LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA BANQUE DE FRANCE.

 

 

XVI. — ÉPILOGUE.

 

Les derniers actes du délégué aux finances. — Expulsé de son refuge. — Il erre dans Paris. — N'y trouve pas d'asile. — Arrêté. — Faux papiers d'identité. — Reconnu et dénoncé. — Jugé. — Son attitude au procès. — Condamnation très sévère. — A Nouméa. — Évasion. — Jourde attaqué par Vermersch. — Calomnies dirigées contre lui. — Plus que nul autre Jourde a protégé la Banque. — La Banque et l'État. — Refus de remboursement. — Prétention de la Ville de Paris. — Correspondance avec le ministre des finances. — Le Conseil d'État. — Arrêt défavorable à la Banque. — Adresse de la finance et de l'industrie parisiennes. — On aurait dû décorer le drapeau de la Banque. — Ingratitude de l'État envers la Banque, envers M. Rouland et M. de Plœuc.

 

François Jourde n'eut point le sort de Charles Beslay. Pendant que les grands criminels de la Commune se cachaient et parvenaient à passer les frontières, le délégué aux finances ne trouvait personne qui s'intéressât à lui et n'échappait que par miracle à une exécution sommaire. Il avait suivi le Comité de salut public de l'Hôtel de Ville à la mairie du XIe arrondissement, s'était avec lui transporté à Belleville et avait sans doute présidé à la dernière distribution d'argent (40.000 francs), qui fut faite le samedi 27 mai, au matin, dans une petite maison portant le n° 145 de la rue Haxo, entre quelques chefs de la révolte encore présents, mais prêts à fuir.

La Commune n'est plus, le Comité central s'agite encore ; nul ensemble dans les dernières convulsions de la défense ; chacun se bat à sa guise. A ce moment, Jourde disparaît. Épuisé de fatigue, sur pied depuis six jours, ayant à peine pris quelques heures de repos pendant cette lutte pleine de crimes, à laquelle, quoi qu'il ait pu dire depuis, il ne s'est jamais associé, il entra dans' une auberge de la rue du Chemin-Vert, monta dans une chambre au cinquième étage, se jeta sur un lit et s'endormit de ce sommeil frère de la mort que connaissent bien les fugitifs, lorsqu'une fois ils se croient en sûreté. Quand il se réveilla, le dimanche, au petit jour, la rue du Chemin-Vert était occupée par un bataillon de ligne. La fuite était impossible ; il attendit. Des perquisitions furent faites, auxquelles il fut soustrait par l'inadvertance des soldats. Il fut imprudent ; pour se rendre méconnaissable, il avait coupé ses cheveux et sa barbe. A cet instant de suspicion universelle, c'était se dénoncer. Le logeur remarqua la métamorphose et, dès le lundi 29, pria Jourde, — dont il ne savait même pas le nom, — d'aller chercher asile ailleurs.

Jourde avait sur lui 9770 francs, reliquat de son dernier compte, et des papiers d'identité très nombreux, — trop nombreux peut-être, — au nom de Roux : passeport, carte d'électeur, lettres, quittances de contribution, laissez-passer franco-allemand ; il y avait là une profusion de renseignements qui devaient exciter les soupçons au lieu de les assoupir. Tout le jour il vagua dans Paris, espérant peut-être que quelque porte s'ouvrirait devant lui. Dans cette longue promenade, il put comprendre à la joie de la population l'horreur que l'insurrection avait inspirée. Paris avait subi la Commune ; mais, délivré enfin, il se redressait contre elle, demandait la mort des coupables et les eût étranglés, s'il eût pu les saisir. Le Siècle constatait un fait vrai lorsque, dans son numéro du 27 mai 1871, il écrivait : La vie des citoyens ne pèse pas plus qu'un cheveu dans la balance de la justice populaire ; pour un oui, pour un non, on est fusillé.

Pendant quinze heures, Jourde marcha, et la nuit était venue depuis longtemps déjà lorsqu'il arriva rue de la Glacière, où demeurait un vieux chiffonnier, ancien ami de son père. Il connaissait cet homme depuis vingt ans, lui avait rendu service pendant son passage à la délégation des finances, et venait lui demander un asile sur lequel il avait droit de compter. Il fut accueilli par un refus, et comme il insistait, sollicitant quelque pitié pour sa lassitude, il s'entendit menacer d'une dénonciation. C'est dur d'avoir cru travailler au bonheur du prolétariat et d'être reçu de la sorte par un prolétaire. Il éprouva l'amertume des bannis, pour qui tout cœur se ferme et toute porte se clôt. Il erra dans les terrains déserts qui bordent la Bièvre, évitant les patrouilles, faisant des crochets pour passer loin des sentinelles, nombreuses dans ce quartier, que l'on fouillait déjà pour y retrouver Sérizier, l'assassin des dominicains d'Arcueil. Il voulut revenir vers le centre de Paris, fut arrêté à deux heures du matin, rue de Grenelle-Saint-Germain, par des gardes nationaux porteurs du brassard tricolore, que tous les fédérés, du reste, s'étaient empressés d'arborer, dès le 22 mai, aussitôt que leur quartier avait été occupé par les croupes françaises.

Conduit au poste et interrogé, il montra ses papiers d'identité. Il soutenait qu'il se nommait Roux et qu'il demeurait rue du Bac. On envoya chercher le portier de la maison qu'il prétendait habiter ; le portier ne le reconnut pas. L'affaire se gâtait. Jourde était alors âgé de vingt-huit ans ; l'étude des hommes n'avait point encore mûri son expérience ; il se réclama de son ancien maître de pension. Celui-ci vint, poussa quelques lamentations et le dénonça. Jourde se crut perdu, destiné à être tout de suite passé par les armes ; il n'eut point de faiblesse ; il remit l'argent qu'il avait en poche, ne réservant que 120 francs qui lui appartenaient. Quelques instants après son arrestation, l'ordre fut envoyé à tous les chefs de corps, par le maréchal duc de Magenta, de ne plus procéder à aucune exécution. C'est ce qui le sauva. Après avoir été dirigé sur le ministère des affaires étrangères, où il subit un long interrogatoire, il fut ligotté et mené à l'ergastule du Luxembourg.

Il fut compris dans le procès fait aux membres de la Commune et comparut à Versailles devant le 5e conseil de guerre. Du 7 août au 5 septembre 1871, Jourde, en compagnie de ses coaccusés, resta sur la sellette. Son attitude fut remarquée : c'était peut-être celle d'un coupable, à coup sûr ce n'était pas celle d'un criminel ; elle ne ressemblait en rien à celle des seize autres individus que l'on jugeait en même temps que lui. En relisant ces débats on reste frappé d'un fait important : Jourde s'occupe à peine de la Commune et du Comité central ; il ne parle ni des massacres ni des incendies, que nul du reste ne songe à lui reprocher : ce n'est ni un homme politique, ni un socialiste, ni un conspirateur qui se défend, c'est un comptable qui fait effort pour prouver, et qui prouve, que ses comptes sont en balance et que sa probité est de bon aloi. Que cela soit à la décharge de Jourde. Tout lui semble indifférent, pourvu que ses additions soient reconnues exactes et que l'on ne puisse élever de douté sur son honorabilité professionnelle. Au cours du procès l'on apprit que, pendant la durée de la Commune, alors qu'il était au pouvoir, sa femme, —sa maîtresse, — avait continué à aller blanchir le linge au lavoir public ; que son enfant avait été envoyé à l'école gratuite et que lui-même prenait ses repas dans un humble restaurant de la rue de Luxembourg. Le restaurateur présenta sa facture ; du 16 avril au 22 mai, Jourde, pour ses déjeuners et ses dîners, avait dépensé 224 francs. Les viveurs de l'Hôtel de Ville et de la Préfecture de police qui, assis sur les bancs du conseil de guerre, ont écouté cette déposition, ont dû sourire en constatant la sobriété de l'ancien délégué aux finances.

Il eut tort d'accepter, — de rechercher, — une fonction sous un gouvernement insurrectionnel, mais il sortit de la Commune les mains pures de sang, de pétrole et d'argent. Il a prononcé devant ses juges un mot qui doit être retenu : L'on a favorisé le départ de Beslay, délégué de la Banque, et de Theisz, délégué à l'administration des postes, parce qu'ils ont sauvé ces deux établissements ; mais tous deux relevaient de la délégation des finances : si la Banque et. les Postes ont été sauvées, croyez bien que je n'y ai pas nui et que je mérite les mêmes immunités que mes deux subordonnés. Sans nous permettre d'incriminer la chose jugée, il nous semble que l'article 258 du code pénal, relatif à l'usurpation de fonctions, suffisait à le punir[1]. Le conseil de guerre n'a point été de cet avis, et Jourde fut condamné à la déportation simple.

Il fut envoyé à la Nouvelle-Calédonie et put utiliser ses aptitudes de comptable à Nouméa. Il eut l'esprit de n'y pas rester longtemps ; aidé par un Allemand auquel il avait inspiré de l'intérêt, il prépara un projet d'évasion hardi qu'il sut mener à bonne fin. Moyennant une somme de dix mille francs payables à Melbourne, un capitaine de vaisseau américain mit le navire qu'il commandait à la disposition de Jourde et de ses amis, qui en profitèrent. Dans la nuit du 20 mars 1874, Jourde, Ballière, Bastien-Granthille, partis en canot de Nouméa, furent rejoints par Henri Rochefort, Olivier Pain et Paschal Grousset, qui venaient de la presqu'île Ducos[2]. Les six évadés purent gagner le navire et ne tardèrent pas à rentrer en Europe. Cela fit du bruit dans le temps et le ministère de la marine n'eut point les rieurs de son côté.

A son arrivée en Suisse, Jourde éprouva une déconvenue. Il pouvait croire qu'en qualité de ministre des finances de la Commune, il avait droit à quelque reconnaissance de la part des insurgés impénitents. Au milieu d'une ville en désarroi et de l'administration la plus incohérente qui fut jamais, n'était-ce pas lui dont les efforts avaient réussi à nourrir une armée sans cohésion, une population sans ressource, un gouvernement où le grotesque se mêlait si bien à l'odieux que l'on ne savait jamais, au début, s'il fallait rire ou pleurer d'avoir à le subir. Certes un tel tour de force méritait quelques égards, car jusqu'à la dernière heure, jusqu'au refuge suprême de la rue Haxo, Jourde avait apporté leur pitance à tous ces gens-là. Il ne se doutait guère, pendant qu'il était en prison ou à Nouméa, de ce que ses anciens complices avaient dit de lui ; il eut le loisir de l'apprendre à Genève.

Vermersch, aussitôt qu'il fut parvenu à Londres, après la chute de la Commune, s'était empressé de publier un de ces journaux que Jean-Jacques Rousseau désignait d'un nom que nous n'osons répéter. Cette feuille, trempée de venin et rédigée par une vipère, s'appelait le Qui vive ? Vermersch, qui, dans son Père Duchêne, avait dénoncé tout le monde, continuait le même métier parmi la bande d'assassins et d'incendiaires réfugiés loin de l'action des lois françaises. Poursuivant de sa haine ceux qui n'avaient pas su tout tuer, tout brûler, tout voler, il disait : Nous ne sommes ici, et six ou sept mille hommes du peuple ne sont à Nouméa et à l'île des Pins, que par la faute de ceux qui sollicitèrent les premiers postés de la cité, sans avoir aucune des qualités nécessaires pour les remplir. Nous payons tous pour leur sottise, et le sang de trente mille fusillés des journées de mai retombera éternellement sur leur tête[3].

De tous les fonctionnaires de la Commune, Jourde, alors condamné, détenu, ou déporté, fut celui que Vermersch attaqua avec le plus d'acrimonie. Pendant le mois de novembre 1871, le Qui vive s'acharne à baver sur l'ancien délégué aux finances. D'après ce Vermersch, François Jourde a volontairement trahi le peuple de Paris, au profit du gouvernement de Versailles, et M. Thiers, en reconnaissance des services rendus, le destinait à remplacer à la Préfecture de police le général Valentin, démissionnaire. Tout ceci est agrémenté des épithètes de lâche, de gredin, de mouchard et d'agent versaillais. Jourde fut très affecté de ce torrent d'injures, derrière lequel il croyait voir l'opinion formulée par ses anciens amis de la Commune ; en ceci il prouva que son intelligence était médiocre et qu'il ignorait que le mépris de certains misérables est un titre au respect des honnêtes gens. Il voulut obtenir une réparation de Vermersch, ce qui était puéril, et se fit représenter par Avrial et par Lefrançais qui, comme lui, avaient appartenu au parti socialiste, à la minorité de l'Hôtel de Ville.

Ce fut peine perdue ; le Vermersch débonda une fois de plus son tonneau de fiel et lâcha sur Jourde une quantité d'insultes vraiment extraordinaire. Reprenant phrase à phrase tout l'interrogatoire que Jourde a subi devant le 3e conseil de guerre, il conclut : Il résulte donc des pièces qu'on vient de lire que Jourde, de son propre aveu, n'est entré dans la Commune de Paris que dans le but de la trahir, de la priver de ses moyens d'action et de la faire tomber le plus vite qu'il lui serait possible dans les mains de ses ennemis... que, loin de dissimuler son odieuse conduite pendant l'insurrection, il fait au contraire étalage de sa honte et de son infamie... il a feint d'être touché d'un mouvement populaire pour le faire dévier, dût s'ensuivre le massacre de toute une population. — L'accusation est formelle ; elle est à retenir, car en la rapprochant de l'opinion émise par Lissagaray, par Paschal Grousset, et que j'ai citée déjà, on peut comprendre ce que le parti terroriste, la majorité de la Commune, aurait fait de la Banque si le vieux Beslay et si Jourde ne l'avaient défendue : non point peut-être pour obéir aux injonctions de la probité abstraite, mais parce qu'ils la destinaient à servir de moteur à la machine économiste qu'ils avaient imaginée.

Que ce soit pour un motif, que ce soit pour un autre, ils ont aidé au salut de la Banque de France, et nous devons, en toute loyauté, leur en être d'autant plus reconnaissants, que les détritus de la Commune ne le leur ont point pardonné. La lutte a été souvent très vive sur ce point dans les conciliabules secrets de l'Hôtel de Ville. Pendant que quelques meurtriers, Rigault, Ferré, se jetaient sur les magistrats, les prêtres, les gendarmes, un bon nombre de blanquistes et de jacobins, sans négliger précisément l'incarcération des honnêtes gens, voulaient établir ce qu'ils nommaient la terreur des capitaux, c'est-à-dire faire main basse sur toutes les grandes compagnies industrielles et financières que l'on eût confisquées au profit de l'État. Dans ce cas, la Banque eût été la première dévalisée, et il est fort probable que les metteurs en œuvre du pillage se seraient retirés de là avec quelques rentes pour aller vivre à l'étranger. Par les reproches qui ont été adressés à Jourde, il nous est prouvé que sa probité n'a pas fléchi, qu'il a été résolument le bon complice du père Beslay dans l'intention que celui-ci avait manifestée de protéger le crédit de la France en ne permettant point que l'on portât à la Banque des atteintes trop dures. Je le répète, Jourde ne faisait qu'émettre une vérité, lorsque le 19 mai il écrivit : Si je succombais seulement une heure, vous savez ce qui en résulterait. Il en serait résulté l'anéantissement de trois milliards[4].

Ces trois milliards, la Banque a su les conserver ; mais, quoi que l'on ait pu croire, elle n'est pas sortie absolument indemne de la crise qu'elle a traversée en 1871. Elle avait cependant agi avec prudence, et lorsqu'elle avait vu que le compte courant de la Ville de Paris n'allait pas tarder à être épuisé, elle avait signifié au gouvernement que si l'État ne prenait à sa charge les réquisitions qui lui seraient encore imposées, elle refuserait de s'y soumettre et courrait les risques d'une aventure définitive. J'ai reproduit, on se le rappelle, les lettres qui ont été échangées à ce sujet vers la fin du mois d'avril entre le conseil de la Banque et le ministre des finances. Le messager du sous-gouverneur, M. de Lisa, inspecteur, avait rapporté à cet égard les assurances les plus positives. Les paroles du ministre pouvaient se résumer ainsi : Donnez le moins d'argent possible, mais donnez ce qu'il faudra pour éviter un péril sérieux ; les sommes qui vous seront extorquées seront considérées comme des avances faites à l'État, qui vous les remboursera. C'était rassurant, car dans l'état des choses, alors qu'il était impossible de faire approuver le contrat par une sanction législative, la Banque et le ministre des finances avaient qualité pour traiter. L'une et l'autre le croyaient du moins, car ils étaient de bonne foi. Il paraît qu'ils s'étaient trompés, et l'événement se chargea de le leur démontrer.

Du 20 mars au 23 mai, la Banque de France avait payé à la Commune révolutionnaire la somme de 19.695.202 francs, qui avait été violemment réquisitionnée : sur ce total, 9.401.819 francs formaient le compte courant de la Ville de Paris et 7.293.383 francs provenaient des fonds appartenant à la Banque elle-même ou au public. La Ville de Paris émit d'abord, dès le 2 août 1871, la prétention de réclamer à la Banque le solde créditeur que celle-ci avait abandonné à la Commune. C'était insoutenable et le ministère des finances mit spontanément fin lui-même à ce commencement de conflit en écrivant au gouverneur (10 août 1871) : Que la somme de 16 millions environ qui a été payée par la Banque à la Commune de Paris est reconnue par nous comme dette, soit de l'État, soit de la Ville ; mais que le compte à faire sera fait entre la Banque et l'État, qui se porte fort pour la ville de Paris. Cinq jours après, sur les instances de M. Rouland, M. Pouyer-Quertier écrivait de nouveau : Je n'hésite pas, puisque vous le désirez, à vous dire que le gouvernement accepte toute la responsabilité des sept millions et que la Banque n'a aucun risque à courir pour celte somme. L'État se réserve seulement son droit de régler définitivement son compte avec la Ville pour cette' somme de sept millions.

Il est probable que le ministre des finances, en libellant cette lettre qui équivalait à un engagement et qui reconnaissait la dette de l'État envers la Banque, pensait à l'article 4 de la loi du 15 vendémiaire an IV, en vertu de laquelle chaque commune est responsable des délits commis à force ouverte ou par violence sur son territoire. Cette loi seule, en effet, couvrait la Banque de France et lui assurait la restitution des sommes que l'insurrection lui avait arrachées. A la fin du mois d'août un traité intervint entre la Ville de Paris et la Banque pour régler les conditions du remboursement des 210 millions avancés pour frais de guerre en janvier 1871 — contribution imposée à la ville par les Allemands, au moment de la signature de l'armistice —. Dans l'article 6 de ce traité, il est dit : Quant aux 7.292.383 francs pris par les agents de la Commune révolutionnaire, mais sur les fonds propres de la Banque, ils seront directement remboursés par l'État, qui s'en est reconnu débiteur. Tout cela est clair et n'a besoin d'aucune glose pour être compris. La Banque, assurée de rentrer dans sa créance, sachant que le gouvernement avait quelques embarras d'argent, ne se montrait pas exigeante et n'envoyait point de papier timbré à son débiteur. On se disait : Le Trésor est bon pour payer sept millions ; il les payera puisqu'il les doit, puisqu'il a reconnu qu'il les devait ; et l'on attendait.

On attendit si bien que le temps commença à paraître long. Le gouverneur, sans perdre patience, écrivit, le 27 juin 1874, au ministre des finances, pour le prier de faire rembourser à la Banque les sept millions qu'elle était en droit de réclamer. Le danger était passé, le souvenir des services rendus était affaibli ; on n'était plus au jour où l'on disait à la Banque : Le crédit de la France est entre vos mains, ne reculez devant aucun sacrifice pour le sauver ; nous considérons comme avances faites à l'État les sommes que vous serez obligée de payer à la Commune. Pour de petites gens, comme vous et moi, c'était là un engagement sacré que plusieurs fois on avait renouvelé sans hésitation ; mais l'État n'a pas de point d'honneur ; il est en cela semblable à la politique : il n'a que des intérêts et se moque du qu'en dira-t-on. A la Banque, qui demandait, pièces en main, le remboursement de sept millions, on offrit 1.200.000 francs.

C'était dérisoire ; elle refusa. On haussa le chiffre de la somme proposée ; on liarda, on marchanda sans parvenir à se mettre d'accord. L'État ne démordait pas de ses prétentions à réduire une dette contractée dans un but de salut général ; il niait que M. Pouyer-Quertier, ministre des finances, eût eu le droit d'engager le trésor ; il préféra faire, en quelque sorte, une banqueroute partielle et déclara tout net qu'il ne payerait pas la totalité de la somme. Le conseil général de la Banque rejeta toute transaction. L'affaire fut portée devant le Conseil d'État, qui, jugeant au contentieux, rendit un arrêt défavorable à la Banque[5].

Je suis, je l'avoue, un pauvre clerc en matière de finances et je suis persuadé que le Conseil d'État n'a point agi sans raisons sérieuses en prononçant cet arrêt qui m'étonne ; je croyais seulement que le vieil axiome : Dette d'honneur ne se prescrit, indiscutable entre particuliers, avait aussi toute valeur entre les administrations de l'État. C'est là une erreur dont il faut revenir. Lorsque le sous-gouverneur, les régents, tous les fonctionnaires de la Banque, demeurèrent à leur poste, ils se mirent en révolte ouverte contre l'insurrection et ne lui cédèrent pas. Quel que fût leur intérêt personnel à la conservation de l'établissement financier qu'ils représentaient, ils auraient été tentés de se mettre en sûreté et le souci de leur propre sécurité les aurait éloignés de Paris, si l'État ne leur avait déclaré qu'en restant là où étaient le péril et l'honneur, ils faisaient œuvre de salut public et de défense sociale. Au lieu de porter devant le Conseil d'État une question qu'il suffisait de connaître pour la résoudre, il fallait consulter la finance de Paris et lui demander ce qu'elle pensait des services que la Banque lui avait rendus par son attitude pendant la durée de la Commune. Cette réponse n'eût point été douteuse, car elle avait déjà été formulée, dès la fin de mai 1871, dans une adresse, solennellement portée à MM. de Plœuc, sous-gouverneur, Durand, Davillier, Denière, Millescamps, régents, Fère, censeur. Le haut commerce, la haute industrie, la haute finance sont unanimes : Permettez donc, messieurs, aux soussignés de venir vous exprimer leur profonde reconnaissance pour le dévouement sans bornes avec lequel vous avez protégé les immenses intérêts qui vous étaient confiés[6]. Si à ce moment l'État avait déclaré qu'il ne se considérait pas comme responsable du préjudice pécuniaire causé à la Banque par les exigences de la Commune, une souscription, en quelque sorte nationale, ouverte dans les régions parisiennes, eût fait rentrer dans les caisses de l'hôtel de la Vrillière, les sommes que, sur l'autorisation du ministre des finances, les régents et le sous-gouverneur avaient livrées à la Commune.

Je ne puis juger le fait en homme d'État ni en homme de finances, car je ne suis ni l'un ni l'autre ; au point de vue de la rectitude des relations, je le trouve peu correct ; au point de vue économique, je le trouve maladroit. Que la Banque ait à supporter une perte de sept millions, c'est peu de chose, en vérité ; j'en conviens ; mais cela diminue d'autant la valeur des billets en circulation et cela nous apprend que l'État, quitte à léser son intérêt moral, peut nier ses dettes et refuser de les payer, lorsqu'il y trouve son intérêt matériel : ce qui est une révélation qu'il eût mieux valu ne point faire. En outre, l'affaiblissement de la protection que l'État doit à la Banque ne peut que produire l'affaiblissement de la confiance que la Banque avait dans l'État, d'où résulte l'affaiblissement du crédit public. Si les termes du procès étaient soumis au verdict de l'Assemblée nationale, il me semble certain qu'une majorité considérable donnerait gain de cause à la Banque[7]. L'Assemblée se rappellerait que si, en avril 1871, une sanction législative n'a pas été donnée aux engagements pris, au nom de l'État, par M. Pouyer-Quertier, c'est qu'alors il y aurait eu péril à proclamer que le gouvernement prenait à sa charge les réquisitions de la Commune. Celle-ci, forte de ce décret, eût immédiatement vidé les caisses de la Banque.

La leçon ne sera pas perdue. La Banque, qui a tant fait pour la France pendant la guerre et pendant la Commune, sait aujourd'hui à quoi s'en tenir ; du haut de sa grandeur elle peut accepter avec quelque commisération l'ingratitude qui a payé ses services. Après l'emprunt qui servit à accélérer la libération du territoire, notre ambassadeur en Angleterre célébrait, au banquet donné, le 23 mars 1873, par le lord-maire, les ressources de la France. Soit ; sur ce fait il ne faut point disputer. Mais qu'auraient été alors les ressources et le crédit de la France, si la Banque avait été enlevée par les hommes de la Commune ? et elle l'eût été, sans aucun doute, si elle n'eût consenti à abandonner les sommes qu'on lui demandait, et ces sommes elle ne s'est résolue à les livrer qu'après avoir reçu la promesse que l'État les lui rembourserait. C'est ce qu'il ne faut pas oublier. Le meilleur de notre richesse était à la Banque ; si celle-ci avait été dévalisée, la France faisait banqueroute. Cela valait bien que l'on ne manquât pas aux engagements consentis vis-à-vis d'elle.

Mieux que tant d'autres, elle a, dans ces jours douloureux, bien mérité de la patrie et nulle récompense collective n'est venue lui prouver que la France ne l'ignorait pas. Lorsque dans une bataille un régiment a enlevé un étendard ennemi, on décore le drapeau. Quand, le 19 juin 1859, après Magenta, le maréchal Mac-Mahon décora le drapeau du 2e zouaves, il était tellement ému qu'il ne pouvait parler. Le drapeau de la Banque qui, pas une seule minute, n'a été remplacé par le drapeau rouge, était digne de cette distinction, et le jour où il a été relevé, en présence du petit bataillon sacré qui l'avait gardé intact, emblème du crédit qu'il avait eu à défendre, on aurait dû lui attacher à la cravate la croix de la Légion d'honneur.

On m'a dit qu'éclairée par l'expérience, la Banque s'était mise en mesure de ne plus s'exposer aux avanies et aux périls dont elle a été atteinte pendant les journées de la Commune et qu'elle pouvait désormais évacuer son encaisse métallique et fiduciaire avec une rapidité vraiment féerique. Toutes les dispositions sont prises ; à la première alerte, les caisses, les serres et les caves seraient vides. Quels moyens la science a-t-elle mis aux ordres de la Banque ? C'est là un secret qu'il me sera d'autant plus facile de ne pas divulguer que je ne le connais pas. Dorénavant, du moins, l'État n'aura plus à refuser de rembourser des réquisitions forcées, puisque l'on n'en pourra faire en présence de coffres dégarnis ; la Banque n'aura plus à sauver Paris du pillage et elle n'aura plus à supporter une perte de quelques millions, sous le prétexte mal choisi que ceux-ci représentent pour elle une sorte de caution ou de prime d'assurance.

J'ai parlé d'ingratitude ; on n'en a pas seulement témoigné à l'institution financière elle-même, on en a témoigné aux hommes qui l'avaient dirigée pendant la guerre et pendant la Commune, à ceux qui, sans compter, s'étaient offerts à la France, à ceux dont les prudents sacrifices avaient évité un désastre. Dès le 8 juin 1871, M. Rouland est remplacé au gouvernement de la Banque par M. Ernest Picard. On se rappelle l'impression produite alors par ce fait sur l'opinion publique. Le conseil des régents fut peu satisfait et ne dissimula pas son mécontentement. M. Picard était un homme d'esprit. Il se rendit compte de la situation et comprit qu'il aurait, en qualité de, gouverneur, à vaincre des difficultés qu'il ne rencontrerait pas ailleurs. Son ambition changea de but, et il troqua son fauteuil de gouverneur contre un portefeuille de ministre plénipotentiaire. Il s'épargna de la sorte bien des ennuis, et laissa M. Rouland continuer l'œuvre à laquelle il s'est consacré depuis déjà tant d'années[8].

Quand au marquis de Plœuc, qui avait été le capitaine du vaisseau pendant la tourmente et qui ne s'était point ménagé pour le conduire à bon port au milieu des écueils dont il était entouré, peu s'en fallut, à l'heure de la victoire, qu'on ne lui dressât un autel : Optimo, maximo. Lui, du moins, il put croire qu'il avait inspiré quelque sentiment de reconnaissance au gouvernement. Il n'a point perdu pour attendre. Par un décret en date du 5 janvier 1878, signé du maréchal Mac-Mahon et rendu sur la proposition du ministre des finances, M. le marquis de Plœuc, sous-gouverneur à la Banque de France, est nommé sous-gouverneur honoraire. En bon français, le marquis de Plœuc est destitué. Dans sa lettre d'adieu au conseil des régents, il put dire sans s'exposer à être démenti par personne : J'emporte dans ma retraite la satisfaction de pouvoir me dire qu'en toutes circonstances j'ai servi les intérêts qui m'étaient confiés avec le plus entier dévouement.

Nous avions cru jusqu'à présent que certains services éclatants faisaient les fonctions inamovibles ; la tentative de remplacement dont M. Rouland a été l'objet au lendemain de la Commune, la révocation du marquis de Plœuc quelques années après son commandement en chef pendant l'insurrection, prouvent que nous nous étions trompé ; nous le regrettons, et tous les hommes que n'aveugle pas la passion politique le regretteront avec nous.

 

FIN DU TOME TROISIÈME

 

 

 



[1] Art. 258. Quiconque, sans titre, se sera immiscé dans des fonctions publiques civiles ou militaires, ou aura l'ait les actes d'une de ces fonctions, sera puni d'un emprisonnement de deux à cinq ans, sans préjudice de la peine de faux, si l'acte porte le caractère de ce crime.

[2] Achille Ballière, capitaine d'état-major au bataillon des barricadiers, par le père Gaillard ; Charles-François Bastien, dit Bastien-Granthille, chef du 259e bataillon insurgé ; Paschal Grousset, membre de la Commune, délégué aux relations extérieures ; Olivier Pain, chef du cabinet de Paschal Grousset. Jourde et Rochefort sont connus,

[3] Pour le nombre des morts et des condamnés, voir les Convulsions de Paris, t. II, chap. VII.

[4] Est-ce pour reconquérir l'estime du parti dont Vermersch fut l'organe que lourde a publié en 1877, à Bruxelles, une brochure intitulée : Souvenirs d'un membre de la Commune, et dans laquelle il a commis des erreurs trop manifestes pour ne pas paraître volontaires ?

[5] Voir Pièces justificatives, n° 9.

[6] Voir Pièces justificatives, n° 10.

[7] Le vote a prouvé que mon opinion était erronée. Dans la séance du 15 décembre 1879, sur le rapport de la commission du budget, la Chambre des Députés a repoussé un projet de loi qui accordait à la Banque de France la moitié de la somme qui lui est due, soit 3.646.661 francs.

[8] M. Rouland est mort subitement, à la Banque, dans la matinée du 12 décembre 1878.