LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

PIÈCES JUSTIFICATIVES.

 

 

NUMÉRO 1.

Incident Matillon.

 

Le chapitre intitulé le Ministère de la marine parut dans les livraisons du 1er et du 15 mars 1878 de la Revue des Deux-Mondes. Le 11 mai je recevais la Lettre suivante :

Monsieur, j'arrive de bien loin pour vous faire réviser mon jugement prononcé par défaut et après une mise en liberté par ordonnance de non-lieu et un séjour d'environ 5 mois (aux plus mauvais jours) dans les diverses prisons de Versailles. Demain soir, samedi, je serai à la prison du Cherche-Midi. Avant de me constituer prisonnier, je m'estimerais très heureux d'avoir un entretien de quelques minutes avec vous ; j'aime à croire, monsieur, que votre équité, votre impartialité vous feront un devoir de m'accorder cette satisfaction. Demain matin à dix heures je frapperai à votre porte. Vous voudrez bien considérer ma démarche comme celle d'une conscience honnête et franche qui a été calomniée de la façon la plus indigne par ceux peut-être qui lui doivent la vie. Je vous donnerai des détails. Veuillez agréer, monsieur, mes civilités bien respectueuses. MATILLON.

 

Matillon fut exact. Je vis en lui un homme de trente-deux ans, petit, parlant avec une animation un peu fébrile, très poli, courtois, répétant volontiers plusieurs fois la même argumentation, ne se laissant pas interrompre et suivant imperturbablement son raisonnement malgré les observations qu'on pouvait lui adresser Il resta environ deux heures chez moi ; aussitôt après son départ, je pris sur notre conversation les notes que voici :

Matillon ; engagé volontaire ; réengagé pour la durée de la guerre ; après le 18 mars reste au Grand-Hôtel à la disposition de l'amiral Saisset. Pour éviter de servir militairement la Commune, se fait attacher comme agent comptable au ministère de la marine par l'entremise de son ami Boiron, — s'est bien gardé de revêtir un insigne militaire quelconque, — a été serviable et bon pour les employés réguliers, qu'il a souvent protégés contre les brutalités de Peyrusset, — reconnaît avoir, le 23 mai, pris le titre de commissaire civil à la marine, avoir retenu et ramené au feu des fédérés qui voulaient s'enfuir, avoir été à l'Hôtel de Ville réclamer un chef énergique pour défendre la position ; — il affirme n'avoir pris part à aucun pillage, — ne s'être montré dans les maisons que l'on allait incendier que pour engager les habitants à se retirer, — avoir refusé d'exécuter les ordres de Brunel qui lui prescrivaient de faire fusiller plusieurs employés, — avoir fait cacher sous la table du cabinet du ministre une bombonne de pétrole, afin qu'elle ne causât aucun accident dans la cour où elle était déposée, — avoir eu l'intention de faire fuir les incendiaires en criant : Le feu est aux poudres, tout va sauter, sauve qui peut ! — Donne un démenti formel et absolu à tout témoin qui l'accuse de s'être mêlé des incendies, — croit fermement que Gérardot était un agent de police et qu'il a reçu 50.000 francs pour ne pas mettre le feu au ministère, — s'étonne et s'indigne qu'ayant été l'objet d'une ordonnance de non-lieu, il ait pu être poursuivi de nouveau et condamné à mort par contumace en 1872. — Cette condamnation lui pèse ; déjà en 1876 il est venu à Paris, sans se cacher, bien décidé à demander justice ; il a vu alors MM. (il me nomma des personnages considérables) qui l'ont détourné de son projet, en lui affirmant que pour les faits relatifs à la Commune on .n'allait pas tarder à substituer l'action du jury à celle de la justice militaire. Cette seule considération lui a fait prendre patience, mais aujourd'hui la publication de mon étude sur le ministère de la marine lui paraît une occasion propice de faire réviser le jugement qui le frappe, et, malgré tout ce qu'on pourra lui dire, il est résolu à se présenter devant le conseil de guerre.

A l'appui de ses assertions, Matillon me lit une sorte de plaidoyer en quatre pages qui résume les faits dont il vient de m'entretenir. Plusieurs fois j'essaye de l'interrompre par des observations incidentes ; il se contente de me répondre : La logique est pour moi, je ne puis être qu'acquitté, et il reprend sa lecture.

Après avoir écouté Matillon avec la plus sérieuse attention, je l'ai prié de prendre en grande considération ce que j'allais lui dire et de ne se déterminer à se constituer prisonnier qu'après mûre réflexion et après avoir consulté de nouveau les personnes influentes dont il avait déjà pris l'avis en 1870.

Je lui expliquai que deux instructions parfaitement distinctes avaient été dirigées contre lui : l'une concernant son immixtion dans des fonctions publiques, l'autre relative aux faits de la journée du 23 mai. Le dossier de la première affaire avait seul été soumis à l'examen du magistrat instructeur, qui, tenant compte de la longue détention préventive et de la bonne conduite de l'agent comptable installé par la Commune au ministère de la marine, avait rendu une ordonnance de non-lieu en vertu de laquelle lui, Matillon, avait été remis en liberté. Quant au dossier de la seconde instruction, il avait été momentanément égaré : ce qui n'a rien de surprenant, puisque la justice militaire a eu, immédiatement après la Commune, 58.578 dossiers à vérifier. Le dossier, retrouvé au mois de novembre 1871, motiva de nouvelles poursuites, qui se terminèrent par une condamnation à mort, prononcée le 15 octobre 1872. Il se trouvait donc ainsi dans un cas spécial auquel ne s'appliquait pas l'axiome : non bis in idem ; car en réalité il n'y avait pas eu chose jugée. Je lui dis que les charges qui pesaient sur lui étaient accablantes ; que l'unanimité et la concordance des témoignages ne paraissaient point devoir laisser subsister de doute dans l'esprit des juges ; que parmi les témoins nul n'avait, nul ne pouvait avoir un intérêt quelconque à faire une déposition mensongère ; que l'enquête faite au ministère était un acte d'accusation terrible, aux suites duquel il devait se soustraire au plus vite ; qu'en se constituant prisonnier, il commettait une véritable folie dont il se repentirait pendant sa vie entière ; que les dépositions écrites dont j'avais eu communication et sur lesquelles j'avais basé mon récit seraient forcément reproduites à l'audience par les témoins eux-mêmes et qu'elles entraîneraient infailliblement une condamnation redoutable ; qu'il se faisait d'étranges illusions sur les souvenirs qu'il avait laissés au ministère de la marine ; que j'étais persuadé que Gérardot n'était pas plus de la police que lui-même et que la somme dont il avait été gratifié était loin d'équivaloir à 50.000 francs.

Matillon m'écouta presque en souriant, le regard un peu perdu, comme s'il avait suivi sa propre pensée au lieu de s'associer au développement de la mienne ; il me répéta : La logique est pour moi ; je suis certain d'être acquitté.

Je repris avec insistance et avec une émotion dont je n'étais pas maître ; je lui dis que j'étais touché de sa confiance envers moi et que j'étais très troublé de le voir, lui, tout jeune encore, très vivant, visiblement énergique, se jeter tête baissée, sans motifs sérieux appréciables, dans le gouffre qui fatalement allait se refermer sur lui. Je l'adjurai de renoncer à un projet qui ne pouvait avoir qu'une issue désastreuse ; je le suppliai de partir, de quitter la France, me mettant à sa disposition pour lui en faciliter immédiatement les moyens.

Il me répondit : Tout le monde m'a dit cela ; mais je suis décidé à me constituer prisonnier et ce soir je coucherai à la prison du Cherche-Midi.

Je lui proposai alors de faire une démarche auprès d'un avocat célèbre que j'ai l'honneur de connaître, afin d'obtenir qu'il se chargeât de cette cause difficile. Je tentais ainsi de mettre ce malheureux sous la protection d'un très haut caractère et d'un grand talent, afin de le couvrir, en quelque sorte, par la situation exceptionnellement élevée de son défenseur. Matillon accepta avec reconnaissance. Je ne voulais pas offrir à l'avocat dont j'invoquais le secours une cause trop compromise d'avance et je lui écrivis : Si Matillon ne se savait innocent, il ne viendrait pas réclamer justice. L'avocat allégua un prétexte de santé et refusa.

 

Le soir même, ainsi qu'il l'avait résolu, Matillon s'était présenté devant le commissaire du gouvernement près le troisième conseil de guerre et était prisonnier. L'enquête fut longue et dura plus de trois mois. Les débats durèrent trois jours ; Matillon fut condamné.

 

Matillon est-il victime d'une erreur judiciaire ? C'est là une hypothèse qu'il est bien difficile d'admettre après la minutieuse instruction dont il a été l'objet, après les dépositions désintéressées et concordantes qu'il a vainement essayé de combattre à l'audience. Il me semble plus vrai que Matillon a fini par croire à l'histoire qu'il se racontait à lui-même, qu'il est, pour ainsi dire, de bonne foi dans ses affirmations, qu'il a eu peut-être, le 23 mai 1871, un accès d'exaltation morbide dont il n'a pas gardé le souvenir et qu'il a de son innocence une certitude naïve que les témoins dé ses actes n'ont point partagée. Un mot a été dit au cours du procès, qui pourrait bien être l'explication de son inexplicable conduite : Il avait comme l'idée fixe de se constituer prisonnier. Je crois, en effet, que Matillon, vivant libre et dans une situation relativement bonne à l'étranger, ne se souvenant ni des observations pressantes qui lui furent adressées, ni du sort affreux qui l'attendait, et venant s'offrir bénévolement aux sévérités nécessaires de la justice, a été conduit par une idée fixe et a subi une impulsion à laquelle il n'a pu résister.

Je donne ici le procès tel qu'il a été reproduit par la Gazette des Tribunaux, qui est en quelque sorte le journal officiel de la justice.

 

JURIDICTION MILITAIRE.

TROISIÈME CONSEIL DE GUERRE, SÉANT À PARIS.

Présidence de M. SAINT-MARC, lieutenant-colonel au 101e de ligne.

 

Audience du 2 septembre 1878.

AFFAIRE MATILLON. — INCENDIES DE LA RUE ROYALE. — PARTICIPATION À L'INSURRECTION.

 

Pierre-Ludovic Matillon, âgé de trente et un ans, ex-chef de la comptabilité au ministère de la marine sous la Commune, condamné à la peine de mort par contumace, est venu spontanément de la Belgique, où il faisait de bonnes affaires comme commissionnaire en grains à Anvers, purger sa contumace et se faire juger contradictoirement.

Il est accusé : 1° de s'être, en 1871, à Paris, immiscé sans titre dans les fonctions publiques civiles de chef de la comptabilité du ministère de la marine ; 2° d'avoir, en même temps et au même lieu, dans un mouvement insurrectionnel, pour faire attaque et résistance à la force publique, occupé le ministère de la marine, édifice public ; 3° d'avoir, en 1871, à Paris, pillé en réunion et à force ouverte une somme de 1.100 francs et deux médailles en or, appartenant à l'État et déposées à l'hôtel du ministère de la marine ; 4° de s'être, le 23 mai 1871, à Paris, rendu complice de l'incendie volontaire des maisons, appartenant à autrui, sises rue Royale, 15, 16,17,19, 21, et rue du Faubourg-Saint-Honoré, 1, 2, 3, maisons habitées, en provoquant à l'action, par abus d'autorité, des individus restés inconnus, en donnant des instructions pour la commettre et en procurant du pétrole ayant servi à l'action, sachant qu'il devait y servir ; 5° d'avoir, en 1871, à Paris, dans un mouvement insurrectionnel, porté des armes apparentes et des insignes militaires, étant revêtu d'un uniforme militaire et avoir fait usage de ces armes, crimes et délits prévus et punis, etc.

L'accusé est un homme brun, pâle, de taille moyenne ; il est vêtu de noir et a la main gauche revêtue d'un gant de Suède noir ; la droite est fine et blanche et suit par des gestes fréquents les paroles qu'il débite avec intelligence et une grande animation.

Après la constatation de l'identité de l'accusé, M. le greffier lit le rapport de l'affaire, dressé par M. le capitaine Lobert.

Ce document est ainsi conçu :

Le 15 octobre 1872, le 4e conseil de guerre permanent de la 1re division militaire condamnait par contumace un nommé Matillon, Pierre-Ludovic, ex-chef de la comptabilité au ministère de la marine sous la Commune, à la peine de mort, reconnu coupable d'avoir pillé dans l'hôtel de la Marine des denrées ou propriétés mobilières et de s'être rendu complice du fait des incendies commis, les 23 et 24 mai, dans la rue Royale.

Le nommé Matillon, en se réfugiant en Belgique, s'était dérobé dès le 24 octobre 1871 à la mise à exécution de trois mandats d'amener décernés contre lui et sa condamnation ne semble guère l'avoir préoccupé avant le mois de novembre 1876, époque à laquelle il aurait essayé, sans succès, d'être autorisé sous certaines conditions à venir purger sa contumace.

Le 15 mars dernier, la Revue des Deux-Mondés publiait le récit émouvant d'un épisode de la Commune, où Matillon était principalement nommé et mis en évidence. Il se trouva étonné et offensé de voir son nom mêlé à ce récit, et, le 11 mai, il prit la résolution de se présenter devant la justice militaire, demandant à faire la preuve qu'il ne s'était jamais rendu coupable de pillage ni complice du crime d'incendie.

Dans la séance du 20 mai 1878, le 3e conseil de guerre, ayant entendu Matillon dans ses moyens de justification, rendit, sur les réquisitions du commissaire du gouvernement, un jugement ordonnant qu'il fût procédé à un plus ample informé sur le fond de l'affaire.

Le rapport suivant, qui est la reproduction aussi exacte que possible des nombreux témoignages entendus, permettra d'apprécier la valeur des explications données par l'inculpé.

Matillon Pierre, né à Moulins le 29 octobre 1845, a contracté en 1863 un engagement volontaire de sept ans, pour aller servir en Afrique au 2e régiment de zouaves. Trois ans plus tard, il changea de corps par décision du gouverneur général, et il fut incorporé au 2e régiment de spahis. Il avait le grade de maréchal des logis fourrier, quand il passa dans la réserve, au mois de juillet 1869. A cette date il se retira à Moulins, où il se fit employé aux écritures dans diverses maisons de commerce.

Au mois de septembre 1870, voulant reprendre du Service pour la durée de la guerre, il se rendit à Paris, où se reformaient les régiments de spahis.

Malgré certaines difficultés qui lui étaient suscitées à cause du peu de considération dont il jouissait de la part des gradés du cadre français, il parvint à se faire incorporer avec son grade au 1er régiment.

Les besoins du service l'ayant appelé, par la suite, à remplir les fonctions de maréchal des logis chef, en l'absence du titulaire, M. le commandant de Balin-Corvet s'étonna de le voir manquer à l'appel le jour même où l'on parla du licenciement des engagés pour la durée de la guerre et il le fit chercher en ville pour le mettre à la salle de police.

Son trouble quand il se retrouva en présence de son commandant, donne à supposer qu'il n'était pas bien certain de laisser en partant des comptes d'une irréprochable exactitude, et il fit connaître, avant de partir, l'adresse de sa famille, dans le cas où l'on aurait des réclamations à lui adresser.

La journée du 18 mars trouva Matillon à Paris, sans ressources avouables. Il s'était abstenu de profiter des facilités accordées par l'autorité militaire pour retourner dans sa famille et il était allé prendre un logement, 19, rue Gaillon, dans un hôtel garni, où il cessa de reparaître à partir du 30 avril, ayant négligé toutefois de payer sa chambre et de rembourser une certaine somme d'argent qu'il s'était fait avancer.

On n'est pas parvenu à connaître les relations qu'il s'était créées à Paris pendant le premier siège ; on a lieu de s'étonner pourtant de la facilité avec laquelle il fut pourvu, au service de la Commune, d'un emploi tout à la fois important et lucratif.

En effet, le 10 avril, le délégué à la marine, Latappy, se l'attacha comme chef de comptabilité. Ces fonctions, qui lui étaient rétribuées 425 francs par mois, lui assuraient en outre une indemnité de frais de table de 3 francs par jour et le logement au ministère de la marine.

Il n'eut pas la fantaisie de revêtir un costume officiel. Il portait journellement un pardessus gris à collet de velours noir et il se coiffait d'un chapeau bas de forme, qu'on désigne vulgairement sous la dénomination de chapeau melon. Il est indispensable de signaler ce costume, car, pour les faits graves dont il sera question plus loin, certains témoins l'ont désigné en l'appelant l'homme au pardessus gris. Il n'est pas établi qu'il ait porté sur lui des armes apparentes ou cachées.

Matillon et le personnel de la délégation à la marine vivaient plantureusement au ministère de la marine. Une femme Vignon leur taisait la cuisine. Le témoin Juin a remarqué qu'on y buvait du bon vin et du bon cognac et le témoin Langlet s'aperçut qu'on admettait quelquefois des femmes à table.

Matillon faisait souvent diversion à l'ordinaire de la vie en commun en traitant des amis à la Taverne anglaise.

Le premier acte de l'inculpé et de son ami Boiron, secrétaire général de Latappy, à leur entrée en fonctions, lut de faire forcer la caisse et de saisir une somme de 1100 francs, ainsi que deux médailles en or.

Procès-verbal fut dressé et signé ; mais les médailles ne furent jamais retrouvées, et il est possible de douter que Matillon ait porté sur son registre les 1100 francs en recette. Les perquisitions se continuèrent par la suite sans trop d'interruption.

Le sieur Juin, serrurier, fut requis pour ouvrir les serrures de toutes les portes et de tous les meubles, ce qui détermina la disparition de tous les menus objets appartenant au personnel absent et l'enlèvement d'une partie de la vaisselle d'argent, qui fut, dit-on, versée au Domaine, par ordre de la Commune.

L'inculpé prétend être resté étranger à la prise de possession de la vaisselle d'argent. Rien ne vient le contredire. Il a signé, à la date du 15 avril, un bon de délivrance pour un étui de mathématiques et pour une carte grand-aigle, ainsi que différents autres bons de délivrance pour articles de bureau.

Les fonctions de chef de la comptabilité ont consisté, a dit l'accusé, à tenir les registres des délibérations et le registre-journal des comptes courants, à assurer la solde des équipages, ainsi que celle des employés du ministère, à payer les fournitures courantes, enfin à surveiller la comptabilité du matériel. Matillon a cherché à établir, en faisant citer différents témoins, qu'il avait tenu une comptabilité régulière et fait le possible pour éviter les déprédations de ceux qu'il administrait.

Il résulte de l'ensemble des renseignements obtenus, qu'à la délégation de la marine chacun s'attribuait le droit d'ordonner des commandes ou de faire à sa fantaisie toute sorte d'acquisitions pour usage personnel, et que les fournisseurs, toujours inquiets, au lieu de s'adresser à l'administration de la Marine, allaient porter leurs réclamations directement à l'Hôtel de Ville, qui faisait ou restituer la fourniture, en tout ou en partie, ou bien délivrer aux intéressés, en personne, des mandats nominatifs à toucher directement aux finances. Ainsi, la commission municipale elle-même éprouvait plus que de la méfiance à laisser intervenir les soi-disant comptables de son délégué à la marine.

Dans la nuit du 21 au 22 mai, avant de céder la place à l'armée qui venait de franchir l'enceinte de Paris, au Point du Jour, le comptable et ses aides s'empressèrent de mettre le feu à la comptabilité et à tous les registres.

Matillon prétend être resté étranger à ce singulier excès de précaution, et il affirme que cette mesure avait été prise par Latappy lui-même. Latappy, il faut le dire, a laissé après lui, sous quelques rapports, une impression moins mauvaise que celle de ses acolytes.

Quel intérêt si grand aurait-il eu à faire anéantir des livres de comptes ? Il se savait entouré d'amis tarés à la délégation de la marine, et il n'est guère probable qu'il se soit naïvement sacrifié à couvrir leurs vols et leurs excès en tous genres.

Le plus intéressé à faire disparaître les traces de sa gestion ne saurait être un autre que le chef de la comptabilité lui-même, qui, le 1er juin 1871, lors de son arrestation, a été trouvé nanti d'une somme importante et d'une montre en argent, n° 177, propriété de l'État.

L'accusé croit qu'il n'avait alors en poche que 600 francs, fruit de ses économies.

Mais, en examinant d'un peu plus près, on trouve qu'entré en fonctions sans un sou, avec des arriérés, le 10 avril, et sorti le 25 mai suivant, il n'a eu réellement droit qu'à quarante-trois jours de traitement à 14 francs l'un, c'est-à-dire à un total de 602 francs, sur lesquels il a été forcé de pourvoir à ses dépenses indispensables, à ses plaisirs, et s'assurer aussi les moyens de se soustraire aux recherches depuis le 24 mai jusqu'au 1er juin 1871.

La conclusion forcée ne peut en aucun cas être favorable à l'inculpé, qu'on trouve en possession de soi-disant économies assez exagérées ; mais il a réponse à tout et il assure que ses dépenses journalières ne se sont jamais élevées à plus de 2 fr. 50 par jour, et qu'il a été payé de son traitement jusqu'au 10 juin inclus.

Il serait plus simple de convenir qu'on s'est partagé la caisse avant de se séparer, après avoir brûlé le registre-journal des comptes courants.

Il ne présente pas de raison plus sérieuse au sujet de la montre de marine, qu'il aurait arrachée, assure-t-il, dans la nuit du 23 au 24 mai, des mains d'un certain mousse qui venait de la voler. Mais, dans cette nuit même, que d'occasions l'accusé n'a-t-il pas eues de la remettre, même contre reçu, soit à M. Gablin, soit à d'autres aussi autorisés ? Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ?

Quand le 22 mai, de grand matin, on fut certain à la délégation de la marine que l'armée s'avançait dans Paris, la peur s'empara de tous les fonctionnaires de la Commune, qui décampèrent dans différentes directions.

Le 30e bataillon de Belleville, qui faisait le service en permanence, prit la fuite avec les autres, et pendant quelques heures M. Mahé, médecin de marine, chef de l'ambulance, ainsi que tous les serviteurs dévoués qui par devoir étaient restés à leur poste, purent espérer être délivrés pour toujours de la bande de misérables qui les avaient envahis ; cependant leur soulagement ne fut pas de longue durée, car, vers dix ou onze heures du matin, ils voient reparaître plusieurs bataillons insurgés et avec eux l'accusé Matillon que le Comité de salut public venait de nommer commandant de la marine.

Un colonel Brunel alla s'installer avec son état-major au n° 21 de la rue Royale, dans l'établissement connu sous le nom de Taverne anglaise.

Le 109e bataillon envahit le cercle, rue Royale n° 1. La redoute de la place de la Concorde, construite à l'entrée de la rue de Rivoli, ainsi que toutes les barricades fermant les accès de la rue Royale, furent armées et occupées.

L'inculpé, qui avait avec lui les hommes provenant de l'équipage de la flottille, canonniers et fusiliers, et le 135e bataillon, fit connaître qu'il était chargé de la défense du ministère et qu'en sa qualité d'ancien sous-officier de spahis, il saurait bien se tirer d'affaire.

Le témoin Fauconnier rapporte que Matillon alla lui-même donner ses instructions aux artilleurs fédérés, leur prescrivant de pointer leurs pièces sur le Palais de l'Industrie et sur le ministère des affaires étrangères, et il leur promit des bombes à pétrole qu'il allait se faire envoyer soit de la délégation à la guerre, soit de l'Hôtel de Ville.

M. Berthaudin l'a vu ce jour même se tenir en communication et s'entendre avec le commandant fédéré du 109e bataillon. Enfin, M. Gablin affirme que Matillon se montra jusqu'à la fin combattant décidé, exécutant tous les ordres que la Commune lui faisait parvenir.

Les insurgés entretinrent un feu incessant toute la journée du 22 et toute la nuit suivante. Le vin ne manquait pas derrière les barricades et ils étaient surexcités par la présence et les caresses de filles perdues de mœurs, attachées à leurs bandes en qualité d'ambulancières ou de vivandières.

Le mardi 23, dans la matinée, l'armée occupait le Palais de l'Industrie ; elle s'était avancée par la rue du Faubourg-Saint-Honoré presque en avant du palais de l'Elysée et elle était maîtresse de tout le boulevard Malesherbes jusqu'à la Madeleine. Entre deux et trois heures de l'après-midi, ses tirailleurs étaient parvenus à occuper quelques fenêtres donnant sur la place de la Madeleine et leur feu plongeant vint subitement mettre la déroute parmi les défenseurs de la rue Royale.

On sait que l'ordre formel du Comité de salut public était d'incendier la rue Royale afin d'arrêter le plus longtemps possible les progrès de l'armée régulière. les renseignements recueillis dans cette information permettent de préciser la direction que l'inculpé a su imprimer aux incendiaires, et les moyens qui ont été employés par lui pour en assurer l'exécution.

A deux heures de l'après-midi, M. Berthaudin a revu Matillon en observation avec le commandant du 109e bataillon ; il paraissait alors plus animé que la veille, et l'air d'autorité et de commandement qu'il prenait lorsqu'on s'approchait de lui, fit supposer au témoin qu'il avait devant les yeux un membre de la Commune.

Mme Lambert, de son côté, a vu l'accusé dans cette après-midi, malgré la fusillade, traverser la rue Royale à trois reprises différentes. Matillon reconnaît que c'était dans le but de faire évacuer les maisons sacrifiées à la défense, et qu'il s'était particulièrement intéressé au personnel de l'établissement de la Taverne anglaise où venait de se déclarer, affirme-t-il, un commencement d'incendie allumé par les obus de l'armée.

L'incendie de la Taverne anglaise n'a jamais été occasionné par les obus de l'armée régulière, mais bien par le pétrole des insurgés, et cela beaucoup plus tard, dans la nuit du 23 au 24, vers une heure du matin. (Déclaration de Mme Weber.)

Et si l'inculpé voulait expliquer sincèrement son activité si bien remarquée, il avouerait qu'il avait intérêt à aller s'assurer par lui-même de la situation de l'armée, et qu'il allait se concerter avec Brunel sur la nécessité pressante de faire commencer les incendies.

En effet, vers trois heures de l'après-midi, une panique se manifesta dans l'intérieur de l'hôtel du ministère ; les fédérés se mettaient à battre en retraite par la rue Saint-Florentin, mais l'inculpé courut les retenir et, étant parvenu à les arrêter dans la cour, il leur persuada qu'il fallait résister ; qu'il avait demandé du pétrole à l'Hôtel de Ville et que ce pétrole ne tarderait pas à arriver.

Il leur fit faire une distribution de vin et de biscuit.

Puis il prit soin d'aller lui-même les embusquer aux fenêtres et, pour donner l'exemple, il se mit à tirer avec eux plusieurs coups de feu dans la direction de la troupe.

Quelques instants plus tard, les insurgés purent voir sortir du ministère, traînée par doux fédérés, une petite voiture à bras chargée de deux touries de pétrole. La voiture s'arrêta devant la maison où habite Mme Maréchal, 15, rue Royale. Le pétrole fut répandu dans la maison même, et les flammes ne tardèrent pas à jaillir par les fenêtres du premier étage.

Le pétrole, en réserve au ministère, était livré aux incendiaires. L'œuvre de destruction allait s'étendre sans interruption aux maisons de la rue Royale portant les n° 15,16, 17, 19, 21, et 1, 2, 3 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré.

La provision annoncée par Matillon ne tarda pas à arriver sur un camion, expédiée du grand dépôt central de l'Hôtel de Ville.

Le feu ne prenait pas assez rapidement au gré des fédérés. Ils vinrent chercher une pompe qu'ils voulurent remplir de pétrole, et comme le jeu de cette pompe ne leur donnait pas le résultat attendu, ils retournèrent en chercher une seconde. Ils s'adressèrent même à l'inculpé pour se faire délivrer un entonnoir, afin de faciliter l'opération du remplissage.

Celui-ci les envoya à M. Fauconnier.

Matillon ne cessa pas de suivre tous ces préparatifs avec intérêt, et pour exciter ces scélérats, il n'hésita pas à s'avancer avec eux jusque sur la porte du ministère.

Alors, leur désignant les maisons de la rue Royale, il s'écria : Mes amis, mettez le feu !Vive la Commune ! vociférèrent les fédérés.

M. Le Sage affirme avoir été le témoin oculaire de cette scène. Il se trouvait alors à côté de Matillon.

L'inculpé fit ensuite avancer de la barricade un pièce de 12, qu'il fit placer en batterie sur le trottoir devant le n° 6. Cette pièce était servie par des femmes et des artilleurs en état d'ivresse. Elle était chargée avec des obus dont on entourait préalablement la capsule d'un tampon d'étoupe qu'on trempait dans un bidon rempli de pétrole, placé à proximité de la culasse du canon. Son tir était dirigé sur les maisons de la rue Royale portant les n° 17, 19 et 21. Après chaque coup bien tiré, Matillon et ceux qui l'entouraient, jetaient leurs chapeaux en l'air et criaient : Vive la Commune !

L'incendie ne tarda pas à se propager aux numéros impairs de la rue Royale avec une rapidité effrayante ; les incendiaires s'acharnaient sur plusieurs points à la fois. Ils avaient pratiqué des brèches de maison en maison et ils trouvaient à s'approvisionner de pétrole au dépôt établi au ministère.

Au n° 13 de la rue Royale, Mme Laurent, intéressée à suivre les incendiaires qui avaient envahi sa maison, s'aperçut que l'appartement supérieur venait d'être inondé de pétrole. On en avait répandu jusque dans le lit. Un fédéré tira, en sa présence, un coup de feu pour communiquer la flamme au pétrole. Le procédé ne réussit pas. Par hasard, l'insurgé chargé de descendre pour se procurer une allumette se laissa gagner par une pièce de 20 francs. La maison fut épargnée.

Mme Laurent eut encore à lutter pour faire éloigner de sa porte une pompe à incendie, remplie de pétrole. Cette pompe reparut quelques instants plus tard, mais elle s'arrêta définitivement devant le n° 15, où elle arriva après la petite voiture qui a été signalée plus haut. Les incendiaires qui étaient restés maîtres de la maison depuis la cave jusqu'au grenier, avaient répandu du pétrole partout. Le feu fut allumé par un paquet d'étoupe enflammée lancé de la rue dans une chambre de l'entresol.

C'est par le n° 15 qu'on faisait arriver le pétrole aux nos 1 et 3 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Le feu s'est propagé des entresols aux étages supérieurs. Sept personnes ont péri étouffées dans l'incendie de la maison portant le n° 1 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Au n° 2 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, le liquide inflammable a été lancé par une pompe. La maison commença à brûler vers quatre heures du soir.

Le n° 17 brûlait à trois heures de l'après-midi ; l'incendie a commencé par la loge du concierge.

La Taverne anglaise a été incendiée dans la nuit du 23 au 24 mai. Le pétrole enflammé ruisselait le long des caves.

En face, le n° 16 a été pillé, puis brûlé entièrement.

Il est établi que, jusqu'au dernier moment, l'inculpé a déployé dans l'accomplissement de cette tâche abominable une ardeur, une passion et une énergie toujours croissantes.

Au plus fort du désastre, toutes ses préoccupations se trouvaient en même temps concentrées sur deux points : assurer sa retraite en faisant vigoureusement occuper la barricade de la rue Saint-Florentin, et défendre sans pitié ni merci toute la rue Royale.

Après une reconnaissance à l'entrée de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, il sembla désespérer de lui-même et de Brunel, et vers cinq heures du soir il monta à cheval et se rendit à l'Hôtel de Ville, où il donna l'avis pressant que, si l'on voulait conserver la position, il fallait envoyer un chef énergique et des munitions.

A son retour, à sept heures du soir, il trouva Brunel et ses officiers installés au ministère de la marine. Ceux-ci venaient d'abandonner la Taverne anglaise, où ils s'étaient fait héberger depuis la veille. L'approche de la nuit donnait au quartier un aspect terrifiant.

Les fédérés, gorgés de vin et d'eau-de-vie, continuaient aux barricades un feu roulant et convulsif. L'incendie, dans toute sa violence, anéantissait en partie le côté gauche de la rue Royale. Toutes les maisons étaient menacées, le ministère des finances était en flammes.

Les insurgés, hommes et femmes, saccageaient les habitations et se livraient à tous les excès. Les artilleurs poussaient des vociférations et réclamaient à boire. Une distribution leur fut livrée par ordre de Matillon sur le vin réservé qui avait échappé aux pillards.

Dans le ministère même, au premier étage, les officiers buvaient et mangeaient en compagnie de femmes. Les ivrognes gradés et non gradés se vautraient dans les appartements. Les pétroleuses rôdaient dans tous les coins et s'offraient au premier venu. C'était sinistre et écœurant.

L'inculpé dominait tous ces misérables et ne tenait plus cachées les résolutions extrêmes de la Commune. Vers dix heures du soir, il fit approcher de la fenêtre un témoin réfugié, la dame Fontaine, et, lui montrant les incendies de la rue Royale, il eut l'audace de s'exprimer ainsi : Regardez comme c'est joli ; on dirait des flammes de Bengale. Dans peu de temps le ministère sautera.

Au milieu de ce mouvement, chacun préparait l'explosion. Les paquets de cartouches étaient semés partout. Les insurgés on bourraient les tuyaux de cheminée. Une couche d'obus décoiffes et des caisses de gargousses étaient rangées dans une des cours du ministère ; des bombonnes de pétrole et des bombes explosibles étaient disposées dans les appartements supérieurs.

Les clameurs qui signalaient l'embrasement du palais des Tuileries inquiétèrent Matillon et Brunel. Ils craignirent que leur ligne de retraite ne se trouvât coupée de ce côté, et, pour s'en assurer, ils allèrent tous deux parcourir le jardin en tous sens et reconnaître les issues encore praticables. A leur retour, ils trouvèrent une dépêche leur enjoignant de se replier.

Ils montèrent à la salle où leurs officiers étaient en train de prendre le café, et une espèce de conseil décida de faire appeler le chef de l'ambulance.

Le docteur Mahé, accompagné de M. Cazalis, pharmacien en chef, se rendit, un peu avant minuit, à la sommation du commandant militaire de la marine, et Brunel lui présenta, sans s'en dessaisir, un pli sur lequel il put lire : Incendiez et faites sauter le ministère de la marine. Et au-dessous : Le Comité de salut public.

M. Mahé s'inquiéta de suite et seulement de son ambulance et il se mit à énumérer ce qu'on éprouverait de difficultés à tenter l'évacuation dé soixante blessés graves, hors d'état d'être transportés.

Il n'y a pas à discuter les ordres de la Commune, acclama Matillon.

Cette brutale interruption n'intimida pas le docteur Mahé, qui plaidait une cause d'humanité intéressant aussi bien ses sept blessés du premier siège que les cinquante-trois autres appartenant aux bandes de la Commune.

Enfin, comme on se répétait, avant de consentir, à s'en rapporter à de nouveaux ordres qu'on allait demander à l'Hôtel de Ville, c'est encore l'inculpé qui mit fin aux pourparlers, en ajoutant : D'ailleurs, Latappy sera là pour voir ce qu'il y a à faire.

Le docteur Mahé avait le pressentiment qu'en cherchant à gagner du temps il parviendrait peut-être à conjurer le désastre, et, dès ce moment, il s'ingénia à accumuler des embarras tendant à retarder le départ des blessés. Mais vers trois heures du matin l'ambulance fut envahie par une bande de fédérés conduits par Brunel et ses officiers. Ils se présentaient pour enlever les blessés le plus promptement possible, car, disaient-ils, la Commune maintenait ses premiers ordres et commandait l'évacuation des blessés avant d'incendier le ministère.

Ce fut alors un désordre et un tumulte indescriptibles.

Les fédérés, presque tous en état d'ivresse, se bousculaient sans avancer, et les blessés, à la merci de leurs violences et de leurs brutalités, poussaient des cris aigus.

Vers quatre heures du matin, il ne restait plus que sept ou huit malheureux trop grièvement blessés pour être transportés. Le docteur Mahé fit observer à Brunel que ces hommes étaient perdus si on les déplaçait. Brunel les examina un instant et, après une courte hésitation, il se décida à certifier à M. Mahé que, puisqu'il en était ainsi, on ne mettrait pas le feu, on ne brûlerait pas ! Puis il disparut.

Rien dans l'attitude de l'inculpé n'est venu confirmer ce qu'il a prétendu : que la décision implacable du Comité de salut public l'avait vivement ému et qu'il s'était multiplié pour conjurer le désastre. En effet, en toutes circonstances il a donné des preuves d'impatience manifeste, soit au conseil où s'est discuté le sort de l'ambulance, soit plus tard en présence du témoin Fauconnier à propos de l'évacuation des blessés. C'est embêtant, s'est-il écrié, on ne peut rien faire ici.

Après avoir congédié MM. Mahé et Cazalis, il se hâta de faire prévenir ou d'aller prévenir lui-même les habitants du ministère, et quand il s'adressait à ceux qu'il rencontrait, c'était en termes brefs et décidés : Emportez, leur disait-il, ce que vous avez de précieux ; on va mettre le feu.

Puis on le vit se mêler aux groupes de fédérés qui s'agitaient et mettaient la dernière main aux préparatifs d'incendie. Il fit placer par un mousse une bombonne de pétrole dans le cabinet et sous le bureau du ministre. Un obus de gros calibre fut aussi déposé dans la cheminée, dissimulé complètement sous un tas de vieux papiers.

C'est Matillon qui, en s'en allant, a poussé ce cri : Tout le monde dehors ! Le ministère va sauter ! Le feu est aux poudres ! Et il avait la conviction que ce n'était plus qu'une question de temps et même de minutes, car M. Langlet, qui n'a cessé d'accompagner l'accusé jusqu'au dernier moment, l'a surpris dans la cour assis sur un banc, s'entretenant à voix basse avec un adjudant fédéré nommé Gérardot.

Le témoin n'a pas entendu ce qu'ils pouvaient se communiquer ; mais, ayant laissé Matillon disparaître sous la voûte aboutissant à la porte donnant sur la rue Saint-Florentin, il se jeta précipitamment sur Gérardot, qui s'apprêtait à briser une tourie de pétrole pour en répandre le contenu. Que faites-vous là ? s'écria-t-il. — F… le camp, tout va sauter ! hurla Gérardot. — Et les blessés ? reprit Langlet. — Ce n'est pas vrai, Matillon vient de me dire qu'il n'y en avait plus. — Est-ce Matillon qui vous a donné l'ordre de mettre le feu ?Oui, répondit Gérardot.

M. Gablin intervint à son tour, et à force de promesses, puis de menaces, Gérardot se décida à ne pas donner suite aux ordres qu'il venait de recevoir.

En quittant le ministère de la marine, l'inculpé se sauva à l'Hôtel de Ville, où il rendit compte de sa mission. Dès ce moment, dit-il, il se désintéressa du sort du gouvernement insurrectionnel, et il alla se réfugier dans une maison meublée, à proximité de la rue du Temple.

L'information s'est attachée à s'éclairer des renseignements les plus importants. Elle est parvenue à recueillir les témoignages les plus autorisés et les plus indispensables à la manifestation de la vérité. Généralement, les témoins ont présenté, dans un récit souvent développé, un ensemble de faits précis et des plus graves à la charge de l'inculpé ; mais il est à remarquer qu'il n'a été indiqué aucune circonstance, aucune particularité qui puissent lui être favorablement attribuées.

Au 1er juin 1871, l'accusé habitait 6, rue de Châteaudun, et il prenait ses repas taverne du Helder, rue Taitbout, où il fut mis en état d'arrestation et amené en présence de M. Humann, aide de camp de M. le ministre de la marine, chargé de l'enquête sur les actes du gouvernement insurrectionnel commis au ministère de la marine

Son attitude fut des plus fermes et il n'a pas cherché alors à se retrancher derrière les ordres supérieurs pour expliquer la part des plus actives qu'il avait prise à la défense du ministère et des alentours, principalement pendant les derniers jours de la lutte.

M. Humann lui a fait remarquer que non seulement des témoignages unanimes le représentaient, comme ayant fait le coup de feu sur les barricades qui flanquaient le ministère, mais encore que la rumeur publique le désignait comme l'instigateur des incendies de la rue Royale et du faubourg Saint-Honoré. Il n'a opposé aucune protestation contre ces accusations. Il a reconnu avoir été dépositaire des ordres de Brunel et s'en être déchargé, au dernier moment, sur Gérardot.

En résumé, l'inculpé n'est pas parvenu à se disculper des faits graves qui lui sont reprochés.

Sans fournir aucune preuve, il s'est attaché à donner des explications et à essayer d'écarter sur toutes choses l'intention criminelle.

Il prétend s'être montré bienveillant envers le personnel régulier, qu'il aurait surtout protégé et fait maintenir en fonctions, et il ne s'explique pas que chacun lui soit resté hostile.

Il convient d'avoir assisté, comme témoin, à différents actes sérieux, mais aussi avoir fait tous ses efforts pour en atténuer les effets.

Il oppose des dénégations formelles aux accusations capitales que les témoins ont formulées contre lui. Il n'est pour rien, dit-il, dans les incendies de la rue Royale, et il a tout fait pour sauver le ministère. A ce sujet, il entreprend un long récit de la nuit du 23 au. 24 mai, y mêlant certains épisodes extravagants, récit qui ne fait que le compromettre davantage, et qui donne la meilleure preuve de son audace, de sa témérité, et surtout de l'ascendant qu'il possédait sur les insurgés.

 

M. le commandant Romain, commissaire du gouvernement, soutiendra l'accusation.

Me Lesenne est au banc de la défense.

Il est procédé à l'interrogatoire de l'accusé.

L'accusé demande la parole et dit :

Permettez-moi de demander si le jugement de plus ample informé, rendu au mois de mai dernier, a pour effet d'écarter ce qui m'est favorable, et notamment d'empêcher des témoins, sur la présence desquels je comptais, d'être entendus. M. Humann, officier de marine, qui m'accuse, ne doit pas venir, à ce qu'il paraît.

Me Lesenne demande communication de deux dossiers relatifs, l'un à un condamné par contumace, nommé Brunel, et l'autre relatif à des pétroleuses.

M. le président lui dit que ces dossiers lui seront communiqués.

L'accusé s'étonne que M. Palade de Champeaux, ancien officier de marine, ne soit pas là, ni M. Cazalis, pharmacien attaché à l'ambulance du ministère en 1871.

M. le commissaire du gouvernement lit une cédule, constatant que M. Palade de Champeaux, en retraite, est au Pérou ; M. Cazalis, pharmacien, est aux Indes, et M. Humann, officier de marine, en mission à l'étranger.

M. le président invite l'accusé à faire ses observations avec calme.

L'accusé : Je respecte trop mes anciens chefs pour ne pas avoir confiance en mes juges ; mais la position qui m'est faite, à moi, qui spontanément suis venu pour purger ma condamnation par contumace, est terrible, puisque je ne puis me trouver devant les témoins les plus importants.

D. Il résulte des pièces qui vous ont été lues que vous êtes accusé de plusieurs sortes de crimes et délits. Vous avez été engagé volontaire, vous êtes entré au 2e spahis, vous avez été maréchal des logis fourrier ; vous êtes parti du service avec un certificat de bonne conduite. — R. J'ai quitté le service en 1869 et me suis retiré à Rambouillet. Quand la guerre est survenue, je suis arrivé à Paris demander à m'enrôler dans le 2e spahis, dont un détachement venait d'Afrique. Quand l'armistice a eu lieu, je voulais partir prendre du service en province, mais j'ai été' pris de lièvre et suis resté. Je reconnais que j'ai exercé des fonctions civiles au ministère de la marine, mais je n'ai pas pillé ni incendié les maisons. Le 1er juin, j'ai été arrêté sur la dénonciation d'un ancien officier, M. Peyrusset, avec qui je me trouvais en bons rapports. J'ai été l'objet d'une ordonnance de non-lieu au bout de cinq mois. Au mois de novembre, on a voulu m'arrêter de nouveau et je suis parti pour la Belgique. J'ai appris ma condamnation par contumace et j'ai demandé au ministère l'autorisation de faire rectifier mon jugement.

D. Vous êtes venu en 1876 à Paris ? — R. J'ai, en allant à Paris, voulu obtenir d'être de nouveau jugé, en étant laissé en liberté provisoire ; j'ai vu des personnes considérables : on ne m'a pas arrêté ; on m'a demandé si j'étais fou, et un de ces messieurs m'a même dit : Prenez un revolver, et ce sera plutôt fait. Je suis retourné à Anvers, soucieux, regrettant de ne pas avoir pu obtenir d'être laissé en liberté provisoire et de passer devant le conseil de guerre. Quand j'ai lu l'article de M. Du Camp, dans la Revue des Deux Mondes, au printemps de cette année, cette publicité n'a fait que redoubler mon désir de faire tomber mon jugement : je suis venu me constituer prisonnier.

D. Revenons à ce que vous avez fait en mars 1871. — R. Après être resté malade jusqu'au 20 mars, j'appris le meurtre des généraux Lecomte et Clément Thomas, et je voulus faire partie de la manifestation pacifique de la rue de la Paix ; mais, voyant des gens armés, je n'y ai pas pris part. La Commune a voulu m'incorporer dans la garde nationale, parce que j'étais libéré du service militaire, sans quoi l'on m'aurait laissé neutre. Un de mes amis me recommanda au délégué au ministère de la marine, et n'ayant pas d'argent, pour éviter de porter les armes contre mes anciens frères d'armes, j'acceptai les fonctions provisoires de chef de la comptabilité au ministère ; c'était un titre, mais je n'avais pas d'employés sous moi. Ma nomination a eu lieu le 10 avril.

D. Vous avez signé des réquisitions ? — R. Simplement pour des fournitures de bureau pour mon service.

D. Qu'avez-vous fait de votre comptabilité ? — R. Elle a été brûlée pendant que je parcourais les Champs-Elysées pour voir s'il était vrai que l'armée apparaissait le 23 mai.

D. Qu'avez-vous fait à votre entrée au ministère ; où logiez-vous ? — R. J'ai assisté à l'ouverture de la caisse contenant 1.100 francs et une médaille d'or ; j'ai porté l'argent en recette. L'argent est entré dans la caisse du comptable. Je logeais dans une chambre du rez-de-chaussée. Je touchais 425 francs par mois ; j'étais avec mon ami Boiron, qui m'avait fait nommer. Une femme d'un employé du gouvernement régulier nous a fait la cuisine, car je n'ai pas dîné une fois au restaurant ; si j'y ai été, c'était le soir pour prendre un bouillon.

D. Qu'est, devenue l'argenterie ? — R. Une partie en a été donnée par M. Gablin au fonctionnaire de la Commune nommé Fontaine.

D. Les employés du ministère constatent que jusqu'au 21 mai on n'a pas eu à se plaindre de vous. — R. Tout le contraire, j'ai demandé au gouvernement de la Commune de laisser les anciens employés, qu'on voulait renvoyer, pour éviter, en toute hypothèse, des responsabilités.

D. N'y a-t-il pas eu des dîners au ministère où se trouvaient des femmes ? — R. Il n'y a eu que Mme D..., femme d'un officier, qui venait de province chercher son mari au service de l'insurrection. Elle y a dîné quelquefois, je crois.

D. Arrivons aux journées des 21, 22, 23 et 24 mai. Le 21, dans la nuit, vous avez appris l'entrée de l'armée régulière, à quelle heure ? — R. A deux heures du matin ; vers sept heures, je quittai le ministère pour aller mettre mes effets chez moi, avec Cruchon et Boisseau, directeur du matériel ; on me disait : Il faut vous cacher. Je voulais quitter Paris. Je suis allé, à neuf heures, déjeuner avec eux. Pour m'en aller, je désirais emmener Boiron pour éviter qu'en sa qualité de fils de déporté de l'Empire, il ne voulût se battre. Je revins le chercher au ministère, vers quatre heures. J'ai appris que le colonel Brunel était à la Taverne anglaise. J'ai été demander de prendre des mesures pour empêcher d'entrer au ministère de nouveaux bataillons de la Commune qui voulaient en prendre possession. Je ne pus voir Brunel.

D. N'avez-vous pas pris le titre de commandant civil de la flottille ? — R. Le lendemain, j'ai pris cette qualité pour m'opposer à l'entrée des bataillons dans le ministère, parce que je n'avais pas de costume et qu'il fallait avoir un titre pour être écouté.

D. Qu'avez-vous fait le 23 ? — R. Le 23 j'ai pris sur moi de déchirer un mandat d'amener décerné contre Gablin, Le Sage, le concierge du ministère, et Fauconnier.

D. Vous êtes allé rue Royale ? — R. Non Le capitaine des fusiliers marins qui étaient dans le ministère rangea ses hommes dans la rue ; j'ai regardé, je n'ai pas été dans la rue à ce moment.

D. Y a-t-il eu une alerte le 23 ? — R. Une jeune fille de la Taverne anglaise est venue en larmes dire que le feu était à la taverne, mis par les obus de l'armée ; j'ai été pour la calmer et retrouver sa mère ; j'ai vu deux gardes nationaux tomber atteints par les balles. La fusillade était vive.

D. Y a-t-il eu une autre alerte ? — R. Un peu plus tard un capitaine est venu au ministère, où j'étais rentré, me demander un entonnoir ; je pensais que c'était pour le vin que j'avais distribué peu avant, mais ensuite j'ai demandé pourquoi : on m'a dit que c'était pour mettre le feu à la maison du coin de la rue Royale, où est le marchand de vins. Je m'y opposai en disant qu'on n'avait pas prévenu tous les habitants, et comme les gardes nationaux s'enfuyaient par suite de détonations qui annonçaient l'approche de l'armée, je criai que c'étaient des lâches qui fuyaient et qu'on tire sur eux ; je pris même un fusil, je tirai, mais il n'y avait pas de troupes de l'armée dans la rue : c'était pour essayer le mécanisme du fusil à tabatière, que je ne connaissais pas ; je l'avais pris des mains d'un garde.

D. N'avez-vous pas demandé un chef énergique ? — R. J'ai été à l'Hôtel de Ville et là j'ai dit en effet que si on voulait défendre la barricade de la rue Royale, il fallait nommer un chef énergique ; je suis revenu au ministère vers cinq heures, et j'ai trouvé Brunel que je voyais pour la première fois, et une batterie installée dans la rue Royale. Elle envoyait des projectiles par-dessus la Madeleine, parce qu'on croyait que l'armée allait déboucher par là.

D. N'a-t-on pas fait des brèches dans les murs intérieurs des maisons de la rue Royale ? — R. Non. J'ai fait donner à manger aux femmes de la Taverne anglaise qui étaient venues se réfugier au ministère. Je ne sais rien des brèches.

D. Saviez-vous comment on chargeait la pièce de canon qui était devant le ministère dans la rue Royale ? — R. Je ne sais pas, mais on a dit qu'il y avait des étoupes autour des projectiles ; je ne crois pas que ce soit possible.

D. Avez-vous distribué du vin ? — R. Les hommes en ont demandé, et pour éviter le pillage, j'ai fait donner du vin coupé d'eau.

D. Le ministère des finances brûlait à ce moment ? — R. Oh ! depuis le lundi matin avant notre départ du ministère, le feu y était mis.

D. N'avez-vous pas su qu'on voulait mettre le feu au ministère ? — R. Je voulus m'y opposer, et pour cela j'ai dit qu'il fallait, au lieu de brûler le ministère, le défendre et s'ensevelir sous ses ruines comme les marins du Vengeur sous la première République.

D. Cette comparaison n'est pas juste : les héroïques marins du Vengeur sont morts pour la France, et vous, vous combattiez contre la France. Continuez. — R. Il y avait une confirmation de l'ordre de mettre le feu au ministère, en ayant soin de faire évacuer les blessés.

D. N'avez-vous pas dit qu'il fallait obéir aux ordres ? — R. Non, puisque je m'y étais opposé. Les personnes qui étaient réfugiées au ministère ont été prévenues par moi de la volonté de Brunel de mettre le feu. J'ai vu dans la cour Gablin et Gérardot près d'une tourie de pétrole, Langlet y était aussi ; j'ai frémi au danger qu'un accident pouvait occasionner, j'ai fait porter par un mousse cette tourie dans un appartement où il était défendu d'entrer. J'ai dit aux personnes qui étaient là : Ne craignez pas, le danger est passé. M. Cazalis m'a dit : Mais il y a encore des blessés. Je lui ai répondu qu'ils étaient dehors, puis j'ai crié : Sauve qui peut, tout va sauter ! C'était pour faire fuir tout ceux qui devaient allumer l'incendie. En m'en allant vers l'Hôtel de Ville, je rencontrai Brunel et ses hommes, chassés de la place Vendôme par l'armée régulière ; il voulait réoccuper le ministère, j'ai même été menacé d'arrestation pour en être parti avant que le feu y eût pris. A l'Hôtel de Ville, où je suis allé à ce moment, ma conduite a été blâmée également pour ne pas avoir fait mettre le feu aussitôt les ordres reçus.

D. Après où êtes-vous allé ? — R. Je suis allé me réfugier dans un garni du quartier du Temple.

Me Lesenne prend acte des conclusions qu'il dépose sur le bureau du conseil, pour demander acte de ce qu'un témoin est resté dans l'auditoire pendant la fin de l'interrogatoire. Le conseil donne acte et les débats continuent.

Avant de procéder à l'audition des témoins, M. le président donne la parole à M. le greffier pour faire connaître un rapport fait par M. Mahé, docteur-médecin du ministère de la marine, qui avait la direction d'une ambulance établie au ministère ; il en résulte que l'accusé a été vu dans la cour près d'une tourie de pétrole

L'accusé demande si c'est l'original qu'on lit ou une copie du rapport et proteste contre le sentiment que semble lui prêter M. Mahé ; il affirme qu'il a fait disparaître la tourie pour empêcher des malheurs. Il regrette que M. Cazalis ne soit pas entendu.

Mme Laurent, concierge du n° 17, rue Royale-Saint-Honoré : Le 24 mai, une voiture, qui venait du côté du ministère de la marine, s'est arrêtée devant la maison et on en a retiré du pétrole avec lequel on a enduit les chambres des domestiques, le mardi à deux ou trois heures. J'ai vu un homme en paletot gris que les fédérés traitaient avec respect, ce qui n'était pas leur habitude ; on m'a dit que c'était Dombrowski : ce qui n'était pas puisque ce dernier aurait eu un uniforme ; on m'a dit aussi que c'était Raoul Rigault, on ne savait qui c'était. Sept personnes ont été brûlées dans les caves de la maison du coin de la rue, j'en ai vu retirer les cadavres plus tard ; j'ai été chercher la marchande de vins qui était dans sa cave, en lui annonçant que le feu était au-dessus d'elle. Elle es venue avec le garçon du magasin se réfugier à la maison. On a construit une barricade à la rencontre de la rue Saint-Honoré et de la rue Royale et on y a mis une pièce de canon.

Mme Desjardins, employée de commerce : Ayant entendu le concierge de la maison du n° 15, que j'occupais, dire dans la cour que le feu allait être mis à la maison, je suis descendue ; un homme m'a apostrophée et m'a fait rentrer. Je suis sortie par un autre côté et me suis réfugiée chez Laurent, le feu a consumé la maison vers cinq heures ; plus tard une pompe et des accessoires, venant du côté de la place de la Concorde, a été amenée devant la maison.

M. Vallée, ancien marchand de vins, 16, rue Royale : Le 4 juin, en revenant à Paris, que j'avais quitté pour éviter de servir la Commune, j'ai trouvé ma maison pillée, saccagée.

L'accusé dit qu'il a protégé celui qui tenait la maison du témoin. Le témoin dit que cet homme s'appelle Jules Loyer, mais qu'il ne sait pas où il est.

Durand, concierge : Les murs des maisons 1 et 3, reliées par les barricades, étaient percés pour laisser passer un homme. Les barricades ont été faites le 22. Je ne sais au juste à quelle heure.

M. le président : Vous avez dit dans l'instruction que c'était le matin.

Le témoin : Si dans l'instruction je l'ai dit, c'est exact, car mes souvenirs étaient plus précis à ce moment que maintenant.

Mme Bourcelet, rentière : Ma fille était employée à la Taverne, et quand le feu a éclaté, elle et moi nous nous sommes réfugiées au ministère vers les cinq heures ; les fédérés nous avaient prévenues ; à une heure du matin, on a dit que le ministère allait sauter ; on m'a donné une couverture.

L'accusé : Est-ce moi ?

Le témoin : Je ne reconnais pas l'accusé pour être la personne qui m'a remis la couverture ; je croyais que c'était M. Fauconnier.

— Sur interpellation — : J'ai entendu des chants pendant la nuit et trinquer.

— Sur interpellation du défenseur — : Je n'ai pas quitté ma fille un instant.

L'accusé dit que le témoin ment et que sa fille est venue vers lui à une heure du matin et, voyant les incendies, elle aurait dit : C'est comme des feux de Bengale. La mère n'était pas à côté d'elle.

M. le président : Ne parlez pas ainsi du témoin et soyez calme en discutant les charges qui pèsent sur vous.

M. Adrien Laine, rentier : J'étais concierge du ministère, du côté de la rue Saint-Florentin. J'ai vu Matillon qui passait, vêtu d'un paletot gris. Une voiture de pétrole est entrée le 23 mai ; elle était escortée par différents hommes, dont un en paletot gris. Je ne reconnais pas l'accusé pour celui qui était avec la voiture.

Juin, quarante ans, serrurier : J'ai fait, sur réquisition, toutes les ouvertures des portes ; on m'a arrêté avec M. Gablin et un autre comme complice de Versailles ; j'ai dit que je n'étais pour personne ; on m'a retenu deux heures. J'ai vu une pompe à incendie dans la cour du ministère, et on n'a pas pu s'en servir pour lancer du pétrole.

Matillon n'a pas pris l'argent de la caisse que j'ai ouverte ; c'est Boiron et l'ingénieur qui ont reçu l'argent et les deux médailles.

— Sur interpellation du commissaire du gouvernement — : Matillon n'y était pas.

M. le commissaire du gouvernement : L'accusé lui-même reconnaît avoir assisté à l'ouverture de la caisse. Je ne veux pas dire autre chose.

L'accusé : Je suis venu à la fin de l'opération.

Le témoin — sur interpellation du défenseur — : Je n'ai pas vu Matillon près de la voiture de pétrole ni près de la pièce de canon.

Manfrina, fumiste : J'ai été arrêté et interrogé par Boiron ; on m'a relâché une demi-heure après. J'ai vu entrer une grande barrique de pétrole ; j'ai trouvé au ministère, après la lutte, des cartouches qui ont rempli deux seaux ; j'ai entendu dire qu'on voulait brûler le ministère, mais comme ils ont pris le pétrole pour brûler les maisons de la rue Royale, il n'en resta plus pour le ministère.

— Sur interpellation — : Matillon avait une certaine autorité dans le ministère.

Mme Grabel, marchande de parapluies : J'ai vu une pièce de canon mise en batterie devant le n° 6 de la rue Royale, où nous demeurions. Un palefrenier vint nous dire que le feu allait embraser toute la rue Royale. Nous avons refusé de partir, et nous sommes restés à cause de nos enfants et de nos employés, en recommandant notre âme à Dieu. J'ai vu un homme en paletot gris, qu'on disait être le secrétaire du délégué.

M. Nozay, concierge : J'ai vu plusieurs fois un homme en paletot gris qui a levé son chapeau au moment où une cantinière mettait le feu à une pièce de canon. J'étais loin et je n'ai pas entendu ce qu'il disait. Le 23, dans la nuit, par les toits de la maison du n° 7 où j'étais, j'ai passé par le n° 8 de la rue Boissy-d'Anglas, dans une maison dont l'aspect a changé, car elle a été rebâtie depuis et au moyen d'une échelle j'ai pu aller prévenir le général Douay que le ministère de la marine allait sauter, si on ne venait pas bientôt le reprendre aux fédérés.

M. le président : Je vous félicite de votre conduite dans cette occasion.

— Sur interpellation du défenseur — : Je ne reconnais pas en l'accusé l'homme au paletot gris.

La séance est levée et renvoyée à demain pour la continuation des débats.

 

Audience du 3 septembre.

 

La séance d'aujourd'hui a été consacrée à l'audition des dernière témoins ; les dépositions de quelques-uns d'entre eux sont d'une importance considérable dans cette affaire.

M. Berthaudin, quarante ans, secrétaire du cercle de la rue Royale, n° 1 : Le lundi 22, j'ai vu un individu en paletot gris causer avec des fédérés qui semblaient avoir de la déférence pour lui. Il semblait leur donner des ordres. Le lendemain, j'ai encore vu le même homme dans les mêmes conditions. Au moment de l'incendie, je n'ai pas vu cet homme. Entre trois et quatre heures, on a transporté du pétrole dans une voiture traînée par des femmes, plus enragées que les hommes ; cette voiture est sortie du ministère. J'ai vu la pièce de canon, placée dans la rue Royale, au coin de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, qui tirait à chaque instant.

Le 25 mai, dans la soirée, un garde, le fusil en bandoulière, est venu me prévenir de la part du commandant du ministère que le feu allait être mis au cercle ; il n'a pas dit si c'était le commandant civil ou militaire qui l'envoyait ; j'ai fait partir les personnes qui étaient réfugiées, et je suis resté presque seul.

J'ai vu dans la nuit du 21 des troupes de fédérés descendant des Champs-Elysées faire irruption dans le ministère.

Le 23, à deux heures, j'ai encore vu Matillon sur le seuil de la porte du ministère ; les incendies ont commencé une heure après.

Après les événements, Langlet m'a dit que l'homme au paletot gris était Matillon.

Me Lesenne : L'homme au paletot gris, a dit le témoin dans un ouvrage qu'il a publié en 1871, était gros et avait trente-cinq ans ; or Matillon est mince et avait vingt-cinq ans à cette époque.

Le témoin : J'étais à la fenêtre du cercle, à environ 18 mètres de distance de l'homme dont je parle ; je ne l'ai pas vu de plus près.

François Gablin, chef du matériel au ministère de la marine : A la fin de mars, le ministère a été occupé par des gardes fédérés. J'ai vu à l'ouverture de la caisse Matillon et d'autres. Le lundi 22 mai, le ministère a été évacué au matin ; on m'a dit qu'à dix heures d'autres bataillons étaient venus réoccuper le ministère, et que Matillon reprenait le commandement.

Matillon m'a prévenu de l'incendie qu'on voulait mettre au ministère ; je n'ai plus vu Matillon depuis.

Un homme qui avait l'ordre de mettre le feu, lorsque tout le monde était parti, un nommé Gérardot, écouta mes observations et ne mit pas le feu ; il aida même à jeter le pétrole dans l'égout.

On disait, après la fin de l'insurrection, que c'était Matillon qui avait mis le feu aux maisons de la rue Royale.

M. le commissaire du gouvernement : Dans une déclaration que vous avez faite à M. Humann lors de la première enquête, vous avez rappelé qu'on nommait Matillon le Pétroleur.

— Sur interpellation de Me Lesenne — : J'ai été arrêté par un commissaire de police de la Commune, je suis resté quelques heures en prison. Je ne sais pas qui m'a fait arrêter, ni qui m'a fait relâcher.

Matillon a pu m'être utile à l'égard de Durassier et de Peyrusset qui étaient très désagréables. Il m'a dit qu'il avait empêché de m'arrêter une fois.

L'accusé demande au témoin s'il se souvient d'avoir reçu de lui un encrier du ministère qu'il voulait mettre en lieu sûr.

Le témoin : Je ne me rappelle pas bien ce fait ; c'est possible ; l'encrier est resté au ministère, donc on ne l'a pas pris.

Je ne sais pas au juste si Matillon m'a dit qu'il faisait ses efforts pour faire rapporter l'ordre d'incendie ; c'est possible ; il y avait un affolement général. Il m'a rendu le service de me prévenir de mettre en sûreté les effets que je voulais arracher à l'incendie projeté.

L'accusé : M. Gablin ne m'a-t-il pas vu demander à Gérardot ce qu'il faisait assis sur une tourie de pétrole dans la cour ?

Le témoin : Je ne me rappelle pas ce fait.

Le défenseur : Qu'est-ce qui a poussé le témoin à offrir de l'argent à Gérardot pour ne pas mettre le feu ?

Le témoin : C'est parce que c'était, parmi les vingt gardes qui restaient au ministère, le seul gradé.

— Sur interpellation — : Je ne l'ai pas vu combattre, mais il avait l'attitude d'un combattant décidé, du 21 au 24 mai.

L'accusé : Je n'étais pas au ministère dans la matinée du lundi, le témoin a pu confondre avec moi un employé vêtu d'un paletot gris également.

Mme Weber, née Paté : Dans la nuit du 23 au 24 mai, la Taverne anglaise, que je dirigeais, a été incendiée ; mon mari m'avait dit, peu avant, que le ministère brûlait : il se trompait ; c'étaient les maisons de la rue Royale. C'est notre sommelier qui nous a sauvés, en prévenant la troupe qui arrivait. Nous étions dans la cave ; le feu était au-dessus de nous. Quand nous sommes sortis, ma sœur et sa fille sont partis se réfugier au ministère ; mon mari n'a pas voulu quitter la maison, pour être tué par la canonnade ou par le feu ; il dit : J'aime mieux ne pas sortir. Je suis restée avec lui. Brunel a logé trois jours chez moi : c'est le feu qui a servi de payement. Un jour des fédérés vinrent demander Brunel, qu'ils appelaient lâche et traître. Je lui fis part de cette scène, et lui demandai de se montrer pour calmer leur effervescence. Il sortit, et abattit d'un coup de pistolet un des réclamants. Voilà, dit-il, pour ceux qui m'appellent lâche !

Langlet, surveillant des cartes et plans au ministère de la marine : M. Matillon a été tranquille jusqu'à la grande bataille de la fin de mai.

Boiron était plus gradé que Matillon ; au moment de l'effraction de la caisse, Boiron a pris la plus grande médaille et a passé la petite à son voisin, qui était Boisseau. Il y avait là plusieurs personnes ; Matillon a reçu le sac d'argent.

Le lundi matin j'ai vu dans le corridor du haut, Boisseau, Cruchon et Boiron armés de carabines ; je suis descendu ; c'était dans la journée. La pièce de canon tirait sur la Madeleine et à chaque coup les fédérés criaient en levant leurs képis : Vive la Commune !

Le mardi, Fauconnier m'a prévenu que le ministère allait sauter. Je fis partir ma femme. Matillon m'a répété un peu plus tard le même propos : Partez, m'a-t-il dit, avec ce que vous pourrez, le ministère va sauter. J'ai dit : Je ne peux pas m'en aller, je n'ai pas grand'chose, mais il y a les collections du ministère, et puis il y a encore des blessés. On a suspendu l'exécution et on a fait partir les blessés.

J'ai vu Matillon et Gérardot près d'une tourie de pétrole, puis Matillon est parti ; je suis venu près de Gérardot, qui m'a dit : F... le camp, tout va sauter. — Mais les blessés, dis-je. — Il n'y en a pas, répondit-il. Matillon me l'a dit et m'a ordonné de mettre le feu. Gérardot n'a pas mis le feu, grâce à M. Gablin, qui ne l'a plus quitté ; j'ai cherché un jeune garçon de seize ans, qui était dans les appartements avec du pétrole, je l'ai trouvé et l'ai fait verser le pétrole dans l'égout ; je ne l'ai plus quitté.

— Sur interpellation — : Brunel était le grand chef ; Matillon, après lui, commandait, et Gérardot a été désigné pour être l'exécuteur des ordres relatifs à l'incendie. J'ai vu Matillon près des pompes à pétrole, au milieu de la cour du ministère ; elles n'ont pu servir du reste, mais c'est lui qui recevait les touries de pétrole et les munitions. Je ne l'ai pas vu donner d'ordre à ce moment.

Le défenseur : Le témoin a-t-il dit tout cela le 3 juin 1871 ?

Le témoin : Oui ; peut-être avec moins de détails, selon les questions qui m'étaient faites.

Me Lesenne : Dans le procès des pétroleuses, le témoin a-t-il dit que Matillon était l'ordonnateur des incendies ?

Le témoin : On ne m'a pas parlé, je crois, de Matillon ; je n'ai pas eu à m'expliquer à ce sujet. On a enlevé du ministère de la marine plusieurs tombereaux de munitions, après la chute de la Commune. Plusieurs personnes ont vu l'homme au paletot gris, qui était Matillon, porter du pétrole dans les maisons qui ont été incendiées rue Royale. On l'appelait l'Incendiaire.

L'accusé demande si le témoin se rappelle ce qu'il a dit à M. Humann.

Le témoin : Non.

L'accusé : M. Langlet m'a dit, quand j'ai été interrogé par M. Humann : Si le ministère est encore debout, ce n'est pas de votre faute. J'ai répondu : Ce n'est pas plus de ma faute que lorsque j'ai empêché votre arrestation. M. Langlet m'a dit : Pourquoi, Matillon, ne m'avez-vous pas prévenu du danger qui nous menaçait ? J'ai répondu que, l'initiative de chacun étant à craindre, je ne pensais pas devoir les effrayer à chaque instant sans être sûr du danger ; je les ai prévenus quand les ordres formels avaient été donnés.

Si j'avais eu la réputation d'incendiaire, comme le dit le témoin, les employés du ministère qui se trouvaient devant moi le 3 juin, au moment de l'interrogatoire que m'a fait subir M. Humann, ne m'auraient pas salué comme ils le faisaient.

Le témoin : Je n'ai pas vu cela, j'avais repris mon service.

Mme Fontaine : Le 22 mai, Brunel est venu avec des fédérés à la taverne dirigée par ma tante. Le 23, un fédéré est venu nous dire que le feu allait être mis à notre maison et que nous pouvions nous réfugier au ministère de la marine. Je suis partie en avant de ma mère, qui était au n° 13 de la rue Royale, où elle avait échangé quelques mots avec une amie. Je ne sais si elle est tombée ; elle était souffrante. Elle est venue me rejoindre peu après.

A huit heures du soir je pleurais en voyant les flammes consumer la maison de mon oncle ; l'homme au paletot gris, Matillon, que je connaissais pour l'avoir vu prendre des consommations à la taverne, m'a dit : Ne pleurez pas, c'est comme un feu de Bengale. Il a fait sortir des canons du ministère ; il allait et venait. Il a donné une couverture à ma mère qui n'avait pu prendre un bouillon qu'on lui avait offert. Quand il a dit : Partez, tout va sauter, il a donné un mot d'ordre sur un papier à un employé de la taverne nommé Têtard, qui était venu se réfugier également au ministère.

— Sur l'interpellation de Me Lesenne — : Je n'ai pas vu Matillon demander à la taverne à voir Brunel ; il s'est adressé à une autre personne, probablement.

Quand nous sommes parties, ma mère et moi et Têtard, une ambulancière armée d'un fusil et un jeune homme de vingt ans étaient avec nous ; nous les avons quittés et nous nous sommes réfugiés rue Saint-Denis ou Faubourg-Saint-Denis. M. Fauconnier est venu avec nous, il n'a pas dit que Matillon fût un incendiaire.

— Sur interpellation — : M. Matillon nous a montré des photographies de femmes mauresques et son portrait en spahi, un peu avant l'embrasement de la rue Royale.

M. Fauconnier, garçon de bureau au ministère de la marine : Jusqu'au lundi 22 mai, il n'y a rien à reprocher de. grave à Matillon ; mais ce soir-là il est revenu de l'Hôtel de Ville en disant qu'il avait le commandement du ministère.

Le mardi, il a mis des marins de la Commune sur les balcons du ministère et il a tiré des coups de fusil dans la direction de la Madeleine ; il était à la fenêtre.

J'ai donné, sur ordre de Matillon, du vin aux gardes de la barricade voisine. J'ai remis à Brunel un ordre qu'un garde a apporté et il l'a lu tout haut ; c'était l'ordre de mettre le feu. Plus tard, une autre dépêche fit savoir qu'il n'y avait pas de voiture pour transporter les blessés. A ce moment, Matillon a dit qu'il n'y avait rien à faire ici.

Matillon m'avait demandé dans la journée un entonnoir pour mettre le pétrole dans une pompe qu'il a fait sortir du ministère. Je ne sais s'il était commandant, mais il avait une apparence au moins d'autorité. Je ne faisais que passer au moment où il m'a demandé l'entonnoir, je l'ai envoyé au chef du matériel ; j'étais près de l'escalier.

— Sur interpellation — : Je n'ai pas vu Matillon faire retourner une pièce de canon, c'est par erreur que ma première déposition, devant M. Humann, contenait ce fait, que j'ai rectifié dans l'instruction qui a suivi le jugement de plus ample informé. Je n'ai pas entendu Matillon dire que l'incendie ressemblait à des feux de Bengale ; j'allais et venais à la vérité, je ne suis pas resté complètement sans sortir de la pièce où étaient Matillon et différentes personnes réfugiées au ministère. Matillon a dîné seul le 23 mai dans la chambre des officiers d'ordonnance.

Le témoin Juin, confronté avec Fauconnier, dit que lorsque la pompe est sortie du ministère, il était seul, qu'il n'avait pas vu Fauconnier, ni d'autre personne employée au ministère.

Le témoin Fauconnier soutient qu'il a vu la pompe au moment où elle sortait du ministère. Matillon était là.

Le Sage, concierge au ministère de la marine : Le lundi 22 mai, à neuf heures du matin, le 30e bataillon fédéré avait quitté le ministère ; dans la journée Matillon, m'a-t-on dit, est revenu au ministère.

Le 23 dans l'après-midi, les gardes nationaux ne voulaient plus marcher. Il y a eu une alerte, une pompe est sortie, une voiture contenant des barils de pétrole a été conduite au 13 de la rue Royale. La pièce de canon de 12 a été placée contre notre loge, elle tirait sur les maisons en face portant les nos 23 et 25.

Matillon a dit aux artilleurs de la Commune : Mes amis, mettez le feu dans les maisons. Une pièce de canon, mise en batterie, était chargée avec des boulets et avec des étoupes trempées dans du pétrole. Je voyais charger la pièce et je prévenais ma femme un peu avant la détonation, car le canon était tout près de la loge du ministère.

Fauconnier, de la part de Matillon, m'a prévenu que le ministère allait sauter et qu'il fallait partir. A deux heures du matin, je suis parti ; il y avait encore des insurgés. Je suis allé avec M. Nozay par la rue Boissy-d'Anglas prévenir l'armée du danger que courait le ministère.

Après la fin de la lutte, j'ai rencontré et fait arrêter Matillon. Il m'a dit : Je sais ce qui m'attend ; une balle dans la tête. Nous avons marché côte à côte ; c'est pendant le trajet qu'il s'est exprimé ainsi.

L'accusé proteste contre ce que dit le témoin. Celui-ci maintient sa déposition.

L'accusé ajoute que lorsqu'il a été arrêté par Le Sage et un adjudant de marine, Le Sage, qui lui donnait le bras, tremblait ; il lui a dit : Ce serait à moi de trembler, si ma conscience me reprochait quelque chose.

Me Lesenne : A quelle heure l'armée est-elle venue ?

Le témoin : A cinq heures du matin, le 25 mai.

M. le président : Le Sage, vous avez été avec Nozay prévenir l'armée, en passant par les toits des maisons de la rue Royale et Boissy-d'Anglas ; votre rôle était effacé, vous en avez fait un rôle héroïque ; je tiens à vous féliciter.

Il est donné lecture de la déposition de M. Humann. Il en ressort que M. Humann, en envoyant à la prévôté Matillon, représenté comme incendiaire par les nombreux témoignages des voisins, croyait à une prompte exécution à mort.

On entend les témoins à décharge.

M. Lagier, employé : J'ai vu, vers une heure de l'après-midi, M. Matillon au ministère de la marine le 21 mai ; j'étais, pour éviter le service actif, employé à ce ministère ; je suis resté huit jours environ. Matillon m'a répondu, lorsque je lui dis : Je voudrais bien m'en aller ;et moi aussi. J'avais un veston gris sans collet de velours. Le soir, Matillon m'a donné un laissez-passer pour quitter Paris. Il ne semblait pas s'occuper à ce moment de la défense.

L'accusé : J'ai pu lui faire avoir un laissez-passer que sa mère m'a demandé pour lui.

M. Dallemagne, propriétaire : J'étais clerc chez M. Dublin, huissier, rue Royale, 19 et 21. J'ai vu un individu, bien plus grand que l'accusé, qui a mis le feu dans la maison où j'étais.

A six heures et demie du matin, le lundi, on plaça à la barricade de la rue une pièce qui avait tiré vers le 43 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré où on croyait que se trouvait la troupe. L'autre pièce, sur la barricade de la rue Royale, a tiré le mardi seulement sur les maisons de la rue Royale 23 et 25.

On a mis le feu dans la maison que j'occupais, devant moi. Je l'éteignais à mesure qu'on l'allumait ; à la fin, un fédéré me dit : Crapule, tu éteins le feu, je vais te f... une balle dans la tête ; je pris un sabre et me mis en mesure de me défendre. Un autre individu a dit plus tard : Nous n'avons pas de pétrole ; un jeune officier a répondu : Il va en venir de la Bourse ; il en est arrivé, puis on a pris les effets qui se trouvaient chez le concierge qui était tailleur, on les a enduits de pétrole et le feu y a été mis. Un autre locataire, un ancien militaire, M. Arnould, a, avec moi, éteint le feu dans le bas de l'escalier, puis nous avons, en faisant des trous dans les murs, rejoint les chasseurs du commandant de Sigoyer, qui sont venus dans la maison pour tirer des fenêtres ; mais peu après le feu à la maison voisine prit une telle extension, qu'on ne vit plus rien, et qu'il fallut descendre. Le feu consuma la maison voisine et celle où nous nous trouvions.

M. Segers, négociant en grains à Anvers, entendu à titre de renseignement : Je n'ai eu que de bons rapports avec M. Matillon pour le commerce de grains. Il ne parlait pas politique, il gagnait 10.000 francs environ par an, quoique je ne connaisse pas son bilan, et il manifestait souvent le regret d'être condamné et le désir de se justifier.

La séance est levée et renvoyée à demain, à huit heures et demie.

M. le commandant Romain prendra la parole.

Me Lesenne présentera la défense.

Le jugement pourra être rendu dans la journée.

 

Audience du 4 septembre.

 

La séance est ouverte à huit heures et demie.

La parole est donnée à M. le commandant Romain, commissaire du gouvernement.

M. le commissaire du gouvernement abandonne l'accusation relativement à l'immixtion sans titre dans les fonctions publiques civiles de chef de la compatibilité du ministère de la marine et au port d'armes ; il demande la condamnation de l'accusé à l'égard des litres chefs d'accusation et notamment en ce qui concerne la complicité d'incendie volontaire de maisons habitées en provoquant à l'action, par abus d'autorité, des individus restés inconnus, en donnant des instructions pour la commettre et en procurant du pétrole ayant servi à l'action, sachant qu'il devait y servir.

M. le commissaire du gouvernement toutefois sollicite l'admission les circonstances atténuantes en faveur de l'accusé.

Me Lesenne, avocat, repousse le bénéfice des circonstances atténuantes ; il demande l'acquittement de son client. Pour le fait de pillage reproché à l'accusé, il soutient que l'on ne peut y voir le crime de pillage en réunion et à force ouverte, et que, s'il était maintenu, il ne pourrait l'être que comme un simple délit pour lequel la prescription serait acquise. Relativement à la complicité d'incendie relevée contre son client, il la repousse énergiquement et soutient que Matillon y est resté étranger.

M. le président demande à l'accusé s'il a à ajouter quelque chose à sa défense.

L'accusé répond : J'ai été l'objet d'une ordonnance de non-lieu en 1871, Dieu m'a donné la liberté. Je me suis volontairement présenté devant vous ; vous, que Dieu jugera aussi, voyez ce que vous avez à faire.

L'accusé est emmené hors du prétoire.

Le conseil a écarté les faits d'immixtion dans les fonctions publiques et le port d'armes et a répondu affirmativement sur les autres chefs d'accusation.

En conséquence, M. le président a prononcé un jugement qui condamne Matillon aux travaux forcés à perpétuité.

La séance est levée à deux heures et demie.

Conformément à la loi, lecture du jugement est donnée au condamné devant la garde assemblée sous les armes et avis lui est donné qu'il a vingt-quatre heures pour se pourvoir en révision.

Le condamné dit à ce moment :

Dans une heure j'aurai signé mon pourvoi en révision, car vous avez rendu un jugement inique.

 

CONSEIL DE RÉVISION.

Présidence de M. le général BOUILLE.

 

Audience du 20 septembre.

 

AFFAIRE MATILLON. — REJET DU RECOURS.

 

Deux moyens étaient soulevés par la défense : le premier était tiré de ce qu'un témoin aurait assisté à l'interrogatoire de l'accusé avant d'avoir déposé ; le second, du fait qu'une ordonnance de non-lieu ayant été rendue, le 2 octobre 1871, en faveur de- Matillon, il y a chose jugée et, tout au moins, les prétendues charges nouvelles auraient dû être acquises et indiquées dans les actes introductifs de la poursuite antérieure.

Me Lesenne, avocat, a soutenu et développé ces deux moyens dans l'intérêt de Matillon.

M. le vicomte d'Arnauld, commissaire du gouvernement, a requis et conclu au rejet du recours.

Après une longue délibération, la Cour rend la décision suivante :

Le conseil,

Sur le premier moyen :

Attendu qu'il résulte du procès-verbal des débats que le témoin Juin s'est introduit furtivement dans la salle d'audience pendant l'interrogatoire de l'accusé ; que, sa présence y ayant été presque immédiatement signalée, il a été aussitôt réintégré dans la salle des témoins ; qu'il est d'ailleurs constaté que pendant les très courts instants qu'il a passés dans la salle d'audience au moment de l'interrogatoire, il n'a pu entendre que quelques paroles sans importance ;

Attendu, au surplus, que l'observation des prescriptions de l'article 316 du Code d'instruction criminelle à l'égard des témoins n'emporte pas nullité ;

Sur le deuxième moyen :

Attendu, en droit, qu'une ordonnance de non-lieu n'affranchit pleinement un inculpé de toutes poursuites ultérieures qu'autant qu'il ne survient pas de charges nouvelles ; qu'au contraire, les nouvelles charges constituent une affaire nouvelle et que l'instruction, dans ce cas, ne porte point atteinte à l'autorité de la chose jugée et peut être reprise tant que le crime n'est pas couvert par la prescription.

Attendu, en fait, que dans le dossier relatif à l'ordonnance de non-lieu et ne contenant que sept pièces, il n'est fait aucune mention du procès-verbal d'enquête de M. Humann, officier de marine, résumant les charges graves qui ont motivé la condamnation do Matillon ;

Que, dès lors, il y a lieu de considérer comme constant que ce document important n'est parvenu à l'autorité militaire supérieure que postérieurement à l'ordonnance de non-lieu rendue le 2 octobre 1871 ;

Attendu que ledit procès-verbal, non produit dans la première information, fait mention de charges nouvelles qui, aux termes des articles 246 et 247 susvisés, justifient pleinement le second ordre d'informer en donnant aux faits de nouveaux développements utiles à la manifestation de la vérité ;

Que dès lors le conseil de guerre a été régulièrement saisi des faits de la poursuite par le second ordre d'informer, en date du 6 juillet 1872, ainsi que par l'ordre de mise en jugement, en date du 30 septembre 1872, complété par celui du 10 août 1878 ;

Par ces motifs,

Rejette à l'unanimité le recours formé contre le jugement du 3e conseil de guerre, séant à Paris, en date du 4 septembre courant.

 

(Gazette des Tribunaux, 22 septembre 1878.)

 

P. S. Matillon, gracié et amnistié le 5 juin 1879, a publié sous le titre Monsieur Maxime Du Camp et le ministère de la marine pendant la Commune, une brochure dont les principaux passages ont été reproduits dans le journal le Voltaire, le 26, le 27 et le 22 octobre 1879. Sa conclusion est que, dans l'œuvre de sauvetage, il a été le plus utile auxiliaire de MM. Mahé et Cazalis et en général de tout le personnel du ministère.

 

NUMÉRO 2.

Réquisitions.

 

Le 7 avril 1871.

Réquisitionné, de la maison Rowel et Racine, 160.000 kilogrammes de charbon.

Réquisitionné de la maison veuve Maisonnet : 75 enveloppes, 1 bouteille d'encre, 6 cahiers de papier in-4°, 1 canif, 1 grattoir, 1 flacon gomme, 1 encrier, 16 carnets, 1 registre répertoire, 1 paquet gomme à encre, 6 mains de papier, 1 boite de plumes, 12 crayons, 12 porte-plumes, 4 règles, 6 registres.

Réquisitionné 124 mètres étamine toile pour pavillon (Magasin du Louvre). — 6 pommelles, 1 douzaine aiguilles, 3 écheveaux de fil (Moriceau et fils). — 1 coffre-fort (Delarue). — 15 mètres toile (Georges et Cie). — 6 pinceaux, 500 grammes éponges, 6 balais, 6 lave-places (Rennes). — 6 kilogr. 350 ligne de cordonnet de pavillon (Thiphaine et Bourdonneau). — 5 kilogr. de bougies, 150 kilogr. de sucre (Saussoy). — 2 crics simples (Chouanard frères). — 1 longue-vue, 3 jumelles (Colombi fils).

Pris au magasin de la rue du Bac tous les outils du maître charpentier.

Réquisitionné chez le citoyen Renard, chapelier, pour fournitures désignées ci-dessous : 6 sabres marins n° 1, à 65 fr. : 500 fr. — 6 sabres marins n° 2, à 60 fr. : 560 fr. — 4 sabres marins n° 3, à 45 fr. : 180 fr. — 11 sabres infanterie, à 40 fr. : 440 fr. — 3 épées (commissaire et docteurs), à 50 fr. : 150. — 1 casquette commandant : 35 fr — 1 casquette capitaine : 30. — 2 casquettes lieutenant, à 27 fr. : 54. — 1 casquette docteur-major : 30 — galon pour commandant : 35 fr. — 1 paire aiguillettes, or fin : 150 fr. — 2 paires aiguillettes, or fin, mélangées, à 65 fr. : 150 fr. — boutons argent et or : 10 fr. — ancres argent et or : 9 fr. — 14 dragonnes, or fin, à 16 fr. : 224 fr. — 1 dragonnes, or fin, gros grains, officier supérieur : 30 fr.

(Pièce appartenant au ministère de la marine.)

 

NUMÉRO 3.

Ordre du commandant de la flottille de la Seine d'arborer le drapeau ronge à chaque bateau et sur chaque ponton.

 

MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES.

CABINET DU MINISTRE.

 

Paris, le 9 avril 1871.

Nous, citoyen commandant la flottille des canonnières de la Seine, enjoignons l'ordre immédiat au citoyen directeur de la Compagnie générale des omnibus (Bateaux-mouches) naviguant sur la Seine d'arborer à chaque bateau et sur chaque ponton le drapeau de la Commune (drapeau rouge).

Faute de se conformer aux ordres ci-dessus, j'arrêterai immédiatement le service de ladite Compagnie.

Le capitaine de frégate commandant la flottille,

AUG. DURASSIER.

 

Timbre bleu du ministère.

Approuvé :

Pour la Commission exécutive,

J. COURNET.

Timbre rouge.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

COMMUNE DE PARIS.

COMMISSION EXÉCUTIVE.

 

NUMÉRO 4.

Réclamations de Brunel, membre de la Commune.

 

Le colonel Brunel a adressé à la Revue des Deux Mondes une réclamation qui, sans rectifier en quoi que ce soit les faits que j'ai racontés, a la prétention d'expliquer la Commune. — Malgré le vague extraordinaire des idées, cette réclamation est intéressante à plus d'un titre, car elle prouve que la Commune, gouvernement du peuple par le peuple, rêvait simplement une dictature, c'est-à-dire la forme despotique dans ce qu'elle a de plus excessif. Le lecteur appréciera lui-même les théories de Brunel ; je ne répondrai, pour ma part, qu'à un seul passage de son exposé de principes. Il semble mettre en doute que des femmes — pétroleuses-Messalines — aient concouru aux incendies de la rue Royale. Les crimes reprochés à Florence Vandewal, femme Baruteau, à Hortense-Aurore Machu, femme David, à Marie-Anne-Josèphe Ménan ont été contradictoirement démontrés le 1er avril 1872 devant le quatrième conseil de guerre de la première division militaire. La Vandewal et la Machu ont été condamnées aux travaux forcés à perpétuité ; la femme Ménan a été condamnée à la peine de mort et a été l'objet d'une décision gracieuse qui lui a évité le dernier supplice. Il est possible, du reste, que Brunel, enfermé dans son quartier général de la Taverne anglaise, n'ait point vu ce qui s'est passé dans la rue Royale ; mais la Taverne anglaise a une issue dans la rue Boissy-d'Anglas et Brunel a dû certainement être témoin de l'incendie de la maison portant le n° 31, située précisément en face de la Taverne. De tout le quartier cette maison fut détruite la première ; il s'y produisit des faits de violence et de désespoir que Brunel n'a pu ignorer. Il est difficile d'admettre qu'il n'ait pas aperçu le jeune homme et les deux femmes — l'une costumée en marin, l'autre vêtue de noir et portant un bandeau sur l'œil — qui ont versé le pétrole et maltraité les locataires. J'ai cru devoir garder le silence sur ces faits, parce qu'ils n'ont été l'objet d'aucune information judiciaire. Est-ce pour cela que Brunel nie la présence des femmes au milieu des incendiaires et des incendies ? Ceci dit, pour prouver une fois de plus aux lecteurs que je ne raconte que la vérité, la vérité mitigée, — je laisse la parole au colonel Brunel. Sa réclamation fera comprendre que le repentir ou seulement le regret n'a point encore, après sept ans écoulés, visité l'âme des anciens chefs de la Commune.

 

I

CONSERVATEURS ET COMMUNE.

 

Une période de sept ans est à peine suffisante pour que des événements comme ceux de 1870-71 puissent être appréciés sans parti pris d'injustice. Plus une nation est futile, irréfléchie, impressionnable seulement aux choses du jour, plus elle demande le secours du temps pour se familiariser avec des faits dont ses propres fautes ont été les avant-coureurs. Exiger de la bourgeoisie française actuelle une appréciation saine de cette époque serait peu connaître les hommes et par trop se montrer sensible aux exubérances galliques dont le génie de M. Maxime Du Camp vient de gratifier ses lecteurs.

Deux races d'hommes absolument distinctes couvrent notre sol : l'une se dit conservatrice, l'autre progressive ; rien de commun ne les lie : idées, langage, tout les distingue. Chacune d'elles veut juger les hommes et a à son service ses journaux et ses livres : elles écrivent donc dans le goût de leur public et les données sur l'histoire sont en harmonie avec les idées admises.

La race conservatrice, en France, offre quelque chose d'étrange : on la dirait éclose par un acte capricieux de quelque sélection indépendante des forces naturelles. Elle forme un type à part.

En Angleterre et ailleurs, le conservateur est avant tout patriote. Le progrès, loin de l'effrayer, trouve en lui un support. Il comprend que noblesse oblige et que, pour conserver et prestige et puissance, il se doit avant tout au mouvement civilisateur qui entraine partout les sociétés modernes.

En France, il n'a plus qu'une seule fibre qui vibre : resserrer le présent et étouffer l'avenir. Ce qui faisait la vie de ses pères est absolument mort en lui : gloire, progrès, abnégation de soi-même sont autant de sons lugubres qui lui donnent le vertige. Il veut bien en apparence, se mêler aux autres hommes, mais c'est à la condition qu'il y trouve son profit. Les places... sans cesse il les couve, et pour en obtenir il passe sans vergogne de Philippe à César ; l'argent... il en a et le garde, excepté pour l'église ; les honneurs... toujours il les atteint, mais c'est précisément ce qui cause les malheurs de notre patrie.

C'était ce digne conservateur qui régnait en maître en 1870. Inutile de refaire ici le tableau de cette époque ; l'ennemi, chacun le sait, avait forcé nos frontières, nos armées partout battues emplissaient les prisons de l'Allemagne, nos villes sans combattre recevaient le Teuton, et la grande capitale, par le sabre de Trochu, faisait une défense ridicule.

Qui partout commandait ?... Des conservateurs.

Qui fuyait, se livrait, se vendait ?... Des conservateurs.

Quel était dès lors l'ennemi de notre gloire, le rejeton néfaste d'une époque où, comme en 1870, tout croulait ou s'aplatissait sous le talon de la Prusse ? Le conservateur.

Faut-il donc s'étonner que parmi tant de hontes il se soit élevé comme un grondement croissant, comme une aveugle rage ! que des hommes, et avec eux le peuple, aient senti bouillonner en eux des effluves de haine, des besoins de vengeance ! Paris se rendait avec 500.000 hommes, la France descendait au rang de province conquise, elle perdait sa place en Europe, et notre héritage de gloire se fondait dans des milliards livrés comme le faisait jadis le Bas-Empire aux barbares.

Pourquoi donc aller rechercher ailleurs la cause manifeste de l'explosion de 1871 et ne pas vouloir distinguer le côté surtout patriotique de cet ébranlement populaire[1] ?

Il en coûterait trop, nous ne l'ignorons pas, au parti antinational de laisser pénétrer cette vérité lugubre ; car comment expliquer, s'il n'avait pas spéculé sur nos honteuses défaites, la reviviscence de ses ardeurs monarchiques après que tout fut dit, et les honneurs sans mesure qu'il a accumulés sur la tête de ses généraux battus ?

Pour distraire le public et parodier l'intérêt qu'il feignait de ressentir pour l'honneur national, un moyen lui restait : déployer ses colères et motiver ses haines contre les hommes qui avaient su arrêter la réalisation de ses chères espérances, et se servir de l'injure et du temps pour fournir au bon roi l'occasion de monter sur le trône. De là cette cruauté sans merci exercée contre la Commune, car elle seule a détruit ce séduisant mirage ; en se soulevant elle a empêché toute surprise, et quels que soient les mots farouches dont elle est poursuivie, la France lui doit d'être en république à l'époque où nous sommes.

L'apparition dans nos rangs de scélérats sans vergogne, de femmes quasi nues, de pétroleuses Messalines qui, comme les furies de la Fable réchauffaient les courages et soufflaient l'incendie, est une invention qui aussi bien s'explique. Avec de telles images le tableau s'enlaidit et le lecteur, hors de lui, conserve dans son esprit les figures fantastiques qui le préparent à souhait pour une restauration monarchique.

L'amour du progrès, le besoin de travailler à relever le moral d'un grand peuple déchu n'est pas, nous le savons, un sentiment accessible à toutes les intelligences. Dans la nature la mort sans cesse lutte avec la vie, le passé contre l'avenir ; de même ce qui a reçu l'existence fait tous ses efforts pour ne pas être entraîné par les forces destructives. C'est donc un jeu perpétuel qui s'accomplit, et on comprend aisément que tout pouvoir sanctionné par le temps use tous ses ressorts pour conserver tout ce qui lui donnait le prestige de son ancienne puissance. En ce sens le combat n'a rien que de naturel, car la victoire est donnée au plus digne, c'est-à-dire au plus fort ; lui seul a le dessus. Cette loi est admirable, car par elle tout ce qui est faible meurt, tout ce qui est fort se conserve, et elle embrasse tout depuis l'être infime jusqu'aux grandes agglomérations d'hommes, que nous les appelions civilisations ou empires ; tout doit se rajeunir, donner des pousses nouvelles, absorber et produire, puiser dans la maternité commune, ou bien se faner, s'épuiser, puis peu à peu mourir.

Partant de ce principe, celui qui dans le temps a su dominer le monde et qui laisse après lui les racines profondes de son puissant génie, qu'il s'appelle Charlemagne ou Guillaume, a fait réellement acte de pouvoir créateur et imposé aux siècles qui le suivent le joug d'une loi qui sera acceptée comme le droit du vainqueur ; — devant cette loi la justice humaine se tait ou n'existe plus, elle s'effacera aussi longtemps que la puissance domine, et l'ordre qui s'en suit n'est qu'une soumission forcée de la fraction vaincue. Dieu aux forts donne l'empire ; aux misérables et aux faibles, la pauvreté, les fers ou l'esclavage.

Jusqu'aux temps où nous sommes la loi morale n'a jamais gouverné le monde, — une philosophie plus douce est en cela hors de cause, — aucune religion n'a même essayé d'adoucir le vainqueur, César a pris la place de Dieu et gouverne pour lui : ce concert harmonique des cœurs, une fois pénétrés par l'amour, n'a pu subsister qu'un seul jour et s'est envolé du monde avec le dernier cri de Jésus.

Eh bien, c'est sur ce pied-là et sur ce vrai principe que s'appuie la Commune.

 

II

L'histoire dira peut-être un jour que depuis l'essai d'émancipation entrepris par le peuple de France, il s'est trouvé sur cette terre, fille aînée de l'Église, une race d'hommes dont la puissance remonte à la conquête barbare. — Depuis plus de quatorze siècles ils dominent, et soit par ruse, soit par force, ils ont su résister à tous les efforts tentés pour que le sang gaulois se purge du barbare ; 89 a voulu jeter au loin nos fers, le sang par torrents a coulé, le vainqueur un moment s'est cru désarçonné et l'on crut un instant que le monde était libre. Mais un grand homme hélas ! bientôt saisit la bride, fit renaître en nous nos vieux instincts de gloire ; avec des lauriers il riva de nouvelles chaînes, et nous nous réveillâmes après être retournés plus d'un siècle en arrière. Depuis lors et pour mieux affirmer ce recul, tous les vingt ans une coupe réglée est jugée nécessaire ; le peuple se soulève sous l'impulsion cachée de ses bons gouvernements, la récolte se fait, on moissonne tant que l'on peut les épis qui s'élèvent au-dessus du commun, et une fois nivelé, le corps social s'endort jusqu'à la génération prochaine. Quoi d'étonnant qu'avec tant de moissons nous manquions parfois d'impulsion et d'audace et que, connaissant maintenant le cœur de nos ennemis, nous leur appliquions notre meilleure tactique !

C'est cette déposition de la race gouvernante, et cette connaissance parfaite que le peuple en possède qui crée le péril.

A nos portes une nation rêve de milliards et de nouvelles provinces. De l'Orient le despotisme étend vers nous ses serres et s'en prendra surtout aux lumières qu'en dépit de tout notre pays projette. Que la guerre éclate, et tout le fait croire, que nous apparaissions isolés et meurtris, où trouver des alliances ? Le seul peuple qui pourrait nous soutenir ne peut nous offrir aucun secours sur terre, et l'histoire, qui toujours se répète, ne nous promet-elle pas un nouvel Attila, moins le secours de Rome ?

Vienne le danger, qui, demandons-nous, conduira la défense, qui nous rassurera contre le péril d'hier ? Sans doute nous avons des armées nombreuses pour défendre nos frontières, quelque chose a été fait pour nous mettre sur un pied respectable ; mais-, nous le disons bien haut pour que chacun l'entende, l'organisation monarchique, qui est absolument la nôtre, ne répond en rien aux nécessités du jour. Quand un système politique n'a plus d'hommes pour le soutenir, quand ceux qui forment la tête de l'état social ont perdu et valeur et courage, le succès jamais ne saurait revenir au sein du peuple ; les assassinats périodiques ont ajouté encore au sentiment répulsif engendré parce que nous venons de dire ; demander aujourd'hui dévouement et audace serait par trop compter sur la crédulité publique.

L'organisation monarchique est donc bien morte chez nous, elle n'a plus qu'un pouvoir : c'est celui de crouler en amoncelant des ruines. Dans une époque à peu près comme la nôtre, pendant la grande lutte de la liberté contre la société ancienne, c'est-à-dire toujours celle qui à présent nous régit, les hommes de 89 préservèrent la centralisation administrative, mais organisèrent les armées d'après le système régional ; ils poursuivirent ainsi les grandes guerres de la République et sauvèrent la patrie.

En effet, quand un état social a transformé les classes en irréconciliables ennemis, quand l'amour de la patrie a été comme atrophié par les luttes politiques, c'est à l'amour du clocher qu'il faut avoir recours. Là où la vanité existe, on peut exciter le courage, et fondre des millions de soldats dans des corps où la veille personne ne s'était vu est une légèreté qui nous coûtera cher un jour. Nos ennemis l'ont mieux compris que nous et ont su grouper leurs troupes selon les règles de la simple logique. Cette faute capitale prouve que notre prétendue République n'a pas dévié de l'Empire, et l'armée telle qu'elle est constituée, n'aura ni plus de valeur, ni plus de résistance. Ce sera pour l'ennemi encore une ligne de plus à percer, un premier obstacle à vaincre, après quoi chacun de nos soldats trouvera un coin pour abriter sa crainte. Puis nos généraux publieront des volumes, nos grands hommes (?) d'État essuieront leurs paupières, de la main du czar ou de Guillaume un grotesque recevra la couronne, et tout sera dit cette fois du peuple qui s'était cru le flambeau des lumières.

 

III

Mettons de côté les sottises inventées pour salir la Commune, ou si l'on aime mieux le municipe, et voyons à quel résultat cela va nous conduire.

Sa création a dû être spontanée, quelques heures ont suffi pour former d'un seul coup ses deux branches administrative et guerrière. Beaucoup de hauts commandements ont été improvisés, on n'avait pas le temps de veiller de bien près aux facultés personnelles. Sans doute certains emplois péchaient par ignorance, mais c'est aux circonstances qu'il le faut imputer. Nous avions devant nous une Chambre royaliste : parer à ce péril et éplucher les hommes étaient choses difficiles.

Un autre écueil existait, ce n'était pas le moindre.

En temps de révolution surtout, lorsque aucune cohésion antérieure n'existe, un centre d'action suffit si des esprits façonnés de longue main au maniement des hommes se présentent sur la scène publique. Mais dans un pays comme celui-ci, où un éternel despotisme s'est appliqué sans cesse à rapetisser l'initiative de tous, et où aucune liberté n'a jamais été permise, — l'initiative individuelle est tellement amoindrie, que toute impulsion intelligente, tout mouvement coordonné ne peuvent provenir que d'une main directrice. Inutile de nous croire plus avancés que nous le sommes ; les idées républicaines sont dans le cœur du peuple, mais il n'a pu s'élever, faute de temps, ni aux sentiments, ni aux fortes exigences réclamés par une vraie république.

C'est pour cela qu'il nous fallait un chef.

Beaucoup de nous pensaient que celui qui, disait-on, avait si bien chauffé la province, dont l'art oratoire surpassait la Gascogne, mais dont on ignorait encore le génie tout personnel gonflé de tous (sic) les hyperboles, pourrait, faute de mieux, devenir notre guide. On se trompait, bien sûr, car malgré nos infortunes il valut mieux pour nous qu'au lieu du nord il prît la route du sud.

Garibaldi non plus ne répondit pas à l'appel. Nous croyions que ce grand défenseur des idées populaires finirait par une dernière couronne. Ce héros d'Amérique, ce grand donneur de trônes, à qui le danger n'a été qu'un fantôme, n'a pas su trouver le moyen de traverser les lignes d'une armée versaillaise.

Faute d'un chef, la victoire tourna bride.

Cependant Paris tout entier acclamait la Commune, conservateurs, libéraux, tous avaient accepté la nouvelle formule. Un moment toutes les forces s'unirent, l'effectif des bataillons était resté le même, et jusqu'au jour de la première bataille nous formions une phalange de plus de 500.000 hommes.

Mais, répète-t-on tous les jours, c'est par vos idées de classes, vos velléités de bouleversement social, vos renouvellements de massacres que la conscience publique effrayée tout à coup a cessé de vous suivre, et a cherché bientôt l'alliance de vos ennemis.

Pense-t-on ainsi ? Non, ce serait trop absurde. Les conservateurs n'avaient-ils pas l'intelligence dans le nombre, et les membres de la Commune n'étaient-ils pas par eux-mêmes choisis ? En quoi ces derniers diffèrent-ils de ceux nommés depuis ? vous soutenez les nouveaux et vous bafouez les autres !

Pourquoi cette conduite double... il faut bien qu'on l'explique.

En se ralliant à un mouvement républicain, le conservatisme s'était laissé égarer par un moment de fougue, puis les baïonnettes n'étaient plus là pour le soutenir ; mieux valait louvoyer un moment jusqu'à ce que l'on puisse retomber dans l'ornière. C'est toujours la même tactique : 89, 1830, 1848, 1871 n'ont pas changé un iota au fond de la nature. Derrière l'armée sa constance est superbe ; fort de son nom, de sa fortune, de ses grands principes qui croient sauvegarder propriété, famille, religion, boutique, tout s'enfle de sa faconde altière ; — mais aussitôt son rempart détruit, il tombe à plat devant l'ennemi et se sent mal à l'aise devant une situation qu'il n'est pas assez brave pour regarder en face, ni assez généreux pour travailler franchement à un peu plus de justice.

Donc le moment psychologique était trop grand pour lui ; devant un mouvement qu'il aurait pu conduire, il fit face à la Commune comme il fit face à la Prusse : il s'enfuit de Paris et choisit pour guide l'homme qui avait employé tout son astucieux génie à faire avorter la défense de la France.

Pour en finir avec cette classe dirigeante, et qui mérite si bien ce nom si on la juge dans sa marche en arrière, sa prépondérante influence nous a conduits, de culbute en culbute, à la queue de l'Europe ; la France de Louis XIV, la patrie de Voltaire, la terre des idées et du génie émancipateur, en dépit de la richesse de son sol, de l'intelligence si artistique, et si productive de ses habitants, n'a plus aucune force expansive, et n'est plus qu'un tout petit peuple ; il n'y a aucune exagération de dire que la masse même, sous l'empire de cette corrosive influence, s'est réfugiée dans le plus bas côté des humaines tendances, et tourne le sang gaulois en celui de Judée. L'espèce se propage avec peine, les faces mêmes s'enlaidissent, les corps s'avortonnent, l'éducation ne fournit plus que de petits nains dont le frétillement intellectuel n'ose aborder de front aucun des grands problèmes ; nos grands hommes de guerre nous sont fournis par la gente jésuitique qui s'entend si bien (?) à former les caractères, et cette tourbe administrative et guerrière, sans idées et sans initiative, sans cohésion que pour le mal et sans aucun amour du bien public, n'existe plus que par un effort d'équilibre, ne sert plus à rien, si ce n'est à perpétuer les haines, et ne produit plus qu'un désir, celui de la voir emportée par la prochaine tempête. Pour l'Europe qui nous observe, les deux classes qui ont été attelées jusqu'ici au timon de l'État sont arrivées l'une et l'autre à une égale décrépitude ; toutes deux ont subi l'empire qui s'exerce sur chaque chose ici-bas ; elles ont donné au monde ce qu'elles avaient de génie et de ressort ; impossible de leur demander plus, — leur puissance factice n'excite plus que le sourire ; il leur reste, en fait de gloire, de se réfugier dans les expositions publiques et de montrer au monde ce que sait faire le peuple ; elles trouveront encore un grand poète pour chanter en leur honneur les complaintes de Tibulle, mais nous ne voyons en cela qu'un peu d'orgueil sénile. Aujourd'hui où la force et l'injustice ont le gouvernement de l'Europe, le drapeau national demande des mains plus fermes, ce n'est pas l'heure de prêcher la sagesse.

Si des classes dirigeantes nous regardons la Commune, elle au moins nous a démontré, même par ce qui vous échappe, que, débarrassé, de vos étreintes mortelles, le peuple, quand il redevient lui, a toute la vitalité qui hier encore faisait trembler l'Europe. Chacun a compris que, dans le grand drame de 1871, quiconque rêve de Patrie et comprend mieux que vous la destinée d'un peuple, peut concevoir encore de bien vives espérances. Au lendemain même d'un écrasement public, lorsque tous les conservateurs étaient comme morts ou galvanisés de crainte, un pouvoir magique a débordé du sein même de Paris, et a prouvé à tous quel foyer de puissance anime le cœur du peuple. Depuis lors les grandes villes ont eu le pressentiment de ce qui se passait en nous : ce sont des nôtres qu'elles acclament et envoient à vos chambres ; le jeune bourgeois même commence à se repentir, et tous, en face d'hommes qui comme vous savent vivre, et qui comme nous savent mourir, reconnaissent aujourd'hui où était la justice, et ce qui est encore plus, le chemin de l'avenir.

Libre à vous, messieurs, de nous montrer sous des couleurs horribles ; les générations sauront à quoi s'en tenir ; nous avions dans le cœur l'idée de la patrie, et nous l'avons encore ; nous croyons que la France ne regagnera son prestige qu'après l'extirpation de ses germes de mort, et si un jour, par nous, la société repose sur des bases équitables, le siècle reconnaissant dira :

Ils ont pensé, à eux la gloire !

Ils ont osé, à eux l'avenir !

BRUNEL.

4 avril 1878.

 

NUMÉRO 5.

Procès-verbal de l'ouverture de la caisse municipale à la mairie de Paris, le 24 mars 1871, sur l'ordre du Comité central de la garde nationale.

 

Le 24 mars 1871, les citoyens Varlin et Bouit, membres du Comité central, ont requis le citoyen Garreau, Maurice, mécanicien, à l'effet d'ouvrir le coffre-fort du bureau n° 5 (Caisse des dépenses).

Le travail nécessaire à cette ouverture a commencé à 4 heures du soir, en présence des citoyens Varlin et Bouit, membres du Comité central, et des témoins suivants, requis à cet effet par les membres du Comité central.

Ces témoins sont les citoyens :

Perdreaux, capitaine, 195e bataillon ;

Roques, aide-major, 195e bataillon ;

Lacoste, commandant, 195e bataillon ;

Dereure, adjoint au 18e arrondissement.

Le coffre-fort a été ouvert à sept heures et demie du soir et l'on a en présence des témoins ci-dessus désignés, ainsi que du citoyen Josselin, procédé à l'inventaire des valeurs trouvées dans la caisse.

L'on a trouvé également la clef du coffre-fort du bureau de caisse et recettes n° 6 et l'on a fait également l'inventaire des valeurs qu'il contenait.

BUREAU N° 5.

102 billets de banque de 1.000 fr. : 102.000 fr. 169 billets de 500 fr. : 84.500 fr. — 1935 billets de 100 fr. : 193.500 fr. — 1 billet de 200 fr. : 200 fr. — 582 billets de 50 fr. : 29.100 fr. — 1082 billets de 25 fr. : 27.050 fr. — 425 billets de 20 fr. : 8.480 fr. — Argent monnayé 23.000 fr. — Argent mis en sac 6.000 fr. — Argent un sac 464 fr. — Or monnayé, espèces et rouleaux mis en sacs, 30 à 20.000 fr. chaque : 600.000 fr. — Un sac d'or monnayé : 5.180 fr. — Billon, monnaie de refonte, etc. 340 fr. — Or monnayé 100 fr. — Caisse annexée au même bureau 156 fr.

TOTAL de la caisse n° 5 : 1.078.070 fr.

VALEURS TROUVÉES DANS LA CAISSE DU BUREAU N° 6.

52 billets de banque de 1.000 fr. : 52.000 fr. — 419 billets de 100 fr. : 41.900 fr. — 97 billets de 500 fr. : 48.500 fr. — 362 billets de 50 fr. : 18.100 fr. — 90 billets de 20 fr. : 1.800 fr. — 364 billets de 25 fr. : 9.100 fr. — Argent monnayé, 30 sacs de 1.000 fr. chaque : 50.030 fr. — Argent monnayé, 1 sac : 86,50 fr. — Or monnayé, 1 sac : 4.695 fr. — Billon, 5 sacs de 50 fr. chaque : 150 fr. — 1 Billon, sac : 3,85 fr.

TOTAL du bureau n° 6 : 206.535,35 fr.

TOTAL GÉNÉRAL : 1.284.405,55 fr.

 

Cette somme a été remise au citoyen Varlin, membre du Comité central, délégué au ministère des finances.

Il a été recueilli un grand nombre de valeurs qu'il a été impossible d'inventorier pour le moment ; ces valeurs ont été déposées intégralement dans la caisse du bureau n° 6 et une partie des valeurs dans la caisse n° 5.

La caisse a ensuite été fermée et scellée par-devant les témoins sus-désignés. Une clef a été remise entre les mains du citoyen Garreau, délégué de la Préfecture de police, l'autre a été renfermée sous scellés dans la caisse même, ainsi que deux autres clefs, servant à la caisse du bureau n° 5.

Les scellés portent l'empreinte du cachet de la Préfecture do police.

Ont signé :

Les membres du Comité,

E. VARLIN, A. BOUIT.

 

Le mécanicien requis ayant assisté à l'inventaire comme délégué de la Préfecture,

M. GARREAU[2].

 

Les témoins,

Signé : LACOSTE, PERDREAUX, ROQUES, DEREURE, adjoint du XVIIIe arrondissement.

 

NUMÉRO 6.

BANQUE DE FRANCE.

 

Versements opérés aux délégués du Comité central de la garde nationale et aux membres de la Commune de Paris, depuis le 20 mars 1871 jusqu'au 23 mai 1871 :

2.500.000 fr. ont été versés au Comité central entre le 20 et le 28 mars 1871 ;

14.193.202,53 fr. à la Commune entre le 30 mars et le 23 mai 1871 ;

Soit un total de 16.693.202,53 fr.

 

NUMÉRO 7.

L'ordre d'incendier.

 

Charles Beslay a raconté deux fois cet incident, à trois années d'intervalle, dans des termes qu'il est bon de faire connaître, car la réponse de Delescluze s'est légèrement modifiée dans le second récit. — A la question : mais les incendies, est-ce vous qui avez commandé de les allumer ?Non, répondit Delescluze ; le seul ordre que j'aie donné à cet égard autorise les commandants des barricades à brûler les maisons qui flanquent leurs fortifications, si, par ces incendies, ils voient le moyen de prolonger la lutte et de repousser les assaillants. (Mes souvenirs, par Ch. Beslay, Paris, 1874, p. 412.)Non, répondit Delescluze ; ce n'est ni moi, ni le Comité. Nous avons donné un ordre aux commandants des barricades et aux chefs des légions, mais cet ordre n'autorise aucun incendie. Il ordonne aux chefs de légions et aux commandants des barricades de brûler les maisons qui servent de champ de bataille, s'ils pensent que l'incendie de ces maisons peut arrêter l'armée. Mais cet ordre ne concerne absolument que les maisons qui avoisinent les barricades. L'ordre ne va pas au delà. (La vérité sur la Commune, par Ch. Beslay, Bruxelles, 1877, p. 141.) Dans sa bonhomie Charles Beslay ne remarque même pas la flagrante contradiction qu'il prête à Delescluze et ne s'aperçoit pas que c'est là un ordre implicite de brûler Paris, car toute maison pouvait alors servir de champ de bataille et toute maison incendiée pouvait créer des obstacles à la marche en avant de l'armée française. En outre Charles Beslay oublie que, depuis le 5 mai, le docteur Parisel était à l'œuvre en qualité de président de la commission scientifique, c'est-à-dire incendiaire, et que depuis la prise du fort d'Issy les journaux de la Commune menaçaient les Versaillais d'anéantir Paris s'ils parvenaient à en forcer l'enceinte. Jules Vallès, quoique membre de la minorité à l'Hôtel de Ville et relativement modéré, rêvait fulminate, dynamite et pétrole ; qui ne se souvient de l'article écrit par lui le 10 mai dans le Cri du peuple : Si M. Thiers est chimiste, il nous comprendra. (Voir Convulsions de Paris, t. II, ch. II, le Palais de la Légion d'honneur, et ch. IV, l'Incendie.)

 

NUMÉRO 8.

Le bataillon de la Banque de France exempté du désarmement.

 

Le général de division L'Hériller, appréciant les services rendus par le bataillon de la Banque pendant la période révolutionnaire, et voulant donner à ce bataillon un gage de satisfaction particulière, tout en assurant la continuation de la garde de cet établissement, a écrit au général Douay, commandant le 4e corps d'armée, pour lui proposer de ne pas comprendre ce bataillon dans la mesure générale de désarmement.

 

RÉPONSE DU GÉNÉRAL DOUAY.

A Monsieur le général L'Hériller.

Quartier général, 27 mai 1871.

Mon cher général,

Le bataillon de la Banque fera exception ; mais quant aux autres, ils devront verser leurs armes. Donnez donc vos ordres en conséquence.

Votre affectionné,

Le général commandant le 4e corps,

Signé : F. DOUAY.

 

A Monsieur le commandant Bernard.

Paris, 27 mai 1871.

Monsieur le commandant,

Vous voudrez bien mettre à l'ordre que M. le général de division L'Hériller du 4e corps d'armée me fait connaître que dans la mesure générale du désarmement de la garde nationale de Paris une exception est faite en faveur, du bataillon de la Banque de France.

Je suis heureux d'avoir à vous transmettre cette exception, qui sera appréciée par tous comme un titre d'honneur et la récompense de deux mois de péril traversés avec une fermeté et une sagesse qui ne se sont jamais démenties.

Veuillez agréer, monsieur le commandant, mes sentiments affectueux.

Le sous-gouverneur de la Banque de France,

Signé : Marquis DE PLŒUC.

 

A Monsieur le général L'Hériller.

Paris, 29 mai 1871.

Monsieur le général,

Le corps d'officiers du bataillon de la Banque de France m'a demandé de le recevoir. — Il est venu me prier d'être près de vous l'interprète de sa reconnaissance pour l'insigne honneur qu'il sait vous devoir de la conservation de ses armes et de sa constitution.

Aucune plus haute récompense ne peut être décernée à des hommes d'honneur qui ont su pendant deux mois, au milieu de difficultés sans nombre, mettre obstacle à l'entrée d'aucun homme armé dans l'enceinte de la Banque de France.

Leur chef civil, je veux joindre mes remerciements aux leurs et vous prie d'agréer,

Monsieur le général,

Mes sentiments de haute considération.

Le sous-gouverneur de la Banque de France,

Signé : Marquis DE PLŒUC.

 

NUMÉRO 9.

La dette de l'État envers la Banque de France.

 

50 264

Adoptée le 11 mai 1877.

Lue le 18 mai 1877.

BANQUE DE PRANCE.

 

Le Conseil d'État,

Vu la requête présentée pour la Banque de France ;

Vu le décret du 11 juin 1806 ;

Vu le décret du 22 juillet 1806 ;

Vu les lois des 6 septembre 1871, 7 avril 1873 et 28 juillet 1874

Ouï M. de Baulny, maître des requêtes, en son rapport ;

Ouï Me Bellaigue, avocat de la Banque de France, et Me Godey, avocat du ministre des finances, en leurs observations ;

Ouï M. David, maître des requêtes, commissaire du gouvernement, en ses conclusions ;

Sur la fin de non-recevoir opposée au pourvoi :

Considérant que le ministre des finances, dans sa lettre adressée au gouverneur de la Banque de France à la date du 15 juillet 1875, après avoir fait connaître qu'il ne considérait pas comme fondée la prétention de la Banque de France d'obtenir le remboursement des sommes versées entre les mains des agents de la Commune, exprimait l'espoir qu'il interviendrait un arrangement et invitait le gouverneur à lui faire connaître les bases que le conseil général pourrait proposer pour cet arrangement ;

Qu'à la suite de cette dépêche, des pourparlers ont été entamés ; que c'est après que le conseil général de la Banque a eu acquis la conviction que les tentatives d'arrangement ne pouvaient aboutir, que le gouverneur a demandé au ministre de prendre une décision définitive qui pût être déférée au Conseil d'État ;

Que, dans ces circonstances, le ministre n'est pas fondé à se prévaloir de ce que, dans sa réponse, en date du 5 mars 1876, il se serait borné à se référer à sa lettre précédente du 15 juillet 1875, pour soutenir que ladite lettre avait statué définitivement sur la réclamation de la Banque et que, par suite, la Banque ne serait pas recevable à attaquer la décision du 5 mars 1876, qui n'aurait eu d'autre objet que de confirmer la précédente décision contre laquelle aucun pourvoi n'aurait été formé en temps utile ;

Au fond :

Considérant que la Banque de France, pour établir que l'État doit lui rembourser les sommes qu'elle a été contrainte de verser entre les mains des agents de la Commune, après épuisement du compte courant créditeur de la Ville de Paris, soutient qu'elle a effectué ces versements dans l'intérêt du crédit de l'État et dans celui de la fortune publique, avec l'approbation du gouvernement et que son droit à obtenir ledit remboursement a été reconnu définitivement par des lettres écrites par le ministre des finances le 10 et le 15 août 1871 ;

Considérant que, pendant l'insurrection, le ministre s'est borné, par ses lettres, en date des 50 mars, 26 et 30 avril 1871, à insister pour que les membres du conseil général de la Banque présents à Paris continuent d'y délibérer et ensuite à leur témoigner toute la satisfaction qu'éprouvait le gouvernement de leur courage et de leur dévouement et à les engager à persévérer jusqu'à la fin dans la voie qu'ils avaient adoptée ;

Que, des lettres émanées du sous-gouverneur et des membres du conseil général il résulte que ce qu'ils avaient demandé au gouvernement au moment où, par suite de l'épuisement du compte courant de la Ville, il allait, suivant leurs propres expressions, s'agir de l'argent de la Banque et du public, c'était une approbation expresse qui dût mettre entièrement à couvert leur responsabilité morale ; qu'ainsi il ne résulte pas de l'instruction que la Banque ait effectué les versements dont il s'agit, sur des injonctions ou avec une garantie qui lui auraient été données par le Ministre en vue de sauvegarder les intérêts de l'État et du public ;

Qu'il est, au contraire, établi par l'instruction qu'elle a effectué ses versements sous le coup d'une contrainte directement exercée contre elle et pour préserver ses établissements contre des actes de violence qui auraient pu exposer sa fortune et son crédit à une ruine complète ;

Qu'ainsi, bien qu'en défendant ses propres intérêts, elle ait rendu un éminent service à la chose publique, elle n'est pas fondée à contester que la contrainte qu'elle a subie ait eu le caractère d'un de ces faits de force majeure dont les conséquences sont en principe à la charge de ceux qui les subissent, sans que les dommages qui peuvent en résulter soient de nature à engager la responsabilité de l'État ;

Considérant, il est vrai, que le ministre des finances, par lettres adressées au gouverneur, de la Banque à la date des 10 et 15 août 1871, à l'occasion d'une négociation alors pendante pour le règlement des difficultés existant entre cet établissement et ta Ville de Paris, a fait connaître que le gouvernement reconnaissait qu'il devait rembourser à la Banque les sommes dont il ne lui serait tenu aucun compte par la Ville ;

Mais considérant qu'il a été établi ci-dessus que la Banque n'avait aucun droit à réclamer le remboursement desdites sommes à titre de créance contre l'État ;

Considérant que, si les ministres ont qualité, comme représentant l'État, pour contracter les engagements ou reconnaître les créances relatifs aux services publics placés dans les attributions de leurs départements respectifs dans les cas où il n'est pas autrement disposé par la loi, il ne leur appartient aucunement d'engager les finances de l'État pour accorder des dédommagements n'ayant leur cause dans aucune responsabilité préexistante du Trésor ;

Que c'est au pouvoir législatif seul qu'il appartient d'accorder les dédommagements que des raisons d'équité peuvent faire allouer, en certains cas, aux particuliers qui ont éprouvé des pertes par suite de faits de force majeure ;

Que c'est dans ces conditions que des dédommagements ont été donnés aux victimes de la guerre et de l'insurrection par les lois des 6 septembre 1871, 7 avril 1874 et 28 juillet 1874 ;

Que la Banque prétend que l'Assemblée nationale aurait sanctionné l'engagement pris par le Ministre en volant, sans aucune réserve, la loi du 6 septembre 1871, qui autorise la Ville de Paris à emprunter 550 millions sur lesquels 210 étaient destinés à rembourser pareille somme due à la Banque, alors que l'article 6 du traité intervenu entre la Ville et la Banque constatait que l'État était débiteur de 7.295.583 francs ;

Mais considérant que la loi précitée n'a eu d'autre objet que d'autoriser l'emprunt de 550 millions et l'affectation à diverses dépenses des fonds à provenir de cet emprunt et qu'elle ne contient aucune disposition qui puisse être considérée comme une approbation implicite de l'article 6 du traité précité ;

Considérant que de tout ce qui précède il résulte que la Banque n'est pas fondée à soutenir que l'État s'est reconnu débiteur envers elle de la somme de 7.295.585 francs ;

Considérant d'ailleurs que le Ministre de finances, dans le cours de l'instruction à laquelle il a été procédé sur la réclamation de la Banque, et notamment dans sa dépêche du 15 juillet 1875 à laquelle il s'est référé par la décision attaquée, a fait connaître qu'il estimait que la perte subie par la Banque ne devait pas rester entièrement à sa charge et qu'il y avait lieu d'examiner sur quelles bases un dédommagement pourrait lui être accordé et que, dans sa réponse au pourvoi, il a renouvelé cette déclaration ;

Décide :

ARTICLE 1er. — La requête de la Banque de France est rejetée.

 

NUMÉRO 10.

Adresse à MM. les administrateurs, chefs de service et employés de la Banque de France.

 

Paris, 8 juin 1871. MM. le marquis de PLŒUC, sous-gouverneur, DURAND, DAVILLIER, DENIÈRE, MILLESCAMPS, FÈRE, régents.

Pour les cœurs courageux, pour les âmes bien trempées, le devoir est toujours simplement le devoir. Mais quand il s'accomplit dans des temps aussi difficiles que ceux dont nous sortons à peine et au milieu de dangers sans cesse renaissants et croissants, le devoir peut atteindre les proportions de l'abnégation, du sacrifice et parfois de l'héroïsme.

Permettez donc, Messieurs, aux soussignés de venir vous exprimer leur profonde reconnaissance pour le dévouement sans bornes avec lequel vous avez protégé les immenses intérêts qui vous étaient confiés.

Notre gratitude s'étend également sur tous les chefs de service et employés de tous rangs qui sont restés à leur poste et ont veillé nuit et jour sur les dépôts précieux confiés à leur garde.

Agréez, Messieurs, l'assurance de notre haute considération.

(Suivent les signatures).

 

 

 



[1] Pour apprécier cet argument à sa juste valeur, il convient de se rappeler que la plupart des fauteurs du mouvement du 18 mars et des membres de la Commune avaient été compromis dans des complots contre la sûreté de l'État, antérieurs à la guerre franco-allemande. (Procès de Blois.) M. D.

[2] Ce Garreau fut successivement directeur du dépôt près la Préfecture de police et de Mazas ; voir les Convulsions de Paris, t. I.