IX. — LE CONSEIL DES RÉGENTS. Réquisitions chez les particuliers. — Vol à la Compagnie du gaz. — Jourde veut emprunter sur titres. — La Banque refuse. — Les régents. — M. Durand. — Dévouement de tout le personnel. — La Banque n'arbore pas le drapeau rouge. — Le compte courant de la Ville est épuisé. — On écrit à Versailles. — Réponse illusoire. — Nouvelle lettre. —Réponse verbale satisfaisante. — Les engagements pris par l'État. — Établissement du Comité de salut public. — Protestations de la minorité — Jourde rend ses comptes et donne sa démission. — Il est réélu délégué aux finances. — Il veut faire mieux que ses prédécesseurs.La Commune requérait l'argent déposé à la Banque et ne se faisait faute de réquisitionner celui des particuliers. Dans le compte rendu de la délégation des finances publié au Journal officiel du 4 mai 1871, on trouve quelques indications qu'il est bon de recueillir, car elles prouvent par quels moyens le gouvernement de l'Hôtel de Ville essayait de remplir ses caisses : Produits de diverses saisies ou réquisitions. — Archevêché (numéraire), 1.308 francs ; communauté de Villers, 250 francs ; numéraire trouvé chez les frères Dosmont et Demore (suivant procès-verbal), 7.370 francs. — C'était, comme on le voit, le régime du vol à main armée, appliqué par des gens qui excellaient à faire sauter les serrures. Ces exécutions prenaient dans le langage des communards le nom de visites domiciliaires. On en fit une, le 21 avril, à la Compagnie du gaz et l'on y enleva 183.210 fr. 32 c. C'était le 208e bataillon qui avait été lui-même conquérir ce butin ; il n'avait pas agi sans ordre[1]. Il avait été pour cette conquête mis en mouvement par Raoult Rigault, qui jamais en cas pareil n'avait à lutter contre des scrupules trop étroits. Charles Beslay fut prévenu de ce crime qualifié ; il le déplora et reconnut que les agents de la Commune montraient trop de zèle. Certes l'appréciation était indulgente, mais Charles Beslay ne s'en tint pas là ; tout ce qui blessait la probité lui était naturellement insupportable. Il alla à la Commission exécutive, s'y mit fort en colère et exigea le remboursement de la somme volée à la Compagnie du gaz. On fit droit à sa demande et la Compagnie rentra en possession de son argent. C'était là une opération d'un nouveau genre auquel Jourde ne se serait pas associé, mais il en tenta une qu'il croyait régulière et qui ne l'était pas. Il avait trouvé, au ministère des finances un certain nombre de bons du Trésor à 3, à 4 et 5 pour 100 ; c'étaient des litres émis en exécution du décret du 24 juillet 1870, mais qui n'étaient point cotés à la Bourse. Jourde, par une lettre du 21 avril, adressée au citoyen Marsaud, demande si la Banque consent à lui avancer trois millions sur dépôt de bons du Trésor représentant la même somme. La réponse du Conseil des régents fut précise : La Banque est liée par ses statuts, auxquels, à moins d'être autorisée par un acte législatif, elle ne peut déroger ; l'ordonnance du 15 juin 1834 régit les conditions des avances sur dépôt et titres ; l'article 3 dit expressément que l'avance ne peut excéder les quatre cinquièmes de la valeur, au cours de la Bourse ; or les bons du Trésor sur lesquels le délégué aux finances demande à emprunter trois millions ne sont pas cotés ; il n'y a donc pas lieu de suivre une négociation que la loi fondamentale interdit même d'entamer. — Communication de cette décision est transmise à Jourde, qui répond le lendemain par une demande de deux millions. La Banque savait bien qu'elle finirait par accorder en fractions successives la grosse somme qu'on exigeait en un seul payement, mais elle comprit qu'à supporter toutes ces réquisitions elle épuiserait le solde créditeur de la Ville de Paris et que l'heure viendrait bientôt où elle serait forcée de se découvrir elle-même. Cette situation préoccupait les régents, qui, fidèles à leur mandat, continuaient à défendre pied à pied les intérêts qu'on leur avait confiés. Ils ne se réunissaient plus à la Banque ; cela aurait eu des inconvénients et peut-être des dangers ; mais ils multipliaient les séances de leur conseil, car il ne se passait guère de jour qu'ils n'eussent à délibérer pour parer à des éventualités menaçantes. Tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, ils s'assemblaient, M. de Plœuc les présidait et parfois on appelait au conseil les chefs de service dont on avait à consulter l'expérience. Sur les procès-verbaux, je retrouve les mêmes signatures, et ce n'est pas sans émotion que je vois toujours celle de M. Durand, le doyen des régents, un vieillard, chétif, malingre, dont la mort a fait élection depuis ces mauvaises heures, mais qui alors,' malgré sa débilité, développa un amour du bien, un esprit de justice, une force de résistance, un dévouement qu'il est impossible de ne pas admirer ; ses collègues, M. Denière, M. Fère, M. Davillier, M. Millescamps, l'assistent et n'ont point besoin de soutenir son énergie, qui semble dépasser ses forces. A côté des régents et du sous-gouverneur, dans ces séances qui allaient chercher quelque sécurité, derrière le huis-clos des habitations particulières, je vois le secrétaire du conseil général, M. de Benque, tenant la plume, résumant les délibérations d'un style calme et lucide, ne se laissant troubler par rien, ni par les menaces des révoltés, ni par les dangers qui s'accumulent, et résolu comme les autres à faire son devoir jusqu'au bout. Ce qui ressort de l'étude des faits et des documents pendant cette période, c'est qu'il n'y eut pas une seule défaillance à l'hôtel de la Vrillière ; et, remarque plus importante encore, parmi plus de huit cents employés dont la plupart connaissaient le secret de l'encaisse métallique, il n'y eut pas une seule délation, que dis-je ? pas une seule indiscrétion. D'accord avec le marquis de Plœuc, les régents avaient adopté certaines mesures préservatrices qui avaient été mises à exécution : les clichés servant à la fabrication des billets avaient été mystérieusement transportés à la succursale de Lille ; on avait essayé de détruire une certaine quantité de billets ; mais à cette époque on n'avait pas encore pris la bonne habitude de les réduire en pâte : on les brûlait ; toutes les parcelles de papier consumé voltigeaient dans le quartier et éveillaient chez les fédérés une attention qu'il valait mieux assoupir ; on fut donc obligé de renoncer à ce travail, que l'on n'osait accomplir que pendant la nuit. Sur l'injonction de Jourde on avait amené le pavillon tricolore qui flottait au-dessus de la porte principale ; mais on ne le remplaça pas par le drapeau rouge, au grand scandale des patriotes de la Commune. On avait donc été à la fois très ferme et très prudent ; on avait livré sou à sou, pour ainsi dire, les sommes réquisitionnées, imputables au solde créditeur de la Ville de Paris ; mais ce solde s'épuisait ; les deux millions exigés par Jourde devaient y ouvrir une brèche considérable. Ce compte courant allait prendre fin sans pour cela faire cesser les demandes de la Commune. La Banque avait-elle le droit, même en présence d'un cas de force majeure, d'abandonner à un comité insurrectionnel des sommes qui représentaient le nantissement d'une partie de ses billets en circulation ? pouvait-elle subir ces nécessités, ou y résister, sans consulter le gouvernement légal et sans en recevoir l'assurance qu'il prendrait à sa charge les réquisitions que l'on aurait encore à supporter ? La question était sérieuse et le conseil des régents se réunit dans la soirée du mardi 25 avril pour la résoudre. De cette délibération très grave, où l'on ne s'occupa que de l'application abstraite de la loi fondamentale, sortirent une négociation avec le gouvernement de Versailles et une correspondance avec le ministre des finances qui doivent être connues, car elles prouvent que la conduite des régents, que celle du sous-gouverneur, reçurent en haut lieu une approbation sans réserve. Les réquisitions successives avaient réduit le compte de la Ville à la somme de 2 576860 francs. Charles Beslay avait fait pressentir qu'incessamment des demandes importantes seraient adressées à la Banque. — Le conseil, à l'unanimité, éprouve une répugnance extrême à continuer des versements au delà du reliquat encore dû à la Ville de Paris. Un membre propose de protester publiquement contre l'atteinte qui serait portée au crédit du pays et à la valeur réelle des billets de Banque, si des réquisitions nouvelles tentaient de dépasser la limite du chiffre indiqué. Un autre membre déclare que la Banque doit mettre sa responsabilité à couvert et qu'une fois le solde de la Ville épuisé, elle ne peut, sous aucun prétexte, remettre des fonds aux délégués de la Commune, à moins d'y être autorisée par le ministre des finances. A cet effet une lettre explicative sera adressée au gouverneur, M. Rouland, qui sera instruit de la décision prise par le conseil de se refuser à subir toute réquisition et qui en conférera avec le ministre. — Cette motion fut adoptée ; le marquis de Plœuc écrivit la lettre et dans la journée du 26 M. de Lisa la porta à Versailles, à l'aide d'un de ses nombreux laissez-passer ; il n'en manquait pas, car il savait où on les vendait. La lettre du marquis de Plœuc, après avoir expliqué l'état
des choses, se terminait ainsi : Nonobstant le grave
danger qu'il y aurait à pousser la Commune à agir par la force et à mettre la
main sur la Banque, le conseil refuserait tout nouveau subside, si M. le ministre
des finances ne lui envoyait l'autorisation écrite d'agir autrement. Je
crois, monsieur le gouverneur, qu'il est de la plus haute importance que M.
le ministre des finances ne refuse pas cette autorisation au conseil.
Jusqu'ici, grâce à beaucoup de prudence, la Banque a échappé aux désastres
qui la menaçaient ; il serait fâcheux qu'elle échouât au port. Il faut
qu'elle puisse aller jusqu'au bout dans l'intérêt du crédit public en France. Il y eut à ce sujet quelques pourparlers à Versailles entre M. Rouland et M Pouyer-Quertier, ministre des finances ; aussi M. de Lisa ne put rentrer à Paris que le 27 avril. Il rapportait la réponse attendue et le conseil des régents se réunit le vendredi 28, à une heure, pour en recevoir communication. Il était impossible de se méprendre sur la lettre du marquis de Plœuc : elle rendait compte de la situation avec une clarté irréprochable et demandait, en termes précis, que le gouvernement acceptât pour son compte les sacrifices qui allaient être imposés à la Banque ; la déconvenue, pour ne pas dire l'irritation, du conseil fut donc excessive, lorsqu'il entendit lecture de la réponse suivante : Mon cher gouverneur, je suis de plus en plus préoccupé de la situation de la Banque au milieu des, épouvantables événements de Paris ; je ne saurais donc trop vous recommander toutes les mesures possibles de prudence pour mettre en sûreté et préserver les grands intérêts qui sont confiés à ce grand et utile établissement. Je sais que votre rôle est difficile, mais je suis convaincu que nous n'aurons qu'à approuver tout ce qui aura été fait sous votre inspiration pour sauvegarder le crédit et la confiance dont cette institution jouit à si juste titre. Croyez, mon cher gouverneur, à mes sentiments les plus distingués. POUYER-QUERTIER. Le conseil se demandait, non sans raison, si l'on avait voulu se moquer de lui, car les phrases banales de cette lettre ne signifiaient rien, et semblaient indiquer la volonté d'éluder de répondre à la question posée. Séance tenante, le conseil décida qu'une nouvelle lettre directement adressée au ministre des finances, signée par le sous-gouverneur et par les régents, serait portée le plus tôt possible à Versailles par M. de Lisa. Le secrétaire du conseil, M. de Benque, fut chargé de la rédiger et l'on s'ajourna au soir même pour la signer après en avoir pris connaissance. Cette lettre est d'une grande fermeté et elle démontre à quel haut degré chacun dans le conseil était animé par le sentiment du devoir. Après avoir rappelé les réquisitions déjà supportées, les
encouragements que le ministre avait fait parvenir à la Banque par sa lettre
du 30 mars, après avoir fait remarquer que la réponse reçue ne répondait pas,
les régents et le sous-gouverneur concluaient en disant : La menace du péril personnel que court chacun de ses
membres — du conseil — en restant ici pour
veiller aux graves intérêts qui représentent une notable portion de la
fortune de la France, est déjà assez grande pour qu'il ne soit pas possible
d'y ajouter la responsabilité morale que nous prions le gouvernement
d'alléger, en partie du moins, en la partageant avec nous dans la mesure du
possible. Les membres du conseil actuellement à Paris pourraient se
soustraire à une charge que les événements actuels rendent presque redoutable
; ils ne le font pas, dans l'unique intérêt d'un établissement qui est le
soutien et le crédit de tous, de l'État comme des particuliers. Ce
dévouement, monsieur le ministre, mérite quelque encouragement de votre part,
et nous ne croyons pas dépasser les bornes d'une demande juste en réclamant
de vous un acte exceptionnel, il est vrai, mais que justifie entièrement la
position particulière qui nous est faite. La lettre est signée : Marquis de Plœuc, sous-gouverneur ; Durand, Henri
Davillier, Denière, Millescamps, Fère, régents, seuls membres du conseil
présents à Paris. Dans la soirée du 30 avril, M. de Lisa était de retour. Il
avait eu un entretien avec le ministre des finances, il en avait reçu une
nouvelle lettre d'où il résultait que les désirs exprimés par les régents
avaient été favorablement accueillis à Versailles. Le 1er mai, le conseil se
réunit en une séance extraordinaire, à laquelle M. de Lisa fut convié, car il
avait à rendre compte de son entrevue avec M. Pouyer-Quertier. La lettre du
ministre était un peu plus concluante que la précédente, mais pas beaucoup
plus ; elle était évidemment écrite par un homme qui ne voulait compromettre
personne, ni lui, ni M. de Lisa, ni les membres du conseil de la Banque.
Cette prudence, excessive en tout autre cas, était justifiée par les
circonstances. En effet, si M. de Lisa avait été fouillé, en rentrant à
Paris, par quelques-uns de ces fédérés curieux qui ne se gênaient guère alors
pour visiter les portefeuilles et regarder dans les poches ; si l'on eût
trouvé sur lui une note ministérielle approbative, encourageant la Banque à
ne se point refuser aux versements que l'on exigeait d'elle, la Commune,
promptement instruite, se serait empressée de vider les caisses et les caves
de l'hôtel de la Vrillière, tout en mettant le messager sous les verrous
comme inculpé de relations criminelles avec Versailles. Le ministre eut donc
raison d'avoir quelque circonspection dans sa correspondance, mais
franchement il en mit trop et le conseil dut bien peser tous les mots pour
découvrir une approbation tacite dans des phrases aussi vagues que celle-ci :
Nous n'ignorons pas les déplorables difficultés au
milieu desquelles vous vous trouvez et le gouvernement reste convaincu qu'en
persistant dans la voie modérée que vous avez suivie jusqu'à ce jour, vous
rendrez encore à la France et à son crédit tous les services compatibles avec
l'état périlleux dans lequel vous vous trouvez et au milieu duquel vous êtes
contraints d'agir. Le gouvernement ne saurait donc trop vous encourager à
persister dans les moyens employés par vous et qui, loin d'atténuer sa
confiance dans votre direction sage et modérée, n'ont fait que la confirmer. Comme on le voit, c'était un simple encouragement mêlé à quelques compliments de condoléance ; nul engagement, nulle promesse, et la Banque aurait pu se croire abandonnée à sa propre responsabilité, si M. de Lisa n'avait été expressément chargé d'une communication verbale pour le conseil. Il avait mission de dire que le ministre des finances entendait que l'État prendrait à sa charge les avances que la Banque se verrait contrainte de faire à la Commune en dehors des 8 829 860 francs formant la totalité du crédit disponible au compte de la Ville de Paris, à la date du 18 mars 1871. Ceci était net, c'était un engagement formel consenti par un fonctionnaire de l'État ayant qualité pour conclure-un contrat. Le sous-gouverneur, les régents, persuadés que jamais on ne pourrait élever d'objection contre la valeur de l'espèce de traité que le ministre des finances venait d'accepter au nom du gouvernement, s'applaudirent d'avoir provoqué cette seconde réponse et furent satisfaits. Ils allaient pouvoir, sans résister ouvertement à la force qui les opprimait, continuer à discuter les demandes d'argent qui seraient faites à la Banque et sauver celle-ci en entr'ouvrant quelquefois sa bourse pour apaiser les délégués et nourrir les fainéants déguisés en soldats qui vaguaient dans Paris. L'engagement pris par le ministre des finances et transmis au conseil de la Banque par M. de Lisa était d'autant plus nécessaire, que le gouvernement de la Commune venait de se modifier et avait installé un Comité de salut public. A ce sujet, la Banque, sans même le soupçonner, avait couru un danger réel, car Jourde avait voulu donner sa démission. A l'Hôtel de Ville, dans la séance du 28 avril, le citoyen Miot, représentant du XIXe arrondissement à la Commune, proposa la motion suivante : Vu la gravité des circonstances et la nécessité de prendre promptement les mesures les plus radicales et les plus énergiques, la Commune décrète : 1° un Comité de salut public sera immédiatement organisé ; 2° il sera composé de. cinq membres nommés par la Commune au scrutin individuel ; 3° les pouvoirs les plus étendus sur toutes les commissions sont donnés à ce Comité, qui ne sera responsable qu'à la Commune. — Le 1er mai, à l'heure même où le conseil de la Banque recevait les promesses rassurantes du ministre des finances, la Commune votait sur l'ensemble du projet et l'adoptait à une majorité de 45 voix contre 23. Ant. Arnaud, Léo Meillet, Gabriel Ranvier, Félix Pyat, Charles Gérardin, étaient nommés membres du Comité de salut public. Il y eut des protestations ; au bas des plus raisonnables[2], je trouve les signatures de Jourde, de Beslay, de Varlin, de Vermorel, de Jules Vallès. Dans la séance du 2 mai, François Jourde fit mieux que de protester, il rendit ses comptes et donna sa démission de délégué aux finances. Je ne puis rien faire, dit-il, je ne puis rien entreprendre, car incontestablement, après votre décret d'hier, le délégué aux finances n'est que le commis du Comité de salut public. — Au citoyen Billioray qui affirmait que le crédit allait renaître et rappelait avec quelque perfidie qu'après le 18 mars la Banque avait donné un million, Jourde répondit : La Banque de France n'est pas tenue de faire ce qu'elle a fait le 19 mars ; il est du plus grand intérêt pour la Commune de ménager et d'aider même cette institution. Malgré les supplications dont il fut l'objet de la part de ses collègues, Jourde maintint sa démission, répétant à satiété qu'il ne lui convenait pas d'être le commis du Comité de salut public, en d'autres termes, qu'il n'acceptait la responsabilité de ses fonctions qu'à la condition d'en avoir l'indépendance. Ce fut bien ainsi que sa retraite fut comprise ; aussi lorsqu'on alla aux voix pour lui donner un successeur, 38 votants sur 44 le renommèrent délégué aux finances. C'était le placer en dehors de l'action du Comité de salut public et lui confier la dictature financière de la Commune. Son ambition était satisfaite ; il accepta, fort heureusement pour la Banque qu'il voulait ménager, ainsi qu'il l'avait dit très sincèrement, mais qu'il avait intérêt à ménager, car dans les cas difficiles, lorsque les caisses étaient vides, lorsque les fédérés, à court d'eau-de-vie, réclamaient leur solde, lorsque la Commune, s'inquiétant de la pénurie générale, menaçait de faire des réquisitions partout, Jourde allait rue de la Vrillière, y grappillait quelques centaines de mille francs, apparaissait à l'Hôtel de Ville, les poches pleines, comme le sauveur financier de la révolte et consolidait de la sorte sa situation de délégué aux finances, à laquelle il tenait plus qu'il ne voulait bien le dire. Il avait fini par se prendre tout à fait au sérieux, et un jour qu'il se complaisait à expliquer au marquis de Plœuc ses idées sur une nouvelle organisation du Mont-de-Piété, il lâcha ceci : Je ferai mieux que mes prédécesseurs. Ses prédécesseurs, c'étaient le baron Louis, M. de Villèle, M. Humann, M. Magne. Cette foi en lui-même, que l'on pourrait proprement appeler de la vanité, maintint Jourde dans une voie moyenne et l'empêcha de tomber dans des excès où le parti jacobin de la Commune aurait voulu l'entraîner ; il résista par orgueil, par conviction, par probité, par tous ces sentiments à la fois sans doute, mais il résista, et s'il n'a pu faire le bien, ce qui était impossible dans une situation si complexe, il a souvent empêché le mal et il n'est que juste de lui en être reconnaissant. Pendant le mois d'avril il n'a frappé sur la Banque que des réquisitions modérées ; mais le mois de mai commence, le Comité de salut public, bientôt modifié dans un sens terroriste, vient d'entrer en fonction, l'armée de Versailles pousse ses approches plus rapidement ; le péril va s'accentuer de jour en jour et tous les désastres sont à redouter. |
[1] Dans un des nombreux procès jugés par les conseils de guerre, je trouve des détails curieux sur la façon dont se faisaient alors les réquisitions. Des voitures chargées d'effets militaires sont saisies, le 19 mars, sur la route de Versailles par les insurgés. D'après l'ordre du Comité de vigilance du XVe arrondissement, présidé par un certain Dagincourt, la maison des Frères de la doctrine chrétienne sise rue Violet, n° 73, est réquisitionnée pour servir de dépôt aux susdits effets. Le 24 mars, les fédérés Conducé, Affre, Pierre et Lecoq vont pour les retirer et dans la cave découvrent deux sacs contenant ensemble 6.000 fr. en or. Dagincourt prévenu se rend sur les lieux, fait appeler le frère directeur et, en sa présence, vérifie les sacs, auxquels il manque déjà 460 fr., puis il transmet le reste de la somme, soit 5540 fr., à la délégation des finances, qui ne restitue que 500 fr. aux Frères. (Procès Affre ; jugement contradictoire ; quatrième conseil de guerre, 25 mars 1873.)
[2] Tout le parti économiste protesta : Les soussignés, considérant qu'ils ont voté contre l'institution dite Comité de salut public, dans lequel ils n'ont vu que l'oubli des principes de réformes sociales et sérieuses d'où est sortie la révolution communale du 18 mars, le retour dangereux et inutile, violent ou inoffensif, d'un passé qui doit nous instruire sans que nous ayons à le plagier, déclarent qu'ils ne présenteront pas de candidats et qu'ils regardent, en ce qui les concerne, l'abstention comme la seule attitude digne, logique et politique. Signé : Ch. Longuet. Lefrançais, Arthur Arnould, Andrieu, Ostyn, Jourde, Malon, Serraillier, Beslay, Babick, Clémence, Courbet, Gérardin, Langevin, Rastoul, J. Vallès, Varlin. — Vu que nous ne pouvons nommer personne à une institution considérée par nous comme aussi inutile que fatale, nous nous abstenons. Signé : Avrial, V. Clément, Vermorel. A. Theisz, G. Tridon, Pindy, E. Gérardin. (Réimpression du Journal officiel de la république française sous la Commune, p. 461.)