Charles-Quint, héritier de Ferdinand d'Aragon et de Maximilien d'Autriche, appartenait aussi par son aïeule, Marie de Bourgogne, à la famille capétienne. Dès sa jeunesse, et bien longtemps avant de porter le titre de roi ou celui d'empereur, il avait joué son premier rôle dans la politique européenne, comme représentant de cette orgueilleuse maison de Bourgogne, dont la grandeur et la chute occupent une si large place dans notre histoire nationale. Entouré de conseillers français, habitué à parler et à écrire en français, vassal, parent et ennemi à la fois des rois de France ; fiancé, sous Louis XII, à une princesse qui devait lui apporter en dot deux des plus belles provinces de ce royaume, dont l'une avait fait partie du domaine héréditaire de ses ancêtres ; sacrifié ensuite à l'héritier présomptif de la couronne de France, à ce François Ier dont plus tard il vit partout les prétentions s'opposer aux siennes ; élevé par sa tante, Marguerite d'Autriche, qui gardait le souvenir d'une semblable injure, 41 contracta, sous l'influence de ces circonstances diverses, l'habitude de tenir constamment les yeux fixés sur la France, comme sur sa première et sa meilleure patrie, et en même temps de haïr, au moins par intervalle, les princes qui la gouvernaient, comme les spoliateurs et les ennemis irréconciliables de toute sa famille. Ces deux sentiments se combattirent toute sa vie dans son âme et donnèrent lieu à d'étranges contradictions de conduite. Dans ses querelles avec François Ier, il montra parfois un emportement qui lui faisait perdre toute retenue ; dans ses réconciliations avec ce même prince, il lui manifesta (plus rarement, il est vrai) une ardeur, un désir d'amitié qu'on expliquerait vainement par la dissimulation naturelle de son caractère, dissimulation d'ailleurs exagérée par la plupart des historiens. Il était ballotté entre ces deux sentiments, lorsque François Ier monta sur le trône de France. Ses jeunes compagnons, qui le plaisantaient librement, l'avaient souvent raillé sur ce qu'ils appelaient les infortunes de son premier mariage. Mais ils lui demandaient si, pour le faire oublier, il n'en voulait pas contracter un autre, et ils lui proposaient tour-à-tour Mme Renée, belle-sœur de François, la princesse de Portugal ou la fille du roi de Hongrie. Il répondait sérieusement à leurs plaisanteries, sans leur cacher que le mariage avec Mme Renée lui semblait préférable aux deux autres, car c'est plus grand chose que la fille d'un roy de France, disait-il[1]. Aussitôt après l'avènement de François Ier, il lui envoya demander son alliance et la main de sa belle-sœur. Mais les instructions qu'il donna à ses ambassadeurs reflétèrent en quelque sorte le souvenir amer de l'affront qu'il avait reçu, et François Ier, par l'aigreur de ses réponses aux envoyés flamands, montra souvent combien lui déplaisait la manière dont ils accomplissaient leur mission. Charles insistait surtout pour que sa future épouse lui fût remise immédiatement. Il craignait que cette fois encore on ne lui manquât de parole. Mais il n'obtint rien sur ce point. Du reste, ses ambassadeurs eux-mêmes, trouvant ses prétentions trop peu modérées, lui annonçaient que ses demandes étaient très-mal prises et considérées comme excessives et contre raison[2] à la cour de France. Enfin, le 24 du mois de mars 1515, un traité fut conclu[3] aux conditions suivantes : Charles épouserait Mme Renée ; la princesse, qui n'était encore qu'une enfant, lui serait remise dans les deux mois qui suivraient sa douzième année ; sa dot serait de six cent mille écus d'or au soleil, le duché de Berry lui serait donné pour quatre cent mille écus ; mais le roi y conserverait la souveraineté, l'hommage-lige, les églises cathédrales et royales et tous les cas royaux. Si le mariage ne s'accomplissait pas, soit par la volonté du roi, soit par celle de Mme Renée, le prince Charles recevrait à titre de dédit le comté de Ponthieu, les villes de Péronne, Montdidier, Roye, Saint-Quentin, Corbie, Amiens, Abbeville, Montreuil, le Crotoy, Saint-Valery, Doullens. Quelque temps après, deux grands événements changèrent la face de l'Europe : François Ier conquit le Milanais, auquel il n'avait point voulu renoncer en faveur de Charles, lorsque celui-ci demandait sa belle-sœur en mariage ; Charles, de son côté, réunit à son archiduché des Pays-Bas les divers royaumes auparavant gouvernés par son aïeul Ferdinand. L'avènement de Charles-Quint en Espagne fut marqué par de grands troubles. L'esprit d'indépendance des seigneurs castillans et aragonais, un moment comprimé par la politique habile de Ferdinand-le-Catholique et par la fermeté de son ministre Ximénès, éclata avec une force incroyable pendant la vacance du trône. Ximénès se saisit de la régence de Castille, tandis que le nouveau roi s'occupait à faire dans les Pays-Bas ses préparatifs de départ. Tout dévoué au pouvoir royal, il employa pour le faire respecter toutes les forces de son intelligence, toute l'énergie de son caractère. Et pourtant, pendant sa courte régence, la Castille entière fut en proie à l'anarchie. Les seigneurs y revenaient à leurs anciennes guerres privées. Don Pedro Giron, fils du comte d'Uruéna, mit des troupes sur pied pour s'emparer du duché de Médina-Sidonia, sous prétexte qu'il appartenait à sa femme, le duc et son frère n'étant point nés en légitime mariage. Don Pedro Porto Carréro, comte de Médilla, convoitait la grande maîtrise de Saint-Jacques : il excita une sédition à Lléréna[4]. Valladolid et plusieurs autres villes refusèrent d'obéir au cardinal. D'un autre côté, l'Aragon ne voulut pas reconnaître comme régent l'archevêque de Saragosse, oncle du nouveau roi. Jean d'Albret, roi dépossédé de Navarre, rentra dans ce royaume et fut sur le point de le reconquérir. Hors de la péninsule hispanique, le vice-roi de Naples, Raymond de Cardonne, ne rencontra qu'une faible opposition, et il en vint à bout sans beaucoup de peine. Mais celui de Sicile, Hugues de Moncada, vit se soulever contre lui Palerme, Syracuse et toutes les principales villes de son gouvernement, à l'exception de Messine. Il fut obligé de s'enfuir à Messine, et Charles, cédant aux réclamations menaçantes des Siciliens, lui donna pour successeur Hector Pignatelli. Le. nouveau gouverneur essaya de se concilier la faveur de cette population turbulente, en publiant une amnistie pour tous les rebelles. Une sédition éclata néanmoins. Assiégé dans son palais, Pignatelli fut fait prisonnier ; plusieurs de ses officiers furent tués, d'autres sortirent de la ville sous un déguisement. Il s'échappa lui-même et se réfugia à Messine. Ce fut seulement plusieurs mois après, qu'ayant fait mourir par trahison les principaux chefs des rebelles, il put éteindre les dernières étincelles de ce violent incendie qui avait failli ravir pour toujours à l'Espagne une province florissante. Ferdinand-le-Catholique avait laissé l'Espagne en guerre avec la France au sujet du royaume de Naples et de la Navarre. Les Français réclamaient le royaume de Naples pour eux-mêmes, et voulaient faire restituer la Navarre à leur allié, Jean d'Albret. Au moment où Charles-Quint, succédant à Ferdinand, héritait de cette double querelle, il ne lui était guère possible de se défendre contre les attaques sérieuses du conquérant redoutable qui avait récemment vaincu à Marignan les Suisses, jusqu'alors réputés invincibles, conquis le Milanais et épouvanté l'Italie. Charles-Quint fit-il alors les premières démarches pour obtenir un traité ? ou bien François Ier prit-il l'initiative de nouvelles propositions d'alliance ? Nous n'avons rien trouvé, ni dans les correspondances, ni dans les autres documents contemporains, qui puisse nous éclairer sur ce point important. Mais tout le monde connaît les conventions arrêtées à Noyon entre le sire de Chièvres et le sire de Boisy, ministres favoris des deux princes. Charles obtenait la main de madame Louise, fille aînée du roi de France, âgée d'un an seulement. François abandonnait à Charles toutes ses prétentions sur le royaume de Naples, à la condition que le dernier paierait, chaque année, cent mille écus jusqu'à la consommation du mariage, et cinquante mille écus après le mariage, tant que la princesse n'aurait point d'enfants ; enfin le roi d'Espagne promettait, en termes ambigus, de satisfaire les héritiers de Jean d'Albret relativement au royaume de Navarre. Il est vraisemblable que François Ier, toujours trop "peu soucieux des intérêts de ses alliés, ne tenait guère à l'accomplissement de cette dernière condition. Plusieurs années s'écoulèrent sans qu'il parût y songer. Mais l'élection de Charles à l'empire le tira subitement de cette indifférence. Animé par le dépit, il accusa son rival de n'avoir point rempli ses engagements. Il voulait sans doute donner par là une honnête apparence à sa rupture[5]. Le traité de Noyon accrut encore le ressentiment de Charles-Quint contre le roi de France. La fortune de François Ier, il faut en convenir, avait toujours jusqu'alors dominé celle de son jeune rival. Il lui avait d'abord enlevé sa première fiancée avec les belles provinces que lui eût données cette union. Maintenant, il le forçait de renoncer à madame Renée de France et à la dot qu'elle lui aurait apportée. Il l'empêchait pour le présent de contracter un mariage utile à ses intérêts, en enchaînant sa destinée à celle d'une enfant âgée d'un an. Et qui lui garantissait que la main même de cette enfant n'appartiendrait pas un jour à un autre ? Qui l'assurait que ces nouveaux engagements seraient mieux observés que les anciens ? En attendant, on lui imposait une espèce de tribut annuel, pour subvenir aux frais de l'éducation de cette jeune princesse. Et que lui accordait-on en échange ? Seulement le droit de conserver ce qu'on avait déjà cédé à son prédécesseur, ce qu'on n'eût pu lui reprendre à lui-même qu'au prix d'une guerre sanglante. Charles-Quint se plaignit vivement, et regarda toujours le traité de Noyon comme un pacte onéreux auquel on l'avait forcé de souscrire, en profitant des embarras que lui suscitaient les troubles de ses Etats espagnols. Les années qui s'écoulèrent entre ce traité et la mort de l'empereur Maximilien furent, pour les rivaux, deux années de trêve ; mais la rupture devenait de plus en plus probable. Tous deux dissimulaient, du reste, leur malveillance réciproque. Charles appelait François Ier son bon père, et François Ier protestait qu'il veillerait toujours aux intérêts de son futur gendre comme à ceux de son propre royaume. Ils ne se bornaient point à ces démonstrations extérieures de bienveillance ; ils se donnaient aussi quelques preuves d'amitié. Aussitôt après le traité de Noyon, François Ier offrit à Charles-Quint le passage à travers ses Etats pour se rendre en Espagne, le priant d'y séjourner et lui faisant promettre par son ambassadeur de lui faire tel honneur et aussi bonne chère que à sa propre personne et autant qu'il en fut jamais fait au roy de Castille, son bon père, et à nuls autres bons princes[6]. Après la malheureuse expédition de Maximilien dans le Milanais contre Venise et les Français, Charles s'interposa pour faire restituer à ces deux puissances les villes de l'Italie que son aïeul tenait encore entre ses mains. Il fut aussi convenu que les deux souverains auraient ensemble une entrevue. Mais Charles-Quint y mit ensuite obstacle. Si l'on en croit les documents contemporains, François, qui la désirait vivement, fut très mortifié du peu d'empressement que le roi de Castille montrait à établir avec lui des relations plus intimes que les relations politiques. Il s'en exprima avec quelque vivacité à Philibert Naturelli et au seigneur de la Chaulx, ambassadeurs de ce prince. La mort de la jeune princesse Louise, fille du roi de France, semblait devoir les séparer encore davantage. Mais Charles demanda qu'on lui fiançât Charlotte, sœur cadette de Louise ; et François -Ier, flatté de cette offre, lui en témoigna la joie la plus vive. On se rapprochait ainsi par moments, et lorsque l'union la plus intime paraissait établie ; l'esprit méfiant de Charles, la hauteur de son rival, le sentiment de leur fausse position, les influences d'une partie de leurs conseillers, venaient ranimer leurs vieilles querelles et rouvrir toutes leurs anciennes blessures. Quand François Ier, par un traité conclu avec Henri VIII, roi d'Angleterre, eût recouvré Tournay et Mortagne — deux villes enlevées par les Anglais à sa couronne sous le règne de Louis XII —, la petite cour de Bruxelles en fut aussi émue que si elle avait vu le roi de France au cœur des Pays-Bas avec une armée victorieuse. L'ambition des Français y était le texte ordinaire des conversations diplomatiques. C'était pour déjouer leurs projets et pour détruire l'effet de leurs horribles intrigues que, d'accord avec l'empereur Maximilien, elle cherchait à assurer à Charles le titre de roi des Romains ou d'héritier présomptif de l'empire. Les Français, écrivait-on à Charles, distribuent de l'argent à profusion aux électeurs. La couronne impériale est à eux, si vous ne vous hâtez de l'acquérir en enchérissant sur leurs offres. Déjà, disait-on, ils avaient fait entrer dans leur ligue, ou étaient sur le point d'y faire entrer les Suisses, Venise, le duc de Wurtemberg, le pape lui-même[7]. Maîtres à la fois de la Gaule, de l'Italie, de la Germanie, que ne pourraient-ils pas faire contre la maison d'Autriche, dont la puissance apparente cachait une faiblesse réelle ? Et de quel secours seraient à cette maison ses possessions vastes, mais disséminées et dépourvues de toute communication, ses sujets nombreux, mais pauvres pour la plupart et d'ailleurs très jaloux de leur indépendance, ses acquisitions presque toutes d'origine récente et dont la possession lui était contestée ? Mais au milieu de ces négociations poursuivies avec ardeur pour écarter le souverain de la France du trône impérial, pour engager les Suisses à abandonner son alliance et à renouveler leurs anciens pactes avec les deux maisons de Bourgogne et d'Autriche, pour obtenir la neutralité de Venise, armer la ligue de Souabe contre le duc de Wurtemberg, déterminer le pape à favoriser l'élection de Charles à l'empire ; au milieu de ces intrigues dirigées en tous sens, de ces efforts sans fin et sans mesure pour s'élever au-dessus d'un rival par lequel on craignait d'être écrasé, le vieux Maximilien mourut tout-à-coup avant d'avoir pu réunir la Diète électorale, dont les membres, gagnés pour la plupart d'avance, avaient promis leurs suffrages à son petit-fils. L'empire était vacant : Charles et François se le disputèrent plus ouvertement, et l'on vit s'élever entre eux une nouvelle lutte diplomatique, que devaient bientôt suivre des luttes à main armée[8]. François Ier parut d'abord sur le point de l'emporter. Ses agents en Allemagne avaient ordre de ne rien épargner pour réussir. Leurs démarches auprès des électeurs, auprès du pape, auprès des Suisses, auprès de tous ceux qui pouvaient avoir quelque influence dans l'élection, étaient bien plus actives, leurs offres bien plus brillantes que celles de leurs adversaires. Il faut toujours du nouveau pour ces diables de Franchois qui gastent tout, écrivait Maximilien de Berghes, envoyé flamand, à Marguerite, tante du roi de Castille (14 février 1519)[9]. L'électeur de Trèves leur était favorable ; celui de Bohême semblait gagné par leurs offres ; ceux de Mayence et de Brandebourg, qui avaient vendu leurs voix à Charles avant l'élection, tournèrent tout à coup du côté opposé, et pour les ramener à la maison d'Autriche, il fallut faire de nouveau des sacrifices immenses. Mais en retour, l'électeur de Mayence ouvrit coffres et lettres à l'un des ambassadeurs castillans, et lui montra de terribles pratiques desquelles, écrit cet ambassadeur à l'empereur, je vous avertiray, si à Dieu plaist, après l'élection, et cognoistrez d'aucunes choses lesquelles vous n'auriez creues. Pendant ces actives démarches des Français, Charles montrait de l'indolence, presque de l'indifférence ; ses ministres flamands l'en accusent du moins dans les lettres qu'ils écrivent d'Allemagne à Marguerite, qui, plus que son neveu, paraissait désirer de voir la couronne impériale se perpétuer dans la maison d'Autriche. S'il ne tenait que à faire diligence, écrit Maximilien de Berghes (18 et 19 février 1519)[10], sans nulle faulte les Franchois la font trop plus grande que ne monstrent messieurs en Espagne, dont ne me puis assez esmerveiller. Et ay assez à faire de contenter les gens de par deçà — les Allemands —, qui disent que, si le roi — de Castille — avoit à cueur ceste affaire de l'empire, qu'il isroit d'autre sorte et de plus grande diligence. La lenteur espagnole avait sans doute une large part dans cette nonchalance ; peut-être aussi Charles se sentait-il un peu découragé en présence de la fortune supérieure d'un rival à qui tout paraissait réussir.. Un nouvel incident vint tout-à-coup changer cette nonchalance en une volonté ferme et énergique d'obtenir l'empire à tout prix. Un comte de Roussy, qui vivait à ta cour de France, élevait des prétentions sur le duché de Luxembourg, qui faisait partie des domaines de la maison de Bourgogne. Il n'est point étrange qu'il s'en soit volontiers dessaisi pour une somme d'argent très modique ; mais, chose plus extraordinaire, il trouva un acquéreur, et cet acquéreur était Fleurange, frère de Robert de la Mark, un des grands favoris du roi de France. Le prévôt d'Utrecht, ambassadeur du roi de Castille, apprit que cette vente bizarre avait eu lieu en présence de ce prince et avec son consentement. François jura qu'il n'y avait vu qu'une plaisanterie de table : il protesta de son affection pour son bon fils, le roi de Castille, s'exprima avec hauteur sur Fleurange et toute sa séquelle, et déclara que fidèle à ses engagements, il soutiendrait son dit fils contre quiconque oserait l'attaquer[11]. Le prévôt d'Utrecht lui en fit de vifs remerciements au nom de son maître ; mais il n'en conserva pas moins dans son cœur des soupçons que partagèrent sans doute les deux cours de Bruxelles et de Castille. Autant qu'on peut en juger d'après les correspondances de cette époque, cet incident si futile ranima l'ardeur languissante avec laquelle Charles-Quint poursuivait l'empire, de même que plus tard les attaques dirigées par les Français contre ses Etats d'Espagne, pendant la révolte des communéros de Castille, et les encouragements donnés à Robert de la Marck, frère de Fleurange', le poussèrent à courir les chances toujours périlleuses d'une guerre à outrance. Il savait bien que l'empire lui serait d'un médiocre profit. Son grand-père Maximilien ne le lui avait point caché ; mais il l'avait en même temps averti qu'il lui serait difficile d'assurer sa souveraineté en Autriche et en Bourgogne., si la couronne impériale était placée sur une autre tête. Cet avertissement était le fruit de la plus sage prudence. Charles pouvait le comprendre, maintenant que les courtisans de François Ier, croyant leur maître sur le point de tenir l'Allemagne sous son sceptre, se partageaient déjà en idée les domaines héréditaires de la maison de Bourgogne. Marguerite, gouvernante de Flandre, et les négociateurs
flamands qu'elle avait envoyés en Allemagne pour cette affaire de l'empire,
doutaient du succès ; ils avaient imaginé une combinaison qui conservait du
moins à la maison de Charles le sceptre de l'Allemagne. Ils le pressaient
vivement d'y envoyer son frère Ferdinand et de le présenter au suffrage des
électeurs allemands, s'il ne pouvait leur faire agréer sa propre candidature.
Le roi de Castille aimait son frère, mais il redoutait son ambition ; il se
rappelait que leur grand-père, Ferdinand, avait un moment voulu le dépouiller
en faveur de ce jeune prince des plus belles prérogatives des royautés de
Castille et d'Aragon. Dans la suite, Ferdinand avait assez manifesté son
désir de régner pour que le vieux Ximénès s'en alarmât lui-même, et que
Charles, partageant ces craintes, lui fît quitter presque aussitôt l'Espagne[12]. Le roi de Castille
vit la nouvelle candidature de son frère avec d'autant plus de déplaisir que
le roi de France ne s'y montrait point hostile. Il ne voulut donc point que
Ferdinand allât le représenter en Allemagne ; à plus forte raison ne
permit-il point qu'on donnât aux électeurs allemands un prétexte pour lui
retirer à lui-même l'appui de leurs suffrages[13]. Les Français, écrivit-il alors, ont intention et affection à l'élection d'ung tiers, et le
roy de France, voyant qu'il ne peut parvenir lui-même à l'empire, cherche du
moins à empescher nostre élection, et sous couleur de charité, par moyens
assez indirects, tâche de pratiquer l'élection de nostre dit frère et n'y
procède de bon œil ; ains est dans l'intention, si le cas advenait, pour luy
bailler sa fille en mariage et démembrer de nous non seulement tous les pays
et seigneuries d'Austriche, mais aussi tous nos pays et seigneuries de par de
là, mettre division entre nous et nostre dit frère. Et si ainsy se faisait,
serait la totale et perpétuelle destruction de nostre maison. En
conséquence, il donna ordre à ses envoyés en Allemagne de poursuivre sa
propre élection, sans tenir compte des propositions qu'on pourrait leur faire
en faveur de Ferdinand. Son énergie obstinée, secondée par leur adresse,
l'emporta sur l'activité mal dirigée et la présomptueuse confiance des
Français. François Ier, simple roi de France, s'était déjà montré trop
redoutable, et l'on croyait devoir à tout prix entraver l'accroissement de sa
puissance. S'il faut absolument que l'un des deux rois
soit nommé, écrivait le cardinal Wolsey, ministre anglais, à Robert
Pace, ambassadeur d'Henri VIII près du pape, mieux
vaut encore que ce soit le roi catholique que son rival. Tel était
alors l'avis de toute la chrétienté : aussi Charles-Quint fut-il élu[14]. Mais cette élection, son premier triomphe sur François Ier, faillit lui coûter cher. L'Espagne, irritée qu'on eût levé sur elle des impôts exorbitants pour acheter l'empire et satisfaire l'ambition personnelle ou les intérêts particuliers de son roi, plus irritée encore de se voir abandonnée, pendant l'absence de ce prince, à l'avidité de ses conseillers flamands, prit les armes contre lui, et sa couronne élective faillit lui coûter le plus important de ses Etats héréditaires. Quels si brillants avantages avait-il donc attendus du sceptre impérial pour le rechercher au risque de compromettre sa domination en Espagne ! Les exemples de son bisaïeul Frédéric III et de son aïeul Maximilien avaient pu lui apprendre combien ce titre d'empereur était au fond peu digne d'envie ; car il n'avait guère valu à l'un et à l'autre que des outrages et des humiliations. Mais les empereurs d'Allemagne étaient par tradition les successeurs des anciens césars romains, et ce titre si élevé de césar avait quelque chose d'assez séduisant pour tenter l'amour-propre des souverains même les plus puissants. D'ailleurs, quand Charles-Quint ne se fût point laissé prendre à cet appât flatteur, il ne pouvait, nous le répétons, laisser passer l'empire entre des mains étrangères, sans mettre aussi ses domaines héréditaires en péril. Nous avons vu combien était précaire sa royauté dans ses divers Etats, et quelle puissance ennemie lui en pouvait disputer la possession, soit par elle-même, soit par ses alliés, soit par ses vassaux. Il était probable que la lutte sanglante commencée sous les prédécesseurs de François Ier et de Charles-Quint continuerait sous ces deux princes. Or, à cette époque, la plus grande partie des armées chrétiennes se composait de Suisses et d'Allemands soudoyés à prix d'or. L'infanterie espagnole s'était signalée sous Ferdinand dans le royaume de Naples ; mais elle n'avait point encore l'immense réputation dont elle jouit à la fin de ce siècle ; elle était peu nombreuse, et nous voyons par les récits des historiens contemporains qu'elle entra toujours en proportion assez faible dans les armées de Charles-Quint. Les Suisses, que leurs querelles avec Louis XII avaient un moment rendus hostiles à la France, venaient de se réconcilier avec elle, et depuis ils lui gardèrent une constante fidélité. Ainsi l'élection de François Ier ou d'un des princes ses alliés, eût laissé Charles sans force militaire suffisante pour protéger ses. Etats contre des agressions sans cesse répétées. Il aurait été comme écrasé sous le poids de la puissance de son rival, qui, au royaume de France, au duché de Milan, à la couronne impériale, eût sans doute essayé de joindre bientôt Naples, la Navarre et les Flandres. Charles-Quint se voyait donc contraint de chercher un appui dans les forces militaires de l'Allemagne, afin de conserver ses possessions héréditaires, l'empire dût-il être pour lui, à d'autres égards, un embarras et un fardeau. Ferdinand fut magnifiquement dédommagé de la perte de ses espérances. Charles-Quint lui céda d'abord en partie, puis en totalité, les domaines de la maison d'Autriche en Allemagne ; il lui fit aussi épouser la fille du roi de Hongrie, d'abord offerte à lui-même. Ce mariage valut plus tard deux royaumes au second fils de Philippe-le-Beau. Enfin, quand la possession de ces deux souverainetés devint vacante, il lui abandonna tous ses droits sur l'une et sur l'autre[15]. Ferdinand fut satisfait de ces avantages et du rôle de lieutenant de son frère en Allemagne. Il lui remit le soin de sa fortune, et il n'eut point à s'en repentir, puisque, dix ans après, Charles-Quint le fit nommer héritier présomptif de l'empire. Il fallut, pour rompre cette bonne intelligence, que les événements fissent plus tard désirer à Charles-Quint de confier à son fils la continuation de son œuvre politique et religieuse, en lui transmettant tous ses Etats. Alors se réveilla la rivalité secrète des deux frères, l'aîné revenant à toutes ses défiances, le second jetant à demi ce masque de déférence obséquieuse qu'il avait gardé si longtemps. Ces brouilleries eurent une grande influence sur les événements des dernières années du règne de Charles-Quint, et nous les raconterons en leur lieu avec quelques détails. |
[1] Le Glay, Négociations de la France et de la maison d'Autriche, tom. II, lettre du 3 janvier 1514.
[2] Le Glay, tom. II, page 59, lettre de Gattinara, du 16 février 1514.
[3] Dumont, tom. IV, 1re partie, page 199.
[4] Ferreras, Histoire d'Espagne, tom. VIII, trad. d'Hermilly.
[5] L'empereur, dans le discours si célèbre qu'il prononça devant le Consistoire de Rome, en 1536, contre son rival, prétendit que jamais il n'aurait refusé de satisfaire le roi de Navarre ; ains aurait offert de lui bailler récompense autant que vaut le dit royaume. (Du Bellay, liv. V, p. 525, éd. Panthéon.)
[6] Le Glay, t. II, p. 100.
[7] Le Glay, t. II, passim.
[8] Le Glay, t. II, passim.
[9] Le Glay, t. II, p. 232.
[10] Le Glay, t. II, p. 242 et suivantes.
[11] Lettre de Philibert Naturelli, 25 février 1519. (Le Glay, t. II, p. 269 et suivantes.)
[12] Robertson, liv. 1er, pages 313 et 329 (éd. Didier, 1844), cite Miniana, lib. XI, c. 2, et Ferreras, t. 8, page 461. — Voyez aussi les papiers d'Etat du cardinal de Granvelle, t. Ier, premières lettres du recueil.
[13] Le Glay, t, II, page 303 et suivantes. Instructions et mémoires écrits le 5 mars 1519, à Barcelone, à notre amé et féal conseiller et chambellan le sieur de Beaurain, etc.
[14] Le Glay, t. I, Précis historique, page CXXXIV.
[15] On sait que Charles-Quint tenait ces droits d'un traité conclu autrefois entre Maximilien et Wladislas de Pologne. — Voyez Lanz, Correspondenz des Kaisers Karl V, t. I, p. 225 et 226.