LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA BANQUE DE FRANCE.

 

 

XII. — L'ENSABLEMENT DES CAVES.

 

L'église Notre-Dame-des-Victoires est envahie et pillée. — Les menaces. — Lettre de Jourde à Ch. Beslay. — Jourde et Ch. Beslay très menacés. — Le Père Duchêne. — Appel à la violence. — La Banque cède. — Les bruits du dehors. — Délibération du conseil. — Exigences de Camélinat. — On décide le transport- des valeurs dans les caves et l'ensablement de celles-ci. — L'opération. — Tristesse. — C'est comme au cimetière. — De l'argent, ou sans cela !

 

M. de Plœuc avait raison : la Commune était bien malade ; elle venait d'entrer dans la dernière période de son existence, ou pour mieux dire de sa maladie. Le 16, elle renverse la colonne de la grande armée ; le 17, au moment où la cartoucherie de l'avenue Rapp va sauter, elle envahit l'église Notre-Dame-des-Victoires par le 159e bataillon fédéré, la saccage, y vole tous les objets précieux, et y laisse plus de quatre cents bouteilles vides apportées pleines de chez le marchand de vin du coin. Ces taupes de la libre pensée fouissaient le sol de l'église pour y trouver, dans des cadavres ensépulturés depuis plus d'un siècle, la preuve des crimes récents commis par les prêtres catholiques. Le délégué à la justice, Protot, y était, M. de Benque, secrétaire du conseil général, y fut arrêté, retenu pendant quelques heures dans la sacristie et enfin relâché. On fit main basse sur quelques vicaires que l'on envoya à Mazas. Par bonheur, un plombier-gazier, membre du Comité central, Lavalette, qui au début de l'insurrection avait vivement insisté pour que le général Chanzy fût rendu à la liberté et qui était un homme de bien, se trouvait là. Il cacha dans sa voiture un médecin, un prêtre, le maître de chapelle de l'église, qu'on voulait arrêter, et parvint ainsi à les sauver.

Le péril semblait se rapprocher de la Banque, sur laquelle le Comité de salut public avait directement tiré un mandat de 10.000 francs, qu'elle refusa de payer malgré les menaces de l'officier d'état-major qui en était porteur. Le 19 mai on vit bien, rue de la Vrillière, que le bon temps était passé et qu'aux violences de langage les voies de fait allaient peut-être succéder. Durand, le caissier central de la délégation des finances, présenta lui-même à Charles Beslay une lettre que celui-ci communiqua à M. de Plœuc. Voici cette lettre, qui faisait pressentir des malheurs prochains : Paris, 19 mai 1871. Cher et honoré citoyen Beslay, mon caissier Durand vous expliquera quelle importance j'attache à une ouverture d'un million de plus pour demain. Coûte que coûte, il faut que demain avant midi j'obtienne au moins 500.000 francs. Nous réglerons avec la Banque la différence que cela produira. Si je succombais une heure, vous savez ce qui en résulterait. Dévoué à notre grande cause socialiste et communale, je puis, en étant soutenu, éviter des écarts et des violences que notre situation explique et que je ne reproche pas à nos collègues. Mais, au nom du salut de la révolution, il faut absolument que je sois secondé. Je sais combien vous m'honorez de votre précieuse estime ; aidez-moi, je vous prie, à la mériter. Respectueux et fraternel salut. JOURDE.

Jourde ne mentait pas et n'exagérait rien. Lui et Beslay appartenaient à la minorité de la Commune ; on commençait à les trouver intempestifs, ainsi que disait Robespierre en parlant d'Anacharsis Clootz, et l'on voulait s'en débarrasser. Le parti violent, le parti nombreux était alors représenté dans la presse quotidienne par le Père Duchêne, que rédigeait un polisson nommé Vermersch ; — M. Veuillot l'appelle Verminersch. — Comme un voyou qu'il était, il se plaisait à exciter les uns contre les autres les loups-cerviers de l'Hôtel de Ville ; tous ceux qui ne voyaient pas rouge, il les prenait à partie : Tu pouvais, toi, Clément, rester teinturier ; toi, Pindy, rester menuisier ; toi, Amouroux, rester chapelier ; toi, Arnould, rester imbécile. Il faut reconnaître qu'il n'y a que ces gens-là pour se dire leurs vérités. Vous craignez pour votre tête, leur disait Vermersch ; et qu'est-ce que cela nous fait, votre tête ! Fusillez, guillotinez, mais que la révolution soit sauvée ! Il dénonce, en les désignant nominativement, Jourde, Beslay, Vallès, Vermorel, Andrieu et dix autres. Le Père Duchêne dit... que les lâches doivent être passés par les armes ; au fond, nous aimons mieux ça, et nous préférons que vous débarrassiez la Commune de vos personnes. Mais le Père Duchêne ajoute que la Commune en sera bien plus débarrassée encore, une fois que la cour martiale aura statué sur vos destinées.

Cet article porte la date du 10 mai ; il était grave ; nul n'ignorait alors parmi les gens de la Commune que la feuille de ce Vermersch avait mission de préparer l'opinion publique aux mesures violentes que l'on méditait ; c'est ainsi que l'on fit dénoncer Gustave Chaudey dans le Père Duchêne, lorsque l'on eut résolu de l'arrêter pour l'assassiner plus tard. Jourde se sentait menacé et, à ce moment de grand péril pour tout ce qui n'était pas devenu fou furieux, il lui suffisait de manquer d'argent pendant une heure pour être écroué et remplacé. Son successeur, pris parmi les jacobins, eût immédiatement jeté le père Beslay à la porte et occupé la Banque.

On le comprit à l'hôtel de la Vrillière : on sauva Jourde et Beslay pour mieux se sauver soi-même. Le soir, à neuf heures, MM. Durand, Denière, Davillier, Fère, se réunirent en conseil, sous la présidence de M. de Plœuc, pour délibérer ; les 500.000 francs que Jourde réclamait d'une façon désespérée lui sont accordés. Les termes de la lettre du délégué aux finances font redouter des brutalités ; en outre, des bruits vagues courent dans Paris : des portes sont abandonnées, les remparts sont pulvérisés sous l'action des batteries de Montretout ; les Versaillais cheminent dans le bois de Boulogne ; ils ne sont plus à cent mètres du fossé ; deux fois, dans le courant de la semaine, on a désigné le soir de leur rentrée ; ils ne peuvent tarder, ils vont apparaître. C'est la délivrance, à coup sûr, mais c'est peut-être la bataille dans les rues ; qui sait alors si la Banque ne sera pas le théâtre d'un combat ? Elle peut être bombardée, saccagée, incendiée ; il est donc urgent de mettre à l'abri du feu et d'un accès de violence toutes les valeurs qu'elle renferme ; il faut ne rien négliger pour arracher aux mauvaises chances les trois milliards dont elle est dépositaire.

Les chefs de service avaient été appelés à cette délibération, qui empruntait aux circonstances une sorte de gravité funèbre. Chacun était oppressé, car il y avait longtemps que le cauchemar durait, et l'on craignait de n'en pas sortir indemne. Il fut décidé que, pour parer aux éventualités financières d'une huitaine de jours, on garderait quelques millions en disponibilité à la grande caisse, puis que tout le métal, tous les billets, tous les clichés qui servent à l'impression de ceux-ci, tous les effets de l'escompte, tous les effets prorogés, tous les titres en dépôt, seraient descendus dans les caves, dont l'escalier serait ensablé. Ce n'est pas sans un serrement de cœur qu'une telle résolution fut adoptée, car c'est là une mesure extrême qui ressemble à la construction d'un radeau sur un navire en détresse ; c'est, en outre, une humiliation que la Banque de France n'a subie qu'une seule fois depuis qu'elle existe, le 29 mars 1814, à la veille du jour où les ennemis allaient pénétrer dans Paris.

M. Mignot, en sa qualité de caissier principal, avait insisté pour que cette mesure extrême ne fût plus reculée, car dans la journée même il avait reçu la visite de Camélinat, qui, avec de vives instances, était venu réclamer, exiger qu'on lui envoyât immédiatement à l'hôtel du quai Conti une réserve de 3 200.000 francs en monnaies aurifères que le trésor avait déposées à la Banque. M. Mignot s'y était refusé, par la raison que la Banque n'était point libre de disposer d'un dépôt qui ne lui appartenait pas. Charles Beslay, qui voyait encore dans la Commune le début de l'âge d'or, s'était lancé à la rescousse et, sous prétexte que le premier devoir de l'État est de fournir du travail aux ouvriers, avait adjuré M. Mignot de livrer aux presses de la Monnaie les pièces destinées à la refonte que la Banque conservait dans ses caves. Le caissier principal avait tenu bon, mais avait pris l'engagement de faire à ce sujet un rapport au conseil des régents, qui aviserait et déciderait si la requête de Camélinat, appuyée par Charles Beslay, devait être accueillie ou repoussée.

La lettre menaçante de Jourde, la demande de Camélinat, peut-être concertées et se produisant presque à la même minute, annonçaient de la part de la Commune des projets de violence ou tout au moins d'intimidation contre lesquels il était prudent de se mettre en garde ; il fut donc décidé que, dès le lendemain, le transport des valeurs dans les caves et l'oblitération de l'escalier de celles-ci seraient effectués. On consacra la journée du 20 mai à cette opération, qui fut longue. Le contrôleur, le caissier général étaient là, car chacun d'eux est dépositaire et responsable de six des douze clés qui ferment l'entrée des caves. Successivement ils firent jouer le pêne des trois serrures et les quatre portes massives qui servent de défense au trésor souterrain furent ouvertes l'une après l'autre.

L'accès des caves était libre ; on plaça des bougies allumées dans les vieux chandeliers en fer qui datent de la création de la Banque, et le transbordement commença à une heure de l'après-midi. D'abord l'or, l'argent et les billets ; cela dura trois heures. De quatre heures à six heures on transporta les effets de commerce en portefeuille ; de six heures à minuit on descendit les titres déposés. Du haut de la Banque jusqu'au fond des sous-sols, les garçons de recette, habit bas et manches retroussées, sur les escaliers, dans les couloirs, dans les serres et dans les bureaux, faisaient la chaîne, se passaient de main en main les sacs d'or contenant 10.000 francs, les sacs d'argent de 1.000 francs, les liasses de billets représentant un million, les billets à ordre, les enveloppes contenant les titres de toute provenance et de tout pays. Il y avait là de vieux garçons de recette dont le dos s'était courbé à porter des sacoches pleines, qui se mouchaient plus longtemps que d'habitude, et qui, furtivement, s'essuyaient les yeux du revers de la main.

Lorsque tout fut fini, lorsque le dernier billet, le dernier titre eut trouvé place dans les caves, on souffla les bougies. Le contrôleur, le caissier, repoussèrent les quatre portes après avoir fermé les douze serrures, et, tristes, sans se parler, ils remontèrent l'étroit escalier en vrille où deux personnes ne peuvent passer de front. Alors on apporta les sacs de sable, et, pendant plus de deux heures, on les vida dans cette sorte de puits muni de degrés par où l'on va dans les caves. Le sable glissait avec un petit bruit strident ; un des chefs de service dit : C'est comme au cimetière lorsque l'on jette la terre sur le cercueil. Il avait des larmes dans la voix et plus d'une paupière était humide. Il y avait de la douleur, mais il y avait surtout un sentiment de honte inexprimable.

Être la Banque de France, être la première institution, de crédit du monde, avoir créé un papier qui est l'équivalent de l'or, avoir développé l'industrie d'une nation, favorisé les transactions du commerce, être le dépositaire respecté de la fortune publique, avoir versé ses richesses entre les mains de la France pour l'aider à se défendre, et être obligée de se cacher, de fuir, parce qu'une poignée de bandits règne par la violence, commande à des ivrognes, protège les assassins, discipline les incendiaires et menace d'anéantir tout ce qui fait la gloire des civilisations, c'est dur, et tous les honnêtes gens qui étaient là le sentaient avec une insupportable amertume. Lorsque tout fut comblé, lorsque la cage où tourne l'escalier ne fut plus qu'un monceau de sable nivelé, M. Mignot ferma l'énorme porte à trois pênes, à sept verrous, à neuf combinaisons ; il était alors trois heures du matin. Vienne l'incendie, les caves, abritées de toutes parts restitueront le dépôt qu'on leur a confié.

La journée du dimanche 21 mai était commencée, journée qui venait mettre fin aux ribaudailles de la Commune et déchaîner sur Paris le plus énorme cyclone révolutionnaire où jamais ville ait failli disparaître. Le marquis de Plœuc avait réuni le conseil des régents pour lui communiquer une nouvelle sommation de Jourde, plus vive encore que les autres ; la menace n'y était pas déguisée. On voit cependant qu'une sorte de scrupule a retenu le délégué aux finances ; ce n'est pas à M. Marsaud, ni à Charles Beslay qu'il écrit, comme il le faisait d'habitude, c'est à son caissier Durand, à un subordonné auquel il peut parler confidentiellement, à la condition toutefois que celui-ci répétera tout haut la confidence. Cette lettre, qui fut transmise à la Banque dans la soirée du 20 mai, pendant que l'on procédait à l'inhumation des valeurs, est ainsi conçue : Citoyen Durand, il est indispensable que la Banque nous avance cette somme de 300.000 francs sur le million que, du reste, j'avais demandé au citoyen Beslay. Faites donc le nécessaire auprès de la Banque pour lui faire comprendre quel intérêt il y a à obtenir cette somme. Sans cela !... JOURDE.

Ce fut le caissier lui-même, le citoyen Durand, qui apporta la lettre. Comme on lui faisait observer que les demandes de la Commune se multipliaient dans des proportions excessives, il répondit : Le Comité de salut public, la Commune, le Comité central et tous leurs représentants tirent des mandats sur nous ; si nous refusons de payer, on pillera la délégation des finances et ensuite on pillera la Banque ; le plus sage est de payer, car nous ne savons plus où donner de la tête. Le conseil des régents partagea l'opinion du caissier Durand et estima aussi que le plus sage était de payer. Le marquis de Plœuc fut donc autorisé à satisfaire Jourde et à éviter les suites de son Sans cela !... Lorsque le conseil se sépara, il était un peu plus de trois heures ; à ce moment même les premiers soldats de l'armée française pénétraient dans Paris.