LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME QUATRIÈME. — LA COMMUNE À L'HÔTEL-DE-VILLE

 

CHAPITRE III. — LES LIBRES PENSEURS.

 

 

I — LA LIBERTÉ DE LA PRESSE.

Toute révolution se fait au nom de la liberté. — Lettre de cachet. — Journaux envahis. — La sauvegarde de tous. — Protestation de vingt-huit journaux. — Les menaces. — Les mesures énergiques. — La suspension sans phrase. — Mandat de la sûreté générale. — Le Journal des Débats. — Souvenir du 15 juin 1848. — Des journaux cessent volontairement de paraître. — La motion d'Amouroux. — M. Degouzée. — Le Journal officiel. — Considérants de Cournet. — Suppressions successives. — La feuille autographiée. — Délation. — Calomnie. — Projet de confiscation. — Outrage et diffamation. — La licence remplace la liberté. — La Commune et la famille. — Projet de Vésinier.— Une séparation de corps et de biens pendant la Commune.

 

Comme toutes les émeutes, comme toutes les Révolutions, l'insurrection du 18 mars fut faite au nom de la liberté, de la liberté abstraite, c'est-à-dire au nom du principe qui assure à chaque citoyen l'exercice de toutes les libertés, y compris la liberté de la presse. On aurait pu croire, d'après cela, que les triomphateurs de la révolte auraient non pas quelque respect, mais du moins quelque pudeur à l'égard des journaux qui ne partageaient pas leur opinion et qui, comme le disait la Cloche, voulaient la République et répudiaient la terreur. On fut promptement détrompé. Le premier acte collectif du Comité central fut de maintenir en prison les généraux Chanzy et de Langourian, arrêtés par la foule, afin de mieux affirmer les droits de la liberté individuelle ; le second fut une attaque directe contre la propriété industrielle, contre la liberté de discussion. Aussitôt que les vainqueurs se sont investis du pouvoir, dans la nuit même du 18 au 19 mars, ils rédigent cette lettre de cachet, dans un français de fantaisie qui prouve peu de sympathie pour les écrivains : Ordre au commissaire spécial séant préfecture de police de Paris, de saisir le journal le Figaro ainsi que son personnel et d'empêcher militairement la presse dudit journal de fonctionner en y apposant les scellés. L'imprimeur est enjoint d'exécuter cet ordre, sauf par lui d'être mis en état d'arrestation. Fait à l'Hôtel de Ville, salle du Conseil de la Commune de Paris ; par ordre : Général E. DUVAL, RAOUL RIGAULT.

Le Figaro et le Gaulois subirent le même sort ; les fédérés s'emparèrent des bureaux de la rédaction, de l'imprimerie, y campèrent comme sur la brèche et par ce premier acte de violence démontrèrent de quoi ils ne tarderaient pas à être capables. A cette brutalité les hommes du Comité central joignirent un commentaire qui indique des illusions étranges ou une révoltante hypocrisie. Le premier numéro du Journal officiel, paru le 20 mars, contient un avis aux journaux : Les autorités républicaines de la capitale veulent faire respecter la liberté de la presse ainsi que toutes les autres. Elles espèrent que tous les journaux comprendront que le premier de leurs devoirs est le respect dû à la République, à la vérité, à la justice et au droit, qui sont placés sous la sauvegarde de tous. La question était de savoir si la République, la vérité, la justice, le droit, étaient à Versailles ou à l'Hôtel de Ville. Dans un pays bouleversé par les révolutions comme le nôtre, où le plus fort finit toujours par devenir le plus légal, le problème offrait quelques difficultés. La solution ne s'en trouva qu'après deux mois de tuerie.

Les journaux qui avaient quelque souci de leur dignité et du salut de la France ne se laissèrent point intimider par les périls qui les menaçaient et qu'ils n'ignoraient pas. Ce sera leur honneur d'avoir protesté contre le Comité central. Vingt-huit journaux insérèrent le 21 mars une note identique pour engager les électeurs à ne point répondre à la convocation illégale qui leur était adressée par les intrus de l'Hôtel de Ville. Ceux-ci le prirent de haut : il n'y a rien de tel que l'exercice du pouvoir et surtout du pouvoir usurpé pour modifier les idées des gens. Ces hommes qui, sous tous les régimes, sous tous les gouvernements, avaient poussé des cris de geai lorsqu'on ne leur avait pas reconnu le droit d'injure, dé délation et de calomnie, n'admettent pas qu'on les discute ; du même coup, ils se déclarent infaillibles et inattaquables : Le Comité central entend faire respecter les décisions des représentants de la souveraineté du peuple de Paris, et il ne permettra pas impunément qu'on y porte atteinte plus longtemps en continuant à exciter à la désobéissance à ses décisions et à ses ordres. Une répression sévère sera la conséquence de tels attentats, s'ils continuent à se produire.

Quelle sera cette répression ? quel tribunal correctionnel connaîtra des délits ? quelle amende les punira. Le Journal officiel du 25 mars nous l'apprend : Des écrivains de mauvaise foi auxquels seraient applicables en temps ordinaire les lois de droit commun sur la calomnie et l'outrage, seront immédiatement déférés au Comité central de la garde nationale. Or, nous rappelons que le susdit Comité a condamné ou va condamner à mort Ganier d'Abin et Wilfrid de Fonvielle auxquels on n'avait rien à reprocher. On peut juger, d'après cela, le sort que l'on réservait aux journalistes récalcitrants. Mais le lendemain même, 24 mars, le Comité central donne une preuve nouvelle de sa logique et de sa bonne foi ; il éprouve le besoin de parler au peuple, de lui expliquer que jamais insurrection ne fut plus légitime que celle qui débuta, comme l'on sait, sur les buttes Montmartre. Nous avons fait, sans coup férir, une Révolution. C'était un devoir sacré ; en voici les preuves : le gouvernement de la Défense nationale a rétabli l'état de siège tombé en désuétude et donné le commandement à Vinoy qui s'est installé la menace à la bouche ; il a porté la main sur la liberté de la presse en supprimant six journaux.

Ce qu'ils disent et ce qu'ils font ne les gêne guère ; ils sont en contradiction avec les théories dont ils se repaissent, avec ce qu'ils appellent' les principes ; et pendant que leur proclamation reproche au gouvernement de la Défense nationale d'avoir porté la main sur la liberté de la presse, ils applaudissent dans leurs conciliabules le citoyen Pompée Viard, fabricant de vernis, qui propose de punir les journalistes hostiles aux droits du peuple ; des mesures énergiques doivent être donc prises. Cette motion, d'autant plus redoutable qu'elle est vague, est adoptée sans opposition.

Ce n'étaient pas là de simples menaces et bientôt on allait procéder à l'épuration de la presse parisienne. Le prétexte est trouvé : c'est celui derrière lequel se sont abrités de tout temps les violents, les faibles d'esprit, les vaniteux qui ne peuvent supporter la contradiction. Nous sommes en révolution, donc tout est permis : salus populi suprema lex ; plus tard, après la victoire, nous rétablirons les libertés que nous sommes obligés de supprimer aujourd'hui ; argument hypocrite des assassins et des tyrans, a dit Charles Nodier. Arthur Arnould leur dira : C'est le raisonnement de tous les despotes ; avec moins de naïveté, Arthur Arnould se serait aperçu que ses collègues du Comité central et de la Commune n'étaient et ne pouvaient être autre chose.

On profite du premier engagement des insurgés contre les troupes françaises pour faire payer aux journaux la défaite que l'on a été chercher au rond-point des Bergères. Le 3 avril, Lissagaray, qui n'est point, qui ne sera pas membre de la Commune et qui n'en est peut-être que plus irrité contre l'Assemblée nationale, ouvre l'attaque contre les journaux. Dans l'Action, il dit : Nous demandons la suspension sans phrase de tous les journaux hostiles à la Commune. Paris est en état de siège réel. Les Prussiens de Paris ne doivent pas avoir de centre de ralliement, et ceux de Versailles des informations sur nos mouvements militaires. Cette mise en demeure d'entrer de plain-pied dans l'iniquité ne passera pas inaperçue. Un gouvernement sérieux et respecté tient compte de l'opinion de la presse ; un gouvernement faible et déconsidéré obéit à ses injonctions ; nous l'avons déjà vu et nous le verrons encore.

La Commune se fit un devoir de suivre le conseil que Lissagaray venait de lui donner. Les exécuteurs de ses hautes œuvres ne manquèrent pas à l'Hôtel de Ville. Les Débats, le Constitutionnel, Paris-Journal, sont supprimés le 4 avril, en vertu de mandats signés par les membres du Comité de sûreté générale : TH. FERRÉ, RAOUL RIGAULT, L. CHALAIN. Le coup se fit pendant la nuit, comme un guet-apens. A trois heures du matin, la vieille maison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois, où le Journal des Débats a pris naissance aux premières lueurs de la Révolution française, fut envahie par un commissaire de police escorté de fédérés. Le journal était composé, la machine allait faire fonctionner les presses. La rédaction et l'administration étaient représentées par un prote qui, en présence de la violence, reconnut que

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Ne pouvant faire autrement, il se résigna à suspendre le tirage et obtint, non sans quelque peine, que les formes et les presses ne seraient pas brisées. Lorsque les plieuses arrivèrent, on leur interdit l'entrée de la maison, où, tout le jour, un piquet de fédérés se tint en permanence.

Les conservateurs furent irrités ; quelques-uns d'entre eux cependant étaient d'âge à se souvenir qu'à la journée du 13 juin 1849, au moment où Ledru-Rollin passait difficilement à travers un vasistas, des gardes nationaux de l'ordre, comme l'on disait alors, s'en allèrent renverser les casses du journal le Peuple qui leur déplaisait. Ce qui tendrait à prouver que les partis les plus opposés tombent dans les mêmes sottises, lorsqu'ils n'écoutent que les conseils de leur passion et qu'ils s'imaginent que l'absence de contradiction leur permettra d'avoir raison. Erreur essentielle, dont l'expérience si souvent renouvelée en notre pays n'a jamais fait revenir personne.

La suppression de Paris-Journal, des Débats, du Constitutionnel fut un avertissement pour l'Union, le Français, le Monde, l'Ami de la France, le Pays, la Liberté, le Peuple français, qui, plutôt que de s'exposer à des avanies, préférèrent cesser de paraître pendant ces jours d'oppression où nul honnête homme ne pouvait exprimer sa pensée. Dans sa correspondance diplomatique, M. Washburne, habitué aux libertés de l'Amérique, revient souvent sur ce sujet et laisse voir l'indignation dont il est animé. On dirait que la Commune, s'attribuant le privilège de la calomnie, refuse.aux autres celui de la vérité. Tout blâme l'irrite et la force à dévoiler les instincts tyranniques dont elle est tourmentée. Le 18 avril, elle supprime d'un mot le Soir, la Cloche, le Bien public, l'Opinion nationale. Ce n'est pas assez. Dans les délibérations de l'Hôtel de Ville, on la pousse aux décisions excessives. Au cours de la séance du 21 avril, sous la présidence de Varlin, Amouroux s'écrie avec conviction : A mon avis, il ne devrait y, avoir qu'un seul journal ; il faut les supprimer tous. En temps de guerre, il ne doit y avoir que l'Officiel. Amouroux, tout brutal qu'il se montrait, était pourtant plus accommodant que M. Degouzée, député libéral, qui en juin 1848 demandait la déportation en masse de tous les journalistes.

Pour répondre à la proposition d'Amouroux, Félix Pyat déclare qu'il serait heureux si le Journal officiel était rendu gratuit et public, et le docteur Rastoul, en homme pratique, se contenterait ; de le voir adresser gratuitement à tous les électeurs. La Commune a eu raison de dire qu'elle avait des idées nouvelles en économie politique ; toutes celles qu'elle a eu le temps d'émettre ressemblent au mode d'abonnement préconisé pour son Journal officiel. Dans la séance du 22 avril, Vermorel accuse Félix Pyat d'avoir blâmé dans le Vengeur la suppression des journaux, et d'avoir cependant proposé à la Commune l'initiative de cette mesure. On échange des paroles peu courtoises, et Régère affirme que la motion est due à Raoul Rigault seul. Nous n'en avions jamais douté.

La question du Journal officiel les préoccupe ; le journal appartient à une compagnie particulière qui l'exploite sous certaines conditions déterminées par un cahier des charges ; cela n'est pas suffisamment révolutionnaire. Le 23 avril, Longuet dit : Il faut absolument que le journal devienne la propriété de la Commune et soit parfaitement entre nos mains. Régère approuve, et si la Commune avait duré, le Journal officiel serait devenu propriété communale par voie de confiscation.

Raoul Rigault a quitté la sûreté générale, où il est remplacé par Cournet ; celui-ci fait aussi des considérants et prend des arrêtés où la boursouflure du stylo arrive au comique : Considérant qu'il serait contraire à la moralité publique de laisser continuellement déverser par certains journaux la diffamation et l'outrage sur les défenseurs de nos droits qui versent leur sang pour sauvegarder les libertés de la Commune et de la France... arrête : Les journaux le Petit Moniteur, le Petit National, le Bon Sens, la Petite Presse, le Petit Journal, la France, le Temps, sont supprimés. Ceci est du 5 mai et émane du citoyen Cournet. Le lendemain la Commune, sur la proposition de Mortier, décide que : Aucun journal, sauf l'Officiel, sous aucun prétexte n'insérera d'articles touchant aux opérations militaires. Le 11 mai, Cournet, qui bientôt va quitter la préfecture de police, veut laisser un dernier souvenir aux journaux parisiens et il interdit la publication du Moniteur universel, de l'Observateur, de l'Univers, du Spectateur, de l'Étoile et de l'Anonyme.

Le 17, la cartoucherie de l'avenue Rapp a sauté ; ce ne peut être que l'œuvre de la réaction, il faut y répondre, et le Comité de salut public — impavidum ferient ruinœ — prend la parole à la date du 18 mai 1871, je me trompe, à la date du 28 floréal, an 79 : Art. 1. Les journaux la Commune, l'Écho de Paris, l'Indépendance française, l'Écho d'Ultramar, l'Avenir national, la Patrie, le Pirate, le Républicain, la Revue des Deux Mondes, la Justice, sont et demeurent supprimés. Art. 2. Aucun nouveau journal ou écrit périodique ne pourra paraître avant la fin de la guerre. Art. 3. Tous les articles devront être signés par leurs auteurs. Art. 4. Les attaques contre la République et la Commune seront déférées à la cour martiale. Art. 5. Les imprimeurs contrevenants seront poursuivis comme complices, et leurs presses mises sous scellés. Art. 6. Le présent arrêté sera immédiatement signifié aux journaux supprimés, par les soins du citoyen Le Moussu, commissaire civil délégué à cet effet. Art. 7. La sûreté générale est chargée de veiller à l'exécution du présent arrêté. Le Comité de salut public : ANT. ARNAUD, EUDES, BILLIORAY, F. GAMBON, G. RANVIER. Donc, en deux mois, trente-deux recueils périodiques sont supprimés ; dans Paris on n'entend plus guère que les jurons du Père Duchêne.

Le Journal officiel, dont on a confié la rédaction en chef à Vésinier, par un décret du Comité de salut public daté du 12 mai, est-il donc seul à recevoir et à transmettre les confidences de la Commune ? — Moi, dis-je, et c'est assez ! — non ; singeant avec persistance les gouvernements réguliers, les hommes de l'Hôtel de Ville ont organisé un bureau de la presse où les journaux — il en existe bien peu — peuvent recevoir les renseignements qui tromperont leurs lecteurs. Une feuille autographiée est rédigée chaque jour et divisée en quatre rubriques différentes : Presse parisienne (journaux du matin) ; Presse parisienne (journaux du soir) ; Presse départementale ; Presse étrangère. Cela se fabrique à la délégation de l'intérieur et de la sûreté générale, cela est signé : Le chef de la division de la presse : ALEXANDRE LAMBERT.

On en a publié environ une centaine de numéros, dont la collection, aujourd'hui très rare, est un document précieux pour l'histoire de la Commune. Les extraits, empruntés à la presse étrangère contiennent de dures vérités à l'adresse des gens de l'insurrection et n'étaient remis qu'aux membres de la Commune, qui pouvaient constater ainsi le mépris, pour ne pas dire l'horreur, qu'ils inspiraient à l'Europe civilisée. J'ai sous les yeux les feuilles qui analysent les journaux du 20 mai, et qui par conséquent ont paru le jour où la France allait reprendre sa capitale. On y propose des mesures violentes. La Vérité a blâmé le décret qui supprime dix journaux d'un coup ; elle persiste à confondre l'état normal et régulier d'une société avec l'état de guerre. En présence de cette mauvaise foi, de cet entêtement à vouloir dénaturer les faits et fausser les principes, il serait prudent d'appliquer à ce journal la loi du Comité de salut public. L'Agence Reuter a signalé aux journaux anglais un article secret du traité de paix, aux termes duquel le gouvernement prussien s'est engagé à prêter le concours de ses armes au gouvernement de Versailles pour réduire Paris. On fait remarquer, en outre, que les négociants parisiens réfugiés à la campagne n'ont point hésité à emporter hors de Paris leur numéraire, qui fait ainsi défaut à notre cité ; et l'on termine en disant : Ne pourrait-on pas remédier à ce grave inconvénient ?

La moralité de ces gens-là était d'une trempe particulière ; sans sourciller et sur la même feuille de papier, ils font une délation, ils propagent un mensonge qui est calomnieux et proposent un acte de confiscation : toujours pour ne pas confondre l'état moral et régulier d'une société avec l'état de guerre. Sans trop s'en douter peut-être, ils font des aveux bons à retenir et prouvent qu'ils ne reculent devant l'emploi d'aucun moyen de destruction. Les artilleurs fédérés se plaignent de la mauvaise qualité des munitions. Les projectiles n'éclatent pas. Les bombes à pétrole sont remplies d'un liquide qui ne s'enflamme point.

On doit bien penser que dans cette feuille autographiée, rédigée sous la responsabilité de la délégation de l'intérieur et de la délégation de la sûreté générale, destinée à porter la lumière dans l'âme même du peuple, réservée à la glorification de la Commune et à la confusion des ennemis d'icelle, on doit penser que les crimes des curés n'ont point été omis. Non certes, et l'on dit leur fait aux congrégations religieuses : Le résultat des perquisitions faites dans plusieurs établissements religieux a un grand retentissement dans la presse. Tous les journaux sans exception s'en occupent et donnent des détails qui ne rendent plus douteux les actes de turpitude et de débauche dont ces établissements furent le théâtre. A ce sujet, le Réveil du peuple demande qu'on ouvre à deux battants à la foule les portes des couvents, pour que chacun puisse vérifier les cachots souterrains, les cellules, les instruments de supplice ou de plaisir, et attester plus tard les faits scandaleux qui ont déshonoré pendant des siècles l'humanité. L'arrêté de Cournet, que j'ai cité, a dit : Il serait contraire à la moralité publique de laisser déverser la diffamation et l'outrage. Ce sont ces hommes, si susceptibles lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes, qui inventent sur les communautés religieuses des calembredaines tellement ridicules qu'il en faudrait rire, si elles n'avaient servi de prétexte à des vexations, à des vols, à des violences, à des assassinats.

La Commune voulait accaparer la presse à son profit et forcer tous ses adversaires au silence : c'était sa façon de comprendre et d'appliquer un de ses principes fondamentaux. La liberté de la presse ne lui plaisait guère, elle l'a démontré ; en revanche la constitution de la famille telle qu'elle est consacrée par nos lois civiles et religieuses ne lui plaisait pas davantage. Que tout le monde se taise, c'est bien ! mais au moins que l'immoralité soit libre et qu'elle n'ait plus à gémir sous le joug des préjugés. Pour cela, que faut-il ? Bien peu de chose. Soustraire les enfants à l'autorité de leurs ascendants et légitimer toutes les naissances. Cela était facile et ce fut Vésinier qui se chargea de libeller un décret que la rentrée des troupes françaises réduisit à l'état de projet. On le proposa aux méditations de la Commune dans la fameuse séance du 17 mai, celle-là même où Urbain demanda l'exécution immédiate des otages.

On abroge la loi du 8 mai 1816, afin de rétablir le divorce ; tous les enfants reconnus sont légitimes ; tous les enfants non reconnus sont reconnus par la Commune et légitimés ; tous les citoyens âgés de dix-huit ans et toutes les citoyennes âgées de seize ans qui déclareront devant le magistrat qu'ils veulent s'unir par les liens du mariage seront unis, à la condition qu'ils déclareront en outre qu'ils ne sont pas mariés, ni parents jusqu'au degré qui, au yeux de la loi, est un empêchement au mariage. Ils seront dispensés de toute autre formalité légale. La Commune n'eut pas le temps de discuter cette motion, et cela est regrettable. On aurait su quelles étaient ses opinions sur le mariage, sur les enfants, et comment elle concevait la famille modèle. Penchait-elle vers Fourier ou vers Saint-Simon, vers Mahomet ou vers la méthode simplement expérimentale ? On ne sait ; à cet égard les législateurs d'avril et de mai 1871 n'ont pas eu le loisir de se formuler. Certes, ils eussent adopté le divorce pour le plus grand bonheur des fédérés ; ils se seraient rappelé ce mot d'un fils qui, roulant sous la table, y rencontre son père, l'embrasse et lui dit : Ah ! papa, sans ma chienne de mère nous vivrions comme deux frères !

Nous ne savons pas comment on se serait marié sous la Commune devenue le gouvernement légal du pays, mais nous savons du moins comment on rompait le mariage et par suite de quelles formalités deux époux se séparaient. Au milieu d'une liasse de paperasses enlevées à une mairie, j'ai trouvé deux déclarations à l'aide desquelles il est facile de reconstituer une séparation de corps et de biens pendant la Commune. Il y a incompatibilité d'humeur, cela est certain ; le mari a corrigé sa femme qui, semblable à Panurge, n'aime point les coups, lesquels elle craint naturellement. La femme s'en irait bien de son côté, mais elle n'a pas d'argent, et l'heure n'est point propice pour en gagner. La vie est devenue insupportable ; non seulement sous le même toit, mais dans la même chambre ; il faut se séparer ; la justice coûte cher ; et du reste, où sont les juges ? On ne sait ; on dit qu'ils sont à Versailles. N'est-il pas plus simple de s'adresser au délégué de l'arrondissement ? il a une écharpe, et puisqu'il marie, il peut bien démarier.

Le délégué est un brave homme, il est fou, il a habité Charenton, malgré lui et plus longtemps qu'il n'aurait voulu. Il se carre dans son fauteuil ; il écoute les plaignants et reconnaît qu'ils ont entre eux moins de sympathie que les escargots ; cela le surprend et l'afflige ; mais il se rappelle qu'il est magistrat communal, il se dit que saint Louis, — un réactionnaire, — en faisait bien d'autres sous son chêne à Vincennes et, au nom de la loi, il déclare les époux à jamais séparés. Puis, afin de consacrer cette désunion par un acte en partie double, il fait signer à chacun des deux disjoints une reconnaissance ainsi conçue : Sur la demande de ma femme, je l'autorise de disposer de la chambre et du mobilier qui nous était commun et l'autorise à disposer d'elle-même à sa libre volonté. Je me réserve de mon côté qu'elle ne pourra agir d'aucune demande ni poursuite touchant à ma liberté. Nous rentrons d'un commun accord dans notre pleine et entière volonté, comme si n'ayant jamais été marié. Salut. A cette levée de l'écrou conjugal, la femme riposte : Je reconnais avoir reçu l'autorisation du mobilier qu'était commun entre mon mari et moi ; l'autorisation de disposer dudit mobilier ; à la charge de mon côté de ne jamais avoir recours à aucun droit envers lui. Je lui laisse sa plaine et entière liberté. Salut. Ces deux actes ont été libellés par un expéditionnaire, — irrégulier, — de la mairie. Il y a de la dignité ; on supprime le mot fraternité dans le protocole officiel ; salut, il faut le reconnaître, est un peu sec, même pour des époux qui se disent un éternel adieu ; si Vermorel avait été là, il aurait pu leur indiquer sa formule habituelle, — et un peu niaise pour un homme d'esprit : — cordialités républicaines.

 

II. — LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE.

Méthode expérimentale. — Illusions jacobines. — Nullité des hommes de la Commune. — Ils demandent aide partout. — Ils veulent retenir les administrateurs réguliers. — La persécution contre l'Église. — Incohérence. — Le matérialisme et la couronne d'immortelles. — La loi des Évangiles. — Les deux néants. — La théorie de Darwin. — Réputation surfaite. — Les biens de l'Église confisqués. — Le contrat, bilatéral. — On fouille les tombes. — Antéchrists filous. —Un garçon apothicaire. — Les obus pleins de médailles. — En dix-huit jours vingt-six églises fermées. — Saint-Michel à Batignolles. — Le club de la Révolution sociale. — La première séance. — Amouroux à Saint-Nicolas-des-Champs. — Mortier à l'Hôtel de Ville. — L'abbé Sabatier. — Le télégraphe de Saint-Sulpice. — L'église est cernée. — Le délégué au VIe arrondissement. — Les femmes et les fédérés. — A bas la Commune ! — La Marseillaise et les litanies. — Les femmes sont vaincues. — Les clochers. — Lettre au curé de Saint-Philippe-du-Roule. — Perquisition et saisie à Notre-Dame-des-Victoires.

 

Vulgarisation de la propriété par le vol, suppression du droit d'exprimer sa pensée, expansion de la liberté des mœurs, ce sont là les conséquences naturelles de la Commune ; cela poussait sur elle comme des champignons sur du bois pourri. Il ne faut voir là cependant que des accessoires sans gravité ; son objectif sérieux fut ailleurs, dans l'Église qu'elle voulut prendre corps à corps et détruire, malgré la déclaration qu'elle avait introduite dans sa proclamation du 9 avril : Les droits inhérents à la Commune sont : la garantie absolue de la liberté individuelle et de la liberté de conscience. La Commune représentait, et se faisait gloire de représenter, la libre pensée parvenue au pouvoir et n'admettant, a priori, qu'un gouvernement basé sur la méthode scientifique et expérimentale. Le lecteur sait déjà, sans qu'on ait à le lui démontrer de nouveau, que les hommes de la Commune étaient d'une ignorance rare, et qu'ils n'avaient guère expérimenté que les diverses qualités de bières vendues dans les brasseries. Mais cela n'importait guère ; ils appartenaient à cette secte stérile à laquelle l'excès de l'opinion suffit, car une âme véritablement révolutionnaire sait et peut pourvoir à tout. C'est pourquoi ils s'imaginaient qu'ils étaient de taille à résoudre sans difficulté, par une sorte d'inspiration d'en bas, tout problème politique, économique, religieux ou stratégique qu'ils rencontreraient sur la route de leur apostolat humanitaire. Il fallut déchanter quand on fut installé à l'Hôtel de Ville et que l'on se trouva en présence de difficultés d'autant plus aiguës, d'autant plus pressantes que la situation constituait à elle seule une difficulté presque insurmontable. Le fit fabricando faber est vrai en toutes choses ; on apprend même à être intelligent, ou du moins à se servir de son intelligence.

Pareil à ce René Chrétien dont nous parlaient nos grand'mères, qui savait tout et n'avait jamais rien appris, les hommes de la Commune ne doutaient de rien. Au premier essai d'administration, ils furent épouvantés, et avec inquiétude ils regardèrent autour d'eux, cherchant un fonctionnaire, un employé, moins que cela, un garçon de bureau oublié à Paris qui pût leur dire comment on devait faire. Presque tous les employés avaient suivi leurs chefs à Versailles ; la Commune en fut exaspérée ; elle pivotait dans son propre vide, s'irritait des obstacles, et ne sachant les vaincre ou les tourner, essayait de les briser par la violence. A bien des fonctionnaires réguliers, on fit des offres à l'oreille : Restez avec nous, vous n'aurez pas à vous en repentir. J'ai raconté que le général Duval, délégué militaire à la préfecture de police, chercha par tous moyens à s'attacher M. Claude, chef du service de la sûreté, avant de se résoudre à l'envoyer en prison.

Un architecte célèbre, membre de l'Institut, fut forcé de s'adresser à Léo Frankel pour se faire restituer des clefs que Dardelle lui avait enlevées et dont il avait besoin. Frankel était alors délégué au ministère des travaux publics. C'était un ouvrier bijoutier, né à Buda-Pesth, affilié à l'Internationale, sectaire socialiste, naturellement brutal, grossier, et affectant de tutoyer tout le monde. Il fut, par exception, d'une extrême courtoisie avec l'architecte, fit droit à sa réclamation, et tenta de l'entraîner dans la bacchanale dont il était un des coryphées. Il lui disait : Nous manquons d'hommes, nous n'avons affaire qu'à des brutes, et c'est ce qui nous empêchera d'atteindre le but que nous poursuivons ; si nous avions avec nous des gens comme vous, monsieur, pour nous aider de leurs conseils et nous assister de leur expérience, nous serions certains de réussir, et l'humanité nous en garderait une éternelle reconnaissance. L'architecte feignit de ne pas comprendre, salua et se retira sans mot dire. Rossel a constaté la même pénurie ; en haut, des rêveurs malfaisants qui ne savent trop ce qu'ils veulent ; en bas, des instruments à peine dégrossis qui fonctionnent à rebours du mouvement qu'on leur imprime. Si la Commune n'était morte d'un accès d'épilepsie, elle aurait péri d'inanition, par le seul fait de sa stérilité.

Ces hommes qui ne savaient libeller ni un passeport, ni un ordonnancement sans être obligés de demander des conseils, n'eurent besoin d'aucun avis pour attaquer l'Église. Là il n'y avait rien à faire qu'à renverser, et ils y excellaient. Fermer les églises au culte et les ouvrir aux clubs, les dépouiller, emprisonner les prêtres et les fusiller, en vérité c'était facile. Ce fut une persécution qui eut ses martyrs ; mais il est impossible, encore à l'heure qu'il est, de deviner au nom de quel principe elle fut exercée, car chez les hommes de la Commune on ne peut trouver trace d'une philosophie quelconque. Ils se proclamaient matérialistes et athées, sans trop comprendre ce que signifient ces deux termes. Ils n'ont ni doctrine, ni théorie ; semblables à des perroquets apprivoisés, ils répètent des mots dont le sens leur échappe. Leur incohérence est telle qu'ils sont en contradiction permanente avec eux-mêmes, et ne s'en aperçoivent pas. Au moment de mourir, Théophile Ferré écrit à sa sœur : Bien entendu, aucune cérémonie religieuse, je meurs matérialiste, comme j'ai vécu. Et sans transition, il ajoute : Porte une couronne d'immortelles sur la tombe de notre mère. Tous sont ainsi ; ils répudient la croyance et en conservent l'emblème. C'est une cacophonie.

Ils se disent partisans de l'égalité, de la liberté, de la fraternité ; c'est leur devise ; ils l'inscrivent au protocole de leurs actes officiels, sur leurs drapeaux, sur les murailles, et ils jettent au rebut la loi des Évangiles qui la première en a doté l'humanité. Ils ne comprennent pas que par le christianisme les peuples sont devenus libres et ont été les maîtres de leur destinée. Supprimer la vie future et la croyance à une rémunération promise au courage, à l'abnégation, à la vertu, placer l'homme en face de l'hypothèse de deux néants, c'est le réduire à ne prendre aucun souci de son âme et à ne chercher ici-bas que la jouissance immédiate. Si l'on ajoute à cela la théorie de Darwin, dont ils n'ont retenu que les côtés dangereux, on arrive fatalement au combat pour l'existence, qui est l'insurrection permanente, et à la sélection, qui aboutit tout droit au despotisme. Quia nominor leo !

La Commune, un peu à son insu, rêvait de formuler son idéal de société d'après ces principes. L'état de choses qui serait sorti de là n'eût été qu'un retour à la barbarie primitive ; par l'application de telles idées on revient à l'âge de pierre. La Commune mourut trop vite pour avoir eu le temps de dévoiler ou de déterminer son système philosophique, qui n'eût été qu'un matérialisme purement animal. On peut le conclure de ce fait que Robespierre, fort admiré comme guillotineur par plusieurs membres de la Commune, était cependant honni et méprisé parce qu'il avait inventé l'Être suprême. Tous se seraient volontiers, à l'imitation d'Anacharsis Clootz, déclarés les ennemis personnels de Jésus-Christ, dont Jules Vallès déclarait qu'il trouvait la réputation surfaite. Aussi toute mesure de violence contre le clergé fut-elle adoptée sans discussion à l'Hôtel de Ville.

La Commune fonctionne à peine que déjà elle procède aux confiscations. Le 1er avril, avant qu'un seul coup de fusil ait été tiré entre les fédérés et les troupes françaises, elle bâcle son décret : Considérant que le premier des principes de la République française est la liberté ; — considérant que la liberté de conscience est la première des libertés ; — considérant que le budget des cultes est contraire à ce principe, puisqu'il impose les citoyens contre leur propre foi ; — considérant en fait que le clergé a été le complice des crimes de la monarchie contre la liberté, décrète : Art. 1er. L'Église est séparée de l'État. Art. 2. Le budget des cultes est supprimé. Art. 3. Les biens dits de mainmorte, appartenant aux congrégations religieuses, meubles et immeubles, sont déclarés propriétés nationales. Art. 4. Une enquête sera faite immédiatement sur ces biens, pour en constater la valeur et les mettre à la disposition de la nation.

Expliquer à ces gens que le budget des cultes est le résultat d'une convention intervenue entre le clergé et là France, que le clergé a abandonné ses biens à la condition que chacun de ses membres recevrait de l'État une allocation, ou pour mieux dire une indemnité annuelle et proportionnelle, qu'il y a eu, ainsi que disent les hommes d'affaires, contrat bilatéral et synallagmatique, c'eût été peine perdue, et nul n'y songea. La Commune s'occupa sans délai de réunir les biens meubles des églises, c'est-à-dire que, sous la direction du délégué à la sûreté générale, elle en organisa le pillage. Elle fouilla jusqu'aux tombes : 8 avril 1871. Remboursement à Jagut, serrurier, 5 francs, pour ouverture de la pierre des tombeaux des archevêques en l'église Notre-Dame (partie du chœur) ; ouverture faite devant nous et sur nos ordres. Le commissaire de police ; H. G.

Jamais spoliation ne fut plus misérable ; on fit la chasse aux saints ciboires, aux candélabres, aux chasubles, aux crucifix. Ces libres penseurs, qui se donnaient pour des persécuteurs de l'Église, pour des Nérons, des Juliens, qui volontiers se seraient comparés à l'Antéchrist, étaient de simples filous qui maraudaient dans les chapelles, faisaient leurs mains dans les sacristies, et crochetaient le tronc des pauvres. Tout le butin, nous l'avons dit, a été ou aurait dû être envoyé à Camélinat, directeur de la Monnaie ; mais on ne saura jamais ce qui est resté dans la poche des réquisitionnaires, ni ce qui a été vendu aux brocanteurs.

Pour exciter la population contre les prêtres, on inventait des fables dont quelques-unes sont vraiment extraordinaires. J'ai sous les yeux un rapport qui suffit à faire comprendre le mépris que la Commune professait pour le troupeau qu'elle entraînait à la révolte. Un garçon apothicaire nommé Vial, né à Lyon, après avoir quitté le service militaire, était venu chercher fortune à Paris en 1868. Il s'occupa d'embaumement, géra une maison de coutellerie et, pendant la guerre, reçut du baron Larrey une commission d'aide-pharmacien attaché à l'ambulance du palais du Luxembourg. Ce n'était point un révolutionnaire. Après le 18 mars, voyant qu'à Paris l'émeute tournait à l'insurrection, il voulut aller retrouver son père, établi à Lyon. Il fut arrêté à la gare, et, dit-il, incorporé de force dans le 155e bataillon fédéré. Ses aptitudes ne le poussaient pas à faire le coup de feu aux avant-postes contre les soldats français, et il obtint — c'était facile sous la Commune — l'emploi de médecin-major au 61e bataillon.

Le 9 avril, à Asnières, il installa une ambulance dans l'imprimerie de M. Paul Dupont, et il assista en spectateur à un combat assez sérieux. Le lendemain, il a adressé aux membres de la Commune un rapport sur l'organisation de son ambulance et il y dit : Dans le sein même des obus de Versailles se trouvent renfermées de petites médailles en plomb, dentelées sur les bords, et portant sur l'une de leurs faces l'effigie de sainte Geneviève, patronne de Paris, et de l'autre côté Notre-Dame-de-Délivrance. Il ajoute que : les balles ennemies présentent à leur surface un aspect sulfureux qui mérite un examen et une analyse approfondis avant que l'on puisse se prononcer sur la nature de leur composition. Le même homme qui a écrit cette niaiserie a sauvé l'imprimerie de M. Paul Dupont, qui sans sa résistance énergique eût été pillée par les fédérés massés à Asnières[1]. On peut se figurer l'impression que produisaient de telles révélations sur la crédulité parisienne. Pluie d'obus, passe encore, c'était de la guerre ; mais pluie de médailles, c'était du fanatisme : on veut nous ramener au moyen âge, nous ne le souffrirons pas ! Peut-être fallait-il excuser de la sorte l'arrestation de l'archevêque, dont Paris, même le Paris de la fédération, avait été stupéfait. On disait et on répétait que le peuple avait le droit, avait le devoir de prendre ses sûretés contre les jésuites et les monarchistes qui l'attaquaient à coups de médailles dentelées sur les bords. On dut en rire à l'Hôtel de Ville, entre pontifes ; mais dans les bataillons fédérés on n'en plaisantait pas, et on déclarait que Versailles se mettait au ban de l'humanité.

On arrêtait les prêtres et l'on fermait les églises, toujours au nom de la liberté de conscience. Du 1er au 18 avril, vingt-six églises sont closes ; interdiction d'y faire le service religieux ; en revanche, on y établit des clubs et du haut de la chaire on débite des balourdises. Le 5 mai, j'ai été par curiosité assister à l'inauguration du club de la Révolution sociale dans l'église Saint-Michel à Batignolles. J'ai rarement vu un spectacle plus bête. Beaucoup de femmes, quelques hommes affectant de garder leur chapeau sur la tête ; des enfants piaillaient, des membres de la Commune, ceints de l'écharpe rouge, faisaient les importants au banc d'œuvre. Quatre citoyens, assis autour d'une table placée au-dessous de la chaire, représentaient le bureau. Le président sonna et résonna pour obtenir un peu de silence. La séance est ouverte. L'orgue entonna la Marseillaise, que tout le monde accompagna à l'unisson ; voix criardes des femmes, basses profondes des hommes, voix glapissantes des enfants : un charivari.

Successivement quatre orateurs se montrèrent dans la chaire, à laquelle on avait suspendu une loque rouge qui flottait sinistrement à la lueur des lampes : Au lieu de paroles de mensonge et d'abrutissement, vous allez entendre des paroles de vérité et d'émancipation. On applaudissait ; quelques goguenards buvaient de la bière derrière le bénitier en fumant leur pipe. Un d'eux cria : En avant la musique ! L'orgue joua le Chant du Départ, et l'assemblée se mit à braire de plus belle. Un orateur se démenait : Il y a assez longtemps que nos oppresseurs font la nuit autour du peuple sans lequel ils ne seraient rien. Je demande de la lumière ; il faut que chacun de nous connaisse ses droits et les fasse respecter ; notre tour est venu ; la clef de voûte du monde moderne, c'est le prolétaire ; aussi je propose que les séances du club de la Révolution sociale soient quotidiennes. Approuvé. — Demain, on traitera d'une importante et grave question qui appelle la méditation de tous les patriotes : La femme par l'Église et la femme par la Révolution. Approuvé. — L'orgue reprit la Marseillaise, et chacun sortit de l'église en chantant : Aux armes, citoyens !

Il en fut de même dans bien des églises de Paris. Les membres de la Commune, qui en qualité de chefs de l'État avaient charge d'âmes, ne dédaignaient pas de venir quelquefois eux-mêmes éclairer le peuple et lui donner quelques notions de fraternité. Si l'on en croit un rapport de police adressé le 19 mai à Théophile Ferré, délégué à la sûreté générale, Amouroux se serait rendu le 18 à une réunion publique qui se tenait dans l'église de Saint-Nicolas-des-Champs. Il prit la parole et fit voter par cinq ou six cents auditeurs les propositions suivantes : fusiller les otages sans retard ; brûler le corps de Napoléon et en jeter les cendres au vent. Il termine en disant : Il faut faire sauter et brûler Paris dans le cas où les Versaillais entreraient dans nos murs, ce que je ne crois pas possible. Êtes-vous résolus à pousser la défense à outrance ?Oui ! oui !Eh bien ! si nous sommes vaincus, périsse Paris ! qu'il brûle plutôt que de retomber au pouvoir de nos ennemis ![2] Voilà ce que l'on prêchait dans les églises pendant la Commune.

Le lendemain du jour où le chapelier Amouroux exhortait les futurs incendiaires, le citoyen Mortier s'occupait à la Commune de la destination que l'on devait donner aux églises ; il dit : Si la sûreté générale faisait évacuer et fermer les églises de Paris, elle ne ferait que prévenir mes désirs. Ce que je pourrais lui contester, ce serait la fermeture complète de ces maisons, car je désire les voir ouvertes pour y traiter de l'athéisme, et anéantir par la science les vieux préjugés et les germes que la séquelle jésuitique a su infiltrer dans la cervelle des pauvres d'esprit. Il y a émulation, comme l'on voit, parmi ces esprits forts. Cela eut de graves résultats, car dans le prêtre on ne persécuta pas l'homme, on persécuta la fonction. Des fédérés entourent Notre-Dame-de-Lorette et y arrêtent un jeune vicaire nommé Sabatier. Il est conduit au Dépôt près la préfecture de police, puis transféré à Mazas, et de là à la Roquette. Il est compris dans la fournée de la rue Haxo et y meurt. Parmi ceux qui l'ont arrêté, emprisonné, massacré, nul n'a connu son nom.

Les églises ne furent pas toujours prises sans difficulté. Il y eut bataille à Saint-Sulpice, et les femmes y furent vaillantes. L'église avait été respectée, on ne sait pourquoi, lorsque le 11 mai, dans la matinée, vers huit heures, elle fut entourée par les fédérés, qui en gardèrent les portes. Le motif de cette invasion fut des plus étranges : on prétendait qu'un télégraphe aérien, placé sur une des tours, correspondait avec Versailles, et transmettait à la réaction des renseignements sur l'état des forces militaires de la Commune. On eut quelque peine à faire comprendre au commandant des fédérés qu'il n'existait plus de télégraphe aérien sur les tours depuis l'adoption de la télégraphie électrique.

A neuf heures, les portes de l'église furent rouvertes ; mais comme on redoutait, encore quelque alerte, on alla trouver le délégué siégeant à la mairie du VIe arrondissement pour le prier de faire en sorte que le scandale ne se renouvelât pas. Le délégué fut peu poli : Faites vos simagrées dans le jour, si cela vous convient et abrutissez les vieilles bigotes ; mais le soir l'église est au peuple, et dès aujourd'hui nous y établirons un club. C'était le mois de Marie, dont les exercices étaient suivis par trois ou quatre mille personnes qui se réunissaient pour prier ensemble et pour écouter la parole de M. Hamon, curé de la paroisse. Le délégué avait tenu parole ; le soir, l'église était ceinte d'un cordon de troupes ; des sentinelles étaient placées aux portes.

Les femmes, leur livre de messe à la main, rassemblées sur la place, s'agitaient et disaient : Nous entrerons ! Lorsqu'elles, se virent assez nombreuses pour vaincre la résistance des fédérés, elles marchèrent vers l'église. On croisa les baïonnettes contre elles, en leur criant : On ne passe pas ! Elles répondirent : Baste ! vos fusils ne nous font pas peur et nous passerons malgré vous. Elles le firent comme elles le disaient et pénétrèrent dans l'église. Les fédérés, les clubistes, se jetèrent derrière elles. Déjà elles étaient maîtresses du terrain et remplissaient les trois nefs. Les fédérés crièrent : Vive la Commune ! Les femmes, surexcitées au plus haut point, répondirent : Vive Jésus-Christ ! Les curieux étaient accourus, l'église était trop étroite pour la masse de monde qui s'y pressait. Un éclair de courage passa sur cette foule d'où s'éleva une énorme clameur : A bas la Commune ! Les fédérés ne se sentirent pas en force et se retirèrent. Derrière eux on ferma les portes ; mais ce soir-là il n'y eut ni exercice religieux, ni réunion politique. On était fort troublé dans le quartier ; les maris sermonnaient leurs femmes : Tu vas nous compromettre ! Les femmes tenaient bon, se jurant entre elles de défendre leur église et de ne point la laisser souiller.

Le lendemain, 13 mai, vers sept heures et demie du soir, les femmes étaient installées dans la grande nef et priaient, lorsque des hommes accompagnés de fédérés en armes apparurent et leur ordonnèrent de déguerpir, parce qu'ils avaient besoin de l'église pour y établir une réunion publique. Les femmes ne bougèrent ; le visage penché vers leur livre de prières, elles firent effort pour ne point entendre les injures — les obscénités — qu'on leur criait aux oreilles. Le nombre des clubistes augmentait ; ils firent une poussée contre les femmes et entonnèrent la Marseillaise. Les femmes, tassées les unes contre les autres, ripostèrent en chantant le Magnificat et le Parce Domine. Deux voyous en blouse, coiffés d'une casquette ravalée, escaladèrent la chaire et y déployèrent une écharpe rouge en criant : Vive la Commune ! Les femmes agitèrent leurs mouchoirs en guise de protestation, et, comme la veille, crièrent : Vive Jésus-Christ ! Ce fut en vain, l'église était envahie ; les pauvrettes, malgré leur courage, n'avaient point été les plus fortes. Elles eurent beau continuer à chanter les. litanies, le club s'installa ; il y eut un président, il y eut des assesseurs ; un orateur surgit à la tribune : Il faut étriper les nonnes, les jésuites et les curés ; il faut les flanquer à la porte de cette baraque pestilentielle, que le peuple saura purifier ; il faut leur enlever nos femmes et nos enfants qu'ils corrompent, qu'ils abêtissent et qu'ils font servir à leurs orgies. Cette fois les femmes de Saint-Sulpice étaient vaincues ; elles abandonnèrent la place à la libre pensée.

Parfois on employait les églises à d'autres objets : on montait dans les clochers, on y braquait des longues vues, et, du haut de ces observatoires, on cherchait à découvrir les mouvements de l'ennemi. L'ennemi, c'était la pauvre France blessée qui cherchait à ressaisir sa capitale. Le 21 avril, le curé de Saint-Philippe-du-Roule reçut celte lettre : État-major de la 8e légion. Monsieur l'abbé, veuillez être assez bon pour mettre la clef du clocher de votre église à la disposition du capitaine porteur du présent ; avec la clef, vous voudrez bien lui donner un homme sous vos ordres pour lui servir de guide. Veuillez ne pas oublier, monsieur l'abbé, que vous êtes discret par vocation. Salut et fraternité. — Le lieutenant-colonel, S... J'estime que monsieur l'abbé a pu répondre qu'il n'y a pas de clocher à Saint-Philippe-du-Roule.

Quand les prêtres n'étaient point arrêtés, quand ils avaient réussi à se dérober aux griffes de Raoul Rigault, on les faisait épier, on les mettait en recherche, et on lâchait contre eux les commissaires de la Commune : Comité de sûreté générale. Paris, le 16 avril 1871. Au citoyen commissaire de la rue Rataud de faire nécessaire au sujet du curé de l'église Jacques ex-saint, et prendre des informations. Voir chez ses parents qui demeurent rue des Feuillantines. Pour le délégué civil (signature informe). Préfecture de police ; cabinet du préfet.

Dans les premiers temps de la Commune, on se contentait d'envoyer des fédérés dans les églises ; ils y arrêtaient les prêtres, cassaient les vitres, mettaient les aubes par-dessus leur vareuse, dansaient devant l'autel, et rapportaient à la sûreté générale ce qu'ils n'avaient point gardé pour eux. Il y eut là des abus, comme put le dire sérieusement un des législateurs de l'Hôtel de Ville, des abus auxquels on trouva sage de remédier. Dès lors on délégua un commissaire de police, qui dut faire la perquisition, une saisie, un procès-verbal. C'est ce qui s'appelait agir en conformité des prescriptions de la loi ; car il est à remarquer que jamais on ne prostitua plus les mots loi, légalité qu'à cette époque, qui fut, du premier au dernier jour, la violation de la légalité et de la loi. J'ai sous les yeux le procès-verbal, en date du 18 mai 1871, dressé par le commissaire de police du quartier Vivienne et contenant le détail des objets saisis à l'église Notre-Dame-des-Victoires. On relate les croix, les médailles, les calices, les titres de rente trouvés dans l'église et dans la sacristie ; on a même soin d'indiquer un médaillon antique forme moyen âge. L'acte est signé par le commissaire aux délégations : Le Moussu, et par quatre témoins[3]. La nomenclature est complète, mais elle ne contient pas le nom des vicaires arrêtés, incarcérés, qui plus tard réussirent à sauver leur vie à la Grande-Roquette, en résistant aux assassins conduits par Isidore François et par Théophile Ferré.

 

III. — LES CONGRÉGATIONS RELIGIEUSES.

Au loup ! — Un article de Gustave Maroteau. — C'est hier que tout cela se passait. — Les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. —Un vengeur de la femme outragée. — Treilhard, directeur de l'Assistance publique. — Saisies dans les maisons de secours. — Reçu 21 fr. 85 c. — Un délégué exceptionnel. — Bayeux-Dumesnil. — Régère dans le Ve arrondissement. — Au nom de la liberté de conscience ! — Défense d'aller au catéchisme. — Interdiction de faire le service funèbre. — Les indigents. — Fanatiser le peuple. — Les frères de la Doctrine chrétienne. — Histoire de trois ignorantins. — La religieuse travestie. — Les prêtres sauvent plus d'un communard. — Grêlier chez les Jésuites. — Dombrowski et le couvent de l'Assomption. — Bon vouloir des chefs neutralisé par la brutalité des soldats.

 

Du haut en bas de la Commune, on s'était donné le mot ; on criait au prêtre, comme on eût crié au loup ! La presse meurtrière, s'inspirant des souvenirs de Marat, harcelait les délégations et les accusait de manquer d'énergie : Une fois pour toutes, il faut en finir ; l'humanité ne respirera que le jour où nulle religion ne subsistera. Cette vipère de Vermersch sifflait sa prose empoisonnée dans le Père Duchêne. Devant les prêtres, la Commune grinçait des dents et semblait prise de folie furieuse, folie qui se communiquait par sympathie et dont plus d'un cerveau fut atteint. On pousse au meurtre, on adjure la Commune de ne point faiblir et de tuer l'archevêque de Paris. Un jeune homme — presque un enfant — est saisi par la contagion du mal, et il écrit un article qui le marque à jamais d'un signe de réprobation. Le 20 avril, le journal la Montagne publie, sous la signature de Gustave Maroteau, une diatribe qui ne serait que ridicule si elle ne formulait un appel à l'assassinat. Après avoir parlé de Lèotade, de Torquemada, de Charles VI, de Trestaillon, de Galilée, de Jean Huss, de la fiole des Médicis et du poignard de Lucrèce Borgia ; après s'être écrié : Nous biffons Dieu ! il termine en disant : Les chiens ne vont plus se contenter de regarder les évêques. Nos balles ne s'aplatiront plus sur des scapulaires, pas une voix ne se lèvera pour nous maudire le jour où l'on fusillera l'archevêque Darboy, et il faut que M. Thiers le sache, il faut que Jules Favre, le marguillier, ne l'ignore pas ; nous avons pris Darboy pour otage, et si on ne nous rend pas Blanqui, il mourra ! La Commune l'a promis, et si elle hésitait, le peuple tiendrait son serment pour elle ; et ne l'accusez pas ! Que la justice des tribunaux commence, disait Danton le lendemain des massacres de septembre, et celle du peuple cessera. Ah ! j'ai bien peur pour Mgr l'archevêque de Paris ![4] Mgr Darboy ignorait les invectives que l'on bavait sur lui ; mais il avait, dès son arrestation, compris le sort qui lui était réservé, et son grand cœur y était résigné. Au moment de tomber, il leva la main pour bénir ceux qui l'assassinaient.

Ces actes sont tellement extraordinaires, qu'il est difficile de se figurer qu'on en ait été le contemporain ; ils semblent appartenir aux âges barbares et reculer jusqu'aux confins des périodes préhistoriques. Il faut chasser cette illusion ; c'est hier qu'au nom de la liberté de conscience on a persécuté, on a tué les prêtres. La terre qui les recouvre est encore humide du sang qu'ils ont versé. Ce qu'il y a de désespérant dans celte aventure, c'est que ceux qui s'y sont mêlés ont paru de bonne foi ; on dirait qu'ils s'imaginent avoir vengé de vieilles injures, avoir délivré l'humanité et fait acte de justice. Rien n'est accidentel dans cette œuvre, tout est voulu, tout est prévu. C'est une sorte de drame dont le scénario a été déterminé d'avance et que les acteurs suivent servilement. Parmi les gens de la Commune, plus d'un — Raoul Rigault, Ferré, Gabriel Ranvier — avaient rêvé de manger du prêtre. Ceux qui se prétendaient des lettrés criaient : Soulevons enfin l'oppression qui dure depuis quinze siècles ! Les économistes, eux, voulaient supprimer le budget des cultes ; les simples fédérés, puant le vin et la charcuterie, disaient : Les curés ! ils se nourrissent mieux que nous ! Ces haines, ces erreurs, ces sornettes produisirent un accès de sauvagerie sans précèdent.

Ce ne fut pas seulement le curé ; l'homme qui officie, qui apparaît dans ses vêtements d'or au milieu de la fumée de l'encens, que l'on violenta ; ce fut l'humble religieux, ce fut le frère de la Doctrine chrétienne, l'héroïque brancardier de nos défaites, ce fut la sœur de charité. Celle-là avait contre elle toute la séquelle des aspirantes institutrices laïques, qui savent fumer la cigarette, siffler les petits verres d'eau-de-vie, qui se marient sur l'autel de la nature, réclament leurs droits politiques et écrivent intempérance avec un h. La Commune, qui ne manquait pas de bonnes amies parmi ces Lacédémoniennes, obéit à leur injonction et jeta les filles de Saint-Vincent-de-Paul hors des écoles et hors des maisons de secours.. Dans quelques quartiers populeux, la fédération les protégea et les défendit contre ses maîtres. Ailleurs elles firent leur petit paquet et s'en allèrent : Quand Dieu vous aura punis de votre révolte, nous reviendrons pour vous soigner. Dans certains hôpitaux, encombrés de malades et de blessés, les sœurs parurent tellement indispensables qu'on les garda, mais en les dépouillant de leur costume et en les affublant, en guise de ceinture, d'une écharpe rouge qu'elles dissimulaient sous leur tablier.

A ce sujet, j'ai découvert, parmi les papiers recueillis dans un hôpital au. moment même de la dernière, bataille, une lettre qui prouve que bien des mesures adoptées contre les ordres hospitaliers n'étaient point du goût des partisans, des soldats de la Commune. Citoyen directeur, j'apprends que tu molestes les sœurs de ton hôpital. Tu abuses de la force contre des femmes, c'est malhonnête et c'est lâche. C'est plus commode d'aller se cacher dans le fond d'un hôpital que d'aller se faire casser le coco par les canailles de Versailles. La Commune t'a dit de soigner des malades et non de taquiner des femmes. Elles ont raison de rejeter ton chiffon rouge, elles sont libres. Entends-moi bien, citoyen, bois tant que tu voudras le vin des pauvres, fais ta petite pelote, cela ne me regarde pas, mais par l'enfer ! ne touche pas aux femmes. Nous ne pouvons souffrir que pendant que nous nous faisons mitrailler, elles soient en butte à tes fureurs d'ivrogne. Fais-leur quitter ton chiffon rouge dont elles ne veulent pas ; qu'elles gardent leur habit, ça les regarde et non pas toi ; sans cela tu auras affaire à moi. Je n'attendrai pas que les canailles de Versailles t'envoient digérer à Cayenne ; je viendrai de la tranchée te casser la tête, comme à un chien. Et à son nom, qu'il signe, l'auteur de cette lettre ajoute : Un vengeur de la femme outragée. Plus d'un fut semblable à ce brave homme emphatique et menaçant ; plus d'un fut indigné des persécutions dont les sœurs, — les petites sœurs des pauvres, — étaient l'objet ; mais on était impuissant en présence des votes de la Commune. Les pauvres sœurs se dissimulaient, se déguisaient et avaient l'air un peu gauches sous les costumes d'emprunt que le soin de leur sécurité les avait engagées à revêtir.

On les chassait des maisons de secours où elles avaient été adjuvantes envers tant d'infortunes, et on leur enlevait les ressources dont elles disposaient pour leurs bonnes œuvres, car en ce temps la charité ne devait être que laïque, comme l'enseignement. Le directeur de l'Assistance publique, Treilhard, se conformant aux instructions qui lui étaient imposées, faisait saisir et verser dans la caisse de son administration les sommes recueillies par les sœurs et par elles consacrées au soulagement des souffrances urgentes. C'était du reste un fort honnête homme que ce Treilhard[5]. Lorsqu'il sut à n'en pouvoir douter que les bâtiments annexes de l'Hôtel de Ville allaient être incendiés, il emporta les fonds de réserve dé l'Assistance, composés d'une somme de 37.440 francs, qu'il cacha dans son domicile. Dès le 27 mai, il envoya sa femme prévenir l'autorité légitime, qui rentra en possession des deniers appartenant à l'Assistance.

Treilhard n'en ordonnait pas moins des saisies : 15 avril 1871 ; au citoyen commissaire, rue des Feuillantines, 78. Vous êtes chargé par la préfecture de prendre possession, pour le compte de l'Assistance, de toutes les sommes, fonds, titres et valeurs que vous découvrirez par une perquisition complète dans l'établissement des sœurs tenant la maison de secours rue de l'Épée-de-Bois. Tous les objets trouvés doivent être par vous remis à la caisse de l'Assistance. On peut croire d'après cette énumération que l'on va s'emparer d'un trésor ; on se tromperait ; ceux qui donnent toujours ne sont jamais riches. Le commissaire fait sa perquisition, il ouvre les tiroirs, vide la caisse et fouille les matelas. J'ai la quittancé de l'Assistance publique : Reçu 21 fr. 85 cent. Les ordres donnés par Treilhard sont d'une extrême mansuétude ; il se conforme à des instructions qu'il n'a point provoquées et qu'il eût peut-être préféré ne point recevoir ; mais du moins il n'est ni brutal, ni agressif, et dans sa courtoisie même il me semble que l'on peut voir percer quelque regret : Veuillez prévenir, avec toutes les formes de convenance, les sœurs des maisons de secours des quatre quartiers du Ve arrondissement de vouloir bien vider les maisons qu'elles occupent. C'est ainsi qu'il procède, et on doit lui en savoir gré.

Un autre adhérent de la Commune, administrateur délégué à la mairie du XIe arrondissement, Bayeux-Dumesnil, donna, lui aussi, des exemples de douceur qui malheureusement restèrent isolés. Il pousse la délicatesse loin et s'expose à bien des colères. Lorsque la Commune, voulant renforcer son armée et contraindre même ses adversaires à combattre pour elle, ordonna des perquisitions dans toutes les maisons afin d'y découvrir des armes, des munitions et des réfractaires, Bayeux-Dumesnil a l'honneur de prévenir ses administrés et les engage à apporter leurs armes à la mairie Drouot. Il ne s'arrête pas en si belle route et il fait un acte véritablement hardi : 28 avril 1871. Considérant que l'occupation par la garde nationale de certains édifices de l'arrondissement consacrés au culte n'a plus de raison d'être par suite des perquisitions que la sûreté générale y a fait opérer, arrête : Les églises, temples, synagogues du IXe arrondissement qui pourraient être occupés par la garde nationale, devront être évacués par elle dans la journée du. samedi 29 avril. L'exécution du présent arrêté est confiée au colonel de la 9e légion. C'était rendre les édifices religieux au culte, et c'est là un fait si courageusement exceptionnel à cette époque, qu'il devait être signalé. Bayeux-Dumesnil fut, du reste, un administrateur excellent et très dévoué à son arrondissement, qu'il protégea et auquel il évita plus d'une avanie. Il s'opposa aux arrestations, aux perquisitions, aux vexations dont les gens de la sûreté générale étaient prodigues et qui bien souvent leur servaient de divertissement. Un tel homme, qui avait de l'intelligence et du savoir-vivre, ne pouvait convenir longtemps à la Commune ; il fut révoqué le 5 mai[6].

Les délégués ne ressemblaient pas tous à Bayeux-Dumesnil, tant s'en faut, et bien souvent ils rivalisaient de sottise et de violence. Le maître du Ve arrondissement, Régère, membre de la Commune et vétérinaire, qui cependant essaya de sauver l'archevêque et le fit prévenir, sous main, de pourvoir à sa sûreté, Régère croit devoir hurler plus fort que les loups, et pendant que Bayeux-Dumesnil se dispose à faire rouvrir les églises, il rend un arrêté burlesque : 24 avril 1871. Au nom de la liberté de conscience... il est interdit à l'instituteur, de mener ou de faire conduire les enfants à l'église, au temple ou à la synagogue ; il lui est interdit de faire ou de faire faire des répétitions de catéchisme, ou de donner des dispenses pour aller aux enseignements religieux. On aurait probablement étonné Régère, si on lui avait dit que cet arrêté, contresigné par les adjoints et par les membres de la commission d'enseignement, était l'œuvre d'un fanatique ; il n'en aurait rien cru ; et cependant empêcher d'aller à la messe, forcer d'aller à la messe, c'est tout un : c'est faire acte d'intolérance.

Non seulement la liberté de conscience s'opposait à ce que des enfants pussent aller à l'église, mais elle ne permettait pas de dire les dernières prières sur un mort. Saint-Jacques-du-Haut-Pas venait d'être envahi par les fédérés ; des sentinelles gardaient les deux portes, celle de la rue Saint-Jacques et celle de la rue de l'Abbé-de-l'Épée. Les fidèles avaient été chassés ; les prêtres, maintenus dans la sacristie, discutaient avec deux délégués de la sûreté générale qui faisaient une perquisition. A ce moment un convoi funèbre arrive et s'arrête devant l'église. Les parents, les amis qui accompagnent le corps veulent entrer pour assister au service qu'ils ont commandé. On se contente de répondre : On ne passe pas ! Le chef de la compagnie des fédérés intervient et met tout le monde d'accord : Eh ! vous nous embêtez ! tout ça est passé de mode ; allez porter votre mort au cimetière, c'est ce que vous avez de mieux à faire ; ce sera toujours plus convenable que de le faire asperger d'eau sale par les calotins. Les pauvres gens eurent beau insister, ils furent obligés de partir et de se diriger sans prières et sans prêtre vers le cimetière Montparnasse. Ceci se passait le 16 avril, et j'en fus témoin. Le même jour le couvent des Oiseaux, maison consacrée à l'éducation des jeunes filles, était occupé militairement. Chaque fois qu'une maison religieuse était fouillée par les fédérés, le même fait se produisait. Devant la porte, des vieilles femmes, des éclopés, des estropiés, des indigents se réunissaient, levaient les mains vers le ciel, et se lamentaient : Qui nous donnera des soupes et du pain ? qui nous fera l'aumône ? qui nous vêtira pendant l'hiver ? qu'allons-nous devenir ? Et toujours il se trouvait là un malin auquel on n'en faisait pas accroire, qui disait : Ces satanés curés, comme ils savent fanatiser le peuple !

Ce n'était pas assez de chasser ces malheureux, la Commune les accusa de désertion et publia, le 26 avril, un avis qui appelait à la rescousse tous les instituteurs laïques : Les frères et les sœurs des écoles chrétiennes ont abandonné leur poste... l'ignorance et l'injustice font place à la lumière et au droit. Oui, en effet, ils avaient abandonné leur poste, car lorsqu'ils y restaient on les mettait en prison. Trois frères de la Doctrine chrétienne, — trois frères ignorantins, — n'avaient point voulu quitter Paris ; mais, pour éviter les insultes et les projectiles malpropres, ils avaient revêtu un costume bourgeois. Ils vaquaient prudemment à leurs occupations, allaient dans quelques maisons donner des leçons à des enfants, ne sortaient guère que le soir et se dissimulaient de leur mieux pour n'être pas conduits en présence de Raoul Rigault, qui avait une façon toute spéciale d'interpeller les frères. Malgré les précautions qu'ils prenaient, les trois ignorantins furent dénoncés, arrêtés et enfermés à Mazas, où du reste ils se trouvèrent en bonne compagnie ecclésiastique. Ils eurent la chance de n'être point transportés à la Grande-Roquette et furent mis en liberté le 25 mai, en même temps que les autres détenus. Moins avisés que l'abbé Crozes et que M. Coré, directeur régulier du Dépôt, ils sortirent de la prison. Ils furent immédiatement appréhendés au corps par les fédérés, poussés à la barricade de l'avenue Daumesnil et armés de fusils. Là on leur ordonna de faire feu sur les soldats français qui attaquaient l'obstacle de front, et on leur expliqua que, s'ils n'obéissaient pas, on leur ferait sauter la coloquinte. La barricade fut tournée, les fédérés décampèrent ; les trois frères de la Doctrine chrétienne, forts de leur conscience, restèrent immobiles, et tendirent les bras vers les soldats, qui les arrêtèrent ; on les mena devant le colonel ; le jugement fut promptement libellé : Pris les armes à la main, à fusiller.

Les trois malheureux se récrièrent avec un tel accent de vérité que le colonel en fut ému. On suspendit l'exécution jusqu'à plus ample informé. On put découvrir le supérieur, qui vint les réclamer et les sauver. L'alerte avait été trop vive, et l'un de ces pauvres garçons en fut longtemps malade. Incarcérer des hommes parce qu'ils professent et suivent une foi, que l'on ne partage pas, en faire, sous peine de mort, les complices d'un crime, les forcer à combattre contre leur propre cause, les exposer à être exécutés comme malfaiteurs par ceux-là mêmes qu'ils attendaient avec une inexprimable impatience, c'est là une action détestable entre toutes, et que les gens de la Commune ont commise plus d'une fois sans sourciller.

Pendant ces jours qui pèsent sur le souvenir comme un remords, j'allais souvent passer la soirée chez un de mes amis dont la femme avait recueilli une religieuse chassée, de sa communauté et n'ayant pu rejoindre la maison mère, située en province. On l'avait déguisée, et elle avait quelque maladresse à se mouvoir dans une robe de soie trop longue, où il y avait plus de falbalas qu'il ne lui aurait convenu. Elle était d'une sérénité admirable, s'inclinant avec humilité devant des événements dans lesquels elle voyait sans effort la main de Dieu irrité, fort gaie néanmoins et sans fausse pruderie. Elle était jeune, riait volontiers, sans se douter peut-être qu'elle avait des dents charmantes, et parlait avec un petit accent périgourdin qui n'était point désagréable. Elle se rendait utile dans la maison, où elle faratait, c'était son mot, sans arrêter. On comprenait, à la voir, qu'elle était accoutumée à une vie d'intérieur très active. Comme les recluses, elle reportait tout à son couvent. Elle admirait les flambeaux, les cadres en bois doré, les vases en porcelaine, et disait : C'est ça qui serait beau pour notre chapelle !

Elle passait son temps à faire de la charpie ; ses doigts agiles effilochaient le vieux linge avec une rapidité extraordinaire ; les monceaux de fils s'accumulaient devant elle comme des flocons de neige. Quand un paquet lui semblait suffisamment volumineux, elle l'enveloppait et écrivait l'adresse : A l'ambulance du Palais de l'Industrie. Un soir, je ne pus m'empêcher de lui dire : Vous avez l'âme vraiment chrétienne de porter secours aux ivrognes qui vous ont expulsée de votre maison. Elle me répondit : C'est le précepte de Notre-Seigneur ; et puis, voyez-vous, ces pauvres gens me font grand'pitiè : ils sont très mal soignés par les dames qu'on a placées près d'eux et qui n'entendent rien aux malades. Le 24 mai, elle força son hôte à recevoir, à cacher, à sauver deux fédérés qui fuyaient.

Ce fait n'a rien d'extraordinaire ; il n'est pas une sœur de charité, pas un ignorantin, pas un dominicain, pas un prêtre, pas un curé, en un mot, pour employer l'expression collective dont se servait la Commune, qui en pareille circonstance n'eût imité la religieuse dont je viens de parler. Quel est le communard qui, demandant asile à un prêtre, a été repoussé ? Pas un ; et il en est beaucoup, que je pourrais nommer, qui ont dû leur salut à l'hospitalité cléricale. C'est à croire qu'ils se sont dit : On ne viendra pas nous chercher près d'eux, car on sait ce que nos amis et nos disciples en ont fait à la Grande-Roquette, à la rue Haxo, à l'avenue d'Italie. Et les jésuites ? que n'a-t-on pas vomi contre eux, sans compter ceux que l'on a tués, dont le plus grand de tous, Olivaint ? Le lecteur se rappelle-t-il que parmi les membres du Comité central il y avait un certain Grêlier, — plus bête que méchant, m'a-t-on dit, — qui, le 20 mai, publia une note dans le Journal officiel de la Commune pour prévenir les réactionnaires qu'on allait brûler leurs titres de rente. Celui-là sans doute était aussi l'ennemi des prêtres. Quand il fallut fuir, Grêlier alla frapper à la porte des jésuites, encore consternés de la mort des leurs ; il déclina ses noms et qualités. On ne vit pas en lui la brebis galeuse, on ne reconnut que la brebis malade ; on pensa au Bon Pasteur et l'on ouvrit. Dans le jardin de la maison des Moulineaux, Grêlier promenait mélancoliquement sa forte encolure et son triple menton. Il trouvait l'ordinaire un peu maigre, et, se souvenant qu'avant de devenir législateur au Comité central, délégué au ministère de l'intérieur, membre d'une commission au ministère de la guerre, il avait été cuisinier chez le maréchal de Saint-Arnaud et chez le duc de Noailles, il fricassait lui-même quelques ragoûts dont les pères appréciaient la finesse. Si, lorsque l'on jetait les prêtres de la Société de Jésus dans les cabanons de Mazas, un d'entre eux était venu dire à Grêlier : Sauvez-moi ! que serait-il-advenu ?

Les calomnies que la Commune avait répandues sur les ordres religieux, calomnies que l'on imposait à la population fédérée comme un article de foi, n'empêchèrent pas, on vient de le voir, des communards fugitifs de se réfugier chez ceux-là mêmes qu'ils chargeaient de tous les crimes. Ce qui prouve que certains d'entre eux ne croyaient guère ce qu'ils disaient ; mais d'autres y crurent, et souvent des commandants en chef furent paralysés dans leurs bonnes intentions par les préjugés dos inférieurs auxquels ils avaient transmis leurs ordres. Le 14 mai, Dombrowski, général de la première armée, expédie ses instructions au lieutenant-colonel Barillier, son grand prévôt, et au colonel Mathieu, commandant supérieur des forces entre le Point du Jour et la porte Maillot. Le grand prévôt mettra les scellés sur le couvant de l'Assomption à Auteuil, le colonel Mathieu laissera sortir librement, en emportant leurs effets, les dames du couvant ; ces dames ont droit aux plus grands égards. Le grand prévôt Barillier remplit sa mission avec convenance ; il engagea les sœurs à quitter leur costume et fut poli envers elles. Les sœurs allaient s'éloigner, lorsqu'un capitaine d'état-major arriva au galop' et prescrivit de les retenir prisonnières.

L'imagination communarde avait fait des siennes, et parmi les hommes de la première armée on ne parlait que des cadavres et des instruments de torture découverts dans les souterrains du couvent de l'Assomption. Pour protéger les pauvres religieuses contre la brutalité de ses soldats, Dombrowski, sous prétexte de les mettre en arrestation, les plaça en lieu sûr, et, pour dégager sa responsabilité, il fit adresser un rapport à Protot, délégué à la justice, qui dès lors restait chargé de l'enquête. Le rapport rédigé par Barillier est assez ironique ; on peut reconnaître que le grand prévôt, informé à tort ou à raison, se débarrasse d'une commission désagréable et ne croit guère aux balivernes qu'il raconte. Quoi ! dans un couvent de femmes des cadavres, des instruments de torture ? Oui, le monde de la fédération avait été tellement saturé de calomnies qu'il en était pénétré. Pour lui toutes les maisons conventuelles étaient des lieux de supplice et des lieux de dépravation, il n'en pouvait douter ; il avait touché les preuves et saisi la vérité ; car nul alors n'ignorait, ne pouvait ignorer les mystères de Picpus.

 

V. — LES MYSTÈRES DE PICPUS.

Mystification impudente. — Jean-Louis-Philippe Fenouillat. — Il n'aime pas les congrégations religieuses. — Ses acolytes. — Au couvent des Sacrés-Cœurs. — Les lits orthopédiques. — Les aliénées. — Intervention de Protot et de Raoul Rigault. — Les squelettes sont des cadavres.— Ancien cimetière. — Une thèse de doctorat. — Rochefort et le Mot d'Ordre. — L'abbé Majewski. — Volé, frappé, emprisonné. — Jules-Ambroise Lyaz dit Bon Cœur. — L'orphelinat Eugène-Napoléon. — Les nonnes sont chassées. — Les jeunes filles restent. — Dans quel état on les retrouve. — Immoralité. — Pour mieux détruire l'Église, détruire les églises. — Notre-Dame. — Première tentative d'incendie. — On y met le feu. — Les internes en pharmacie. — Leur courage. — Ils sauvent la cathédrale. — Comment les partisans de la Commune écrivent l'histoire.

 

Jamais plus impudente mystification, jamais mensonge plus effronté ne fut offert à la crédulité des badauds. Une maison religieuse, à la fois couvent, pensionnat, école, infirmerie et refuge, connue, presque célèbre dans la bourgeoisie parisienne, fut dénoncée, avec pièces à l'appui, comme un repaire de brigandage et de luxure. Le souvenir des crimes de Mingrat, de Lacolonge, de Contrafatto, la lecture des petits romans libres penseurs ont pu entraîner la foule à ne pas rejeter avec mépris ces calomnies ; mais que penser des membres de la Commune, — Rigault, Protot, — qui les ont inventées, et que penser surtout des journalistes qui les ont propagées en les aggravant ? Cette histoire mérite d'être racontée avec quelques détails, car elle éclaire la Commune et en montre le fond.

Le XIIe arrondissement eut pour maître un membre de la Commune, Jean-Louis-Philippe Fenouillat, qui, ayant l'habitude, et pour cause, de changer souvent de nom, se faisait alors appeler Philippe. Tour à tour employé, agent d'affaires, marchand de vin, il avait fait tous les métiers ; on a même prétendu qu'il avait tenu une de ces maisons que la police numérote et ne nomme pas ; c'est une calomnie réactionnaire ; il n'avait pas tenu la maison, il la commanditait. Il fut à Bercy ce que Sérizier fut au XIIIe arrondissement : une hyène lâchée dans un troupeau. A la dernière heure, il commandait aux femmes de faire bouillir de l'huile pour arroser les Versaillais. Il incendia la mairie et l'église ; comme on se pressait vers lui en le suppliant de donner au moins le temps de faire évacuer les maisons, il répondit : Il faut que tout le monde brûle ! Lorsque tout fut en feu (25 mai, cinq heures du soir), il monta dans un fiacre à l'impériale duquel il avait accroché un drapeau rouge, et il se rendit dans le XIe arrondissement, où les débris de l'armée fédérée se réunissaient pour combattre nos soldats et massacrer les otages.

Fenouillat n'aimait pas les congrégations religieuses, et il y en avait beaucoup dans le XIIe arrondissement ; il résolut de leur livrer bataille. Dans ces expéditions, qui ne furent pas sans profit, il eut pour auxiliaires Clavier, commissaire des quartiers de Picpus et de Bel-Air, Girault, un polisson de dix-neuf ans qui faisait fonctions d'inspecteur de police, Pontillon, employé à la mairie, et le capitaine Lenôtre. Dans les grands jours, Raoul Rigault, délégué à la sûreté générale, et Protot, délégué à la justice, daignaient venir dans ces quartiers lointains et s'assurer par eux-mêmes de la réalité, de la gravité des crimes inventés. L'objectif était le couvent des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, composé de deux maisons voisines, mais distinctes, l'une occupée par des religieux surnommés les picpuciens, l'autre habitée par une nombreuse communauté de femmes, connues, à cause de leur costume, sous le nom de Dames Blanches.

Clavier, accosté de Girault, marchant sous les ordres de Fenouillat, accompagné de Pontillon et de Lenôtre, à la tête d'un peloton de fédérés, se dirigea sur le couvent le 12 avril et l'envahit. On prit tout ce que l'on put prendre. Les religieux furent envoyés à la Conciergerie, les Dames Blanches furent gardées à vue. Fenouillat, Clavier et ses acolytes, mis en appétit par cette victoire, se firent servir à dîner, réquisitionnèrent du vin dans les cabarets des environs, et trouvèrent que la vie a de bons moments. Ce n'était que de l'arbitraire, ce n'était que de la débauche ; c'était l'œuvre journalière de la Commune, et il n'y aurait pas à en parler, si dans le couvent des dames des Sacrés-Cœurs on n'avait fait quelques découvertes.

Dans un grenier situé au-dessus de la chapelle, au milieu de vieilles paillasses et de chaises cassées, on aperçut trois lits orthopédiques qui jadis avaient servi à des pensionnaires dont la taille était déviée. En outre, dans des chambres proprettes, bien aérées on trouva trois femmes aliénées qui étaient logées et soignées dans la maison. Il n'y avait là rien que de naturel ; on cherche à redresser les bossues, on essaye de guérir les folles ; cela se voit partout, dans les pensionnats, dans les asiles, dans les couvents, dans les hôpitaux, dans les maisons particulières ; mais Fenouillat et Clavier s'éclairèrent mutuellement aux lueurs de leurs flambeaux révolutionnaires. Les lits orthopédiques sont des instruments de torture et de débauche destinés à mater la vertu résistante ; les trois malades dont le délire raisonne et déraisonne alternativement sont des victimes cloîtrées, maintenues en cellule parce qu'on redoute leurs révélations ou parce qu'on veut s'emparer de leur fortune. Prévenu sans délai, le ministre de la justice Protot accourut et se garda bien de contredire le Fenouillat. Raoul Rigault intervient aussi, et, tout en se bourrant le nez de tabac, il déclare que ça ne le surprend guère, qu'il soupçonnait tout cela depuis longtemps, que c'est du reste une bonne affaire dont il faut tirer parti.

On en tira parti en effet. Instruments de torture, séquestration violente, cela eût dû suffire, mais on voulait davantage. On fit des fouilles, et, on découvrit des squelettes ; tout de suite les squelettes devinrent des cadavres. On n'avait qu'à fouir le sol de ce quartier, il est fait d'ossements ; car c'est là que la sœur aînée de la Commune de 1871, c'est là que la Commune, de 1795 fit établir un cimetière supplémentaire, dans un terrain situé derrière le jardin de l'ancienne maison des dames chanoinesses de Picpus, pour y déposer les restes des aristocrates que l'on guillotinait sur la place du Trône renversé[7]. Ces squelettes représentèrent les victimes du cléricalisme. Le soin de répandre cette fable fut laissé aux journaux communards,' qui s'en acquittèrent en conscience : corsets de fer, recluses, ossements, quels accessoires pour une mise en scène ! On n'oublia rien, pas même une sorte de jouet d'enfant, un petit berceau qui avait contenu un Jésus de cire et qui avait figuré dans une crèche lors des fêtes de Noël. On alla plus loin encore dans l'absurde et dans l'odieux. Chez un des picpuciens, le R. P. Bousquet, on trouva une thèse de médecine intitulée Des accouchements, que son neveu le docteur Bousquet lui avait offerte. On en conclut et l'on imprima que la supérieure de la maison des dames des Sacrés-Cœurs faisait à ses religieuses un cours d'avortement. Toutes les Dames Blanches furent conduites à la prison Saint-Lazare, — nous en avons parlé, — et les fédérés vinrent visiter ce couvent, théâtre de tant de forfaits.

Que Vermersch, qui dans son Père Duchêne avait la spécialité de l'ordure, ait sauté sur cette proie et l'ait accommodée à sa façon, cela n'a rien de surprenant ; mais comment Rochefort n'a-t-il pas répudié sans examen cette balourdise ? Son journal, le Mot d'ordre, devint au contraire le moniteur officiel des mystères du couvent de Picpus, et l'on reste stupéfait de voir qu'un écrivain d'esprit n'ait pas été saisi de dégoût devant cette turpitude. Après tout, il est possible que, pour certains hommes, le dernier mot de la politique consiste à cracher sur ses adversaires et à se glorifier soi-même ; mais, avant de se rendre complice de cet attentat contre la vérité, on aurait dû se rappeler que les Dames-Blanches, tenant un pensionnat où plus de cent cinquante fillettes étaient réunies, rendaient des services permanents à la population du quartier Saint-Antoine. C'était surtout aux filles d'ouvriers que l'on portait préjudice, bien plus qu'à de pauvres religieuses dont, n'en déplaise aux opinions préconçues, le royaume est bien peu de ce monde. On m'a dit, on m'a affirmé que Rochefort avait été à Saint-Lazare voir les dames des Sacrés-Cœurs et qu'il les avait blaguées ; je me suis toujours refusé à le croire, et je reste convaincu que ceux qui m'ont raconté le fait se sont involontairement trompés. S'il avait fait cette visite, on serait en droit de supposer qu'il a pu ajouter foi à ces cancans de portière, ce qui est inadmissible.

Les communards, forts des découvertes faites à Picpus, étaient indignés des tortures que les victimes avaient eu à subir, et ils s'étonnaient qu'en plein dix-neuvième siècle on pût encore martyriser un être humain. Dans ce même couvent, d'où les religieux picpuciens avaient été arrachés pour être menés, au milieu des vociférations et des menaces de mort, jusqu'à la Conciergerie en attendant la rue Haxo, dans ce même couvent on put apprécier comment les agents de la Commune comprenaient et pratiquaient le progrès des mœurs.

Le 15 mai, le commissaire de police Clavier et son inspecteur Girault sont au couvent des pères de Picpus ; des fédérés ivres leur amènent un homme qu'ils ont rencontré dans la rue de Reuilly et qui, malgré ses vêtements bourgeois, ressemble à un prêtre. Ces ivrognes ne s'étaient point trompés : ils avaient mis la main sur l'abbé Majewski, prêtre-sacristain de l'église Saint-Éloi. Clavier procède à l'interrogatoire, lequel consiste à injurier Majewski, à le fouiller et à lui voler une somme de 150 fr. 75 c. Ceci fait, il le livre à Girault, qui le conduit dans une salle d'attente où quatre autres prisonniers sont enfermés. Là Girault fait déshabiller le malheureux prêtre, lui prend sa canne et l'en frappe sur les épaules.

Lorsque cet accès de justice populaire est passé, M. Majewski reçoit ordre de reprendre ses vêtements ; puis, escorté de Girault qui tenait son revolver en main, serré de près par quatre fédérés armés de fusils, il est poussé à travers les escaliers jusqu'au troisième sous-sol, où il est enfermé dans un caveau d'un mètre carré dont on barricade la porte avec des tonneaux vides. Girault le prévient que, s'il tente de s'évader, ou lui cassera la... tête. Les fédérés avaient bu dans ce caveau et y avaient brisé des bouteilles. La position était affreuse. L'abbé ne pouvait ni s'étendre, ni rester debout sans se blesser aux tessons répandus sur le sol. Il parvint à reculer un peu les tonneaux qui obstruaient la baie du caveau sans porte. Girault s'en aperçut en amenant deux autres prisonniers. A l'aide d'un trousseau de clés il frappa M. Majewski jusqu'au sang. Le pauvre homme épuisé demanda à boire : Ce n'est pas la peine, répondit Girault, on te donnera bientôt du plomb à manger. Ce supplice dura quarante-huit heures ; on profita de ce que Clavier et Girault étaient absents pour relâcher le pauvre prêtre, ce qui mécontenta Fenouillat.

Une autre maison fut visitée par un des adjoints à la mairie du XIIe arrondissement, Jules-Ambroise Lyaz, connu sous le sobriquet de Bon Cœur et qui était alors âgé de cinquante-six ans : c'est l'orphelinat Eugène-Napoléon, situé entre le faubourg Saint-Antoine et le boulevard Mazas et spécialement consacré à l'éducation des jeunes ouvrières. Ce Lyaz, qui était clerc d'huissier, aimait Fenouillat et paraissait digne de le comprendre. Ils étaient ensemble après le 18 mars et s'emparèrent de la mairie, où leur premier soin fut de faire venir un serrurier pour forcer la caisse, dans laquelle furent trouvés dix mille francs que l'on ne retrouva plus. En qualité d'adjoint, Lyaz surveillait les maisons d'enseignement, visitait les écoles, et visitait surtout les poches des sœurs. Cela ne l'empêchait pas de s'occuper de stratégie : son plan consistait à faire sauter le pont viaduc de Bercy et à incendier le quartier.

Le 29 avril, Lyaz vint prendre possession de l'orphelinat. Il y avait là trois cents orphelines que des sœurs gardaient de leur mieux. Ordre à toutes les nonnes d'avoir à décamper, et plus vite que ça. Les pauvres femmes se préparèrent à obéir et voulurent emmener leurs élèves avec elles. Cela ne faisait pas le compte de Lyaz dit Bon Cœur, qui s'y opposa. Les sœurs eurent avec ce conquérant d'orphelinat une altercation très vive. Elles furent chassées et réduites à laisser dans le bercail, qui allait devenir une porcherie, près de cent enfants dont le sort n'était plus douteux. Lyaz, convoquant ses amis et parfois même recevant Fenouillat, faisait le pacha dans ce harem. On vit là le respect que le peuple a pour les filles du peuple. Les petites malheureuses, ivres et abruties, dormaient pêle-mêle dans les cours avec les fédérés. Lorsque, après la défaite de la Commune, les sœurs accoururent dans leur maison souillée, elles jetèrent un cri d'horreur en revoyant leurs élèves. Cinq d'entre elles étaient presque aveugles par suite d'ophtalmie purulente ; d'autres agonisaient ; quarante-cinq étaient couvertes d'un mal affreux à la tête. Quand les communards parlent de la Commune, ils disent : Ah ! c'était le bon temps[8] !

Beaucoup de faits analogues se sont produits, qu'il faut, par réserve, passer sous silence. Le côté immoral de la Commune, qui fut excessif, ne pourra jamais être publiquement dévoilé. A la Préfecture de police, dans les ministères, dans bien d'autres endroits qu'il, est superflu de désigner, à l'Hôtel de Ville même, il y eut des actes tellement scandaleux, que l'on ne peut y faire allusion ; toutes les impudeurs et toutes les cruautés s'étalèrent sans contrainte. Les femmes, je dois le dire, étaient plus effrontées que les hommes, ce qui ne les empêchait pas de parler, en hochant la tête, des mœurs du clergé. Aux jours de la Genèse, Paris eût été foudroyé ; mais le feu du ciel n'eût pas à tomber, le pétrole a suffi.

La persécution contre les prêtres, contre la femme qui librement a choisi la vie conventuelle, la persécution contre les sœurs qui élèvent les enfants, soignent les malades, secourent les misères, ne parut pas une œuvre suffisante aux pyromanes de l'Hôtel de Ville. Ils voulurent détruire l'image matérielle de la religion ; anéantir le monument, renverser le temple où les fidèles vont prier parce que c'est leur droit, comme d'autres ont le droit d'aller s'abreuver au cabaret. Un des derniers ordres expédiés par Eudes, membre du Comité de salut public, au commandant de la batterie placée au Père-Lachaise, prescrit de tirer sur les églises. On peut admettre que l'on brûle des édifices pour protéger une retraite ou arrêter la marche des assaillants, mais préparer l'incendie d'une église seulement parce que c'est une église, paraît une conception si étrange, que l'on est tenté de la prendre pour un acte de folie.

La Commune cependant n'a point hésité ; jusqu'au bout elle est restée fidèle à son principe. Sur Saint-Laurent dévasté elle écrit : Écurie à louer, et elle a voulu incendier Notre-Dame. Il n'y avait là nulle stratégie cependant. La vieille cathédrale est isolée ; aucun soldat de la France ne l'attaquait, nul fédéré ne la défendait. Elle est chère au peuple de Paris, car elle marque la place du berceau même d'où sortit la vieille Lutèce. Elle se dresse à l'endroit où les Nautes, nos pères, avaient dressé un autel à Isis. Son bourdon a sonné pour tous les incidents tristes ou joyeux de notre histoire. Il me semble' qu'entre toutes elle est sacrée et qu'à défaut de piété, le patriotisme seul doit la protéger : erreur profonde dont la Commune m'a fait revenir.

L'ordre d'incendier est venu de l'Hôtel de Ville, mais il est impossible de dire d'une façon précise qui l'a donné. Une première tentative avait échoué. Le mardi 23 mai, un individu dont on n'a pu savoir le nom, s'était présenté vers dix heures du soir à l'Hôtel-Dieu et avait demandé, le revolver au poing, les instruments nécessaires pour forcer les portes de Notre-Dame, afin de mettre le feu à l'intérieur. On avait invoqué les devoirs de l'humanité : on avait fait comprendre que les malades, les blessés fédérés enfermés à l'hôpital courraient de graves dangers si l'église était incendiée ; l'homme était seul, on lui parla avec fermeté ; il se retira en maugréant. On espérait en être quitte pour cette alerte ; mais le mercredi 24 mai, à trois heures du matin, un agent de la Commune accompagné de quinze ou seize jeunes gens frappa à la porte de l'Hôtel-Dieu ; ils demandaient un seau et un vilebrequin pour forer un fût de pétrole qui était placé sur une charrette. Un interne en médecine à qui l'on s'adressa, alla réveiller le directeur : celui-ci entama quelques pourparlers qui furent inutiles, car l'homme et les compagnons partirent munis du seau et du vilebrequin qu'ils avaient réclamés. A onze heures du matin les internes pharmaciens furent prévenus que le feu était à Notre-Dame ; une fumée épaisse et sombre sortait par l'intervalle des abat-sons des deux tours.

Le docteur Brouardel, qui, seul de ses confrères, avait pu parvenir jusqu'à l'Hôtel-Dieu, courût vers l'église accompagné des internes en pharmacie ; presque aussitôt on vint l'avertir que l'église Saint-Severin et la rue Galande allaient être incendiées : c'était la perte assurée de l'Hôtel-Dieu. Le docteur s'élança vers son hôpital pour organiser le sauvetage des malades, et les six internes, MM. Delarue, Defresne, Dugué, Courant, Dupoux, Yvon, restèrent en présence de la cathédrale, dont toutes les portes étaient closes. Deux officiers de la septième compagnie du 56e bataillon fédéré suivis de quelques hommes rôdaient près de l'église comme pour en défendre les approches. Des gens du peuple, des femmes s'étaient joints aux internes ; cela formait une sorte de petite troupe sans armes, mais devant laquelle les fédérés jugèrent prudent de se retirer.

On tournait autour de l'église en cherchant le moyen d'y pénétrer ; on ébranlait vainement les portes, elles étaient solides. Un garçonnet de quatorze ans qui avait été enfant de chœur à Notre-Dame conduisit les internes pharmaciens rue Massillon chez le sonneur, qui se décida à livrer les clés, malgré les menaces que les incendiaires ne lui avaient pas ménagées. On ouvrit la petite porte latérale qui se trouve en face du numéro 8 de la rue du Cloître-Notre-Dame et les internes entrèrent. Ils furent héroïques, car ils se jetèrent au péril sans se soucier des matières explosibles que l'on avait pu mêler aux éléments de combustion. L'obscurité était complète, l'atmosphère lourde et suffocante ; à l'odeur on ne pouvait se méprendre : la senteur du pétrole dénonçait le crime. Il y avait trois foyers : le premier à la hauteur du grand transept, le second près du maître-autel, le troisième devant la chaire. Tous trois étaient formés de bancs, de confessionnaux, de chaires, de pupitres, de nappes, d'aubes ; cela formait trois pyramides aspergées d'huile minérale. La fumée qui s'en dégageait était si pesante qu'elle comprimait les flammes et les empêchait de se développer.

On étouffait ; d'instants en instants on courait à la porte et l'on aspirait une bouffée d'air. Un pompier regardait ; un des internes lui dit : Mettez-vous à notre tête, commandez-nous ; prenez la direction du sauvetage. Il répondit : Sous peine de mort, il nous est défendu de porter secours aux incendies. Mais le devoir professionnel fut le plus fort ; cet homme ne dirigea pas les internes, mais il les suivit, et je crois bien que c'est lui qui découvrit un des trois bûchers. On avait apporté des chandelles pour éclairer un peu cette nuit faite d'ombre et de fumée : elles s'éteignaient. Il fallait abandonner le sauvetage, ou respirer : on brisa quelques vitraux sans valeur du côté de la rue Massillon. Des gens de bonne volonté étaient arrivés, on put ouvrir la grande porte ; l'atmosphère devint moins dangereuse et l'on redoubla d'énergie. Les internes étaient à la besogne ; pendant qu'ils arrachaient les morceaux de bois braisant et qu'ils les jetaient sur la place du Parvis, deux d'entre eux allèrent demander au directeur de l'Hôtel-Dieu de prêter les pompes de l'hôpital, afin de pouvoir mieux combattre l'incendie. Le directeur, qui était accosté de deux individus paraissant exercer sur lui une certaine influence, répondit que si Notre-Dame brûlait, c'était sans doute par suite des instructions de la Commune, que dès lors il n'avait pas à s'en mêler ; il ajouta : Quant à vous, messieurs, agissez selon votre conscience, je ne m'y oppose pas. Ces jeunes gens n'avaient pas besoin de l'autorisation de ce pauvre hère[9], — qu'il vaut mieux ne pas nommer, — pour faire leur devoir. Aveuglés par la fumée, les cheveux grillés, les mains endolories, ils s'acharnèrent à leur œuvre de salut. Cela dura longtemps. Pièce à pièce on démolit les trois bûchers ; on en traîna, on en poussa les débris sur la place, où ils pouvaient brûler sans péril. Notre-Dame fut sauvée, et si Paris n'a pas vu périr sa vieille église, c'est aux internes pharmaciens de l'Hôtel-Dieu qu'il le doit. Le lendemain, jeudi 25 mai, les troupes françaises campaient au Parvis et rien n'était plus à craindre.

Si le courage de ces jeunes gens[10] n'avait préservé Notre-Dame, il est probable que les apologistes de la Commune, qui sont, comme l'on sait, gens véridiques, n'auraient pas manqué de dire que la vieille basilique avait été brûlée par les chanoines, empressés d'ensevelir à jamais la trace de leurs crimes. Que l'on ne croie pas que je plaisante : c'est ainsi que les communards ont écrit leur histoire. Le Ministère des finances et la Cour des Comptes ont été détruits par des administrateurs infidèles qui voulaient faire disparaître la preuve de leurs malversations ; l'Hôtel de Ville a été miné et renversé par les hommes du gouvernement de la Défense nationale, afin de mettre à néant quelques papiers qu'ils y avaient oubliés ; la Préfecture de police a été flambée par des agents secrets qui craignaient d'être découverts, et la rue de Lille a été incendiée par ordre d'une grande dame qui désirait se débarrasser d'une correspondance compromettante, qu'elle avait déposée chez un de ses amis.

 

 

 



[1] Procès Vial ; débats contradictoires, 4e conseil de guerre, 12 septembre 1872.

[2] Procès Ch. Amouroux ; débats contradictoires, 3e conseil de guerre, 22 mars 1872.

[3] Voir Pièces justificatives, n°. 6.

[4] Voir Pièces justificatives, n°. 7.

[5] Je crois bien que Treilhard, s'il eût été le maître, n'aurait point molesté les sœurs et les eût laissées à leurs fonctions de dévouement et de charité. Il les avait remplacées par des infirmières laïques dans une ambulance de la rue de Vaugirard et avouait que le service avait été immédiatement désorganisé d'une façon préjudiciable aux malades.

[6] Dans l'interrogatoire qu'il a subi le 19 août 1871 devant le troisième conseil de guerre, où il n'aurait dû comparaître que comme témoin, M. Ulysse Parent a dit : Le 5 avril, je donnai ma démission. Toute ma crainte était de voir l'arrondissement (le neuvième) confié à une commission prise au dehors. J'obtins que la mairie passerait à un administrateur intègre. Je fus heureux de lui confier la caisse de ce riche arrondissement, qui contenait 120.000 francs. Cet administrateur fut malheureusement révoqué plus tard par la Commune. L'administrateur dont parle Ulysse Parent était Bayeux-Dumesnil.

[7] Une partie de ce cimetière achetée par la famille des suppliciés sert encore aujourd'hui de lieu de sépulture et est enclose dans une congrégation religieuse de la rue de Picpus.

[8] Procès Girault ; débats contradictoires, 5e conseil de guerre, 13 novembre 1877. — Procès Fenouillat, Pontillon et Lenôtre ; débats contradictoires, 5e conseil de guerre, 1er juillet 1872. — Procès Lyaz ; débats contradictoires, 3e conseil de guerre, août 1877.

[9] Le directeur nommé par la Commune et qui remplaça M. Brelet, directeur régulier, ne fut point mauvais ; il n'était que sot et important. Tout le personnel se tenait avec lui sur la réserve ; pour acquérir la sympathie des internes, il avait eu recours à un procédé qui précise bien le caractère des hommes que la Commune employait : il avait offert des cigares et double ration de vin à ces jeunes gens, qui refusèrent, en se montrant quelque peu surpris d'une telle proposition. Le 24 mai, il coupa ses moustaches et trouva un asile dans la communauté des Augustines qui dessert l'Hôtel-Dieu. Il était fort troublé et répétait : Je suis prêt à passer en jugement, mais pas d'exécution sommaire ! pas d'exécution sommaire ! Lorsque les soldats fouillèrent l'hôpital pour en arrêter le directeur, la porte de la communauté ne s'ouvrit pas devant eux.

[10] Il n'est que juste de dire ce que sont devenus les six internes en pharmacie dont l'initiative et le courage ont arraché Notre-Dame à l'incendie préparé par la Commune. L'un d'eux, M. Delarue, est décédé ; les cinq autres sont pharmaciens : M. Defresne, rue des Lombards ; M. Yvon, rue de la Feuillade ; M. Dugué, rue du Faubourg-Saint-Honoré ; M. Dupoux, à Moulins (Allier) ; M. Courant, à Reymalard (Orne).