LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME QUATRIÈME. — LA COMMUNE À L'HÔTEL-DE-VILLE

 

CHAPITRE II. — LES ADMINISTRATEURS.

 

 

I. — LA RÉACTION.

Hasard ou préméditation ? — Au-dessous de la Commune. — Déclaration de Th. Ferré. — On surexcite la Commune. — La marmite épuratoire. Confidence à recueillir. — M. Edmond Got. — De Londres à Paris par Boulainvilliers. — Le laissez-passer des portiers. — Le 25 mai. — A la Préfecture de police. — Aveux à retenir. — Le testament de la Commune révolutionnaire. — Résister crânement. — La régularisation du pillage. — L'octroi. — Volpénil et Pichot Les mariniers de l'octroi. — Une recette à l'Entrepôt général. — La dernière commande d'huile de pétrole. — L'Hôtel de Ville. — Gargote et mauvais lieu. — La patrouille de minuit. — Le goût de l'orgie. — Invitation à dîner. — Débit de vin.

 

Par suite d'un hasard qui ressemble singulièrement à de la préméditation, la Commune a incarcéré et mis à mort les gendarmes, les magistrats et les prêtres, c'est-à-dire ceux qui arrêtent les scélérats, ceux qui les condamnent, ceux qui les adjurent, au nom du salut éternel, de renoncer à leurs crimes. On pourrait croire, d'après cela, qu'elle a voulu déchaîner la bestialité des foules contre la civilisation et briser à jamais les conventions sur lesquelles l'expérience a bâti le monde social. On se tromperait. La Commune, cette Commune que l'histoire ne pourra jamais amnistier, cette Commune qui a été non pas un ensemble de doctrines, mais un ensemble d'appétits féroces, la Commune où brillèrent Raoul Rigault, Théophile Ferré, Emile Eudes, Gabriel Ranvier, Parisel, que servirent avec dévouement Edmond Mégy, Emile Gois, Genton, Isidore François, Sérizier, la Commune a été une ère de réaction. Elle le dit, et on peut la croire.

Au-dessous d'elle s'agitait une tourbe pour laquelle le vol, le viol et l'assassinat étaient une sorte de besoin instinctif. C'étaient les malfaiteurs dans la pire acception du mot, sortant du bagne, destinés à y retourner, et dont le rêve était de détruire une société qui a des lois pour les maintenir. La Commune en eut peur, elle les contint comme elle put, par la terreur, par l'ivrognerie ; elle ne les lâcha qu'au dernier moment, lorsqu'elle-même voulut disparaître au milieu de l'anéantissement de Paris.

Théophile Ferré, qui fut malfaisant avec une constance que rien ne dérouta, préparant dans sa prison un projet de défense qu'il ne daigna point ou qu'il ne put utiliser, écrivait le 22 août 1871 : Dans Paris livré à lui-même, des citoyens énergiques et courageux essayèrent de ramener, au péril de leur vie, l'ordre et la sécurité. Presque tous les membres de la Commune partagent cette opinion, — cette illusion, — et sont plus que jamais persuadés qu'ils ont protégé Paris contre lui-même. On ne s'en douterait guère, à voir dans quel état ils nous l'ont rendu.

Non seulement ils avaient à dominer les passions de la foule, mais ils avaient à repousser les conseils sanguinaires qu'on ne leur épargnait pas. À la Commune faisant emprisonner les otages, emmagasinant le pétrole, déléguant Parisel à la commission scientifique, dévalisant les caisses publiques et souillant les églises qu'elle avait pillées, on écrivait pour lui reprocher dé n'être pas suffisamment révolutionnaire. En dehors des sectaires de l'Hôtel de Ville, il y avait une bande de chiens enragés qui hurlaient et tiraient sur la laisse parce qu'ils voulaient faire la curée immédiate et complète. Avant même que la France ne fût rentrée dans Paris, on exigeait des exécutions capitales qui eussent affirmé la tradition terroriste.

Un sieur S. V., qui donne son adresse et s'intitule gradué en droit, écrit à Edouard Moreau pour le féliciter d'employer le style du calendrier républicain et de remplacer mai par prairial ; puis il ajoute : Puisque vous et vos amis vous prenez plaisir à votre tour à suivre les errements de nos ancêtres de 93, ce serait le cas, ce me semble, de renouveler la grande marmite épuratoire des jacobins, moins l'homme sinistre, si justement puni le 9 thermidor de ses aspirations à la tyrannie théocratique. Cette lettre renferme en outre une dénonciation qui ne resta pas infructueuse, car celui qu'elle concernait fut arrêté. Il serait excessif de dire que les chefs de la Commune ont fait de la réaction, mais on peut affirmer qu'ils ont souvent résisté aux injonctions des plus violents ; c'était leur intérêt du reste, car ils auraient été les premiers à disparaître, la tête en avant, par les fenêtres de l'Hôtel de Ville.

A l'égard de ce rôle préservateur, une sorte de confidence très curieuse a été recueillie dans des circonstances qui sont de nature à intéresser le lecteur. M. Edmond Got, l'éminent sociétaire de la Comédie-Française, était pendant la Commune à Londres, où il avait organisé, avec plusieurs de ses camarades, des représentations théâtrales. Le samedi 20 mai, il reçut de Paris des lettres inquiétantes ; on lui apprenait que le hameau de Boulainvilliers était exposé aux projectiles des batteries françaises, et que tout était à craindre pour son père et pour sa mère qui l'habitaient. M. Got résolut de courir à Passy, de sauver ses parents et de revenir en toute hâte à Londres, où il devait jouer dans la soirée du 24. Il arriva à Paris le dimanche 21, se rendit à Boulainvilliers, sans se douter que les troupes françaises avaient déjà franchi la porte de Saint-Cloud, et réussit, non sans peine, à ramener à Paris son père et sa mère, qu'il put installer dans un appartement vacant quai du Louvre.

Le lendemain matin, lundi, tout est en rumeur ; la débandade fédérée fuit devant nos troupes. Entre dix et onze heures seulement on commence la construction des barricades, construction laissée à l'initiative de chacun, barricades maladroites, remarque M. Got, car la plupart d'entre elles se commandent les unes les autres. Dès que les barricades sont élevées, un fait étrange se produit. Nul ne peut plus sortir de sa maison sans être muni d'un laissez-passer délivré par le portier[1].

Le mardi 23, M. Got voulut partir, afin d'arriver le soir même à Londres. Dès qu'il a mis pied dans la rue, il est accueilli par un : On ne passe pas ! Cette fois, la paperasse signée par le portier ne suffit plus. A force d'insister, il obtient d'être conduit place Saint-Germain-l'Auxerrois, à la mairie du Ier arrondissement, dont le délégué finit, après toute sorte de difficultés, par lui délivrer un permis d'aller jusqu'à l'ex-préfecture de police, permis à l'aide duquel il peut franchir quatre barricades et pénétrer enfin dans la rue de Harlay. Il est cinq heures du matin, Ferré dort et n'est pas visible. Promené de couloir en couloir, M. Got est amené devant deux jeunes gens qui le reçoivent poliment.

L'un d'eux, chef de l'un des bureaux du cabinet de la sûreté générale pendant la Commune, donne à M. Got le laissez-passer suivant : Mardi 25 ; laissez passer partout librement le citoyen Got, chargé d'une mission spéciale pour Londres ; signé : L. Puis il se met à causer ; après quelques phrases banales, il ajoute, comme se parlant à lui-même avec une sorte d'éloquence farouche, et familière : Et quand même vous seriez réactionnaire, nous le sommes bien, nous, et malgré nous, bêtement, depuis plus de deux mois. Vingt-quatre heures après le 18 mars, nous étions débordés de partout. C'était fatal ! Les comités, les sous-comités, les vigilances, les fédérations, politique, république, partis, l'Internationale même, il s'agissait bien de tout cela ! La souffrance de vingt siècles pouvait tout d'un coup pousser son cri ; les instincts étaient lâchés : c'était la guerre sociale ! Ah ! pauvres nous ! Est-ce qu'on est quelqu'un dans les foules ? Suivre le mouvement pour avoir encore l'air de le conduire, c'est la seule chance de le diriger encore un peu. Le vrai, c'est que nous avons eu peur du vide. Et à quoi bon ? Nous n'aurons rien fait et nous n'empêcherons rien. La réaction, maîtresse de ce que nous aurons épargné, nous traitera de barbares, et, en fait, la machine aura reculé de vingt ans... car on y viendra, à la table rase. Est-ce qu'on peut rebâtir sur des ruines ? Mais il n'y a plus à dire, notre poste est là jusqu'à ce que nous crevions ! Car, que nous levions le pied aujourd'hui par impuissance ou par lâcheté, quelle débâcle alors ! l'inconnu des représailles et de la rage. Baste ! qu'est-ce tout cela vous fait ? j'ai tort de vous parler de nos petites affaires.

Tout cela était dit à la cantonade, comme une sorte d'aparté, mais évidemment pour M. Got, qui n'en perdait point une parole, et qui à peine sorti nota, sténographia l'aveu qu'il venait d'entendre. Cet aveu, il faut le retenir, car il est sincère. Celui qui le laissait échapper, et qu'il nous serait facile de nommer, disait la vérité. Les belluaires de la Commune avaient non pas dompté, mais muselé momentanément les bêtes féroces ; à la fin, loin de les retenir, ils les excitèrent et rivalisèrent de cruauté avec elles. Ce n'est point l'emportement de la lutte, l'ivresse de la tuerie qui les a entraînés ; non, ils ont agi avec préméditation, ils ont eu la volonté de leur crime. C'est encore l'interlocuteur de M. Got qui le dira. Comme celui-ci allait prendre congé, la porte s'ouvrit et deux hommes entrèrent. L'un vêtu en officier fédéré, l'autre, que M. Got ne connaît pas, et dont il fait le portrait : nez de vautour, œil et dents de loup. C'est Théophile Ferré.

On parle de trahison, comme toujours ; on se montre des lettres dénonciatrices ; on prononce le nom de certain général de la Commune. M. Got veut se retirer ; le chef de bureau qui lui a délivré le laissez-passer lui dit adieu : Racontez du moins à ceux de Londres que nous avons résisté crânement ; oh ! nous ne sommes pas rendus et nous ne nous rendrons pas. Est-ce qu'on se rend aux sergents de ville et aux assassins de Versailles ? Eh bien ! citoyen Got, vous qui êtes un sage, soyez le notaire de ce testament de la Commune révolutionnaire et militante ! Ceci se disait le 23 mai, vers six heures du matin ; le réactionnaire de la sûreté générale savait à quoi s'en tenir ; il n'ignorait pas que pour lui, pour ses congénères de la révolte, la partie était perdue ; mais il n'ignorait pas non plus que, depuis vingt-quatre heures, toute mesure avait été prise pour détruire la Préfecture de police ; ce jour-là même les incendies commencèrent, et l'on prouva que l'on voulait résister crânement[2].

De ce qui précède il semble résulter que ces hommes ont cru faire de la réaction et être des conservateurs, parce qu'au lendemain du 18 mars, ou du 2 avril, date de leur premier engagement, c'est-à-dire de leur première défaite, ils n'ont pas massacré les détenus dans les prisons et livré la ville au pillage. Certains hébertistes y ont pensé, il n'en faut point douter ; mais jusqu'au dernier moment ils ont été tenus en bride par les économistes, dont le groupe comptait des hommes comme Jourde et Beslay qui sauvèrent la Banque de France, comme Vermorel qui protégea le Mont-de-Piété, comme Vallès qui s'opposa à l'exécution des otages, et qui espéraient, en défendant certaines administrations, rendre leur insurrection tolérable. Ils échouèrent, parce que toute révolution penche nécessairement vers la violence et y tombe.

Ils avaient du reste un intérêt direct et pour ainsi dire personnel à surveiller, à diriger quelques grands établissements qui pouvaient alimenter le budget aléatoire dont ils nourrissaient tant bien que mal la Commune, le Comité central et la fédération. S'il leur semblait insignifiant d'abandonner le palais de la Légion d'honneur à M. et à Mme Eudes, aidés de leur ami Mégy, il leur importait de soustraire l'octroi, le domaine, l'assistance publique, les chemins de fer, les compagnies d'assurances aux rapacités de la basse populace — de la basse pègre — communarde. Ils en régularisèrent le pillage ; en un mot, ils l'administrèrent, et c'est en réalité à cela que se bornèrent les actes de conservation dont ils ont revendiqué le bénéfice.

A l'octroi, à cette source même de la fortune de Paris, on avait placé un certain Volpénil, dont le nom réel était Bonnin et que quelques indélicatesses avaient fait sortir malgré lui des contributions indirectes. Dans ce poste de confiance, on lui adjoignit un serrurier appelé Alphonse-David Pichot, ancien pensionnaire d'une maison d'éducation correctionnelle, et qui avait mérité les aiguillettes de capitaine d'état-major en commandant un peloton à cette victoire de la place Vendôme que le Comité central remporta sur une manifestation sans armes. Bonnin-Volpénil et Pichot traversèrent l'octroi comme une trombe, purent y ramasser une dizaine de millions qui furent remis à la délégation des finances, mais dont plusieurs billets de mille francs, si l'on en croit les indiscrétions de la justice militaire et de la justice civile, leur sont restés aux doigts.

Aux barrières, aux pataches, on avait conservé quelques préposés de l'administration régulière, qui continuaient leur service afin de ne pas mourir de faim, mais qui paraissent n'avoir eu que peu de déférence pour la Commune. Cela, du moins, semble ressortir de la lettre suivante, qui fut adressée au citoyen V., inspecteur central de la navigation : Paris, le 8 mai 1871. Citoyen, un arrêté inséré au Journal officiel du 6 courant nomme le citoyen Landowski commissaire de police de la navigation et des ports. Je vous prie de vous mettre en rapport avec ce citoyen relativement à un abus qu'on nous signale : les mariniers de l'octroi se font les convoyeurs des personnes quittant Paris. On se plaint que les bateaux de service ne soient pas visités ; veuillez avoir l'obligeance, de concert avec ledit commissaire, de voir jusqu'à quel point ces plaintes sont fondées. — Salut et fraternité. Le chef de la 2e division, préfecture de police : A. OLIVIER. Cette lettre, qui stimula le zèle de Landowski, dans le bureau duquel elle fut retrouvée au ministère de la marine, resta sans effet. On menaça les préposés, ils firent les niais, surent ne rien comprendre aux reproches qu'on leur adressait, et continuèrent à sauver les malheureux qui voulaient fuir un Paris devenu inhabitable.

Tout irrégulière que fût l'administration de l'octroi pendant la Commune, les choses s'y passaient assez régulièrement, c'est-à-dire que le produit des recettes opérées aux barrières, et ailleurs était versé au ministère des finances. Parfois cependant la recette offrait quelque difficulté ; le 7 avril, on en fit une à l'Entrepôt général, à main armée, en forçant la caisse, qui contenait 327.421 francs. On dit que dans cette circonstance Pichot fit 18.000 francs d'économie, qu'il eut tort de confier à un de ses amis, car celui-ci, pour mieux les soustraire à la curiosité des Versaillais, les emporta et ne reparut plus[3]. Il est difficile de savoir comment Volpénil, conseillé par Pichot, tenait sa comptabilité, car tout a été détruit ; on n'a sauvé que des ordres du jour imprimés sur papier rougeâtre, et un drapeau rouge à moitié brûlé qui ressemble à une bannière de compagnonnage.

Volpénil et Pichot sont innocents de l'incendie de l'octroi ; ils n'y étaient plus, ils étaient déjà partis en omnibus[4] lorsque les fédérés du 174e bataillon vinrent lancer le pétrole et le feu dans les deux annexes de l'Hôtel de Ville, qui déjà n'était plus qu'un brasier. C'est dans la journée du lundi 22 mai, à l'annexe où l'Assistance publique avait ses bureaux, que fut faite la dernière commande, — commande considérable, — d'huile de pétrole. Un échange de paroles eut lieu à cet égard, sur l'escalier même, entre un fonctionnaire de la Commune et un négociant ; nous ne pouvons les nommer, car ni l'un ni l'autre n'ont été poursuivis pour ce fait, qui est resté ignoré. On s'était conformé à l'ordre verbal qui avait été donné : aussitôt que les Versaillais approcheront des Halles, le feu sera mis à tous les bâtiments municipaux qui sont sur la place de l'Hôtel de Ville. La résistance de la barricade élevée à la pointe Saint-Eustache n'eut d'autre but que de laisser aux incendiaires le temps de détruire le palais où ils avaient régné.

Plus d'un a dû le regretter, car on y avait passé de bons moments. On narguait la réaction et l'on prenait l'heure comme elle venait ; on savait bien qu'il y avait quelque part un Versailles grognon et malveillant ; on se doutait bien que l'on y rassemblait des hommes qui troubleraient la fête ; mais baste ! la vie est courte et il faut l'égayer. Que de charcuterie ! que de bouteilles ! que de franches lampées ! Partout, dans cet Hôtel de Ville devenu une gargote doublée d'un mauvais lieu, partout, dans la cour d'honneur, dans la salle du trône, dans la grande salle des fêtes où campaient les Lascars, qui plus tard s'appelèrent la compagnie de l'Étoile, sur les escaliers, dans les caves et dans les combles, on buvait, on chantait et parfois le bruit des ripailles allait, jusque dans leur salle de délibération, troubler les méditations des membres de la Commune. Ah ! c'était le bon temps ! Dans le jour on recevait volontiers les servantes sans place, les ouvrières sans ouvrage et surtout sans profession ; on les retenait à dîner ; elles s'asseyaient, sans façon, à la cantine, côte à côte avec les fédérés, et l'on avait quelque galanterie pour elles. Plus tard, on entendait crier : Allons ! la patrouille de minuit ! Une escouade sortait en armes et revenait bientôt, ramenant des prisonnières faites dans des maisons que l'on connaissait. Si le vieux Mathurin Régnier craint du chaste lecteur était encore de ce monde, il pourrait seul raconter ce qui se passait alors. Il en était ainsi un peu partout ; la Commune n'avait-elle pas promis d'être une époque de régénération ?

L'orgie a été la principale préoccupation de la plupart de ces hommes, acteurs secondaires d'un drame auquel ils participaient sans trop le comprendre ; ceux-là, et c'était le plus grand nombre, ne se souciaient ni de l'avènement du prolétariat, ni de la rénovation sociale. Ils recherchaient le plaisir grossier, le trouvaient sans peine, ajoutaient leur dépravation particulière à la dépravation générale, et se tenaient pour satisfaits. Partout où ils s'établissaient, ils apportaient avec eux le vin, l'eau-de-vie et le reste. L'un d'eux, nommé Constant B., qui avait servi dans l'armée régulière et avait été blessé à la bataille de Wœrth, s'était jeté dans la Commune. Capitaine d'état-major attaché à l'intendance, il avait profité de son grade et du droit aux réquisitions pour mener l'existence telle qu'il la comprenait. Arrêté pendant quelques jours et conduit à la prison du Cherche-Midi pour des motifs qui nous sont inconnus, il avait été relâché, grâce, sans doute, à la protestation que voici : Sur ma tête, sur mon honneur, sur mes blessures et sur mon passé, je déclare que qui que ce soit n'a le droit de mettre en suspicion mes actes et mes ordres. — Le citoyen Constant B., officier d'administration à la porte Dauphine, entièrement dévoué à la Commune.

Le 3 mai, un officier supérieur fédéré s'installa, par voie de réquisition, rue Spontini, dans l'hôtel de Mme la comtesse de Castellane ; Constant B. l'y suivit et amena avec lui quelques demoiselles. Il n'avait point le cœur mal placé et offrait volontiers à ses amis une hospitalité qui ne lui coûtait pas cher. Il les convoquait à quelques agapes fraternelles où l'on paraît avoir discuté autre chose que le problème humanitaire : Mes chers camarades, venez le 11 mai, à 5 heures du soir, rue Spontini, 5, porte Dauphine. — Absinthe à cinq heures et demie ; — dîner à six heures ; — à partir de huit heures toutes voiles dehors. — A vous : Constant B. Ces viveurs de bas étage n'ont point été les plus mauvais, tant s'en faut ; ils se sont amusés et ont presque tous disparu lorsque le danger est devenu plus vif qu'il ne leur convenait.

Le type de Constant B. n'est point rare parmi les adhérents de la Commune ; on le rencontre à chaque pas, lorsque l'on étudie ce monde extraordinaire. Celui-là était un épicurien qui buvait les caves ; d'autres, plus avisés, savaient les exploiter. Le 18 mai, un capitaine de francs-tireurs de la République, escorté d'environ cent cinquante hommes, s'empara d'une maison située à Passy dans la Grande Rue, n° 3 ; il en fit ouvrir les appartements et y installa une partie de sa troupe. Peu de temps après, un fédéré, ancien employé de commerce, nommé Bernard M., vint s'établir dans une boutique du rez-de-chaussée, en compagnie d'une femme qui n'avait rien de légitime. Ce Bernard M. était un homme pratique. Il déménagea le vin qu'il découvrit dans les caves appartenant aux locataires, le fit apporter dans la boutique dont il avait pris possession, et ouvrit un débit de boissons. Ses affaires n'allaient pas mal, car il ne vendait qu'au comptant. Cela dura deux jours ; le 21 mai, dans la soirée, il fallut abandonner ce petit négoce improvisé ; les Versaillais arrivaient ; ils arrivèrent même si vite que Bernard M. fut arrêté[5].

 

II. — LA DIRECTION DES DOMAINES.

Scellés apposés sur le local des compagnies d'assurances. — Contribution sur les chemins de fer. — Lettre de Pigère. — Décret inutile proposé par Vermorel. — Jules Fontaine. — Condamné politique. — Fabricant de bombes. — Confiscateur en chef. — Déménagement Thiers. — M. d'Entraigues. — Réquisitions. — Mode de procéder. — Camélinat refuse les oripeaux. — Fontaine les lui impose. — Pillage de l'hôtel de M. Martin du Nord. — Pillage des meubles de la princesse Mathilde. — La joie du Père Duchêne. — Calomnie. — La cassette du général Ducrot. — Effraction à bon marché. — Le garde-meuble et Raoul Rigault. —Dormir sous les lambris dorés. — Les fédérés au Conseil d'État. — Pénurie de la caisse des domaines. — Négociations avec les compagnies de chemins de fer. — Timbres pour récépissés. — Compromis proposé par Jourde. — Les parapluies perdus. — La maison du parricide. — Une exception. — Louis Guillemois. — Chef de la comptabilité aux finances. — Un dépôt. — Au péril de sa vie Louis Guillemois sauve le dépôt. — Le remet entre les mains d'un notaire. — Acte de probité méritoire. — On pille partout. — Les autographes de la Cour des Comptes.

 

Si la Commune n'avait eu que de tels actes à se reprocher, on sourirait, et l'on pourrait en parler sans rougir. En tout cas, ce sont là des faits inhérents à l'état de choses qu'elle avait créé, mais dont la responsabilité ne retombe qu'indirectement sur elle. Il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit de la conduite que les agents choisis par elle ont tenue dans les administrations qu'ils ont eu à diriger. Là le pillage a été systématisé, et les difficultés financières au milieu desquelles l'insurrection s'est débattue ne rendent point excusables certains actes que nous allons raconter.

L'octroi n'a point seul été administré par la Commune. Dès que la révolte fut maîtresse de Paris, elle fit quelques tentatives d'administration sur les grandes compagnies financières. La Commune s'était officiellement installée le 29 mars à l'Hôtel de Ville ; le 30, dans la nuit, elle fait envahir le local de cinq compagnies d'assurances ; les scellés y sont apposés après que l'on a réquisitionné l'argent qui se trouvait dans les caisses[6]. Elle ne fait du reste qu'imiter le Comité central. Un des membres de celui-ci, Grêlier, dans une note écrite par lui le 23 février 1872, raconte qu'il a été délégué au ministère des affaires étrangères et à l'archevêché pour faire l'inventaire de l'argenterie. La Commune ne s'arrêtera pas en chemin, et le 17 avril elle frappe sur les compagnies de chemins de fer une contribution de deux millions, imputables à l'arriéré de leurs impôts.

C'étaient là, pour ainsi dire, des réquisitions d'État ; mais on ne négligeait pas non plus les petits profits et l'on signalait, sans scrupule, tout ce qui semblait de bonne prise : Paris, le 22 avril 1871. Mon colonel, ayant porté mon bataillon rue de Courcelles, 36, école des frères, j'ai découvert près de ma caserne une maison où il y a des chevaux et voitures. D'après les renseignements que l'on m'a donnés, ça appartiendrait à un député de Versailles. Veuillez prendre s. v. p. des renseignements à ce sujet. Je vous salue avec respect. Le commandant du 35e bataillon, E. Pigère. On a cru que la maison de M. Thiers avait été respectée jusqu'au jour, 10 mai, où l'on en décréta la démolition ; c'est une erreur. Le 14 avril, dans la matinée, l'hôtel de la place Saint-Georges fut fouillé ; on y saisit des papiers et de l'argenterie. Le même jour on fit ce que l'on appelait une perquisition, rue Rabelais, chez le marquis de Galliffet ; on y vola comme dans une ville prise d'assaut. La veille, on avait visité avec trop de soin l'hôtel Pereire.

C'était le vol organisé. Cela indigna Vermorel, qui fit rendre, à la date du 16 avril, un décret inutilement préservateur : Article 5. Aucune perquisition ou réquisition ne pourra être faite qu'elle n'ait été ordonnée par l'autorité compétente ou ses organes immédiats, porteurs de mandats réguliers, délivrés au nom des pouvoirs constitués par la Commune. Toute perquisition ou réquisition arbitraire entraînera la mise en accusation de ses auteurs. L'intention était bonne, mais elle ne peut être réputée pour le fait ; car l'habitude était prise et nul décret n'était assez puissant pour la rompre ; jusqu'au dernier moment on força les portes et on vola.

La Commune avait cependant pris ses précautions et essayé de centraliser le service des réquisitions dans une seule administration, dans celle des domaines, où elle avait nommé Jules Fontaine en qualité de directeur. Fontaine avait des titres qui n'étaient point à dédaigner. Il me produit l'effet d'un déclassé qui a pris la mauvaise route et s'en est allé jusqu'à la fondrière. Il n'était plus, jeune ; il avait alors cinquante-quatre ans. Il donnait des leçons de mathématiques aux lycées Saint-Louis et Bonaparte, mais en réalité il vivait dans les sociétés secrètes, conspirait, et semble avoir eu pour spécialité de fabriquer ces bombes portatives que l'attentat d'Orsini avait mises à la mode dans le monde révolutionnaire. Il fut au nombre des accusés qui comparurent devant la haute cour siégeant à Blois, et le 8 août 1870 il s'entendit condamner à quinze ans de réclusion. Le gouvernement du 4 septembre s'empressa de le remettre en liberté et lui offrit une préfecture en guise de compensation ; Fontaine refusa, car on ne put le nommer dans le département d'Indre-et-Loire, où il eût voulu être envoyé. Dans ce fabricant de bombes destinées à l'assassinat, dans cet ancien condamné, la Commune reconnut un des siens, et le nomma (9 avril) directeur général des domaines et du timbre, conservateur du matériel de l'ancienne liste civile, et enfin (7 mai) séquestre des biens du clergé. Un mot assez drôle, que j'ai entendu, résume ses fonctions. Un de ses employés disait : Le citoyen Fontaine est confiscateur en chef. Il a dans l'histoire de la Commune quelque notoriété, due à la destruction de la maison de. M. Thiers, destruction qu'il a toujours persisté à appeler un déménagement.

C'était un homme de comptabilité régulière. Dans son cabinet, il trouva le livre de dépenses de son prédécesseur, et l'utilisa pour lui-même. On y lit : 16 mai ; chevaux pour Thiers, 75 francs. — 17 mai, pourboire, déménagement Thiers, 70 francs. Ses papiers n'ont point été perdus, et l'on peut y faire des découvertes intéressantes. Non seulement il était directeur des domaines, mais il avait droit d'ordonner des arrestations, semblable en cela, du reste, à tous les porte-galons du moment. Fontaine paraît avoir tenu à ce que les arrestations provoquées par lui fussent légales ; à cet effet il avait reçu de Raoul Rigault un certain nombre de mandats d'amener en blanc ; il n'avait qu'une date et un nom à y inscrire pour les rendre exécutoires.

Parfois le mandat est libellé, seule la date a été omise ; Fontaine en fera usage selon les circonstances. Ce cas spécial se présente pour M. d'Entraigues, qualifié de secrétaire du général Rollin, directeur de la lingerie impériale. En qualité de délégué à la sûreté générale, Raoul Rigault a signé ce mandat, qui est donc antérieur au 25 avril, et qui ne fut pas exécuté, car j'en retrouve la minute. M. d'Entraigues n'en fut pas moins arrêté le 14 mai, pour avoir refusé de livrer du linge à la concubine d'Emile Eudes ; il fut transféré le lendemain à la prison de la Santé par ordre d'Edmond Levraud. Fontaine n'a pas abusé de la faculté qu'on lui accordait de faire opérer des arrestations ; il se contentait d'exécuter les instructions de la Commune en ce qui concernait les ministères et les grandes administrations publiques. On voit là le mode de procéder, qui était fort simple : Ordre est donné au citoyen Fontaine, directeur des domaines et du timbre, de faire enlever l'argenterie des Invalides[7], et de la faire transporter à la Monnaie pour être confiée aux soins du citoyen Camélinat pour être transformée dans le plus bref délai. Paris, le 17 avril 1871. Le membre de la Commune délégué aux finances, E. Varlin. Vu et approuvé, la commission exécutive : E. Tridon ; Avrial. Ordre analogue pour l'Hôtel de Ville[8], pour les ministères de la marine, de l'intérieur, du commerce, des affaires étrangères, pour la direction des lignes télégraphiques. La préfecture de police semble échapper à la spoliation ; du moins, je ne trouve qu'une lettre par laquelle Edmond Levraud prie le citoyen Fontaine de donner copie de l'inventaire du mobilier — argenterie, linge et matériel de table — qui se trouve à la Préfecture.

Lorsqu'il était muni d'un de ces ordres, Fontaine se rendait au ministère désigné, et pour ce genre d'expéditions il se faisait accompagner d'un commissaire de police spécial, nommé Mirault, qui était un ancien cafetier condamné pour vente de denrées falsifiées et failli. La Commune n'était point difficile sûr le choix de ses agents. Elle les prenait où elle les rencontrait, et professait, à cet égard, des idées d'une largeur vraiment fraternelle. Mirault rédigeait le procès-verbal, afin que tout se passât dans les règles ; l'argenterie saisie était confisquée, mise en boîtes et expédiée à l'hôtel des Monnaies, où l'on tâchait d'en faire des pièces de cent sous.

Le directeur de la Monnaie, Camélinat, acceptait volontiers les pièces de vaisselle plate, lés couverts qu'on lui envoyait ; il les faisait jeter en fonte, et détruisait ainsi souvent des objets d'art dont la façon valait plus que le métal. Qu'importe ? égalité de la cuiller d'étain, fraternité de la gamelle, cela convenait à la Commune ; mais Camélinat regimbait lorsqu'on lui apportait des étoffes d'or et d'argent qui exigeaient un travail difficile pour être réduites à l'état métallique. A la date du 2 mai, il écrit : Citoyen Fontaine, gardez donc dans les magasins des domaines toutes les chasubles et autres oripeaux que vous pourrez trouver parmi les objets saisis et déposés à l'ex-préfecture de police ou autres administrations ; plus tard on s'occupera de leur transformation suivant les intérêts de la Commune. Le directeur de la Monnaie : CAMÉLINAT.

Ceci ne paraît pas avoir été du goût de Jules Fontaine, qui, dans la destruction des objets sacerdotaux, trouvait sans doute tout bénéfice pour la libre pensée et pour la caisse de la Commune ; il insista, ne put parvenir à vaincre les objections de Camélinat, et finit par s'adresser au Comité de salut public, dont il obtint gain de cause : Paris, le 10 mai 1871. Autorisation est donnée au citoyen Fontaine, directeur des domaines, de faire brûler à la Monnaie, et d'accord avec le citoyen Camélinat, les chasubles et oripeaux enlevés dans les différentes églises et renvoyés actuellement au garde-meuble. Le membre du Comité de salut public : ANTOINE ARNAUD. La langue de la Commune est pauvre et le mot oripeaux s'y répète souvent. Cette mesure, il faut le reconnaître, était plus politique que financière, et l'on se plaisait à brûler le vêtement du prêtre avant de tuer le prêtre lui-même.

Agent de la Commune, qui, ne devant être qu'une revendication municipale, se substituait naturellement à l'État, Jules Fontaine ne faisait, après tout, que se conformer aux ordres de ses maîtres en dévalisant les ministères et en ramassant les épaves arrachées à la dévastation des églises ; mais il semble plus coupable lorsqu'il pénètre dans les maisons particulières et fait main basse sur les objets de propriété individuelle. Au nom de quel principe les fédérés, deux fois, dans le courant des mois d'avril et de mai, ont-ils forcé l'entrée de l'hôtel de M. de Martin du Nord, rue Paradis-Poissonnière, et l'ont-ils pillé[9] ? Est-ce l'acte d'une bande de rôdeurs qui veulent faire un bon coup et profitent de leur nombre pour casser des meubles et se garnir les goussets ? Nullement, car dans le cabinet que Fontaine occupait à la direction des domaines, on retrouve les objets dérobés, de l'argenterie, des bijoux, des médailles, des coupons de rente. Il n'a été que recéleur, — séquestre, comme disait la Commune, — car le pillage de l'hôtel de M. Martin du Nord a été exécuté par des fédérés qui ont agi en vertu d'instructions que nous ne connaissons pas. Dans une autre circonstance il a lui-même commandé en chef.

On voulait, je ne sais pourquoi, s'emparer des meubles appartenant à la princesse Mathilde. C'était là une tâche bien faite pour éveiller une chevaleresque émulation dans le cœur des ennemis des tyrans. Jules Fontaine ne voulut point laisser à d'autres la gloire de l'avoir accomplie, et accompagné de Mirault, escorté d'un nombre suffisant de fédérés, il partit pour la con quête. L'expédition fut longue ; on la divisa en trois opérations distinctes, car on croyait savoir que la princesse Mathilde avait confié une partie de ses objets précieux à trois personnes différentes. L'ennemi fut vaincu : l'ennemi, c'étaient de malheureux portiers qui firent efforts pour sauver les appartements dont ils avaient la garde. Peine inutile, Jules Fontaine renversa tous les obstacles. — Chez M. de M., chez M. P., chez Mme G. on fouille les appartements, on fracture les meubles, on brise les serrures, on enlève les objets de prix. — Une lorgnette et une médaille en or provenant de cette excursion en territoire hostile furent découvertes au domicile de Fontaine, qui avait pris la précaution d'y faire également transporter quelques bouteilles de vin de Champagne.

Des expéditions analogues furent dirigées contre la maison du prince Pierre Bonaparte, contre l'argenterie du mess des officiers de l'École militaire. Tout n'alla pas au garde-meuble ou à l'hôtel de la Monnaie, car un service de porcelaine et quelques pièces de vaisselle plate ne quittèrent pas le domicile de Fontaine, où l'on put les retrouver. Il paraît avoir été coutumier du fait et avoir aimé à conserver quelques souvenirs de ses essais de revendication, car un témoin déposant devant la commission d'enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars a dit : J'ai découvert quinze cents bombes à Montmartre, dans les ateliers de Fontaine, directeur des domaines, chez lequel j'ai trouvé beaucoup d'objets volés chez M. Thiers[10].

Les écrivains qui servaient de souteneurs à la Commune étaient dans la joie. Ils estimaient que ces pillages étaient des mesures réparatrices. A leurs félicitations ils ajoutaient des calomnies. Comme toujours, le Père Duchêne donne l'exemple et entonne l'hosannah de l'ordure : Savez-vous ce qu'on a trouvé quand les bons b... de la police municipale ont été faire des perquisitions dans le domicile de l'assassin Jules Favre ? Eh ! nom de tonnerre, tout simplement deux millions en titres au porteur ; et tout ça acheté du 4 septembre au 20 février... c'est pour cela qu'il avait besoin de faire de faux billets de banque[11].

Le pillage suffisait, le mensonge était de trop. Pendant que la direction des domaines faisait des descentes dans les ministères et dans les appartements particuliers, la sûreté générale, — qu'elle fût dirigée par Raoul Rigault, par Cournet ou par Théophile Ferré, — ne restait pas oisive ; elle aussi, elle crochetait les serrures et défonçait les armoires sous prétexte de s'emparer de papiers compromettants. Elle fait des perquisitions, dont jamais elle ne sort les mains nettes, chez M. Zangiacomi, chez le maréchal de Mac-Mahon, chez le maréchal Bazaine, chez le prince Murat, auquel on vole toutes ses voitures, chez le général Ducrot, auquel on enlève une cassette remplie de documents précieux. Cette cassette ne sera pas inutile plus tard ; quelques contumax proposeront de la rendre moyennant bonne somme payée d'avarice ; ils essayeront d'établir ainsi ce qu'en terme de leur métier on appelle un coup de chantage, mais leur tentative d'escroquerie ne réussira pas, car on sait, à n'en point douter, que la cassette a été détruite dans l'incendie de l'Hôtel de Ville.

Ces expéditions ne coûtaient pas fort cher à la Commune, qui faisait des effractions à bon compte, si j'en crois cette pièce : Reçu pour frais divers pour l'exécution d'un mandat de la sûreté générale : descente et perquisition chez le nommé Vinoy, ex-général, 20 francs. Paris, le 24 avril 1871. Le commissaire de police spécial au chemin de fer de l'Est, E. B... Parfois les frais sont plus considérables et ressemblent à une prime proportionnelle au butin apporté : Reçu par le commandant de place la somme de 100 francs en avoir, après réquisition faite à l'école Bossuet d'une somme de 1.400 francs que j'ai versée au bureau. La réquisition a été faite le 7 avril à quatre heures. Paris, le 18 avril 1871. J., commissaire de police du quartier de l'Odéon. C'est par milliers que l'on pourrait multiplier ces exemples, qui semblent démontrer que la Commune a été un essai de translation obligatoire de la propriété mobilière. C'est ainsi du moins qu'elle apparaîtra dans l'histoire, grâce aux documents sans nombre qu'elle a laissés derrière elle, qui subsistent malgré les incendies et que l'on a pris soin de mettre en lieu sûr.

Jules Fontaine avait aussi dans ses attributions le garde-meuble, où il avait placé un homme de confiance ; il y versait le produit des rapines de la Commune et parfois, pour obliger un camarade, pour obéir à des injonctions supérieures, il y laissait prendre les objets mobiliers qu'on lui demandait. L'idée dominante des membres de la Commune était que l'État devait subvenir à leurs besoins et, sans scrupule, ils requéraient partout et toujours. Les salles de fêtes, les appartements de réception des ministères devenaient pour eux des appartements privés qu'ils faisaient tant bien que mal approprier à cette nouvelle destination. La lettre suivante en fait foi : Citoyen Fontaine, le citoyen Rigault me charge de vous dire qu'il a trouvé au Palais de Justice, ex-local de la cour de cassation, trois chambres sans meubles qu'il désirerait meubler en chambres à coucher. Il espère que vous pourrez lui envoyer les meubles nécessaires ; il m'a dit, du reste, s'être entendu avec vous pour cela. Salut et égalité. Le secrétaire général, J. Fourrier. Ceci n'est point un fait isolé, comme on pourrait la croire. C'est à qui, pendant la Commune, dormira sous des lambris dorés ; à l'Hôtel de Ville, les plus riches galeries servaient de chambrées aux fédérés, qui s'amusaient à se tailler des ceintures dans les rideaux de damas rouge.

Lorsque les bataillons insurgés s'emparèrent du palais du Conseil d'État, les hommes parcoururent avec curiosité les salles resplendissantes d'or, décorées de peintures, ornées de glaces, et du plafond desquelles tombaient des lustres en cristal. Ils n'en voulurent s'éloigner : Ici nous dormirons ! — On eut beau leur faire observer qu'ils y seraient fort mal ; que les salles n'étaient pas disposées pour être des dortoirs, que la caserne d'Orsay leur offrait un logement commode ; tout raisonnement fut vain et se brisa contre leur volonté : Pourquoi donc pas ? C'est notre tour à présent : Dardelle, qui n'est pas plus que nous, couche bien aux Tuileries ; nous resterons ici ; il y a des tapis, il y a des glaces, il y a de l'or partout, ça nous va, et nous ne bougerons. On fut obligé de leur céder ; on jeta des matelas dans les salles de délibération, dans la salle du trône ; ils s'y établirent ; ils en étaient très fiers. Quand une femme faisait visite à son mari, on lui disait : Venez donc voir notre chambre à coucher ; on la promenait partout, on lui faisait admirer les tableaux et les tentures ; on lui disait : Tout ça, c'est à nous ; n'est-ce pas que nous sommes bien logés ? — Lorsqu'il leur fallut déguerpir, ils brûlèrent le palais, en haine du taudis où ils allaient retourner.

Tant qu'il n'eut qu'à opérer des saisies dans les ministères, à rechercher les bijoux de la princesse Mathilde, à faire jeter bas la maison de M. Thiers, à meubler les appartements de Raoul Rigault, Jules Fontaine dut estimer que ses fonctions étaient de facile exercice ; mais au titre de directeur des domaines il ajoutait celui de directeur du timbre, et en cette dernière qualité il eut quelques difficultés à vaincre. La pénurie de la Commune, je le répète, était excessive, car toute source de revenus était tarie par le dévergondage même de son administration. En outre, l'état de guerre, pour ne pas dire l'état de brigandage qu'elle entretenait, anéantissait toutes les ressources dont un gouvernement normal aurait pu disposer. L'impôt n'était plus payé, nulle contribution ne rentrait, et comme les dépenses augmentaient avec la bataille qui ne cessait plus, avec le goût de l'ivrognerie qui se développait chaque jour davantage, on frappait à toutes les caisses pour en tirer quelque argent.

Harcelé par des demandes auxquelles il ne pouvait guère répondre qu'en montrant ses tiroirs vides, Fontaine imagina d'entamer une négociation avec les compagnies de chemins de fer, afin de les contraindre à n'employer pour leurs récépissés que le nouveau timbre de la Commune. La prétention était insoutenable. D'une part les compagnies étaient réduites au repos forcé, les locomotives dormaient sous le hangar, les wagons restaient immobiles et la gare marchande était déserte. S'il y avait encore transport de voyageurs et de marchandises, on ne s'en apercevait qu'en province, et Paris n'en savait plus rien. D'autre part, les compagnies avaient un stock de récépissés timbrés : il était de leur intérêt de les écouler avant de s'en procurer de nouveaux. C'est ce que l'on répondit à Fontaine lorsqu'il fit connaître ses exigences aux compagnies. Celles-ci, dont on avait déjà visité les caisses, dont on occupait militairement les gares, dont on molestait les employés et qui se sentaient menacées de confiscation, celles-ci firent la sourde oreille, parurent ne pas comprendre la proposition qui leur était faite, et ripostèrent qu'en utilisant leur provision de timbres elles ne faisaient qu'user d'un droit que la loi leur reconnaissait. La question paraissait grave à Jules Fontaine, qui se mit à faire des calculs de proportion et rédigea un rapport pour prouver que les compagnies de chemins de fer manquaient à leur devoir et portaient préjudice à la Commune. Les Compagnies tinrent bon, Fontaine ne démordit pas ; on échangea des lettres polies, mais parfois un peu aigres. Il est probable que les compagnies auraient fini par céder, car, en présence d'hommes que nul arbitraire ne retenait, elles savaient bien qu'elles ne seraient pas les plus fortes.

L'incident néanmoins aurait pu devenir désagréable s'il n'avait tourné en compromis. Ce compromis fut proposé par Jourde. Après en avoir conféré avec Paul Pia, contrôleur général des chemins de fer[12], on décide que les compagnies n'auront à se pourvoir de timbres nouveaux pour leurs récépissés qu'à partir du 10 mai, et qu'à cette époque seulement la direction des domaines pourra exercer un droit de contrôle. Cette mesure ne rapporta pas, je crois, de bien grosses sommes à la délégation des finances ; sur le registre des comptes que Fontaine tenait lui-même, je ne trouve que cette indication, à la date du 21 mai : Versé au citoyen Jourde, 35.000 francs. En revanche, sur le brouillon d'une lettre qu'un fonctionnaire important des domaines écrit à sa femme, je lis cet aveu, qui ne doit pas être perdu : Je te dirai pour finir que je suis assez inquiet ; je ne suis pas sûr des gens que nous employons ; voilà le troisième parapluie que je perds depuis quinze jours, ça n'est pas naturel.

La prose de Jules Fontaine était plus sérieuse ; le 15 mai, le jour même où le docteur Parisel, chef de la délégation scientifique, organisait quatre équipes de fuséens, le directeur général des domaines prenait l'arrêté suivant : Article 1er. Tout le linge provenant de la maison de Thiers sera mis à la disposition des ambulances. Article 2. Les objets d'art et les livres précieux seront envoyés aux bibliothèques et musées nationaux. Article 3. Le mobilier sera vendu aux enchères après exposition publique au garde-meuble. Article 4. Le produit de cette vente restera uniquement affecté aux pensions et indemnités qui devront être fournies aux veuves et aux orphelins des victimes de la guerre infâme que nous fait l'ex-propriétaire de l'hôtel Georges. Article 5. Même destination sera donnée à l'argent que rapporteront les matériaux de démolition. Article 6. Sur le terrain de l'hôtel du parricide sera établi un square public.

On ne saura jamais d'une façon positive ce qui s'est passé à la suite du pillage et de la démolition de la maison de M. Thiers. Nous croyons que des papiers auxquels il tenait particulièrement lui ont été non pas rendus, mais vendus ; des objets d'art ont été retrouvés d'une façon peu miraculeuse. Tout ne fut point porté au garde-meuble, tout ne fut pas, après l'explosion de la cartoucherie Rapp, transféré du garde-meuble aux Tuileries ; bien des gens qui étaient là voulurent sans doute garder un souvenir ou se ménager pour une époque prochaine un droit à la bienveillance, sinon à la protection de celui qu'ils appelaient alors : le parricide.

Jules Fontaine, agissant en sa qualité de mandataire de la Commune, représentait l'autorité sous laquelle Paris agonisait alors. C'était, on vient de le voir, une autorité résolument spoliatrice, faisant de la propagande avec effraction, vidant les caisses et s'appropriant tout ce qui pouvait lui convenir. L'exemple tombait de haut ; il a été servilement suivi par les fonctionnaires de pacotille que les gens de l'Hôtel de Ville avaient lâchés dans toutes les administrations. S'il y eut des exceptions, elles furent rares ; j'en connais une ; il m'est doux d'avoir à la citer : elle prouvera qu'il y a des braves gens partout, même dans la Commune.

Louis Guillemois était entré au ministère des finances, le 20 mars, avec le titre et les fonctions de chef de la comptabilité ; c'est lui qui eut à mettre un peu d'ordre dans ce chaos, à refréner l'avidité des officiers payeurs fédérés et à établir les états de situation à l'aide desquels Jourde cherchait à équilibrer son budget. De telles occupations laissaient peu de loisir à Louis Guillemois ; il trouva néanmoins le temps de sauver l'abbé Simon, curé de Saint-Eustache, et de faire rendre à la liberté M. Honorat, commissaire de police du quartier de Plaisance. Dans son cabinet, on avait déposé un sac provenant du château des Tuileries, sac fermé et muni d'une simple étiquette : valeur 200.000 francs. Lorsque, le lundi 22 mai, Jourde évacua le ministère des finances et se transporta à l'Hôtel de Ville, Louis Guillemois le suivit et, se considérant comme moralement responsable de ce sac dont le contenu exact était ignoré, il l'emporta. Le 23, dans la soirée, Guillemois était installé à la mairie du XIe arrondissement, le 25 à celle du XXe, faisant la paye aux fédérés et conservant toujours le dépôt sur lui.

Le samedi soir 27, il se cacha dans une maison voisine où il put échapper aux recherches que les soldats opérèrent le lendemain dans le quartier. Pendant la journée du lundi, il ne bougea. A cette heure, on n'avait pas de clémence sur les hauteurs de Belleville, chaque rue, chaque porte était gardée. Le mardi 30, il n'y tint plus ; il mit le sac dans sa poche et partit. Traversant les barricades à peine détruites, interrogé, examiné, se disant que, s'il était arrêté et fouillé, il serait fusillé comme voleur, il put enfin parvenir au faubourg Saint-Germain, chez un administrateur de l'Assistance publique qu'il connaissait. Il était là en lieu d'asile. Avec un soupir de soulagement, il se débarrassa de ce dépôt volontairement accepté, et que l'on vérifia. Les banknotes, les bons de dollars américains, les titres de rente italienne, les bijoux, les pierreries qui remplissaient la sacoche représentaient au moins la valeur inscrite.

Pour Louis Guillemois c'était une fortune ; l'idée de se l'approprier n'effleura même pas sa conscience. Que faire ? Avertir l'autorité militaire, la préfecture de police, c'était se dénoncer comme fonctionnaire de la Commune et s'exposer à une arrestation, à une détention préventive, à bien des misères, à bien des périls. On prit un parti moins dangereux et tout aussi sûr ; on alla trouver un notaire, M. Deschars, et on fit entre ses mains un dépôt régulier de ces valeurs, qui furent un peu plus tard transmises à M. Dufaure, alors garde des sceaux, afin que le légitime propriétaire pût rentrer en possession. Or nul ne soupçonnait que Louis Guillemois, détenteur de ce sac précieux, l'eût gardé et sauvé pendant les dernières péripéties de la lutte. Il a fait là, pour lui-même, pour la satisfaction de sa propre dignité, un acte de probité que les circonstances ont rendu méritoire et qui ne devait pas être passé sous silence.

J'aurais aimé à en raconter d'autres ; s'il s'en est produit, je les ignore, et je doute qu'ils aient été fréquents, car pendant la Commune Paris ressemblait à une maison envahie par les termites ; tout y était rongé. Il n'y a si mince fédéré, si minime employé qui n'ait voulu sa part du butin. Sous prétexte que l'on était en guerre et que l'on devait se conduire révolutionnairement, on dévalisait les maisons. Ces révoltés, encouragés par l'impunité, entraînés par leurs mauvais penchants, étaient devenus des voleurs. La maison voisine de ma résidence, dans l'avenue de l'Impératrice, écrit M. Washburne, a été pillée samedi dernier ; on a emporté jusqu'aux hardes personnelles du portier. J'ai vu souvent des bataillons fédéré ? revenir des avant-postes ; les hommes étaient munis de paquets qui n'avaient point été conquis sur l'armée de Versailles. Quand l'homme rentrait au logis, la femme lui disait : Qu'est-ce que tu rapportes ? La plupart des maisons brûlées furent d'abord déménagées. On a incendié la Cour des Comptes, mais on l'avait préalablement dévalisée. Aujourd'hui encore les feuilles d'émargement signées de noms connus et enlevées aux archives de la Cour se vendent sans mystère. Les amateurs d'autographes le savent et en profitent pour enrichir leur collection. On a cependant parlé sans sourire de la probité des soldats de la Commune, nous allons voir le cas qu'il convient d'en faire.

 

III. — LA PROPRIÉTÉ.

Une arrestation. — L'abbé Deguerry. — Vol avec effraction. — L'abbé Deguerry est arrêté. — Le fédéré Battou. — Un engagement au mont-de-piété. — Conséquence. — Un commissaire de police. — Succession en déshérence. — Le cabinet d'affaires. — En conciliation. — Les sacs de charbon. — Les filous. — Réquisitions à outrance. — Intervention inutile de l'intendance ; — de Varlin. — Le mal persiste. — Les trousses de chirurgien et le turco. — Comment Maxime Lisbonne paye ses repas. — Neuilly est à sac. — Les bannières de confréries. — Protestation de M. Moussette. — La maison de M. Washburne est envahie par les fédérés. — Intervention du général Fabrice. — Sa lettre à Paschal Grousset. — Réponse de Paschal Grousset. — L'attitude de l'Allemagne.

 

Presque toutes les arrestations furent accompagnées de vol. Nous en raconterons une, pour indiquer la façon dont procéda la Commune. Dans la nuit du 4 au 5 avril, un commissaire de police dont j'ignore le nom se présenta au poste de la place Vendôme et requit quatre hommes et un caporal appartenant à la 16e compagnie du 207e bataillon sédentaire pour faire une arrestation. Les hommes désignés par un lieutenant suivirent le commissaire de police, qui les conduisit rue Saint-Honoré, au presbytère de l'Assomption, précisément en face de la maison où Robespierre inspira un si tendre amour à cette fille de menuisier que Dubois-Crancé avait surnommée Cornélie Copeaux. Au presbytère habitait l'abbé Deguerry, et c'est lui que l'on venait arrêter. Le commissaire heurta à la porte : Au nom de la loi ! On se garda bien d'ouvrir, afin de donner à M. Deguerry le temps de s'esquiver. Les fédérés menaçaient d'aller chercher du canon ; à l'aide d'un levier et à coups de crosse de fusil, ils firent sauter un des ventaux de la porte au moment même où M. Deguerry, à peine vêtu, parvenait à franchir un petit mur et à se réfugier au dépôt du matériel du ministère des finances, qui est adossé à l'église de l'Assomption. Comme on ne trouvait pas le curé, on arrêta le portier et sa femme ; puis on posa des sentinelles à toutes les issues et on envoya chercher dix hommes de renfort.

Le commissaire ne perdit point son temps ; sous prétexte de trouver M. Deguerry, il forçait les tiroirs et fracturait les meubles ; un fédéré nommé Battou mettait dans ses poches, un peu au hasard, des bagues, un sac de bonbons, une bouteille de vin et un poulet rôti. A une femme qui disait en pleurant : Mais pourquoi voulez-vous arrêter M. le curé de la Madeleine ? on répondit : C'est une canaille, il a fait tirer sur le peuple en 1848 ; nous, nous voulons le bien du peuple ! Ils voulaient surtout se rafraîchir, car ils défoncèrent un buffet, allèrent visiter la cave, s'attablèrent dans la salle à manger et se versèrent des rasades. Le commissaire de police disait : Ne buvez pas trop, nous avons de la besogne à faire, et, leur montrant un grand portrait de l'abbé Deguerry, il ajoutait : Voilà l'homme que vous devez empoigner. En attendant, on empoignait l'argenterie, quelques vases sacrés, des bijoux, du linge ; on trouvait que ces cochons de curés sont bien nippés, et l'on emballait.

L'abbé Deguerry, craignant de compromettre par sa présence les surveillants du dépôt, sortit dans la rue de Luxembourg et fut arrêté. On se jeta sur lui. Il était prêtre, il avait soixante-quatorze ans ; c'était de quoi faire tressaillir d'aise le cœur des communards. On l'injuria ; on lui cria : Tu te sauvais, tu n'es qu'un lâche ! On l'emmena, et il fit alors le premier pas sur le chemin qui devait le conduire au mur de la Grande-Roquette.

L'abbé était aux mains des fédérés, mais l'expédition durait encore, car le pillage n'était pas terminé ; on le compléta. On empaqueta toutes choses avec soin, on fit venir un fiacre, — attelé d'un cheval gris, — et le commissaire de police s'éloigna avec son butin. Les hommes retournèrent au poste. Battou était si outrageusement chargé de victuailles, qu'un lieutenant nommé Crépieux le traita de voleur et lui fit rendre gorge. Malheureusement pour lui, Battou conserva les bagues, et avec une imprudente galanterie il en fit cadeau à sa femme. Une de ces bagues était un anneau orné d'un diamant qui valait environ 500 francs. La femme Battou l'engagea au mont-de-piété pour cent sous. Lorsqu'elle fit opérer le dégagement par son amant, auquel elle avait donné la reconnaissance, on fut surpris de la modicité du prêt, qui n'était pas en rapport avec la valeur du nantissement. On fit une enquête ; chez la Battou, on découvrit une bague chevalière en or, gravée aux initiales G. D., — Gaspard Deguerry, — on suivit la piste et l'on put mettre la main sur onze individus, — dont sept furent condamnés, — qui avaient participé au pillage du presbytère de l'Assomption[13]. C'est là ce que sous la Commune on appelait exécuter les mandats d'amener de la sûreté générale.

Parfois on n'a même pas le prétexte d'une arrestation ou d'une perquisition à opérer ; on vole tout simplement et avec désinvolture. C'est le monde renversé. Les dépositaires de l'autorité, institués pour faire respecter la loi, violent la loi et usent de leur autorité pour commettre, des crimes. Ce cas, qui est extrêmement rare en temps régulier, semble être l'état normal de la Commune. Un commissaire de police, qui n'est autre qu'un médiocre agent d'affaires, s'installe, après le 18 mars, dans un des quartiers commerçants les plus populeux de Paris ; ce n'est point un homme malfaisant, et c'est pourquoi je ne le nommerai pas. Je trouve de bonnes actions à son avoir : il sauve plusieurs prêtres de Saint-Vincent-de-Paul, il protège des sœurs de charité, il prévient un négociant qu'il ait à pourvoir à sa sûreté. Cela ne l'empêche pas d'ordonner des arrestations arbitraires et de faire enfermer à Saint-Lazare une femme qui est tellement émue, qu'elle est frappée de paralysie partielle. Il dénonce des complots versaillais, et vend, par distraction, un châle cachemire qui avait été déposé, comme objet en litige, dans le commissariat dont il s'était emparé.

Ce ne sont là que des plaisanteries ; mais voici qui devient plus grave. Le 21 avril, une demoiselle M. meurt à la Maison municipale de Santé de la rue du Faubourg-Saint-Denis. Notre commissaire de police est requis d'avoir à mettre les scellés sur les objets et les valeurs appartenant à la défunte et qui font partie de sa succession. Il s'acquitte régulièrement de sa tâche, et constitue l'économe de la maison gardien des scellés. Le 22 mai, dans la soirée, voyant que l'armée française gagnait du terrain, il songea aux mauvais jours qui pouvaient survenir et pensa qu'il était prudent de se pourvoir afin de faire face à des difficultés probables. Il se rendit à la Maison municipale de Santé, et il prit dans la succession de Mlle M. une cassette, — sous scellés mis par lui-même, — qui contenait de l'argent, quelques bijoux et des titres pour une valeur d'environ 25.000 francs. L'économe fit des observations ; le commissaire répondit : La Commune agit révolutionnairement, c'est son droit ; du reste cette succession est en déshérence, et dans les circonstances actuelles on ne peut remettre les affaires au lendemain.

L'économe, qui sentait sa responsabilité compromise, argumentait et citait les articles 111,112, 115, 114 du code civil. Le Commissaire s'en souciait peu ; il ceignit son écharpe rouge et fit appeler le directeur. Celui-ci était un agent de la Commune ; il approuva le commissaire, qui emporta la cassette. Ce commissaire prévoyant a affirmé depuis qu'il n'avait fait qu'obéir aux instructions du directeur de l'Assistance publique, et aux ordres de Théophile Ferré ; on serait imprudent de le croire, et l'on fera mieux d'admettre qu'avec cette succession — en déshérence — il a acheté, sous un faux nom, le cabinet d'affaires où il a été, arrêté en juillet 1872.

Les commissaires de police de ce temps-là avaient une façon à eux d'arranger les affaires officieuses qui prouve en faveur de leur imagination. Trois marchands de charbon, ne pouvant tomber d'accord sur le prix auquel les uns avaient vendu et les autres avaient acheté une assez importante livraison qu'ils attendaient, vont trouver le commissaire de leur quartier, lui racontent leur différend tout en buvant chopine et le prient de vouloir bien les concilier. Le commissaire les écoute attentivement, apprend que les charbons sont en gare, demande le récépissé du chemin de fer, promet aux trois plaignants d'examiner leur affaire avec soin, puis ordonne de les arrêter, et les expédie au Dépôt près la préfecture de police : propos réactionnaires. Cette première précaution prise, il se fait délivrer les charbons en litige, les vend, met 1004 francs dans sa poche, et, au bout de quatre jours, obtient, à force de démarches, l'élargissement des trois détenus. Ceux-ci réclament leur argent ou leurs marchandises. Le commissaire réplique : Ingrats ! sans moi, vous seriez peut-être encore en prison.

Il serait facile de prolonger le récit d'anecdotes semblables, car c'étaient là les peccadilles familières aux gens de la Commune ; peccadilles est le vrai mot, car ces vols, ces filouteries ne sont que des fredaines si on les compare aux massacres et aux incendies. Heureux ceux qui n'ont été que voleurs, plus heureux ceux qui n'ont été que volés. Qu'importe que les casseroles de l'École militaire aient été retrouvées chez un chef d'escadron, que des médailles provenant des Tuileries soient à Londres dans les tiroirs d'un colonel, que des couverts d'argent soient sur la table d'un général, que des pantalons de femme enlevés à un magasin de lingerie soient dans le sac d'un fédéré : on en plaisanterait si les otages n'étaient pas morts et si nos monuments n'avaient point été brûlés. Il y a longtemps que l'histoire a fait grâce aux filous et qu'elle a gardé ses sévérités pour ceux qui l'on déshonorée par leurs crimes.

Si les commissaires de police s'arrangeaient de manière à faire main basse sur l'argent et les objets en métal précieux, le menu fretin des officiers fédérés, qui n'étaient point admis aux honneurs du vol avec effraction, se contentaient de signer des bons de réquisition : soldera qui voudra. Quelques-uns de ces bons sont de nature à figurer dans un vaudeville : Le citoyen F., commissaire de la sûreté générale, est autorisé à requérir une écharpe de commissaire de police. Pour le délégué à la sûreté générale, membre de la Commune, le chef de la police municipale : Brideau[14]. Jusqu'au milieu de la bataille, ils signent des bons de réquisition ; ceux-là du moins sont destinés à leur procurer, les vêtements à l'aide desquels ils pourront se travestir : Garde nationale de la Seine, 5e légion. Paris, 5 prairial an 79. Bon pour réquisitionner un pantalon noir : Le membre du Comité de salut public : Ant. Arnaud. Et à la même date : 25 mai 1871. Bon pour un pantalon et une vareuse à réquisitionner ; le colonel chef d'état-major : H. Parent. Nous avons dit ailleurs que le faux chignon que Théophile Ferré s'était accroché à la nuque lorsqu'il se déguisa en femme avait été réquisitionné.

Plus d'une fois les administrateurs de la Commune essayèrent de mettre un terme à ces vols déguisés, et ne parvinrent jamais à détruire un abus passé à l'état d'habitude. Le 14 avril on porte ceci à l'ordre du jour des bataillons : L'intendance disposant de quantité considérable de denrées et liquides, l'intendant général arrête : Toute réquisition de vins est formellement interdite dans l'intérieur de l'enceinte. L'intendant général : May. C'est peine perdue, on continue à dévaliser les cabarets et les boutiques de charcutiers. Varlin, qui le premier, au Comité central, dans la séance du 21 mars, a proposé ce mode expéditif de se nourrir et de s'habiller, Varlin est effrayé du développement que prennent les réquisitions ; lui aussi il intervient et sans plus de succès que les autres : A chaque instant des réquisitions sont faites chez des fournisseurs d'habillement et d'équipement militaires par ordre de chefs de bataillon, de légion ou autres. Il en résulte de graves inconvénients contre lesquels l'intendance a déjà pris plusieurs arrêtés qu'elle se voit obligée de rappeler aux citoyens qui se laissent ainsi aller à des excès de zèle ou obéissent à des ordres irréguliers. Toutes mesures sont prises pour satisfaire promptement et dans les conditions les plus économiques aux besoins de la garde nationale. En conséquence, le délégué à l'intendance, membre de la Commune, arrête : Article unique. Toutes réquisitions d'effets d'habillement et d'équipement appartenant aux fournisseurs sont absolument interdites. E. Varlin.

Ce ne fut qu'un arrêté de plus, et on n'en réquisitionna pas une ceinture, un sabre, une aiguillette de moins. Les malheureux fournisseurs passaient leur temps entre l'Hôtel de Ville et le ministère des finances, repoussés ici, rebuffés par là, regardant piteusement leur paperasse inutile, et s'estimant parfois heureux de n'être point conduits au poste.

Un grand fabricant d'instruments de chirurgie reçoit, par voie de réquisition ordre d'avoir à envoyer à l'Hôtel de Ville douze trousses de chirurgien. On spécifie que chaque trousse sera payée 75 fr. ; une d'elles cependant, destinée au médecin en chef de l'Hôtel de Ville, doit valoir trois fois autant et être une trousse Richet, ainsi appelée à cause de l'éminent praticien qui lui a donné son nom. Le fabricant était peu satisfait de la commande, car il savait à quoi s'en tenir sur la solvabilité du signataire de la réquisition. Il se résigna, fit un paquet des douze trousses et les porta lui-même à l'Hôtel de Ville. Le médecin en chef, absent, était remplacé par un carabin qui jouait le rôle d'aide-major, mais n'avait, sous aucun prétexte, qualité pour payer. Le fabricant ne lâchait pas ses trousses ; il voulut voir un membre de la Commune, afin d'en exiger un mandat d'ordonnancement. Ce jour-là, précisément, la Commune recevait les délégués de Lyon et n'était point visible. L'aide-major jura que la facture serait acquittée dès le lendemain ; de guère lasse, le fabricant céda. Il avait remarqué que les fonctions d'huissier étaient remplies par un grand turco, à demi mulâtre, qui ouvrait et fermait les portes avec prestance. Le fabricant n'était pas rentré chez lui depuis une heure, qu'il vit apparaître ce turco, qui, ne le reconnaissant pas, le prit à part et lui dit : A la bataille de Wœrth, j'ai fait prisonniers trois chirurgiens allemands ; je leur ai enlevé leurs trousses, et je viens vous proposer de me les acheter ; elles sont en très bon état, on les croirait neuves. C'étaient trois des trousses que le fabricant avait abandonnées à l'Hôtel de Ville. Il les garda, et ce furent les seules qu'il n'eut point à porter à l'article profits et pertes ; les autres ne lui furent jamais remboursées.

Ils excellaient, pour la plupart, à solder leurs dettes sans bourse délier et pensaient que les prisons étaient faites pour donner patience à leurs créanciers. Maxime Lisbonne, sorti des compagnies de discipline, acteur, failli non réhabilité, agent d'affaires, commandait la 10e légion fédérée. Il resta à Issy pendant une partie du mois d'avril et y combattit. Il prenait ses repas avec son état-major au séminaire, dont le cuisinier était chargé de fournir les victuailles et la boisson. Ce cuisinier, nommé Salomon, eut la malencontreuse idée de présenter sa note et de réclamer l'argent qui lui était dû. Lisbonne le traita de calotin et lui promit de le payer le lendemain même. Une heure après le cuisinier était arrêté. Il demanda pourquoi ; on lui répondit en le conduisant à la Préfecture de police, où il resta quatre jours. Au bout dé ce temps on le transféra à Mazas ; il n'en sortit que le 25 mai, à l'arrivée des troupes françaises. De cette façon la note des repas de l'état-major des bataillons campés à Issy fut soldée avec économie[15].

La Commune dévalisait les administrations, les commissaires de police volaient les particuliers, les porte-galons réquisitionnaient. Les bataillons fédérés ne demeuraient point en reste et pillaient en bandes armées. Neuilly fut mis à sac ; dans les maisons éventrées par les boulets et trouées par les balles, il ne resta pas un meuble, pas une bouteille de vin, pas un chiffon. Tout cependant ne devint pas la propriété des simples gardes nationaux. Une voiture chargée d'un butin dont la valeur approximative peut être estimée 10.000 francs fut amenée à l'état-major de la place Vendôme ; elle arriva pleine et s'en alla vide ; les objets qui la chargeaient n'ont jamais reparu.

Jusqu'au 10 mai, il n'y eut à Neuilly que des pillages isolés ; on cite les maisons, — la maison Daga, la maison Bouchez, la pharmacie Grez, — qui ont été ravagées ; mais à ce moment le 257e bataillon vient prendre position dans la malheureuse petite ville. Les rares habitants qui n'ont point voulu profiter de la suspension d'armes du 25 avril pour quitter les ruines de leurs demeures sont chassés, poussés vers Paris comme un troupeau suivi par des loups, et la fédération reste seule maîtresse de ces maisons encore meublées, mais déshabitées. C'est dans les voitures, destinées au transport des blessés qu'on empilait et que l'on dirigeait sur Paris les rideaux de soie, le linge, les dentelles, les vêtements, la literie ; on agissait méthodiquement, comme pour un déménagement. Les objets précieux étaient emballés ; les matelas étaient roulés, on enlevait le balancier des pendules pour qu'il ne fût pas faussé par le cahot des voitures que des fédérés escortaient jusqu'aux barrières. Des boutiques de revendeurs ont été ouvertes à Paris pour écouler le produit du pillage de Neuilly. Les caves étaient bien pourvues, on les vidait sur place. Les insurgés, gorgés de vin, atteints de délire alcoolique, dansaient et chantaient sous la grêle des obus et des balles, tellement inconscients du danger, qu'ils restaient absolument indifférents à la chute incessante des projectiles et presque insensibles aux blessures qu'ils recevaient passivement[16].

C'est à Neuilly, dans l'église dévastée, que l'on avait enlevé des bannières de confréries, bannières de couleur, ornées de dessins allégoriques, que l'on promena dans Paris, afin de prouver aux Parisiens que M. Thiers soldait des troupes étrangères pour combattre la Commune, parce que l'armée française se refusait à marcher contre ses frères du prolétariat.

Neuilly ne fut pas seul à souffrir de la rapacité des fédérés ; toute localité où rayonna l'action militaire de la Commune fut dévastée. Une des dernières lettres que Delescluze reçut à la délégation de la guerre constitue un acte d'accusation contre les pillards de la révolte qui se vantaient d'être des soldats.

Paris, 21 mai 1871. Monsieur, mon nom vous est peut-être connu. Je suis un vétéran de la presse, l'un des rares survivants des signataires de la protestation des quarante-quatre journalistes contre les ordonnances de juillet 1830. Vous croirez donc ce que je vais vous raconter. A Auteuil des gardes nationaux de service dans la localité, officier en tête ayant le revolver à la main, et suivis par des femmes, des enfants, des vieillards de leur connaissance, entrent, après effraction, dans les maisons abandonnées, enlèvent les meubles de toute nature, les chargent sur des voitures ou camions amenés par leurs complices et dirigent et escortent ces voitures jusqu'aux routes allant vers Paris. Cela se fait en plein jour, et lorsque les concierges ou gardiens veulent s'y opposer, les officiers les menacent de leurs armes. Il est impossible, monsieur, que vous soyez indifférent à de tels faits, qui déshonorent toute autorité et toute époque. Votre serviteur, Moussette[17].

En présence de cette lettre, en présence de ces actes, rappelons encore la proclamation lancée le 6 avril : Le Comité central a confiance que l'héroïque population parisienne va s'immortaliser et régénérer le monde ?

Ce n'est pas seulement aux maisons particulières que ces régénérateurs s'adressaient ; ils en étaient, vers les derniers jours de leur aventure, arrivés à un paroxysme qui les aveuglait et qui pourrait faire croire qu'ils étaient atteints de cleptomanie aiguë. Ils violaient jusqu'aux immunités diplomatiques et s'exposaient ainsi à des dangers qu'ils ne soupçonnaient même pas. Le samedi 20 mai, M. Washburne, ministre plénipotentiaire des États-Unis d'Amérique, était à sa légation rue de Chaillot, occupé à écrire au général Fabrice en faveur d'Alsaciens qui réclamaient la protection de l'Allemagne, lorsqu'il apprit par une servante que sa demeure particulière, située avenue de l'Impératrice, était menacée par des fédérés qui voulaient l'envahir, s'y installer, et qui déclaraient qu'ils ne reconnaissaient à personne un caractère diplomatique.

M. Washburne fit immédiatement prévenir Paschal Grousset, qui prit toute précaution pour protéger la maison du représentant des États-Unis. Mais celui-ci, continuant sa lettre au général Fabrice, la termina par ces mots : Ici l'état des choses devient pire de jour en jour. Pendant que je vous écris, ma servante vient de m'apprendre que la garde nationale s'est présentée pour envahir ma maison, au mépris de mon caractère diplomatique qu'elle méconnaît. Toutes les maisons du voisinage ont été pillées. M. Washburne, on ne doit pas l'oublier, avait, pendant la guerre et pendant la Commune, accepté de sauvegarder la vie et les intérêts des Allemands restés à Paris. Le général Fabrice, ému de la nouvelle qu'il recevait et croyant que la résidence de M. Washburne avait été violée par les soldats de l'insurrection, expédia sans délai une dépêche télégraphique à M. de Bismarck, qui était alors à Francfort. La réponse du chancelier ne se fit pas attendre, et le général Fabrice adressa la lettre suivante à Paschal Grousset :

Soisy, 21 mai 1871. Le gouvernement allemand a été informé hier, 20 mai, que certains gardes nationaux ont envahi la maison du ministre des États-Unis d'Amérique, en déclarant qu'ils ne se souciaient pas de son caractère diplomatique. Cet acte, qui témoigne d'un mépris complet pour les principes du droit des gens, soulève une question internationale. Le droit de demander satisfaction de cet outrage appartient également à tous les gouvernements ; mais, pour le gouvernement allemand, ce droit devient un devoir, attendu que le ministre des États-Unis, pendant les deux sièges de Paris, a eu la bonté de se charger de la protection des intérêts allemands dans cette ville. En conséquence, le soussigné somme les chefs du pouvoir dans Paris de remettre immédiatement aux autorités militaires allemandes les gardes nationaux qui se sont rendus coupables de la violation de la résidence de M. Washburne. Dans le cas où la satisfaction ne serait pas donnée dans les vingt-quatre heures par la remise des coupables entre les mains des avant-postes à Saint-Denis, le gouvernement se, réserve le droit de prendre immédiatement d'autres mesures. — FABRICE.

Paschal Grousset devenait un véritable diplomate ; les représentants des puissances étrangères correspondaient avec lui et avaient soin, comme on peut le remarquer, de supprimer toutes les formules de politesse qui accompagnent ordinairement de pareilles communications. Nous ignorons si la Commune a été consultée sur ce cas spécial ; cela est probable, car la lettre de réponse du délégué aux relations extérieures porte l'entête du Comité de salut public : Paris, 22 mai 1871. Monsieur, en réponse à votre lettre du 21 mai au sujet de la légation des États Unis, le soussigné a l'honneur de vous exposer ce qui suit : Informé le 20 mai, vers midi, de la présence à la légation des États-Unis de plusieurs gardes nationaux qui ignoraient le droit et les immunités du corps diplomatique, le soussigné a immédiatement envoyé un des employés de la délégation avec un ordre formel pour faire respecter les droits sacrés d'une résidence neutre, et pour traduire les coupables devant une cour martiale. Au moment où ils reçurent avis de cet ordre, ils prirent la fuite dans toutes les directions, sans qu'il fût possible d'en reconnaître aucun. En conséquence, le soussigné est incapable de punir un acte qu'il condamne formellement. Tous les représentants des puissances étrangères qui ont été en relation avec lui peuvent attester ce qu'il avance. Il n'a pu qu'exprimer à M. Washburne tous ses regrets et toute son indignation dans une lettre adressée le 20 mai à la légation des États-Unis[18]. Il ne peut que renouveler l'expression de ces regrets et de cette indignation au Ministre allemand que M. Washburne a représenté temporairement. Le délégué de la Commune aux relations extérieures : PASCHAL GROUSSET.

La France était déjà dans Paris lorsque cette lettre fut écrite ; le général Fabrice dut s'en contenter, car, à moins de donner la main aux troupes françaises, il n'avait plus d'action possible sur la Commune. Celle-ci a prétendu que le gouvernement de Versailles n'était parvenu à la vaincre qu'en recherchant et en obtenant la connivence de l'Allemagne. Des hommes sages et qui n'ont pu comprendre l'insurrection du 18 mars, ont accusé l'Allemagne de l'avoir fomentée. De part et d'autre on s'est trompé. L'Allemagne est restée neutre, mais attentive et décidée à agir si le délai fixé par elle à M. Thiers pour la reprise de Paris était dépassé. Grâce au ciel, on rentra en temps opportun.

 

IV. — LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE.

Œuvre de démolition. — Souvenir sacré. — Le temps des demi-mesures est passé. — Le citoyen Protot, délégué à la justice. — Comment les membres de la Commune respectent la liberté. — Comment les révolutionnaires, expliquent la liberté, l'égalité, la fraternité. — Trois cas particuliers. — Ce sont des aliénés. — La blouse blanche. — Louis Imbert. — Exécution. — Autre blouse blanche. — Le tribunal de la Petite-Roquette. — Marceline Épilly. — A mort ! — L'employé Philbert. - Arrêté, jugé, condamné, fusillé. — Évacuation du fort d'Ivry. — Ce qui se passe au fort de Bicêtre. — Rapports des faits de guerre. — Correspondance entre Léo Meillet et Wrobleski. — Les méfaits sans excuse. — Le pharmacien Dubois. — XIIIe arrondissement. — Les fédérés du 101e bataillon. — Assassinat. — Pillage. — Jean-Pierre Rouillac. — Il fournit sur la Commune de sérieuses explications.

 

Nous venons de voir le cas que la Commune faisait de la propriété et comment elle s'emparait du bien d'autrui. Il en fut de même de tous les grands principes sur lesquels la société a posé ses assises. Par ce qu'elle fut pendant deux mois, elle nous prouve ce qu'elle eût été si elle était parvenue à s'établir et à durer quelque temps : elle eût entamé d'une façon régulière l'œuvre de démolition universelle à laquelle elle est vouée. Elle eût tout renversé par envie, et comme elle est impuissante, elle n'eût rien reconstruit. Ce qu'elle fit pour la propriété, elle le fit pour la liberté individuelle, pour la vie humaine ; car elle était destructive, et, à la fin, elle semble devenir inconsciente des crimes qu'elle commet. La bestialité des hommes qui la servent est pour remplir de stupéfaction.

Le 18 mars, un courtier en épicerie, nommé Arsène-Ferdinand Gaudefroy, tire, sans motif appréciable, un coup de fusil sur Clément Thomas. Il rôde autour du cadavre, et, ramassant une balle déformée à laquelle adhèrent quelques cheveux de la victime, il l'enveloppe précieusement dans du papier en disant : Ce sera pour la famille un souvenir sacré qu'elle payera très cher[19]. Sont-ce des hommes, ces êtres qui agissent ainsi, sans effort et naturellement ? Un employé de commerce, Auguste Audebrand, était pendant la Commune commissaire de police du quartier des Quinze-Vingts. Il fit arrêter un sieur Devaux, qu'il expédia sur Mazas avec la lettre suivante, adressée au directeur de la prison : Si le citoyen directeur, ne se mettant pas à la hauteur de la situation actuelle, se refuse à incarcérer le sieur Devaux, inculpé d'avoir vendu deux chevaux, je serai dans la nécessité de le faire fusiller (Devaux ou le directeur ?) immédiatement dans le chantier qui avoisine mon bureau ; chacun doit avoir de l'initiative, et le temps des demi-mesures est passé ![20]

A quoi donc alors a servi cet arrêté du 31 mars. La commission de justice arrête : Le citoyen Protot est chargé d'expédier les affaires civiles et criminelles les plus urgentes et de prendre les mesures nécessaires pour garantir la liberté individuelle de tous les citoyens. Les membres de la Commune de Paris, membres de la commission de justice : Ranc, Vermorel, Léo Meillet, Ledroit, Babik, Billioray. Il faut voir, du reste, le cas que les membres de la Commune faisaient eux-mêmes de la liberté individuelle. Lorsque, pour Cluseret, on fit un simulacre de jugement à l'Hôtel de Ville, Lefrançais dit : J'ai entendu empêcher le citoyen Cluseret de continuer à être général en chef et ministre de la guerre, et le moyen, c'était l'arrestation. Léo Meillet renchérit : Je déclare voter pour la mise en liberté de Cluseret, puisqu'on ne l'a pas déjà fusillé.

Les chefs, à force de vivre sans contrainte, n'ayant les uns et les autres que leur fantaisie pour règle et leurs passions pour guide, en arrivent à dédaigner les notions les plus élémentaires qui régissent les sociétés. Ils ont arboré des devises auxquelles leur façon de vivre et leur mode de penser ont donné un perpétuel démenti. Comment, en effet, faire comprendre à des hommes incultes ou infatués que liberté signifie soumission aux lois ; égalité, participation légale à des droits abstraits ; fraternité, abnégation de soi-même au profit de la communauté ? Bien plus, pour ces gens, liberté signifie le pouvoir de tout faire sans contrôle ; égalité, participation à toutes les jouissances et occupation du premier rang ; fraternité, utilisation de la communauté au profit de soi-même ; c'est le renversement de la proposition ; mais le parti révolutionnaire ne l'a jamais interprétée autrement, et c'est pourquoi il a toujours versé dans la cruauté.

Dans ces temps de surexcitation morbide, les chefs deviennent violents, et s'exaspèrent mutuellement dans leurs discussions confuses ; les soldats se grisent de leur importance, mêlent l'ivresse de l'alcool à celle des doctrines impies et deviennent fous. Que penser du cordonnier Ovide Noé, capitaine de la 7e compagnie du 248e bataillon, qui fait tirer des coups de fusil à sa femme et à celle d'un de ses amis sur les soldats français, sans autre but, dit-il, que le plaisir de tirer des coups de fusil, histoire de s'amuser un peu. Que penser du cocher Pierre Miezecage ? Le 25 mai, à onze heures du matin, traversant la rue des Cordelières, il aperçoit le sieur Lelu, corroyeur, qui se rase devant sa fenêtre ; il l'ajuste, tire dessus et le manque.

Gilbert Tauveron, maçon de son état, fut plus adroit. Le 23 mai, il rentre rue de l'Hôtel-de-Ville, n° 80, chez les époux Faisant, où il avait son domicile. Le sieur Faisant, malade et couché, prie Tauveron de ne pas frapper le parquet avec la crosse de son fusil, parce que le bruit lui fait mal à la tête. Tauveron ne réplique pas, mais il ouvre la fenêtre, son fusil à la main, prêt à tirer. Faisant se lève, va à lui et lui dit : Reste tranquille, je t'en prie ; si tu fais feu par la croisée, tu vas nous faire avoir des désagréments. Faisant se recouche. Tauveron le regarde en riant : Tiens, vous avez une drôle de tête, j'ai envie de vous tuer ; et il le tue. Au mois de juillet, il écrivait à la veuve Faisant : Je vous demande pardon des sottises que je peux vous avoir faites[21]. Ces hommes-là sont des aliénés et leur place était marquée à Charenton, dans la division des agités.

Vers les dernières heures, quelques combattants ont tué au hasard, pour tuer. Ils saisissaient des passants, les accusaient, ameutaient la foule, se faisaient justiciers, et exécutaient des sentences prononcées par eux-mêmes. Le lundi matin 22 mai, entre cinq et six heures, un homme âgé de vingt-cinq à vingt-six ans, dont le nom est resté ignoré, passait sur la place de Fontenoy. Il était vêtu de cette compromettante blouse blanche qui, je l'ai déjà dit, est pour les badauds parisiens la livrée de la police secrète. On entendait sur les hauteurs du Trocadéro la fusillade de l'armée française qui descendait vers l'École militaire. La population était excitée, des groupes péroraient sur la place. L'homme s'arrêta pour écouter ; on l'entoura et on lui dit : Tu es un mouchard ! Il s'en défendit ; une voix cria : C'est lui qui a mis le feu à la cartoucherie Rapp, je le reconnais, il avait une hache à la main.

On se jeta sur lui et on le conduisit au poste voisin, dont le chef refusa de le recevoir. Un simple garde appartenant à la 10e compagnie sédentaire du 81e bataillon, nommé Louis Imbert, qui avait été successivement employé de chemin de fer, marchand de vin, perruquier, journalier et que la paresse atrophiait, se trouvait là par hasard. Il saisit le malheureux par le bras, lui mit son revolver au visage, et, aidé d'un autre fédéré de bon vouloir, le mena jusqu'à l'Hôtel de Ville. Ce que fut ce long trajet, on peut l'imaginer. A toutes les questions, on répondait : C'est un espion ! Lorsque l'homme arriva sur la place de l'Hôtel de Ville, ses vêtements en lambeaux découvraient les chairs, le visage était tuméfié par les coups, les cheveux arrachés laissaient voir la peau du crâne. L'homme pénétra dans l'Hôtel de Ville ; il y resta un quart d'heure ; j'ignore ce qui s'y passa, j'ignore devant qui il comparut ; j'ignore qui l'interrogea, qui. le condamna, qui le fit exécuter.

Pendant qu'on le jugeait, Imbert, resté dehors, disait : Il a tué, il doit être tué. Il est doublement coupable ; il a mis le feu à la cartoucherie, et a donné un coup de hache. La foule paraissait convaincue et criait : A mort le roussin ! Lorsque l'homme sortit de l'Hôtel de Ville, c'est à peine s'il pouvait se tenir debout ; on le traîna jusqu'à l'avenue Victoria et on le plaça contre un arbre. Il était tellement affaibli, qu'il s'affaissa et tomba. On le releva, on l'attacha à un tronc d'arbre à l'aide d'un licou de cheval et d'un seul coup de fusil on le tua. On mit le corps sur une civière et on le porta à la Morgue, où il ne fut pas reconnu[22].

L'émulation du meurtre avait saisi les cœurs, et les femmes faisaient effort pour s'élever à la hauteur des hommes ; elles y réussirent ; au cours de ces récits, nous l'avons souvent démontré, dans plus d'un cas la victime aurait pu être sauvée si la femme n'était intervenue, n'avait dit aux hommes hésitants : Vous êtes des lâches ! et bien souvent n'avait porté le premier coup. Le mardi 25 mai, la bataille était encore loin du centre de Paris. La place de la Bastille n'était pas près d'être attaquée ; des réserves l'occupaient : canons rangés symétriquement, fusils en faisceaux, fédérés vaguant au hasard ou se remplissant dans les cabarets. Un homme d'une quarantaine d'années et dont l'identité n'a jamais pu être déterminée traversa la place venant du faubourg Antoine et se dirigeant vers le boulevard Beaumarchais. Lui aussi portait une de ces blouses blanches qui, dans ces jours de folie, équivalaient à une condamnation à mort. Il marchait d'un bon pas ; des sentinelles l'aperçurent : Halte-là ! On l'interrogea, on l'examina. Il avait des moustaches, — donc c'est un gendarme.

Un peloton de fédérés se massa autour de lui et on le conduisit à la Petite-Roquette, où une cour martiale siégeait en permanence. L'homme fut poussé dans l'arrière-greffe et se trouva en présence de ses juges. Ce tribunal avait chaud, car il était en corps de chemise, bras nus et rangé autour d'une table sur laquelle il n'y avait plus guère que des bouteilles vides. Le plus âgé de ces magistrats n'avait pas vingt ans. La foule avait pénétré dans le prétoire ; l'homme ne faiblissait pas et faisait bonne contenance, malgré les cris qu'il entendait : Fusillez-le ! c'est un gendarme ! il faut en manger ! Dans cette bande, une femme se distinguait par ses vociférations ; elle avait un fusil en main et une cartouchière à la ceinture ; elle s'appelait Marceline Épilly. Il est superflu de dire que l'homme fut condamné à mort à l'unanimité.

On l'entraîna hors de la prison pour l'exécuter. A ce moment une discussion s'éleva entre le chef du peloton d'escorte et Marceline, car l'un et l'autre revendiquaient l'honneur de commander le feu. En présence de cette femelle encore jeune, — elle avait trente-deux ans, — assez jolie, débraillée du corsage et montrant ses bras nus, les mâles lui donnèrent gain de cause, l'embrassèrent et lui reconnurent le droit de présider à l'assassinat. L'homme fut conduit rue de la Vacquerie et appliqué contre un mur. Il était énergique, il se jeta sur ses meurtriers et en renversa plusieurs à coups de tête. D'un croc en jambe, on le jeta bas et on tira sur lui. Sanglant et ayant la bras gauche fracassé, il se releva. Marceline criait : Laissez-moi faire ! laissez-moi faire ! Elle appliqua son fusil sur la poitrine du pauvre homme et fit feu. Il tomba, et comme il remuait encore, elle lui donna le coup de grâce[23] !

Les deux faits qui précèdent appartiennent à la justice du peuple. Je les ai choisis entre beaucoup d'autres, car ils dénotent une inconscience qui semble être l'âme même des foules. Un soupçon suffit ; toute protestation est inutile, toute preuve est illusoire ; la conviction est profonde. On saisit un homme, on l'accuse, on le juge, on le condamne, on l'emprisonne, on l'exécute sans même penser à lui demander son nom ! Si cet homme est un passant inoffensif, tant pis pour lui, il n'avait qu'à ne point passer par là. Il n'y eut pas alors que la justice du peuple, il y eut aussi la justice militaire. Ce qu'elle valait, nous pouvons le dire.

Le chemin de fer d'Orléans ayant été coupé au-dessus de Paris, la compagnie envoyait tous les jours un de ses employés à Juvisy, devenu tête de ligne, porter la correspondance qui devait être expédiée à l'administration centrale provisoirement installée à Tours. Le 25 mai, un employé, nommé Philbert, muni des dépêches de la compagnie, s'en allait à pied vers Juvisy, lorsqu'il fut arrêté par un parti de fédérés qui occupaient la redoute du pont de Mazagran auprès de Vitry. Un homme qui porte des lettres administratives qu'il est facile d'ouvrir et de vérifier ne peut être qu'un espion, un Versaillais, un ennemi public dont il est urgent de se défaire. Philbert, mis en état d'arrestation, fut conduit à quatre heures du soir au fort d'Ivry, où commandait le Polonais Ragowski. Celui-ci avait pour secrétaire un certain Robichon qui faisait fonctions de capitaine d'état-major, et il avait sous ses ordres le chef de bataillon François Laurent, qui méritait bien d'être un des officiers supérieurs de la Commune, car il avait été condamné en 1848 à deux ans de prison pour escroquerie, à six mois en 1855 pour abus de confiance, à quinze mois pour le même motif en 1856, à trois mois en 1857 et à deux ans en 1873. C'est cette dernière condamnation qui permit à la justice militaire de s'occuper de lui.

Ragowski, Robichon et Laurent n'hésitèrent pas à penser que Philbert était coupable, et comme le temps des demi-mesures était passé, ainsi que le disait le commissaire de police Audebrand, ils assemblèrent la cour martiale. Philbert expliqua que la mission administrative dont il était chargé par la compagnie d'Orléans ne touchait en rien à la politique ; qu'il n'était pas plus responsable qu'un facteur qui porte des lettres ; qu'il était marié, qu'il avait cinq enfants et qu'il s'en fiait, non pas à l'indulgence, mais à la loyauté du tribunal. A l'unanimité il fut condamné à mort, — sans appel, — exécution immédiate. Philbert réclama un prêtre. On sourit de sa naïveté, et on lui avait déjà répondu que l'on ne pouvait accéder à son désir, lorsqu'un des juges dit : Il y a un curé dans les casemates. En effet, le même jour, un des vicaires de Vitry avait été arrêté et amené au fort. Le prêtre écouta le condamné et lui imposa les mains. Devant le peloton d'exécution, Philbert découvrit sa poitrine et demanda à commander le feu. On lui répondit : Tu nous embêtes ! Il cria : Vive Versailles ! et tomba.

C'est en cela surtout que consista la défense du fort d'Ivry. Le surlendemain, 25 mai, Delescluze expédia à Ragowski l'ordre de faire sauter lé fort. Les quatre poudrières furent reliées l'une à l'autre par des mèches incendiaires, que les fédérés allumèrent vers cinq heures du soir. Une des poudrières éclata presque instantanément ; les débris de murailles projetées en l'air, éteignirent les mèches en retombant ; on en fut quitte pour la destruction d'une courtine et de onze casemates[24]. Au moment où les insurgés évacuèrent le fort, on y comptait une garnison de deux mille trois cent quarante et un hommes, dont cent douze officiers et un armement de quarante pièces d'artillerie, dont trois mortiers, trois obusiers et neuf mitrailleuses. Il faut être reconnaissant à ceux qui, pouvant tenir longtemps dans une position redoutable, ont préféré l'abandonner sans combattre.

Trois pièces holographes permettent de dire que ce qui se passait au fort d'Ivry n'était point une exception et d'affirmer que des faits analogues se sont produits au fort de Bicêtre où furent enfermés les dominicains. Léo Meillet en était gouverneur et Nicolas Thaler sous-gouverneur. Voici un extrait du rapport en date du 25 au 24 mai 1871 : Faits de guerre. Le nommer Mathieu détenu à une heure du matin. Livrée à la justice à six heures du matin et fusilla d'après les ordres militaire. Le chef de poste : SAJOT. Quant aux préparatifs faits pour évacuer le fort, il est facile de les reconstituer par les deux lettres suivantes :

Bicêtre, ce 24 mai 1871. Mon général, à dix heures du soir, les Hautes-Bruyères, le moulin Sacquet et les barricades sauteront, si vous l'ordonnez ; je ferai atteler tout ce que j'ai d'artillerie disponible et j'en ferai accompagner les bataillons. J'attends vos ordres avec la plus grande impatience. L'avis de la majorité des chefs de bataillon est de rentrer dans Paris pour tâcher de prendre une vigoureuse offensive. Réponse immédiate, je vous prie. Salut et fraternité : LÉO MEILLET. Le général répondit : J'approuve parfaitement votre projet et moi je suis décidé de tenir et de me battre jusqu'au dernier. Notre position, en somme, est telle que, bien défendue, elle nous assure la victoire. Salut et fraternité. Le général commandant l'aile gauche : WALERY WROBLESKI.

Que l'on fasse sauter les forts, les redoutes et les barricades, on peut le comprendre en temps de guerre ; mais en quoi des assassinats, en quoi la mort d'un employé de chemin de fer, en quoi ces crimes pouvaient-ils être utiles à la Commune et retarder, fût-ce d'une seconde, sa chute inévitable ? Les fédérés, leurs chefs, leurs législateurs, en commettant ces méfaits sans but, comme sans motifs, n'ont-ils pas couru au-devant des représailles qu'ils ont si violemment reprochées à l'armée française ? Comment ne sentent-ils pas, s'il leur reste un peu d'équité dans l'âme, qu'ils s'étaient mis eux-mêmes hors la loi, et que la poursuite de leurs chimères sociales les a entraînés à des actes qui les rejettent en deçà de la race humaine ? Qu'ils frappent isolément ou en groupe, qu'ils aient ou n'aient pas de simulacre de justice, ils sont odieux, car ils atteignent des innocents qui ont vécu en dehors de leurs billevesées, et qui ne les ont pas même discutées. On dirait qu'ils ont rêvé l'extermination universelle et que, disparaissant, ils ont voulu que tout disparût avec eux. C'est un sentiment d'envie qui bien souvent les a guidés et qui notamment les a poussés à un des forfaits les plus abominables que l'on connaisse, à l'assassinat du pharmacien Dubois.

C'était un homme qui avait quelque fortune et qui vivait dans un quartier où la révolte trouva ses meilleurs auxiliaires. Dans cette partie du XIIIe arrondissement, qui est sertie comme un triangle entre le boulevard d'Italie, l'avenue d'Italie et les fortifications, non loin des prairies submersibles des glacières où la Bièvre peut se répandre, à côté de la rue du Moulin-des-Prés, existe un passage auquel Dubois avait donné son nom, car il en était le propriétaire. C'est là qu'il habitait une petite maison proprette, entourée d'un jardin. Il était très aimé dans son voisinage, où bien souvent il avait distribué des soins et des médicaments gratuits ; familier avec tout le monde, habitué à manier les ouvriers, leur disant parfois de bonnes vérités en riant, il avait dans ses alentours une popularité qui lui avait fait négliger bien des avis prudents qu'il avait reçus. Quand vint la Commune, il se moqua des fédérés et leur prédit que tôt ou tard ils seraient battus par les Versaillais.

Dans le XIIIe arrondissement régnait Marie-Jean-Baptiste Sérizier, colonel de la légion, dont la garde d'honneur était formée par le fameux 101e bataillon, resté cher au souvenir des communards, et qui n'était qu'un ramassis d'assassins, comme on put le reconnaître lors du massacre des dominicains d'Arcueil. Souvent Dubois, en passant sur le boulevard d'Italie, avait entendu des menaces sonner à ses oreilles ; il n'en avait tenu compte et y avait répondu par des plaisanteries. Dans la journée du 23 mai, des fédérés du 101e construisirent une barricade à chacune des issues du passage et demandèrent à Dubois l'autorisation de pénétrer dans son jardin pour en créneler le mur. Il refusa et dit à quelques-uns des insurgés qui étaient ses locataires : Au lieu d'élever des barricades, vous feriez mieux de me payer l'argent que vous me devez. L'un d'eux répondit : Sois sans crainte, mon vieux, on te payera !

Le lendemain 24, apercevant un facteur qui traversait le passage, Dubois, de sa fenêtre, lui demanda s'il était vrai que les troupes françaises fussent entrées dans Paris ; un fédéré qui l'avait entendu lui cria : Oui ; mais avant que les Versaillais soient ici, on aura réglé ton affaire, car ton compte est bon. Dubois vivait seul dans sa maison avec une servante ; celle-ci prit peur, supplia son maître de s'éloigner, et tous deux sortirent vers trois heures de l'après-midi pour aller chercher un asile. Lé factionnaire qui gardait la barricade l'aperçut, fit feu sur lui et ne l'atteignit pas. Dubois et la femme qui l'accompagnait rentrèrent dans la maison. Les fédérés sonnèrent l'alarme, se réunirent, cassèrent les vitres à coups dé fusil et firent sauter la porte à coups de merlin. La servante s'était sauvée et enfermée dans sa chambre. Dubois prit un flacon d'acide sulfurique et le lança au visage des assaillants, dont trois furent atteints ; l'escalier était franchi, la chambre était forcée ; le malheureux eut encore le temps de jeter un pot de fleur contre un galopin de dix-neuf ans, nommé Jean-Pierre Rouillac, qui le tua à bout portant.

On pilla la maison ; 2.000 francs furent volés, deux cents bouteilles de vin furent vidées. On traîna le corps de Dubois sur le balcon ; on le plaça les jambes pendantes, les bras passés à travers les barreaux, la tête appuyée sur la balustrade. Puis on fit descendre la servante, on lui offrit une chaise, on la força de s'asseoir dans le jardin, en face du cadavre de son maître, qui bientôt servit de cible aux tessons de bouteille et aux coups de fusil. Il y avait là un enfant de treize ans, — ayant agi sans discernement, — qui essayait, avec un fusil trop lourd et trop long pour lui, de faire ses premières armes. Le lendemain le corps de Dubois fut enfoui au fond du jardin par des fédérés, qui trouvèrent plaisant de jeter dans la fosse les débris des bouteilles qu'ils avaient bues. C'est ainsi que le 101e bataillon préluda et se fit la main avant d'organiser une chasse en battue contre les dominicains d'Arcueil.

Est-ce donc l'effervescence du combat, la folie de la poudre, comme disent les Arabes qui a entraîné ces hommes au meurtre ? Lorsque la surexcitation a pris fin avec le combat, se sont-ils repentis ? — Le lundi 28 mai, alors que la lutte est terminée, que les coupables se cachent, que les soldats ne font pas grâce, Rouillac, celui qui a porté le coup mortel, déjeune dans un petit restaurant situé rue du Pot-de-Fer, n° 13. On parle du massacre des dominicains ; il dit : C'est mon bataillon qui a fait cela, j'y étais. Puis il raconte l'assassinat de Dubois : J'ai grimpé l'escalier quatre à quatre, je lui ai flanqué un coup de fusil ; il y avait là des camarades ; mais je n'ai pas eu de chance, ce n'est pas moi qui ai mis la main sur le picaillon[25] (l'argent). Il était en veine de confidences : A Neuilly, un jour, nous avons cassé la tête à un jardinier nommé Rouy dans une belle maison. J'ai eu pour ma part un manche à gigot et d'autres objets en argent ; avant de partir, nous avons brûlé la baraque.

C'est peut-être là, après tout, le dernier mot de la Commune ; les explications données par le jeune Rouillac sont concluantes. Elles sont supérieures aux divagations par lesquelles les défenseurs de cette sanie sanglante essayent de l'expliquer. Mettre la main sur le picaillon et voler le manche à gigot, c'est quelque chose, et, quoique cela soit insuffisant pour justifier la longueur de la révolte, ça aide à la faire comprendre.

 

 

 



[1] Laissé passer le citoyen Got, artiste du théâtre français, locataire de la maison n° 50, quai du Louvre. Le concierge : J. ROCHE.

[2] Je regrette vivement que le manuscrit de M. Edmond Got n'ait point été publié. Empêché de quitter Paris pendant la semaine des batailles suprêmes, tournant les barricades, vaguant de quartier en quartier, arrêté, menacé d'être fusillé, sauvé par miracle, M. Got a écrit heure par heure le récit des faits dont il a été le témoin. Ce récit familier, très vivant, d'une éclatante sincérité, sorte de photographie instantanée de scènes étranges, terribles, burlesques, est incontestablement un des documents historiques les plus importants à consulter sur les derniers jours de la Commune. Je ne saurais trop remercier M. Got d'avoir bien voulu me le communiquer.

[3] Procès A.-D. Pichot ; débats contradictoires, 6e conseil de guerre, 5 février 1872.

[4] Volpénil emporta le produit des dernières recolles de l'octroi, 23.700 francs, qu'il déposa entre les mains de Jourde à la mairie du XIe arrondissement. — Le dernier argent que reçut le délégué aux finances lui fut remis par Gabriel Ranvier : 7.000 francs, provenant de la caisse du XXe arrondissement.

[5] Affaire Constant B. ; débats contradictoires, 4e conseil de guerre, 19 juillet 1874. — Affaire Bernard M. ; débats contradictoires, 20e conseil de guerre, 25 avril 1872.

[6] Les scellés furent promptement levés : La Commune de Paris décrète : Les cinq compagnies d'assurances la Nationale, l'Urbaine, le Phénix, la Générale, l'Union, sont autorisées à lever les scellés apposés sur leurs caisses et livres à la date du 29 courant. La saisie pratiquée à la requête de la Commune est maintenue. 31 mars 1871.

[7] Voir Pièces justificatives, n° 5.

[8] Dans le cours de cette année (1880) il a été souvent question, au conseil municipal de Paris, de l'argenterie de l'Hôtel de Ville pendant la Commune. — Voici l'ordre qui la concerne, copié sur l'original : République française. Commune de Paris. Comité de salut public. Paris, le 6 mai 1871. Le citoyen Fontaine, directeur des domaines, se présentera à l'Hôtel de Ville pour y procéder à l'inventaire et au transport de l'argenterie pour l'Hôtel des Monaies (sic). Le citoyen directeur gouverneur de l'Hôtel de Ville voudra bien se mettre à la disposition du citoyen Fontaine pour en faciliter l'exécution. — Signé, G. Ranvier, Ant. Arnaud. — Par le travers, et d'une écriture que je crois celle de J. Fontaine : Enregistré, R. 4, n° 12. — La pièce a été libellée par Gabriel Ranvier ; on le reconnaît à l'écriture, au style et à l'orthographe.

[9] Pendant que j'écris, un Alsacien, qui est venu me trouver pour réclamer ma protection en qualité de sujet allemand, m'informe qu'avant-hier au soir des gardes nationaux, armés de l'autorité du Comité de salut public, ont envahi le magnifique hôtel de M. Martin du Nord, l'un des plus riches manufacturiers de France, et qu'ils ont emporté tout ce qu'ils ont pu trouver, meubles, vaisselle plate, bijoux, ornements, etc. Le seul crime qu'on allégua contre lui, c'était qu'ayant été colonel de la garde nationale, il avait quitté Paris et s'était retiré à Versailles. (M. Washburne à M. Fish.)

[10] Enquête sur le 18 mars, tome II, p. 220. — Procès Fontaine débats contradictoires, 5e conseil de guerre, 25 novembre 1871.

[11] Le Père Duchêne, n° 29, p. 92, 24 germinal an 79.

[12] 15 avril 1871 ; la commission exécutive arrête : Art. 1er. Le citoyen Paul Pia est chargé de la surveillance et du contrôle des chemins de fer. — Art. 2. Les compagnies de chemins de fer seront tenues de communiquer au citoyen Pia, à la première réquisition, tous les livres ou documents, qu'il jugera à propos de consulter.

[13] Procès Battou et consorts ; débats contradictoires, 4e conseil de guerre, 9 novembre 1872.

[14] Il y eut pendant la Commune trois chefs de la police municipale qui fonctionnèrent simultanément ou alternativement : A. Dupont, Jaud et Brideau.

[15] Procès Lisbonne ; débats contradictoires, 6e conseil de guerre, 6 juin 1872.

[16] Les hommes et les actes de l'insurrection de Paris devant la psychologie morbide ; Lettres à M. le docteur Moreau de Tours par le docteur J.-P. Delaborde, Paris, Germer Baillère, 1872, page 111. Très important à consulter de 105 à 123 pour ce qui se passa à Neuilly.

[17] L'auteur de cette lettre courageuse, M. Moussette, était en 1830 rédacteur du Courrier des électeurs.

[18] Cette lettre n'est jamais parvenue à M. Washburne.

[19] Procès Gaudefroid ; débats contradictoires, 4e conseil de guerre, 8 octobre 1874.

[20] Procès Audebrand ; débats contradictoires, 5e conseil de guerre, 22 février 1875.

[21] Procès Noé ; débats contradictoires, 5e conseil de guerre, 12 janvier 1872. — Procès Miezecage ; débats contradictoires, 5e conseil de guerre, 24 juin 1872. — Procès Tauveron ; débats contradictoires, 16e conseil de guerre, 19 novembre 1871.

[22] Procès Louis Imbert ; débats contradictoires, 3e conseil de guerre, 21 janvier 1874.

[23] Procès Marceline Épilly ; débats contradictoires, 13e conseil de guerre, 29 juin 1872.

[24] Procès Robichon et Eyraud ; débats contradictoires, 14e conseil de guerre, 9 octobre 1872. — Procès Laurent, Girard et Bernard ; débats contradictoires, 3e conseil de guerre, 31 décembre 1875.

[25] Procès Rouillac et Dumontel ; débats contradictoires, 14e conseil de guerre, 15 mars 1872. — Procès Gougenot ; débats contradictoires, 5e conseil de guerre, 25 octobre 1877.