit mieux qu’on n’avait osé l’espérer. Mais il ne fit que passer. Une partie des sénateurs l’avait accompagné jusqu’à Modène, où ils étaient lorsqu’eut lieu la première bataille de Bédriac. Les Pères conscrits s’y trouvèrent dans une situation singulièrement pénible. Il faut lire à ce sujet Tacite. Les humiliations et les dangers de ces politiques peu courageux que leur prudence même plaçait, pour ainsi dire, entre deux feux, ne tournèrent pas à la tragédie. Ils en furent quittes pour la peur et pour la honte. Le lecteur trouvera dans le récit du grand historien une fidèle peinture de leur caractère, sans tare obligé, pour cette fois, d’assister à des scènes sanglantes[61].

Les sénateurs restés à Rome n’eurent pas les mêmes incertitudes. Il n’y eut pas les mimes fluctuations. On apprit tout d’un coup qu’Othon vaincu avilit quitté la vie et que les troupes demeurées dans la ville prêtaient serment à Vitellius. Aussitôt le Sénat d’adorer le soleil levant, si bien que, dans son zèle, il lui décerna en une seule fois tous les honneurs dont il avait gratifié peu à pets les premiers Empereurs, pendant de longs règnes[62]. L’encre avec laquelle tous ces beaux décrets avaient été écrits n’était pas encore séchée qu’arriva l’armée de Vespasien. Temps d’angoisse et de nouvelles palinodies ! L’avantage était évidemment du côté des armées flaviennes ; mais Vitellius occupait Rome. Il fallait que les sénateurs parussent toujours persuadés que sa cause était la meilleure, qu’ils lui fissent croire à leur affection dévouée et que cependant son rival n’eût pas sujet, d’être trop offensé. Donc, à la nouvelle de la défection de Cécina, ils poussèrent des cris d’indignation. Un consul trahir ainsi la République ! Un lieutenant d’Auguste son Empereur, et quel Empereur ! Un ami abandonner celui qui l’avait comblé de bienfaits ! Seulement ils n’accusaient les partisans de Vespasien que d’erreur et d’imprudence. De Vespasien lui-même, pas un mot[63]. D’autres revers suivirent. Vitellius fit des levées. Le soldat, comme dans toute la guerre, se montrait plein d’ardeur pour son service. Sénateurs et chevaliers ne voulaient pas paraître rester en arrière. Les sénateurs acceptent l’établissement d’une contribution destinée à subvenir aux frais des nouveaux enrôlements. Les chevaliers offrent leur bourse. On brûle de mettre ses ressources à la disposition du prince. Mais ce beau mouvement s’arrête aussitôt que Vitellius a tourné le dos, si bien que celui-ci, comprenant bien qu’il n’avait rien à attendre, fit remise d’un tribut qu’on ne lui payait pas[64]. Enfin Vespasien triompha. Cette fois, la majorité du Sénat éprouva une satisfaction véritable. Tout n’était-il pas préférable aux affreuses catastrophes par lesquelles on venait de passer ? D’ailleurs Vespasien protestait de son respect pour ses anciens collègues. On fit en sa faveur un sénatus-consulte analogue à celui dont Vitellius avait été l’objet. Un fragment considérable nous en a été conservé.

Dirai-je qu’alors les honnêtes gens tirent une tentative pour s’emparer de la direction de l’assemblée ? Helvidius Priscus était à leur tête. C’était un de ceux que Galba avait rappelés de l’exil. L’âme de Thraséas, son beau-père, semblait revivre en lui. Déterminer le Sénat à prendre à l’égard du prince une attitude conforme aux droits que lui donnait la constitution de l’État et provoquer des châtiments, tout au moins une déclaration d’indignité, contre ceux de ses membres qui, sous Néron, avaient été les principaux instruments de la tyrannie, tels sont les deux buts qu’il poursuivit avec une énergie que le succès ne put couronner. Le premier fit probablement tort au second. Les séides de Néron parurent les défenseurs des prérogatives impériales sous un prince qui était bien éloigné de prendre le fils d’Agrippine pour modèle. Et puis, les grands coupables avaient trouvé jadis parmi les Sénateurs de faciles complices. Ceux qui n’avaient pas la conscience sans reproche se sentaient indirectement attaqués. Helvidius échoua dans ses attaques contre l’ancien chef des délateurs, Eprius Marcellus. D’abord il se porta son accusateur. Beaucoup de ses amis eux-mêmes le prièrent de se désister. Puis il essaya d’obtenir qu’une députation, qu’on projetait d’envoyer à Vespasien, serait désignée par les suffrages des sénateurs. Le haut rang qu’Eprius Marcellus occupait au Sénat eût rendu son exclusion significative. La vivacité avec laquelle Marcellus combattit cette motion prouve assez qu’il s’attendait bien à subir un affront si ses collègues choisissaient. On se plaît à éluder les questions quand on est timide. On évite volontiers de prononcer un jugement, alors même qu’on indique assez par là dans quel sens on le prononcerait. Eprius l’emporta, sans que sa victoire dût diminuer sa honte. Helvidius, battu, apprit qu’il n’avait à compter que sur des sympathies stériles. Je ne doute pas qu’il n’ait prévu alors ce qui l’attendait. Mais les nobles âmes sont ainsi faites que les défaillances et les indignes compromis, dont chaque jour leur offre le spectacle, les attristent bien plus que l’issue prévue de leurs généreux efforts ne les épouvante.

Au reste, il s’introduisit sous Vespasien un changement important dans la composition du Sénat. L’élément provincial y prit une tout autre place qu’auparavant, grâce au choix du prince. Par là entrèrent dans la curie beaucoup d’hommes préférables à ces patriciens et à ces descendants d’affranchis, qui formaient encore la grande majorité du corps. Es avaient pour la plupart l’amour du bien et leur modération n’excluait pas une certaine constance. Seulement la plupart d’entre eux avaient ce que nous pourrions appeler le tempérament monarchique. Vespasien était, à leurs yeux, le sauveur de Rome. Ses erreurs mêmes avaient, à leurs yeux, un caractère respectable. Du moins il y eut plus de conviction que de bassesse dans leur soumission, qui parfois alla trop loin.

Le peuple de Rome habitué aux spectacles, en vit un autre plus émouvant dans les péripéties qu’amena la compétition des aventuriers qui se disputèrent les dépouilles de la maison d’Auguste. Le déplorable état de dépravation où il était descendu parait mieux encore dans cette période que dans la précédente. Flatteur et gouailleur[65], s’amusant de tout et craignant tout, assez pourvu de vivacité d’esprit, mais sans intelligence ni cœur, il s’associe au Sénat dans tout ce que celui-ci fait de méprisable. Il entoure Galba et maudit l’ambition coupable d’Othon, jusqu’au moment où il est assuré qu’Othon triomphe[66]. Alors il n’épargne pas les invectives à Galba. Apprend-il qu’Othon a succomba ? Il couvre d’applaudissements le nom de Vitellius. Il promène par les temples, avec des lauriers, les images de Galba, dont il ne se soucie guère, et lui fait d’un amas de couronnes une espèce de tombeau, près du lieu où il a péri[67]. Il proteste de son dévouement à l’Empereur élu par les légions de Germanie, lorsque les Flaviens s’avancent, feint de vouloir s’enrôler pour aller les combattre et s’éclipse, lorsque vient le moment de s’exécuter. Il contribue par ses protestations, aussi mensongères que folles, à déterminer le même Vitellius à revenir sur son abdication, et puis il l’insultera, il lui prodiguera les outrages, parce qu’il aura suivi son conseil. On sait quelle fut son attitude dans le combat qui précéda pour ce malheureux la catastrophe finale. Le peuple, dit Tacite, y assistait comme aux jeux du cirque, encourageant de ses cris et de ses applaudissements chaque parti tour à tour. Voyait-il l’un ou l’autre fléchir et les vaincus se cacher dans les boutiques ou se réfugier dans les maisons, ses clameurs les en faisaient arracher et mettre à mort, et il emportait la meilleure part du butin ; car le soldat, tout entier au sang et au carnage, laissait les dépouilles à la multitude. C’était dans Rome entière un cruel et hideux spectacle ; ici des combats et des blessures, là des gens qui se baignent ou s’enivrent ; plus loin des courtisanes et des hommes prostitués comme elles, parmi des ruisseaux de sang et des corps entassés : d’un côté toutes les débauches de la paix la plus dissolue, de l’autre, tous les crimes de la plus impitoyable conquête[68]. Laissons de côté ces scènes déplorables qui, pour nous-mêmes, éveillent de trop pénibles souvenirs.

Mais arrêtons-nous un moment, pour terminer, sur les rivalités de province à province et de municipe è municipe que réveilla la grande conflagration de l’Empire après la mort de Néron. Quiconque a lu l’histoire de Thucydide ou les Républiques italiennes de M. de Sismondi sait quelle animosité peut engendrer parmi des voisins la diversité d’intérêts ou de principes ou même une circonstance futile. La paix romaine avait assoupi ces haines de clocher, sans les éteindre. Pour éclater de nouveau, elles n’attendaient qu’une occasion. En Gaule, Vienne et Lyon nourrissaient l’une contre l’autre des sentiments vindicatifs que la guerre réveilla. Des combats se livrèrent et, de part et d’autre, beaucoup de sang fut versé. Galba persécuta les Lyonnais, tandis qu’il prodiguait les faveurs aux habitants de Vienne. Les Lyonnais brillaient de prendre, leur revanche. Quand les légions de Vitellius traversèrent la Gaule, ils les accueillirent avec enthousiasme. Ils leur montrèrent Vienne, les animèrent de leur passion contre celte ville et tirent luire il leurs yeux Jappât d’un butin considérable. Ils eussent voulu la destruction de la cité ennemie. Ils n’obtinrent pas tout il fait ce qu’ils désiraient. Vienne se racheta au prix d’une riche rançon qui, dit Tacite, lit comprendre aux soldais ce que méritait d’égards une si ancienne colonie. Valens, qui les commandait, leur avait donné l’exemple de cette humanité lucrative[69]. Quand vint, un peu plus tard, la guerre de Civilis, une des choses qui sauvèrent la domination romaine dans la Gaule, ce fut ce même esprit peu bienveillant des villes, les unes à l’égard des autres. Les Lingons et les Trévères, chefs du mouvement, avaient pris le parti de Verginius contre Vindex ; on leur en voulait pour cela. D’ailleurs on se demandait qui aurait la direction de la guerre, de qui on recevrait les ordres et les auspices, quel serait, en cas de succès, le singe du nouvel Empire ? La discorde, dit Tacite[70], n’attendait pas même la victoire. Nondum victoria, jase discordia erat. Ceux-ci mettaient en avant les traités, ceux-là leurs richesses et leurs forces, d’autres l’ancienneté de leur origine. C’étaient des querelles sans fin. — En Italie, mêmes discordes entre les municipes. L’amphithéâtre de Plaisance ayant été réduit en cendres par les Vitelliens, le peuple fut persuadé que des matières combustibles y avaient été portées secrètement par des habitants des colonies voisines, jaloux de la splendeur de cet édifice, le plus vaste de l’Italie[71]. En Campanie, les uns prirent parti pour Vitellius, les autres pour Vespasien et la lutte se prolongea même après le triomphe du second. Mais, dit Tacite, les villes y étaient plutôt armées les unes contre les autres que rebelles à l’Empereur[72]. Pouzzoles fut la plus ardente pour Vespasien, Capoue pour son adversaire[73]. Cette dernière fut punie par la nécessité de supporter quelque temps le séjour de la troisième légion et par la ruine de ses plus illustres maisons[74]. La satisfaction qu’en éprouva Pouzzoles parait avoir été sa seule récompense. Ces petits faits passent inaperçus au milieu des déchirements de l’Empire romain dans cette époque funeste. Ils ont pourtant leur importance. Ils font voir comment dans le sein de l’unité romaine, alors en général mise hors de toute contestation, les inimitiés des anciennes républiques se donnaient carrière sous de nouveaux prétextes. On sait d’ailleurs que cette unité fut un moment attaquée dans les Gaules, en même temps qu’en Orient les Juifs faisaient un dernier effort pour échapper au joug insupportable pour eux de la maîtresse du monde.

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1891

 

 

 



[1] Les États-Unis ont agi sagement quand ils ont décidé qu’ils n’admettraient dans leur fédération que des Etats soumis à une forme de gouvernement républicain. Supposes qu’ils s’annexent des Etats où la forme de gouvernement serait une forme monarchique, les successeurs de Washington chercheraient bientôt à être ce qu’ont été les successeurs d’Auguste. Leur pouvoir temporaire pourrait bien se changer, les circonstances aidant (et les circonstances favorables ne manqueraient pas peut-être), en un pouvoir perpétuel et l’Union américaine aurait la destinée de l’Empire romain.

[2] Légation à Caïus, trad. Ferdinand Delaunay, p. 298 et 299.

[3] M. Ferdinand Delaunay.

[4] Légation à Caïus, trad. Delaunay, p. 282 ; Suétone, Caïus, 13.

[5] Dion Cassius, LIX, 26.

[6] Tacite donne une autre raison à cet ordre de mourir que reçut Montanus : on jugera entre les deux hypothèses. Voici le texte du grand annaliste : Julius Montanus, senatorii ordinis, sed qui nonudm honorem capessisset, congressus forte per tenebras cum principe, quia vi attentantem acriter repulerat, deinde agnitum oraverat, quasi exprobrasset, mort adactus est. Ann., XIII, 25.

[7] Annales, XIII, 25.

[8] Trois furent entièrement détruits. Dans les sept autres, un petit nombre d’édifices et de maisons seulement restèrent debout.

[9] Ses libéralités se montèrent, dit-on, à 2 milliards 200 millions de sesterces. Galba fit redemander ces dons, en laissant à chacun la dixième partie de ce qu’il avait reçu. Mais ce dixième c’est à peines ils le possédaient encore. Ils avaient dévoré le bien d’autrui avec la même facilité que le leur. Tacite, Hist., I, 20.

[10] Suétone, Néron, 32. Il leur disait aussi : Tu sais ce qu’il me faut.

[11] Suétone, Néron, 24. Claude avait accordé ce privilège aux habitants de Cos parce que Xénophon, son médecin, était originaire de leur île. Tacite, Ann., XII, 61.

[12] De sera Numinis, vindicta in fine.

[13] Suétone, Néron, 37. Negavi quemquam principum scisse quod sibi liceret.

[14] Pourtant, à la fin, il ne se montra pas aussi patient. Irrité contre un orateur, Junius Gallicus, qui plaidait devant lui, il commanda qu’on le jetât dans le Tibre, lequel coulait près du lieu où se trouvait son tribunal. Domitius Afer fit une raillerie plaisante à ce sujet. La partie abandonnée par Gallicus l’ayant prié de prendre sa défense, il répondit : Qui t’a dit que je nage mieux que Gallicus ? Dion Cassius, LX, 34.

[15] Il signa l’arrêt de mort de trente-cinq sénateurs et de plus de trois cents chevaliers romains. Suétone, Claude, 29.

[16] Impudicitia in servo necessitas, in liberto opleium, in ingenuo flagitium est. Le règne des affranchis avait corrompu la démocratie romaine. Il acheva aussi de corrompre l’Empire. On voit que les conséquences de l’esclavage se retrouvent part dans le monde antique. — M. H. Lemonnier, dans sa récente Étude historique sur la condition privée des affranchis aux trois premiers siècles de l’empire romain, est peut-être trop favorable dans ses conclusions à cette classe de la population romaine ; la corruption devait être chez eux autre chose qu’une rare exception.

[17] La plupart étaient des Grecs, des Syriens, des Asiatiques ; ceux mêmes qui étaient nés dans la maison appartenaient à ces races fines, élégantes, promptes A tout comprendre et à tout oser. Les affranchis étaient la fleur des troupeaux d’esclaves que possédaient les patriciens romains. C’étaient les plus intelligents, les plus beaux, les plus séduisants par la culture de l’esprit ou la grâce des corps. Ils étaient, comparés aux Latins, ce que les Gallo-romains seront plus tard aux Francs ou les Grecs au Phanar aux Turcs. Déjà les comédies de Térence et de Plaute montrent les esclaves se moquant des pères ou les abusant par mille ruses, tandis qu’ils corrompent les fils dont ils sont les complaisants instituteurs. Sous l’Empire, les affranchis sont bien supérieurs à leur condition et à leurs maîtres. Un préjugé moderne leur prête je ne sais quelle bassesse de trait, égale à la bassesse de leur âme. C’est une injustice et une erreur historique. On dit proverbialement : une tête d’affranchi, et l’imagination évoque une figure sournoise, un front bas, des cheveux courts, des oreilles larges, une expression ignoble. Rien n’est plus opposé à la vérité. Il faut imaginer au contraire un beau visage, toujours souriant, de grands feux intelligents, profonds, animés par le désir de place, des proportions élégantes, une démarche souple ut non sans noblesse, tics vêtements riches et, tous les signes du luxe. Leur origine servile n’avait pas pu effacer l’aristocratie native de leur race. Certes les Ioniens, les Grecs, les Syriens, qui circulaient par milliers dans les rues de Rome, avaient un autre air que les descendants des vieux habitants du Latium, de l’Ombrie et de l’Étrurie. La culture de l’esprit, la connaissance approfondie des langues, des lettres et des arts, le goût de l’intrigue, l’habitude des grandes spéculations, le sentiment de leur supériorité intellectuelle, un raffinement singulier de corruption, la science de tous les plaisirs, développaient encore la distinction de leur type. Les plus vicieux avaient l’audace et les séductions de nos roués politiques ; les plus honnêtes étaient des hommes de lettres et des savants. Tiron, l’affranchi de Cicéron, Phèdre, l’affranchi d’Auguste et l’exquis Térence devraient nous faire mieux juger la valeur et le rôle des affranchis. (Boulé, Le sang de Germanicus, p. 231 et suiv.)

[18] Elle lui persuada que c’était une fiction destinée à détourner certains sortilèges des Chaldéens. Suétone, Claude, 29.

[19] Tacite, Ann., XII, 68. Sententiam militum secuta patrum consulta.

[20] Curiam ingressus et de auctoritate Patrum et consensu militum præfatus. M. Burnouf n’a pas compris parfaitement le sens de ces deux expressions lorsqu’il traduit ainsi : Après avoir fondé son droit sur l’autorité de cet ordre (le Sénat) et le vœu unanime des soldats. Ann., XIII, 4.

[21] Annales, XV, 46. Tels sont aussi les enfants, bien que les deux choses paraissent contradictoires.

[22] Josèphe, Antiquités juives, Liv. XIX, 2, trad. d’Arnaud d’Andilly avec de légères variantes.

[23] Josèphe, ibid., XIX, 2 : Les gardes prétoriennes qui tenaient le premier rang entre tous les gens de guerre, commencèrent à se consulter sur ce qu’elles avaient à faire ; la mort de l’Empereur n’était pas ce qui les mettait en peine ; elles croyaient qu’il l’avait bien méritée et ne pensaient qu’à prendre les révolutions qui leur pouvaient être les plus avantageuses ; et quant aux Germains ce n’était pas la considération de l’intérêt public, mais leur seule passion qui les animait contre ceux qui avaient tué Caïus.

[24] Tite-Live, XXXIV, 44, 54 ; Cicéron, Pro Cluentio, XLVI, 132 ; Suétone, Auguste, 35.

[25] Tite-Live, Épitomé, XCIX.

[26] Suétone, Claude, 21.

[27] Tacite, Ann., XV, 32 ; Suétone, Néron, 11.

[28] M. Mommsen dit : Dans tout le domaine du droit public romain, rien n’est aussi obscur que la question de l’appel à l’Empereur et au Sénat. Staatsrecht, II, 2, 939, note 1 ; cf. Id. ibid., II, 1, 99 note. 4.

[29] Ann., XIV, 28. Le texte de Suétone ne parait pas d’accord avec celui de Tacite : Cautum... ut omnes appellationes a judicibus agi senatum fierent. Néron, 17.

[30] Annales, XV, 14. On ne trouve mentionné dans les monuments aucun prêtre consacré au culte d’un Empereur vivant, dans Rome, avant Elagabal. Voyez Beaudouin, Le culte des Empereurs.... Ann. de l’ens. supérieur de Grenoble, III, 13.

[31] Annales, XV, 67.

[32] Annales, XV, 60.

[33] Le suicide était alors considéré comme une mort honorable, lorsque celui qui en était l’auteur était un homme de haute condition. L’orgueil de caste semblait intéressé à ce qu’on ne périt pas par la main d’une personne d’une autre condition, si cette personne n’était un esclave, auquel on avait donné l’ordre de frapper le coup mortel ; car alors on pouvait être considéré comme s’étant tué soi-même. Je trouve dans Tacite une réflexion bien curieuse sur la manière dont périt Vocula qui, lors de la révolte de ses légionnaires, avait voulu se tuer lui-même, que ses affranchis et ses esclaves en détournèrent et qu’un des traîtres qui l’avaient abandonné pour Classicus tua par ordre de celui-ci : Digressum Voculam et de supremis agitatem, dit l’historien (Hist., IV, 59), liberti servique prohibuere fœdissimam mortem sponte prævenire.

[34] Donec a centurion vulucribus adversis tanquam in pugna caderet. Annales, XVI, 9.

[35] Annales, XVI, 11.

[36] Annales, XV, 69.

[37] Annales, XVI, 27.

[38] Histoires, I, 58.

[39] Dion Cassius, LXIII, 22.

[40] Tacite, Hist., I, 53.

[41] Dion Cassius, LXIII, 24.

[42] Tacite, Hist., I, 51. Nec deerat pare Galliarum quae Rhenum accolit, easdem partes secuta, se tum acerrima instigatrix advenus Galbianos : hoc enim nomen, fastidito Vindice, induerant.

[43] Tacite, Hist., I, 87.

[44] Vitellii tamen imagines in castris et per proximas Belgarum civitates repositae cum jam Vitellius occidisset. Hist., IV, 31.

[45] Histoires, II, 60. Tacite est cette fois trop indulgent. La nécessité plus que l’honneur dicta, dit-il, l’apologie de Suétonius et de Proculus. Ils se donnèrent le mérite d’une trahison..... Vitellius crut récompenser la perfidie et ne fit qu’absoudre la fidélité.

[46] Voir Tacite, Hist., II, 86.

[47] Tacite, Hist., III, 78.

[48] Pline accusait Antonius Primus. Tacite s’abstient de décider la question. Tous deux, dit-il, étaient capables de ce forfait.

[49] Histoires, I, 12.

[50] Histoires, I, 55.

[51] Histoires, I, 56.

[52] Histoires, I, 74.

[53] Non partium studio ; sed erat grande momentam in nomine urbis ac prætextu senatus. Histoires, I, 76.

[54] Histoires, I, 84.

[55] Italiam et caput rerum urbem, Senatumque et populum nunquam obscurs nomina, et si aliquando obumbrentur. Histoires, II, 32.

[56] Histoires, II, 37.

[57] Histoires, II, 89.

[58] Histoires, II, 91.

[59] Histoires, I, 19.

[60] Tacite, Hist., I, 43.

[61] Histoires, II, 52 sqq.

[62] Histoires, II, 55.

[63] Histoires, III, 37.

[64] Histoires, III, 58.

[65] Il faillit lui en conter cher d’avoir voulu plaisanter avec les soldate de Vitellius. Des gens du peuple, par un badinage qu’ils croyaient plaisant, avaient saisi le moment où les soldats ne pensaient à rien pour en désarmer plusieurs, en coupant furtivement l’attache de leurs baudriers ; ensuite ils leur demandèrent s’ils avaient leurs épées. Ceux-ci furieux se jetèrent, le fer à la main, sur une foule sans armes. (Tacite, Hist., II, 88.)

[66] Tacite, Hist., I, 32.

[67] Histoires, II, 55.

[68] Histoires, III, 83.

[69] Histoires, I, 66.

[70] Histoires, IV, 69.

[71] Histoires, II, 21.

[72] Histoires, IV, 3. Discordibus municipiorum animis magie inter semet quam contumacia adversus principem.

[73] Histoires, III, 57.

[74] Histoires, IV, 3.