XIV. — L'INCENDIE DU PALAIS-ROYAL. On rôde autour de la Banque, - Les vedettes signalent les incendies. — Le docteur Laiteux. — Incendies de la rue de Lille. — On apprend à la Banque que les insurgés mettent le feu partout. — Les habits gris. — Le sentiment du devoir. — Halte-là ! au large ! — On abrite les documents importants. — M. de Plœuc demande un cartel de sauvegarde. — Beslay à l'Hôtel de Ville. — Delescluze. — Ordres d'incendier. — Retour de Ch. Beslay. — On croit que la Banque est en feu. — Incendie du Palais-Royal. — Les incendiaires. — Les trois foyers. — Organisation des premiers secours. — M. Alfred Lesaché. — M. de Plœuc envoie une équipe d'ouvriers pour combattre l'incendie. — Trois pompiers. — La Banque envoie encore cinquante hommes de son bataillon. — Vive la ligne ! — Le sixième régiment provisoire et le colonel Péan. — C'est l'initiative de la Banque qui a sauvé le quartier du Palais-Royal.La journée du mardi 23 mai fut très pénible pour Paris ; les incendies ne flambaient pas encore, les massacres n'avaient point commencé, les otages n'étaient que prisonniers, la colère n'avait point envahi nos soldats ; mais le cœur des Parisiens était oppressé, car l'on ne savait rien de précis sur les mouvements de l'armée française ; on ne comprenait pas alors le plan stratégique auquel elle obéissait et l'on trouvait qu'elle s'attardait trop dans les zones excentriques, laissant à la révolte le loisir de se masser dans la vieille ville, facile à défendre et pleine de refuges. A la Banque, fermée, presque prisonnière quoique sur la défensive, ces impressions d'angoisse étaient plus poignantes peut-être qu'ailleurs, car à chaque minute on s'attendait à voir arriver les pantalons rouges qui n'arrivaient pas. On était silencieux, comme toutes les fois que l'on se trouve sous l'appréhension d'un danger certain quoique inconnu et qui doit se produire sous une forme que l'on ignore. Il n'y avait pas eu à proprement parler de mouvements de troupes fédérées aux environs de la rue de la Vrillière, mais des groupes de gardes nationaux avaient rôdé autour de la Banque et avaient jeté des regards peu rassurants sur ses portes closes. Plus d'un, qui s'était imaginé que la Commune allait enrichir le prolétariat et qui se trouvait obligé de se battre pour une cause criminelle à son début, scélérate dans sa chute, se disait, en voyant la Banque intacte, que toute richesse était là et qu'il était dur de ne pas tenter au moins un coup de force contre des caisses si bien garnies. Il était trop tard ; les fédérés qui eussent voulu l'attaquer étaient hésitants et l'aspect de la Banque en armes les faisait réfléchir. Je crois pouvoir affirmer que, le 23, dans un des états-majors de l'insurrection, il fut question de se précipiter sur la Banque, et, comme ils disaient dans leur grossier langage, de la chambarder. Un chef de légion qu'il est inutile de nommer, car il a échappé à toute recherche, mit fin à la discussion, en disant : Il n'y a rien à faire par là ; ils sont en nombre et prêts. Le vieux Beslay est avec eux, c'est un traître ! Quelques vedettes placées sur les toits de la Banque annoncèrent vers six heures du soir que l'on apercevait des fumées dans la direction du sud-ouest, comme si un incendie eût éclaté dans les Champs-Elysées. En temps de guerre, un incendie est un fait pour ainsi dire normal, et il n'y avait pas de quoi s'étonner ; on crut que des baraquements allumés par un obus brûlaient et l'on n'attacha pas d'importance à cet incident. On se préoccupait beaucoup plus de quelques détonations d'artillerie qui semblaient indiquer que nos troupes se rapprochaient de la place de la Madeleine. Cependant on levait involontairement la tête et l'on interrogeait le ciel ; on n'y voyait rien que quelques nuées blanches entraînées par le vent d'est ; nul reflet rouge, car le soleil se couchant, le 23 mai, à sept heures quarante-deux minutes, la nuit n'était pas près de venir. Ce fut vers neuf heures du soir, quand déjà le crépuscule avait fait place à l'obscurité, que l'on apprit que les fédérés incendiaient les quartiers qu'ils étaient contraints d'abandonner. Le docteur Latteux, faisant fonction d'aide-major dans le bataillon des employés de la Banque, avait essayé le 22, au matin, de quitter le faubourg Saint-Germain qu'il habitait pour venir prendre son service à la rue de la Vrillière. Il lui avait été impossible de franchir les rues encombrées de barricades et transformées en champs de bataille. Retenu prisonnier par les fédérés et respecté en qualité de chirurgien, il avait établi une ambulance où il soignait les blessés, se conformant ainsi au devoir professionnel, qui ne peut, sous aucun prétexte, se préoccuper de la nationalité ou des opinions de celui qui souffre. Le docteur Latteux s'était pendant cette journée rencontré avec le colonel fédéré J..., qui commandait en chef les barricades du quartier. Le 25, la bataille se rapprocha et la lutte se resserra de telle sorte autour des insurgés, que ceux-ci comprirent que toute partie était perdue pour eux et qu'ils commencèrent à se débander. Le colonel J... faisait grand'pitié ; s'il ne pleurait de terreur, peu s'en fallait. Ses nommes, lui attribuant leur défaite, voulaient le fusiller, en vertu de tous les articles du code communard ; en outre, il se doutait bien que s'il tombait entre les mains des soldats français, il courait risque d'être expédié d'un coup de revolver au coin d'un mur ; il se lamentait : Que vais-je devenir ? Ô major, sauvez-moi ! — Le docteur Latteux ne fut point inexorable ; il rasa lui-même ce malheureux, le revêtit d'habits bourgeois et le cacha dans l'appartement vide d'une maison de la rue de Lille. Lorsque le docteur crut avoir placé son colonel en sûreté, il redescendit et recula d'épouvante. Le coup de clairon commandé par Emile Eudes avait retenti dans la rue de Lille ; à ce signal les incendiaires s'étaient lancés dans les maisons et les bombonnes de pétrole répandues avaient été allumées. Marchant droit devant lui, le docteur avait pu traverser le pont Royal, le Carrousel, la rue Richelieu, franchissant les barricades, grâce à son uniforme de chirurgien-major, et malgré bien des périls il avait réussi à pénétrer dans la Banque. Sauf les sentinelles disséminées en vigies, tout le personnel de la Banque était réuni dans la grande cour. Il y avait là non seulement le sous-gouverneur et les chefs de service, les employés, les garçons de recette, les plantons, les ouvriers, mais les femmes et les enfants des fonctionnaires qui ont logement à l'hôtel de la Vrillière. C'était presque une foule. L'arrivée du docteur Latteux et les nouvelles qu'il apportait produisirent une impression terrible. Il y eut un cri arraché à la colère, à l'inquiétude, au découragement. Ce fut comme une houle qui agita ces hommes ; la plupart étaient mariés, ils pensaient à ceux qui leur étaient chers et dont ils ignoraient le sort, car ils étaient en permanence à la Banque et n'en sortaient plus depuis que la bataille avait dépassé les fortifications. Le cœur a dû faillir à plus d'un. Où était le devoir à cette heure ? Près de la famille ou dans la fonction acceptée ? Il y eut là, parmi ces honnêtes gens, une minute d'angoisse et de doute qui fut atroce. Cinq ou six habits gris semblèrent
se concerter, puis marchèrent vers le marquis de Plœuc ; l'un d'eux lui dit
d'une voix étranglée : Monsieur le sous-gouverneur,
nous habitons les quartiers incendiés, nos enfants, nos femmes, nos mères
sont là-bas dans les flammes ; laissez-nous partir pour aller à leur secours.
M. de Plœuc était très ému ; il répondit : Je n'ai
pas le droit de m'opposer à votre départ ; vous pouvez donc quitter la
Banque, mais je crois que vous ne le devez pas. — Ce seul mot suffit à
faire évanouir une faiblesse trop humaine pour n'être pas respectable. C'est bien, monsieur le marquis, nous resterons. —
Et tous restèrent. Nulle consigne n'avait été donnée aux portes ; on était
tellement sûr de cet excellent personnel que l'on n'avait même pas songé à
défendre aux concierges de tirer le cordon.
Pendant cette nuit lamentable pas un seul employé, pas un seul, ne quitta son
poste. Tous demeurèrent fidèles au devoir, prêts à se sacrifier au salut de
la Banque. La nuit était venues les teintes de pourpre dont le ciel était éclairé prouvaient que le docteur Latteux n'avait rien exagéré ; de la Banque même on pouvait croire que toute la partie sud-ouest de Paris était en feu. Le ministère des finances, les Tuileries, la rue de Lille, le bas de la rue du Bac, projetaient des flammes qui, aperçues de Versailles, durent troubler jusque dans leurs moelles ceux dont la retraite précipitée avait, le 18 mars, livré Paris à la révolte. Dans la Banque on avait éteint les lumières, mais chacun veillait. Tout le monde levait les yeux en l'air, comme si l'on eût espéré reconnaître dans la marche des nuages rouges l'emplacement et la direction des incendies. Lorsque l'explosion des barils de poudre effondra la coupole de Tuileries et que l'on en ressentit la commotion qui glissa sous le sol comme la trépidation d'un tremblement de terre, cette foule poussa un cri : Ah ! Vers minuit on entendit un bruit de charrettes qui ferraillaient dans la rue Radziwill ; des sentinelles signalèrent trois camions chargés de touries et de tonneaux, escortés par quelques fédérés. On ne fut pas long à crier : Halte-là ! Au large ! — Une patrouille sortit de la Banque en reconnaissance ; les gardes placés aux fenêtres armèrent leur fusil. Les fédérés comprirent que la place allait devenir plus chaude qu'il ne leur convenait ; ils s'éloignèrent et furent rejoints par une demi-douzaine de chenapans en uniforme qui jusqu'alors avaient occupé, sans danger, la barricade élevée au carrefour de la rue des Petits-Champs et de la rue de La Feuillade. Ce chargement de pétrole était-il destiné à brûler la Banque de France ? devait-il allumer le Palais-Royal du côté de la rue Beaujolais ? Nous l'ignorons ; mais ce fut un avertissement que l'on écouta. M. de Plœuc fit immédiatement transporter dans les sous-sols accessibles et que l'ensablement de l'escalier des caves n'avaient point obstrués les documents les plus importants de la Banque, c'est-à-dire les registres des procès-verbaux du conseil, les statuts, les registres d'inscription des actions, la statistique, les archives. Dans la cour les femmes s'agitaient et les petits enfants pleuraient sans savoir pourquoi ; parce qu'ils voyaient leur mère inquiète. M. de Plœuc se demanda s'il n'y aurait pas moyen de protéger ces pauvres créatures, de les faire sortir de Paris qui devenais une fournaise et même, s'il se pouvait, d'obtenir quelque cartel de sauvegarde pour la Banque. Il alla trouver Charles Beslay et lui demanda de faire une démarche en ce sens auprès des membres de la Commune. Beslay partit pour l'Hôtel de Ville. On se préparait à l'évacuer ; le menuisier Pindy prenait ses dispositions pour l'incendier au moment où la Commune se retirerait, ainsi qu'on venait de le décider, sur la mairie du XIe arrondissement. Les estafettes galopaient sur la place ; tous les chefs d'insurgés réclamaient du renfort ; des gens ivres battaient le mur des escaliers ; le corps de Dombrowski reposait sur un lit tendu de satin bleu dans une chambre qui avait été longtemps occupée par une des filles de M. Haussmann, et qu'à cause de cela on appelait la chambre de Valentine ; tout le monde donnait des conseils, parlant à la fois, et chacun accusait les autres de trahison. Théophile Ferré parlait à Gabriel Ranvier, qui demandait de grands exemples, à Raoul Rigault, rouge du meurtre de Chaudey, à Emile Eudes, qui puait le pétrole du palais de la Légion d'honneur et de la Cour des Comptes. Charles Beslay fut ahuri ; que venait-il faire dans la caverne de ces singes mâtinés de chats-tigres ? C'était peine perdue d'essayer de leur arracher une proie. Il en fut promptement convaincu. Nul ne voulait lui répondre. Il parvint cependant jusqu'à Delescluze : Est-ce donc vous qui avez ordonné d'incendier Paris ? — Non, répondit le délégué à la guerre d'une voix à peine distincte ; j'ai seulement prescrit de mettre le feu aux maisons qui gêneraient notre défense, ou dont l'incendie pourrait paralyser l'attaque de Versailles[1]. Lorsque Charles Beslay lui parla de faire évacuer les femmes et les enfants pour les soustraire au danger, Delescluze répondit : C'est impossible ! Il avait raison ; une évacuation n'eût été praticable qu'à la faveur d'une suspension d'armes, qu'aucun des deux partis en lutte n'aurait consentie. En revenant à la Banque, Beslay passa par la rue de Rivoli, et l'océan de flammes qui voilait l'horizon lui prouva qu'il ne suffit pas de placarder quelques proclamations pour rendre les peuples heureux. Il était fort abattu. Il n'y a rien à espérer, dit-il au marquis de Plœuc ; il n'y a plus de gouvernement, plus de Commune ; il n'y a plus rien, tout est perdu. Comme il traversait la petite cour des caisses pour remonter dans son appartement, M. Mignot, lui montrant le ciel en feu, lui dit : Eh bien ! citoyen Beslay, la voilà, l'œuvre de votre Commune ! Beslay laissa tomber sa tête dans ses mains et s'éloigna ; mais au mouvement de ses épaules on comprit qu'il sanglotait. Vers quatre heures du matin des gens du quartier frappèrent à la porte et dirent : Le feu est à la Banque, à l'angle de la rue Baillif et de la rue Radziwill. On courut, on grimpa sur les toits, on regarda ; c'était une fausse alerte, mais le Palais-Royal était en flammes et les gerbes d'étincelles qui s'en échappaient avaient fait croire à des habitants de la place des Victoires que la Banque commençait à brûler. Les fédérés que commandait le colonel Boursier, marchand de vin de profession, n'avaient pas voulu, en effet, quitter le Palais-Royal, laissé en l'air par l'abandon de la place Vendôme, sans l'incendier, et ils y avaient mis le feu. Un premier ordre de détruire le palais fut expédié par le Comité de salut public vers dix heures du soir ; un second fut transmis à onze heures ; celui-ci était signé E. Eudes et ainsi conçu : Incendiez et repliez-vous sur l'Hôtel de Ville ; en cas de refus, faites passer les officiers par les armes. On a dit que cet ordre avait été apporté par Lullier ; j'affirme que l'on s'est trompé, car depuis plusieurs jours déjà il était en relations avec les agents du gouvernement de Versailles. On a dû commettre quelque confusion en prenant son nom pour celui de L. A. Leullier, colonel d'état-major, directeur des ateliers de pyrotechnie, installés, dans les premiers jours de mai, au Palais de l'Industrie. Ceci n'est qu'une supposition, mais elle me parait fondée, et je dois me hâter de dire qu'aucun des documents que j'ai consultés ne prouve que Lullier ou Leullier ait été compromis dans l'incendie du Palais-Royal[2]. Boursier suffisait ; il y fut aidé par Victor Bénot, qui vint lui donner un coup de main, après avoir brûlé les Tuileries et avant de mettre le feu à la bibliothèque du Louvre[3]. Un camion chargé de bombonnes de pétrole, traîné par une douzaine de fédérés, entra dans la cour du Palais-Royal. Sans plus tarder on se mit à la besogne. Léopold Boursier fut aidé par Joseph Hinard, capitaine d'état-major à la première légion, et par Alfred Bernard, ouvrier bijoutier, colonel délégué du IIIe arrondissement de Paris. Ils procédèrent méthodiquement, après avoir fait disparaître beaucoup d'objets précieux appartenant au prince Napoléon et après s'être amusés à briser les glaces à coups de crosse de fusil. Peut-être quelques-uns de ces badigeonneurs au pétrole se rappelèrent-ils avec orgueil que, le 24 février 1848, le peuple victorieux, calme dans sa force et dans sa majesté, avait jeté par les fenêtres tout ce que renfermait le palais, meubles, tentures, tableaux, objets de collection, et en avait fait, dans la cour d'honneur, plusieurs tas que l'on avait allumés[4]. On allait recommencer, mais en se conformant aux lois du progrès et en utilisant les moyens que la science fournit actuellement aux incendiaires. Trois foyers furent préparés : le premier dans le pavillon de Valois, au rez-de-chaussée, au premier et au second étage ; le second dans le bâtiment qui fait face à la cour d'honneur ; pour bien démontrer comment la Commune comprenait la protection des lettres, les huiles minérales furent versées dans la bibliothèque ; le troisième foyer fut disposé de façon à enflammer le pavillon de Nemours et à atteindre la Comédie-Française. Dans ce but, l'on entassa au milieu du corps de garde, sur un monceau de sable, des bancs, des chaises, des coffres en bois : cela constituait un bûcher qui remplissait presque toute la salle ; on y cassa une bombonne de pétrole et ainsi tout fut disposé. Boursier avait fait refluer ses hommes sur l'Hôtel de Ville. Ce furent Alfred Bernard et Joseph Hinard qui, une torche à la main et aux cris de : Vive la Commune ! mirent le feu aux foyers. Il était alors plus de trois heures du matin. Le pavillon de Valois, saturé de pétrole à tous les étages, s'enflamma avec une rapidité extraordinaire et bientôt les vitres éclatées laissèrent échapper les tourbillons de feu et de fumée. Les habitants du quartier, éperdus, sachant que si les flammes n'étaient maitrisées, tout le Palais-Royal, le Théâtre-Français, la rue de Richelieu pouvaient brûler, se désespéraient et n'osaient sortir de chez eux, car des fédérés embusqués dans les combles de l'hôtel du Louvre et derrière une barricade de la rue de Rivoli tiraient sur tout individu qui faisait mine de vouloir combattre le feu. Cela n'arrêta pas quelques hommes qui risquèrent leur vie pour sauver le quartier. Le premier qui prit l'initiative du sauvetage fut M. Alfred Lesaché, graveur dessinateur. Demeurant rue de Valois, il comprenait mieux que nul autre l'imminence du péril ; il réunit des hommes de bonne volonté ; on gréa une pompe que plusieurs fois il fallut abandonner à cause de la fusillade que les fédérés dirigeaient sur les sauveteurs ; des femmes, de pauvres vieux hommes tremblotants et courbés apportaient des seaux d'eau ; on cherchait des échelles, et l'on n'en trouvait pas. Il fallait faire la part du feu, opérer des coupures dans les murailles, étouffer les foyers en y poussant les cloisons de briques ; ce n'était pas l'énergie qui faisait défaut, c'étaient les outils, c'étaient les bras. En sacrifiant le pavillon de Valois on pouvait sauver le reste du palais et empêcher l'incendie de gagner la Comédie-Française. Si le Théâtre-Français, rempli de décors, de pans de bois, d'étoffes, de papiers, était touché par une étincelle, c'en était fait, tout était perdu. Pour éviter un tel désastre, il fallait du monde ; où donc en trouver ? — A la Banque. Le marquis de Plœuc n'était point sans crainte ; si le feu, débordant le palais proprement dit, envahissait les boutiques, si, ravageant les galeries, s'avivant à l'alcool des parfumeurs et des restaurateurs, il atteignait les approches des vieilles et hautes maisons où circule le passage Radziwill, la Banque elle-même pouvait se trouver compromise. Le sous-gouverneur pensait, en outre, que c'était un devoir d'humanité d'attaquer l'incendie et de le limiter à la part que l'on ne pourrait lui arracher. Il avait sous la main les trente ouvriers que l'on gardait en hospitalité depuis le lundi matin, il résolut de les utiliser et de les faire concourir an salut commun. Il les appela près de lui, excita leur courage, fit appel à leur dévouement et leur promit une gratification dont leur bon vouloir n'avait pas besoin. Ils appartenaient à M. Frédéric Vernaud, entrepreneur de travaux publics, et étaient placés sous les ordres de leur conducteur, M. Louis Dupont. Ils n'hésitèrent pas et s'offrirent, sans condition, à courir au Palais-Royal. Une pompe fut amenée, ils s'y attelèrent ; on ouvrit à deux battants les portes de la Banque et ils apparurent dans la rue de la Vrillière. Nul n'avait dormi dans le quartier. Les habitants des rues voisines, secoués par l'inquiétude, étaient accoudés à leur fenêtre ou jasaient sur les trottoirs. Lorsqu'ils virent les ouvriers traînant la pompe, ce fut un cri unanime : Vive la Banque ! Et pour mieux leur faire la route libre, chacun se jeta sur la barricade de la rue Radziwill que ne défendait plus aucun fédéré et s'empressa de la démolir. Précédés par Louis Dupont, les vingt-neufs ouvriers maçons, tailleurs de pierre, terrassiers, menuisiers, serruriers et fumistes, partirent au pas de course. La petite pompe sonnait allègrement sur le pavé, pendant que la fusillade de la guerre civile crépitait dans le lointain. Le premier soin de M. Dupont, averti probablement par M. Lesaché, fut de courir au poste du pavillon de Nemours, d'en faire enlever les lits de camp, d'en démolir le bûcher qui braisait sans flamber encore, grâce au tas de sable dont l'action absorbante avait en partie neutralisé celle du pétrole, et de préserver de la sorte l'aile du palais contiguë à la Comédie-Française. On arma les deux pompes amenées dans la cour d'honneur par les habitants du quartier et l'on put combattre l'incendie d'une façon quelque peu sérieuse, malgré les coups de fusil isolés qui parfois venaient encore troubler les travailleurs sans les interrompre. On avait pu monter sur la terrasse, briser les fenêtres et opérer le déménagement d'une partie des objets précieux. Ce que l'on a sauvé du gouffre est incalculable, dit la lettre d'un témoin qui fut toujours au poste le plus périlleux, tentures, meubles, pendules, etc., arrachés du milieu des poutres qui tombaient du plafond du deuxième étage dans le grand salon d'attente ; les maçons se servirent de la lance comme de vrais pompiers ; ah ! les braves gens ! A sept heures, trois pompiers de Paris, le caporal Barthélémy, les sapeurs Polet et Fouquet, qui appartenaient au poste spécial de la Banque, sont envoyés par M. de Plœuc, arrivent et, sous leur direction, les efforts de sauvetage deviennent raisonnés et méthodiques. Quelques minutes après, cinquante hommes du 12e bataillon, c'est-à-dire du bataillon de la Banque, accourent conduisant une nouvelle pompe. Ce renfort est reçu avec un cri de joie. Le caporal Barthélémy dit aux nouveaux venus : C'est bien ! maintenant nous sommes en nombre pour nous rendre maîtres du feu ! — Si le massif du Palais-Royal, si le Théâtre-Français et tout ce qui l'avoisine n'ont pas été détruits par l'incendie pendant la matinée du 24 mai, on le doit à l'escouade des trente ouvriers, à la compagnie du 12e bataillon que la Banque de France a dirigées sur le lieu du sinistre. Elle se protégeait de la sorte contre un danger éventuel, j'en conviens ; mais ce danger était encore assez éloigné pour qu'il y ait eu quelque mérite à aller le chercher afin de le vaincre. Il fallait empêcher le feu de glisser le long des. combles du Palais-Royal et d'atteindre les bâtiments de la Comédie-Française ; le caporal Barthélémy, les sapeurs Polet et Fouquet, M. Lesaché, M. Torribio, maître machiniste du théâtre, parvinrent à pratiquer plusieurs coupures qui devaient arrêter le cheminement des flammes. On avait de 'eau ; les pompes du théâtre, celles du palais, celles de la Banque, étaient amplement alimentées ; on n'était pas encore maître du feu, mais on avait du moins réussi à le concentrer et à protéger les approches de la rue Richelieu. Il n'était pas huit heures du matin, lorsque les premiers pantalons rouges apparurent. Ah ! quel cri : Vive la ligne ! Des soldats du 6e provisoire (actuellement 106e de ligne) arrivaient au pas de course déployés en tirailleurs, par le jardin, sous la conduite de M. Péan, leur colonel[5]. M. Lesaché, qui les avait aperçus le premier, s'était élancé sur la galerie ; il agitait un drapeau d'ambulance, et criait : Au feu ! au feu ! Vive la France ! Les soldats se précipitèrent, et dès que leur présence fut connue, tous les gens du quartier ; sortant des caves et des arrière-boutiques où ils s'étaient réfugiés, accoururent. On ne manquait plus de bras pour faire la chaîne, tout le monde s'y mit. Cette fois le feu, maté, fut forcé d'épargner une partie du palais et n'eut à dévorer que le pavillon de Valois. La retraite, ordonnée par Boursier, avait été si rapide, que les fédérés avaient abandonné dans le vestibule du palais plus de cent cinquante fusils, leurs sacs, leurs gamelles ; les soldats s'en emparèrent, et comme la plupart de leurs fusils étaient' vieux, ils les échangèrent contre les fusils neufs dont la fédération avait armé ses troupes. Malgré les progrès que l'on faisait contre le feu, le travail ne languissait pas, et pendant, que la toiture des Tuileries s'écroulait dans les flammes, le Palais-Royal, échappait à la destruction. A midi l'incendie était dompté ; vers cinq heures du soir, il fumait, ne flambait plus et commençait à s'éteindre. De tous les incendies allumés par ordre du Comité de salut public, celui du Palais-Royal est le seul qui fut partiellement dominé, ou du moins cerné de telle sorte qu'il ne put répandre ses ravages sur les quartiers voisins. Si la Banque de France eût tardé d'une heure seulement à envoyer une première pompe et son équipe d'ouvriers, le malheur devenait irréparable, et le palais marchand était détruit. Les négociants le comprirent, et ils firent entre eux une souscription dont le montant, remis au marquis de Plœuc, fut distribué par lui aux ouvriers qui, sur son initiative, étaient partis en volontaires pour combattre le pétrole de la Commune. Pendant la période de la révolte, la Banque était restée chez elle, veillant sur son trésor ; elle n'en sortit qu'une seule fois, le 24 mai, entre quatre et cinq heures du matin, pour courir la première contre un désastre qu'elle sut conjurer. |
[1] Voir Pièces justificatives, n° 7.
[2] En ce qui concerne A. Leullier je suis très affirmatif. Il avait été arrêté le 8 mai à la suite d'une dénonciation du colonel Henry et le 21 mai il était encore détenu à la prison du Cherche-Midi. Une lettre écrite par lui, adressée au citoyen B..., et que j'ai sous les yeux, ne laisse aucun doute à cet égard. Cette lettre se termine ainsi : Je prépare, du reste, un dossier que je livrerai incessamment à la publicité. Alors nous verrons si le règne des intrigants, pour ne pas dire plus, peut durer toujours.
[3] Voir les Convulsions de Paris, t. II, chap. III et IV.
[4] Voir Souvenirs de l'année 1848, par Maxime Du Camp, chap. V. La proclamation de la république, 1 vol. in-18, Hachette.
[5] C'est le général Douay qui, rencontrant le colonel Péan à la tête de son second bataillon, près de la rue Castiglione, lui dit : Portez-vous en hâte au Palais-Royal et sauvez tout ce que vous pourrez.