VIII. — LES DIAMANTS DE LA COURONNE. Beslay refuse de laisser occuper le poste de la Banque par les fédérés. — Décret de septembre 1792. — La Banque se garde elle-même. — Le commandant Marigot. — On fraternise. — Bonnes relations. — Ça vaut bien ça ! — Opinions littéraires de Marigot. — Documents relatifs aux diamants de la couronne. — Les délégués les réclament à M. Mignot. — A la Commission exécutive. — Intervention de Ch. Beslay. — Lettre de Delescluze. — Altercation entre M. de Plœuc et Ch. Beslay. — Nul ne sait où sont les diamants. — Procès-verbal inquiétant. — On écrit à M. Rouland. — Tout s'explique. — Les diamants sont à l'arsenal de Brest. — Fausse information. — Opérations restreintes. — Comment l'octroi de la Commune paye ses dettes.Dans cette circonstance, Charles Beslay avait agi avec spontanéité, on n'avait point eu besoin de faire appel à ses bons sentiments. L'arrestation de M. Denière l'avait irrité, parce qu'elle était arbitraire et aussi, il faut le dire, parce qu'elle avait atteint un des régents de la Banque ; or il n'est point douteux qu'il ne s'en regardât comme le chef, en quelque sorte comme le dictateur. Toucher aux choses ou aux fonctionnaires de la Banque sans l'avoir consulté, c'était usurper sur son pouvoir ; il était décidé à ne point le tolérer, et ne le toléra pas. On le vit bien à la même date, dans les premiers jours d'avril, à propos d'une question d'ordre intérieur qui pouvait amener des complications. Depuis le 25 mars, depuis que l'amiral Saisset, contraint
par les circonstances, avait licencié les gardes nationaux réunis autour de
lui, le poste extérieur de la Banque n'avait point été occupé ; on se contentait
de faire des factions et des rondes à l'intérieur. Le Comité de
l'arrondissement trouva l'occasion bonne pour envoyer quelques fédérés à la
Banque et fit demander pourquoi le poste restait vide. Beslay, consulté,
déclara que les employés de la Banque, organisés militairement, suffisaient à
garder l'établissement tout entier, et le commandant Bernard fut chargé
d'aller s'entendre à ce sujet avec la délégation du Comité. M. Bernard fut
habile ; il écouta les objections qui lui furent faites, et répondit : Nous sommes organisés selon le vœu de la loi ; en gardant
nous-mêmes la Banque à laquelle nous appartenons, nous nous conformons au
décret du 2 septembre 1792. Ce fut de l'hébreu pour les interlocuteurs du commandant Bernard, qui leur communiqua le document que voici : 2 septembre 1792 : L'Assemblée nationale décrète que tous les secrétaires-commis des bureaux de l'Assemblée nationale, ceux des ministères et autres administrations publiques, seront tenus, dans les dangers de la patrie et aux signaux, d'alarme, de se rendre sur-le-champ dans leurs bureaux, qui deviennent pour eux le poste du citoyen. C'est Eugène Duclerc qui, ministre des finances en 1848, avait exhumé ce décret dont la Banque avait le bon esprit de se servir au moment opportun ; il n'y avait rien à répliquer ; le texte de la loi était formel et la date, — 2 septembre 1792, — date des massacres dans les prisons, le rendait sacré à des gens qui ne devaient point reculer devant l'égorgement de la rue Haxo. Séance tenante, il fut convenu que les trois compagnies de la Banque seraient divisées en cinq, de façon à former un bataillon complet ; que le mot d'ordre serait remis chaque soir au commandant et que lé poste de la rue de la Vrillière serait réoccupé militairement par les employés. C'est tout ce que l'on désirait. Le commandant Bernard eut soin de ne mettre entre les mains des hommes qui étaient de service au poste extérieur que des fusils à percussion, afin de laisser ignorer au public et surtout à la Commune que la Banque possédait une réserve de fusils chassepot et de fusils à tabatière. Non seulement la Banque était maintenue dans son privilège de se garder elle-même, mais, grâce à l'entregent des officiers et à la conduite diplomatique du commandant Bernard, on vivait en bonne intelligence avec le bataillon sédentaire cantonné au Palais-Royal, et dont le chef s'appelait Marigot. Les relations étaient si cordiales que l'on se fit des politesses et qu'avec l'autorisation du marquis de Plœuc, le bataillon de la Banque invita le bataillon du Palais-Royal à déjeuner. On fraternisa à la buvette que l'administration a fait établir dans les sous-sols, ce qui permet aux employés d'être nourris convenablement à prix réduit. On se quitta bons amis, en échangeant force poignées de main et en se disant au revoir. Le commandant Marigot ne se tenait pas d'aise, il avait le vin chevaleresque et disait : Si jamais on vous attaque, venez me chercher, j'arriverai avec mon bataillon et vous verrez ce que je sais faire ! Ce n'était point un méchant homme, mais il aimait à rigoler, c'était son mot, et ça l'a mené loin. Il n'était pas fort délicat sans doute, car il avait été condamné à deux ans de prison pour abus de confiance ; de plus, c'était un déserteur ; au 18 mars, il était détenu à la Petite-Roquette, transformée en prison militaire ; au lieu d'une condamnation capitale à laquelle il devait s'attendre, car il y avait droit, il fut, comme tous ses compagnons de captivité, mis en liberté par ordre de Raoul Rigault et promptement élu chef de bataillon. Il s'installa dans les grands appartements du Palais-Royal, s'y trouva bien et y menait une existence qui ne lui semblait point déplaisante. Depuis qu'il avait déjeuné à la Banque, il y revenait souvent voir ceux qu'il appelait ses amis. Un jour qu'il causait avec un employé, celui-ci, voyant sa bonne humeur qui paraissait inaltérable, fut attristé de tant d'insouciance et ne put s'empêcher de lui dire : Vous êtes-vous parfois demandé comment tout cela finirait ? Marigot devint grave ; puis, faisant claquer ses doigts et levant le bras avec ce geste qui signifie : je m'en moque, il répondit : Vous avez raison, ça finira mal, je m'en doute bien ; mais, ma foi, je suis philosophe, j'habite un palais, j'ai ma loge à la Comédie-Française où tout le monde est aimable avec moi ; j'ai du vin et de l'eau-de-vie tout mon soûl, je ne sors qu'en voiture, je suis commandant, on me présente les armes quand je passe ; j'ai des bonnes amies comme un vrai sultan ; qu'est-ce que ça durera ? Je l'ignore ; un mois, deux mois, trois mois ? Je sais bien qu'il y a un conseil de guerre au bout et qu'on me récurera la cervelle avec du plomb ; je n'aurai pas à me plaindre ; ça vaut bien ça, car j'aurai rudement rigolé. Il y en eut plus d'un comme celui-là dans la Commune ; c'est le fait de bien des criminels : deux mois de bombance et le bagne après ! Une fois, Marigot, descendant d'une Victoria, entra dans la Banque et demanda un des officiers du bataillon pour affaire de service ; on chercha l'officier, on ne le trouva pas. Marigot, impatienté d'attendre, dit alors gravement : Je lui inflige trois jours de salle de police ; ça lui apprendra à n'être pas là quand je viens le chercher pour aller boire un bock. — Il suivait assidûment les représentations de la Comédie-Française, tout en avouant qu'il ne s'y amusait guère. Il disait au directeur : Toutes ces pièces-là, ça n'est pas assez corsé ; vous devriez reprendre le Naufrage de la Méduse. Un soir qu'il venait d'entendre les Femmes savantes, il dit à la dame qui l'accompagnait : Est-ce assez bête, hein ? Eh bien, c'est la littérature de l'Empire ; ça fait pitié ! Ses opinions littéraires ne l'empêchaient point d'être serviable ; lorsque la Banque n'avait pas reçu le mot d'ordre, il le donnait entre deux chopes. On en a gardé bon souvenir rue de la Vrillière, et lorsque l'on en parle, on dit : Ce pauvre Marigot ! La Banque vivait à peu près tranquille, à la condition de subir les réquisitions que Jourde et Varlin ne lui ménageaient pas, lorsqu'elle fut mise en émoi pour un objet qu'elle ne soupçonnait guère. Le ministre des finances avait si rapidement opéré sa retraite, le 18 mars, qu'il avait abandonné, nous l'avons déjà dit, une somme importante dans ses caisses, et qu'il avait négligé d'emporter certains documents que l'on aurait dû soustraire aux investigations du comité révolutionnaire qui venait de s'emparer de Paris. Parmi ces documents, il en était plusieurs qui étaient relatifs aux diamants de la couronne ; ils furent découverts, lus, commentés, mal compris, et valurent à la Banque de France une algarade dont elle se souviendra longtemps. Le 13 avril, comme l'on venait d'apprendre que l'un des
régents, M. Pillet-Will, était mort à Bruxelles, où il avait dû se réfugier
pour éviter l'arrestation dont la Commune l'avait menacé, M. Mignot, caissier
principal, ayant charge du dépôt des objets précieux, vit entrer dans son
cabinet Jourde, Varlin, Amouroux, accompagnés de Charles Beslay qui
paraissait fort animé. Nous venons réclamer la
remise des diamants de la couronne. — Nous ne
les avons pas, répondit M. Mignot, nous ne
les avons jamais eus. Tous les délégués se mirent à parler à la fois. Vous les avez, nous le savons, nous en avons la preuve
entre les mains : nous prenez-vous pour des imbéciles ? Le plus
violent était Amouroux, qui, nommé secrétaire de la Commune depuis deux
jours, représentait le gouvernement central et affirmait par sa seule
présence que l'affaire était grave. M. Mignot, avec la loyauté d'un honnête
homme, dont, en aucun cas, la parole ne peut être mise en doute, faisait face
à l'orage sans se décontenancer et se contentait de répéter : Je ne puis vous remettre ce que je n'ai pas ; je ne sais
où sont les diamants de la couronne, mais je suis certain qu'ils ne sont
point ici. En présence de cette résistance où les délégués
s'obstinaient à voir de la mauvaise foi, ils déclarèrent qu'ils voulaient
visiter eux-mêmes, tout de suite, les dépôts de diamants faits par les
particuliers, car ils étaient certains d'y découvrir les diamants de la
couronne. C'était exiger de M. Mignot qu'il livrât le secret de la Banque ;
le dépôt des pierreries était caché et muré ; il refusa : il ne pouvait agir
sans ordres. Les délégués, furieux, se retirèrent : Soit
! vous entendrez parler de nous ! M. Mignot courut prévenir le marquis de Plœuc, qui fut fort surpris. Il eût été impossible d'introduire et de déposer les diamants de la couronne à la Banque à l'insu du caissier principal. — Pendant la discussion, pour ne dire plus, qu'il avait eu à supporter, M. Mignot avait entendu un de ses interlocuteurs crier : Nous vous dirons même où ils sont ; vous avez voulu les descendre dans votre puits ; la corde a cassé, et parce qu'ils sont au fond de votre puits, vous vous imaginez que nous ne pourrons les découvrir. — Il n'y a pas de puits à la Banque, et M. Mignot avait compris que cet homme, si bien renseigné, voulait parler de l'escalier étroit qui donne accès aux caves. Tout ceci était évidemment le fait d'une erreur, mais les délégués avaient eu un tel accent de sincérité, une telle raideur d'affirmation, que tout était à redouter. Abusés sans doute par un document mal interprété, ils pouvaient exiger qu'on leur livrât l'entrée des caisses, des caves, des dépôts, des serres aux titres, arriver en force, s'établir en maîtres, et alors que serait-il advenu ? Il n'y avait pas à argumenter avec eux' ; il n'y avait pas à essayer de leur faire comprendre qu'ils avaient la prétention de représenter la Ville et non pas l'État ; que les diamants de la couronne appartenaient à l'État et non pas à la Ville, que par conséquent ils n'avaient aucun droit d'en exiger la remise. C'eût été peine perdue, et les hommes auxquels le salut de là Banque incombait étaient trop intelligents pour faire de la logomachie avec des énergumènes. Il leur paraissait dur d'avoir déjà fait tant de sacrifices pour éviter à la Banque une intrusion violente et de se sentir menacés, plus sérieusement qu'on ne l'avait jamais été, pour un fait qui ne pouvait être que le résultat d'une fausse interprétation. On était fort inquiet. On l'eût été bien plus encore si l'on avait su ce qui se passait. Jourde, Varlin, Amouroux, Beslay, s'étaient rendus à l'Hôtel de Ville, près de la Commission exécutive. Amouroux avait demandé que des forces suffisantes fussent dirigées sur la Banque ; qu'elle fût occupée militairement, que des recherches y fussent opérées, jusqu'à ce que l'on eût mis la main sur les diamants de la couronne : — Nul n'a le droit de se soustraire à l'autorité légitime ; or l'autorité légitime, c'est la Commune de Paris ; la Banque a une attitude hostile ; elle est infectée de monarchisme ; cela mécontente la partie républicaine de la population ; la Banque n'a pas le droit de se soustraire à l'action des lois ; elle refuse d'obtempérer aux ordres régulièrement transmis par les délégués ; c'est elle qui commence les hostilités, c'est elle qui se met en révolte ; elle fait naître elle-même une occasion que l'on ne cherchait pas, mais dont il est prudent de profiter ; puisqu'elle ne veut pas obéir, on s'y installera et on l'administrera. Varlin approuvait, Jourde ne disait mot ; Beslay prit la parole et fut écouté. Il affirma qu'il n'y avait pas à douter de la loyauté des fonctionnaires de la Banque et qu'il ne pouvait admettre qu'on eût voulu le tromper ; toutes les preuves sont contre la Banque, il le reconnaît, et cependant il se peut que tout ceci ne soit qu'un malentendu ; avant d'user envers elle des moyens de rigueur que l'on sera toujours à même d'employer, il demande à être autorisé à faire seul une démarche courtoise près de M. de Plœuc et il se fait fort d'obtenir à l'amiable la remise des diamants de la couronne ; mais comme il ne veut pas qu'on lui oppose de nouvelles dénégations, qu'il est indispensable pour lui de parler preuves en main, il prie la Commission exécutive de lui confier les procès-verbaux constatant le dépôt des diamants. Si la Banque persiste dans son refus, la Commune avisera. La motion de Charles Beslay fut adoptée ; une lettre fut rédigée d'un commun accord par laquelle les délégués aux finances étaient invités à remettre au citoyen Beslay les fameux procès-verbaux qui avaient amené le conflit. Il est expressément dit que c'est Charles Beslay qui s'oppose à l'emploi des moyens violents ; on comprend qu'il a su faire prévaloir son opinion, car cette lettre, signé de Delescluze et de Tridon, se termine ainsi : La Commission vous prie de ne voir dans cette invitation que le désir de ménager les rapports de la Commune et d'un établissement financier qui nous a été et nous sera encore utile. Ce jour-là, si l'on n'eût écouté Beslay à l'Hôtel de Ville, c'en était peut-être fait de la Banque. Charles Beslay, muni des procès-verbaux accusateurs, se
rendit chez M. de Plœuc ; son premier mot fut dur : Vous
m'avez trompé. — M. de Plœuc riposta : Jamais
; j'ai toujours joué cartes sur table avec vous, comme cela avait été convenu
; je n'ai aucun intérêt à n'être pas sincère avec vous, vous le savez bien !
— Alors commença entre eux une discussion sur le dépôt fait à la Banque des
diamants de la couronne : affirmation d'une part, dénégation de l'autre. Les
deux Bretons, fort entêtés, ne démordaient point : Ils
y sont. — Ils n'y sont pas. — Je sais qu'ils y sont. — Je
sais qu'ils n'y sont pas. L'altercation aurait pu durer longtemps, car
chacun de ces deux hommes honnêtes savait bien qu'il ne cherchait pas à
abuser son interlocuteur, mais instinctivement il sentait qu'il y avait un
point douteux qui obscurcissait la vérité. Beslay pouvait avoir quelque patience, car la Commission exécutive, ne croyant pas aux succès de la démarche tentée, lui avait remis des ordres d'arrestation concernant individuellement MM. de Plœuc, Marsaud, Chazal, Mignot, de Benque et tous les régents présents à Paris ; il avait été laissé libre d'en faire usage, s'il le croyait nécessaire. Sûr d'arracher par la force ce qu'il était décidé à ne devoir qu'à la persuasion, Beslay se calma et écouta toutes les explications que le marquis de Plœuc s'efforçait de lui donner. La bonne foi du sous-gouverneur était évidente, elle parlait avec un accent auquel Beslay ne pouvait se méprendre ; comme pour rassurer sa conviction qui commençait à s'ébranler, il interrompit M. de Plœuc en lui disant : Tout cela serait fort bien si je n'avais en poche la preuve que les diamants de la couronne sont ici ; j'admets que vous l'ignoriez, mais je suis certain que le dépôt a été fait et je vais vous le démontrer. Alors, à la stupéfaction de M. de Plœuc, il lui présenta
deux procès-verbaux en original, l'un daté du mercredi 10 août 1870,
constatant que les diamants de la couronne ont été déposés dans la resserre principale à deux clés de la caisse
centrale du trésor public ; le second, dans lequel Charles Beslay,
articulant lentement et appuyant sur chaque mot, lut : D'une décision prise cejourd'hui 30 août 1870 par le
conseil des ministres réunis au palais des Tuileries sous la présidence de S.
M. l'impératrice, il résulte que, pour parer aux éventualités de la guerre,
il convient de transférer le colis ci-dessus indiqué à la Banque de France,
qui prendra pour la sûreté et la conservation de ce dépôt les soins et les
précautions qu'elle prend pour la sûreté et la conservation de son encaisse.
En exécution de cette décision, nous maréchal Vaillant, ministre de la maison
de l'empereur, assisté du trésorier de la cassette de Sa Majesté et d'un des
joailliers de la couronne, avons retiré de la resserre du trésor public, pour
en faire la remise au gouverneur de la Banque, la caisse dont la description
précède et nous avons reconnu que les cachets apposés sont intacts. — Nous, ministre des finances, assisté du caissier-payeur
central du trésor public et du contrôleur central, avons reconnu également
l'intégrité des cachets. — Et nous, Rouland,
sénateur, gouverneur de la Banque, de France, ayant reçu ladite caisse garnie
des cachets ci-dessus indiqués et recevant ce dépôt, nous avons déclaré et
déclarons que nous prendrons pour sa conservation et sa sûreté les soins et
précautions que nous prenons pour les valeurs de la Banque, entendant
d'ailleurs ne répondre en aucune façon des événements de force majeure, tels
que cas de guerre. Charles Beslay s'arrêta. Est-ce clair ? dit-il. Puis, mettant le doigt sur chaque signature et les montrant au marquis de Plœuc : Voyez, le ministre de la maison de l'empereur, Vaillant ; — le trésorier de sa cassette, Ch. Thélin ; — le joaillier de la couronne, Alfred Bapst ; — le ministre des finances, Magne ; — le caissier central, A Tourneur ; — le gouverneur de la Banque de France, Rouland. Rouland, c'est sa signature, vous le reconnaissez. S'il a reçu, les diamants de la couronne au nom de la Banque, c'est à la Banque que sont les diamants de la couronne, ce procès-verbal en est la preuve absolue ; qu'avez-vous à répondre ? — Rien, dit M. de Plœuc, sinon que les diamants ne sont pas ici ; je vous l'affirme sur l'honneur. On fit appeler les chefs de service, on leur donna lecture de ce document, qui semblait ne laisser aucun doute sur la réalité du dépôt ; chacun se contenta de déclarer que les diamants n'étaient pas à la Banque[1]. On était fort embarrassé. Il y avait là un problème dont la solution échappait. M. Marsaud prit le procès-verbal, le relut attentivement ; il fit remarquer qu'il était spécifié que la Banque prendrait pour ce dépôt le soin qu'elle prend pour la conservation de son encaisse ; plus loin le gouverneur déclare qu'il prendra les mêmes précautions que pour les valeurs de la Banque. Eh bien ? dit Beslay. — Eh bien, répondit M. Marsaud avec son fin sourire, l'encaisse et les valeurs de la Banque ont été emportées loin de Paris à la fin d'août et dans les premiers jours de septembre ; il est fort probable que les diamants de la couronne ont suivi la même route ; le gouverneur se sera directement arrangé avec les ministres et nous n'en aurons rien su. Charles Beslay, qui ne demandait qu'à gagner du temps, auquel une exécution de vive force contre la Banque eût singulièrement répugné, qui ne pouvait douter de la loyauté de ses contradicteurs, Beslay se sentit ébranlé. M. de Plœuc s'en aperçut. Il y a, dit-il, un moyen bien simple de savoir la vérité, car il est évident que nous l'ignorons et que M. Rouland seul la connaît. Faites-nous donner un laissez-passer au nom de M. de Lisa, l'un de nos inspecteurs ; M. de Lisa se rendra à Versailles, verra M. Rouland, et demain nous saurons à quoi nous en tenir. — Mais, dit Beslay, j'ai promis à la Commission exécutive de lui rapporter une réponse aujourd'hui avant quatre heures. — Vous la prierez d'attendre ; un jour de plus ou de moins c'est peu de chose en pareille circonstance. Beslay se leva : Vous avez raison ; je ne puis, du reste, me figurer que vous vouliez me tromper ; je vais chez Raoul Rigault. — Une heure après M. de Lisa avait son laissez-passer et pouvait partir pour Versailles. Le soir le conseil général de la Banque se réunit en séance extraordinaire pour entendre le récit des faits qui s'étaient, produits dans la journée ; on rappela alors que déjà cette question des diamants de la couronne avait été soulevée ; que M. de Kératry, préfet de, police après le 4 septembre, avait questionné à cet égard M. Rouland, qui l'avait renvoyé à M. Ernest Picard, ministre des finances ; que les journaux avaient prétendu à cette époque que les diamants étaient à la Banque, et que M. Marsaud avait adressé une rectification qui avait paru dans le Journal officiel du 8 septembre 1870. — Avant de prendre aucune résolution, il convenait d'attendre le retour de M. de Lisait la réponse de M. Rouland, mais il était bon de redoubler de prudence pour empêcher que, sous un tel prétexte, les dépôts de la Banque ne fussent visités. Le lendemain M. de Lisa était revenu, rapportant une longue lettre de M. Rouland qui contenait toutes les explications désirables. Ces explications M. de Plœuc venait de les recevoir par le contrôleur, M. Chazal, qui avait été chargé d'effectuer lui-même le transport des diamants et qui, absent de la Banque au moment de la réclamation des délégués et de l'altercation avec Charles Beslay, n'avait pu confier plus tôt au sous-gouverneur le secret dont il était le dépositaire. La lettre de M. Rouland confirmait les faits dont le marquis de Plœuc venait d'avoir connaissance. Dans la dernière quinzaine du mois d'août, au moment même où la Banque préparait l'évacuation de son encaisse métallique, espèces et lingots, M. Rouland avait été mandé près du ministre d'État, qui lui avait proposé de recevoir en dépôt les diamants de la couronne. M. Rouland avait refusé : Ce n'est pas au moment, dit-il, où je cherche à transporter hors de Paris mes valeurs monétaires, que je puis me charger d'un dépôt qui, par sa seule importance, appellerait sur la Banque une attention qu'il est prudent d'éviter. Le maréchal Vaillant avait alors offert à M. Rouland de mettre à sa disposition, en lieu sûr, un local où il pourrait transférer et abriter ses richesses métalliques, à la condition qu'à ce dépôt il ajouterait celui dés diamants de la couronne et que le tout serait surveillé par des garçons de recette placés sous les ordres d'un inspecteur de la Banque. Ce traité avait été conclu ; les diamants, reçus en charge par le gouverneur, étaient partis le 30 août dans les wagons qui emportaient plusieurs millions appartenant à la Banque. Les diamants et les millions n'avaient point été déplacés ; ils étaient encore à l'arsenal de Brest, où, ajoutait M. Rouland en terminant sa lettre, les membres de la Commune avaient tout loisir de les envoyer chercher. Ces explications furent transmises à Charles Beslay, qui s'en montra satisfait. La Commune fut moins contente et estima que les membres du gouvernement de Versailles étaient des voleurs. Cette négociation, que Jourde semble avoir eu l'intention de mener un peu brusquement, car il avait déclaré qu'en dissimulant les diamants de la couronne la Banque faisait acte politique et qu'ainsi elle sortait de la neutralité qu'elle invoquait chaque jour en affirmant qu'elle n'était qu'un établissement financier, celte négociation n'était point restée secrète. On en avait parlé à l'Hôtel de Ville, à la Préfecture de police ; on n'ignorait pas que des mandats facultatifs d'arrestation avaient été remis à Beslay, et le bruit avait couru aux environs du cabinet de Raoul Rigault, dans la journée du 19 avril, que les principaux administrateurs de la Banque devaient être appréhendés au corps et incarcérés pendant la nuit. Un fédéré du 124e bataillon, qui était de service à la sûreté générale, entendit ces propos et vint en donner avis aux intéressés. Les régents furent prévenus. Depuis longtemps M. de Plœuc, dont le premier devoir était de se mettre à l'abri d'une arrestation qui eût pu avoir de redoutables conséquences pour la Banque, avait pris l'habitude d'aller coucher dans divers domiciles ; on recommanda aux employés de faire bonne garde ; M. Mignot demeura près de ses caisses, et M. Chazal, en qualité de contrôleur, resta sur pied pour inspecter le service intérieur et s'assurer que toute précaution était prise ; la nuit s'écoula sans incident. La nouvelle apportée était-elle réelle ? était-ce une simple rumeur de corps de garde ? était-ce un avis peu scrupuleux qui fut payé plus tard ? y eut-il là un projet sérieux, qui, pour une cause ignorée, ne fut pas mis à exécution ? Nos documents ne peuvent nous aider à répondre. Depuis l'alerte que les diamants de la couronne avaient value à la Banque, on y vivait assez paisiblement. M. de Plœuc et les régents se réunissaient souvent en conseil, le petit bataillon faisait son service avec dévouement ; on s'étonnait un peu de la lenteur des opérations militaires de Versailles et l'on attendait avec angoisse l'heure de la délivrance. Les relations avec les délégués aux finances étaient tolérables ; Jourde, surmené par une tâche trop pesante pour lui, avait parfois des impatiences que l'on feignait de ne point remarquer ; Varlin, toujours taciturne et poseur, inspirait une vive défiance aux fonctionnaires de la Banque, depuis qu'il avait été surpris cherchant à lire la feuille des comptes courants. Le père Beslay, plus naïf que jamais, se frottait les mains et croyait que la Commune était en train de forger les clefs qui ouvrent la porte du paradis terrestre. Malgré les trompettes et les tambours, malgré les promenades des fédérés, malgré l'arrêt de tout commerce, le chômage de toute industrie, la stagnation des affaires, la Banque n'avait pas fermé ses bureaux ; comme par le passé, elle continuait ses opérations, singulièrement réduites par la misère du temps. Les régents et les censeurs étaient chaque jour à leur poste ; quelques rares effets étaient présentés à l'escompte ; par-ci, par-là, on encaissait un petit écu ; on avait des loisirs beaucoup plus que d'habitude ; tout ce grand établissement était morne et semblait bâiller d'ennui. Les garçons de recette ne sortaient plus dans les rues avec leur habit gris compromettant. On avait même presque complètement suspendu la recette en ville, depuis qu'un des garçons, se présentant à l'octroi pour toucher le montant d'un effet échu, avait été accueilli par ces mots : Le premier garçon de la Banque qui osera montrer son nez ici sera passé par les armes. |
[1] Les diamants de la couronne, composés de 77.486 pierres pesant ensemble 19.141 carats, ont été évalués, lors du dernier inventaire, qui date du 27 janvier 1818, à 20.318.551 fr. 80 cent. Dans cette somme, le Régent, dont le poids dépasse 136 carats, est compté pour 12 millions : on estime qu'aujourd'hui la valeur de ces pierres s'élèverait à une trentaine de millions.