LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA BANQUE DE FRANCE.

 

 

VII. — CHARLES BESLAY.

 

Un ataxique. — Délire partiel. — Proudhon. — Admiration de Ch. Beslay. — Proudhon prophète. — La révolution sociale entrevue par lui. — La bouté de Ch. Beslay. — Il s'engage pendant la guerre. — Sa profession de foi. — Doyen de la Commune. — La mer rouge. — Prenez des douches. — M. de Plœuc à Versailles. — M. Denière, régent de la Banque, est arrêté. — Société de tempérance. — Ch. Beslay fait relâcher M. Denière.

 

Au bon temps de ma jeunesse et de mes voyages, un jour que j'étais sur les bords de la mer Rouge avec des Arabes Ababdehs, je vis venir vers moi un homme qui marchait à reculons. Cet homme, déjà vieux, était atteint d'un des plus curieux cas d'ataxie locomotrice que j'aie vus et il était nerveusement obligé de tourner le dos aux objets vers lesquels il voulait se diriger. Les Arabes racontaient qu'un soir, dans le désert, près de la route qui va vers Bérénice, il avait rencontré Schîtan le lapidé, le diable, que celui-ci lui avait soufflé au visage et que depuis cette époque le malheureux ne pouvait plus aller qu'à l'envers. Cette histoire est celle de Charles Beslay ; un jour il a rencontré Proudhon, et depuis ce temps il a été à l'envers. Il était bien réellement frappé d'ataxie mentale ; mais sa moralité était restée intacte, comme un fer sans paille et bien forgé. Son délire n'était que partiel ; il divaguait, il est vrai, sur toute question qui se rapportait à l'économie financière et à la politique, mais sur d'autres points il raisonnait juste. Il était riche, ou pour mieux dire il l'avait été par lui-même et par ses alliances ; mais, quoique la ruine l'eût visité, il croyait de bonne foi l'être encore et le disait. Appartenant à une bonne famille des Côtes-du-Nord, fils d'un député conservateur, il avait toujours été systématiquement de l'opposition, quoiqu'il eût refusé de se laisser nommer commissaire général par Ledru-Rollin et qu'il eût été, en 1848, élu représentant du peuple par 90.000 voix qui le placèrent en tête de la liste réactionnaire de son département.

Il avait tenté bien des choses dans sa vie, les entreprises industrielles, le journalisme, la banque, la politique ; il avait toujours oscillé entre des conceptions contradictoires et crut avoir découvert le prophète qui le mènerait au salut, lorsqu'il eut fait, vers 1848, la connaissance de Proudhon. Celui-ci, qui, malgré son talent et sa forte cervelle, n'était qu'un paysan ambitieux de renommée, se souciant peu des formes gouvernementales, discourant sur les réformes plutôt que réformateur, méprisant sans contrainte tous les partis dont il apercevait d'abord la vacuité, exclusivement proudhonniste et développant jusqu'à l'hypertrophie son orgueilleuse personnalité, celui-ci fut ravi de compter parmi ses disciples un homme important et déjà connu dans la politique. Il choya le père Beslay, comme il l'appelait familièrement, lui adressait des lettres, en faisait son confident, son confesseur, disait-il, son factotum et son banquier, lorsque l'on avait à créer quelque journal destiné à bientôt disparaître ou quelque Banque du peuple réservée à la faillite. Pour Proudhon, qui fut un incomparable acrobate de la contradiction, Charles Beslay était un chef de claque d'autant plus précieux qu'il était naïf et convaincu. Lorsque Proudhon donnait quelques représentations de science sociale, le père Beslay ne se sentait pas d'aise, applaudissait, et, s'il le fallait, dénouait les cordons de sa bourse. Il ne s'apercevait pas que cet apôtre de la démolition universelle changeait d'opinion perpétuellement et qu'il se dupait lui-même à ses propres raisonnements, sorte de Narcisse socialiste qui s'enivrait de volupté au seul bruit de ses paroles. Le père Beslay, la bouche bée, regardait, écoutait, admirait, sans même remarquer que la prédication du jour détruisait souvent celle de la veille. Il crut s'être approprié la doctrine d'un maître, alors qu'il ne s'était rempli que des incohérences d'un rhéteur agile, mais sans puissance créatrice, qui était à un véritable réformateur ce qu'un virtuose serait à un compositeur de musique. Dès lors Beslay entra dans le rêve et crut qu'il suffisait de quelques décrets pour modifier les relations économiques qui régissent les rapports de la société avec elle-même et des peuples entre eux.

Ces conceptions de réformation sociale qui s'imposent à certains esprits avec l'évidence d'un théorème mathématique, ont entraîné bien des hommes jusqu'au crime. Le maître de Charles Beslay, Proudhon, avait compris cela de bonne heure ; d'avance, il avait répudié les conséquences des prémisses qu'il avait posées ; lui aussi, ne voulant pas que la société fût jugée et condamnée d'après les principes qu'il essayait de formuler, il s'était lavé les mains, il avait prononcé son nescio vos et dans un jour de clairvoyance il avait écrit :

La révolution sociale ne pourrait aboutir qu'à un immense cataclysme dont l'effet immédiat serait de stériliser la terre, d'enfermer la société dans une camisole de force ; et s'il était possible qu'un pareil état de choses se prolongeât seulement quelques semaines, de faire périr par une famine inopinée trois ou quatre millions d'hommes. Quand le gouvernement sera sans ressources ; quand le pays sera sans production et sans commerce ; quand Paris affamé, bloqué par les départements ne payant plus, n'expédiant plus, restera sans arrivages ; quand les ouvriers, démoralisés par la politique des clubs et le chômage des ateliers, chercheront à vivre n'importe comment ; quand l'État requerra l'argenterie et les bijoux des citoyens pour les envoyer à la Monnaie ; quand les perquisitions domiciliaires seront l'unique mode de recouvrement des contributions... quand la première gerbe aura été pillée, la première maison forcée, la première église profanée, la première torche allumée ; quand le premier sang aura été répandu ; quand la première tête sera tombée ; quand l'abomination de la désolation sera par toute la France, oh ! alors vous saurez ce que c'est qu'une révolution sociale : une multitude déchaînée, armée, ivre de vengeance et de fureur ; des piques, des haches, des sabres nus, des couperets et des marteaux ; la cité morne et silencieuse ; la police au foyer des familles, les opinions suspectées, les paroles écoutées ; les larmes observées, les soupirs comptés, le silence épié, l'espionnage et les dénonciations ; les réquisitions inexorables, les emprunts forcés et progressifs, le papier-monnaie déprécié ; la guerre civile et l'étranger sur la frontière ; les proconsulats impitoyables, le comité de salut public, un comité suprême au cœur d'airain : voilà les fruits de la révolution dite démocratique et sociale. Je répudie de toutes mes forces le socialisme, impuissant, immoral, propre seulement à faire des dupes et des escrocs. Je le déclare, en présence de cette propagande souterraine, de ce sensualisme éhonté, de cette littérature fangeuse, de cette mendicité, de cette hébétude d'esprit et de cœur qui commence à gagner une partie des travailleurs. Je suis pur des folies socialistes !...

 

Ces folies socialistes prédites par Proudhon et que la Commune a réalisées, Charles Beslay ne s'y associa jamais, et cependant les rêveries dont il nourrissait son esprit devaient y aboutir ; mais il croyait naïvement que l'on peut bouleverser une civilisation de fond en comble sans produire ni désordre ni douleur. Il était d'une bonne foi imperturbable, il ressemblait à ces trois moines d'un couvent des bords de l'Euphrate qui sont partis pour découvrir l'endroit où le soleil se lève ; la légende affirme que depuis quinze cents ans ils marchent les yeux fixés devant eux, soutenus par une croyance que rien n'ébranle. Beslay était ainsi, et c'est pour cela qu'il représente une forme de révolutionnaire intéressante à étudier.

Ce qui l'a éloigné de toute violence, ce qui en a fait, dans plus d'un cas et surtout dans celui de la Banque, un instrument de salut, c'est qu'il était doué d'une bonté incomparable. Il était impossible de ne pas l'aimer, ont dit tous ceux qui l'ont connu. C'était un simple, comme Allix, comme Babick ; tous trois eussent composé un triumvirat animé d'intentions excellentes, mais funestes. Beslay avait une bonté sans limite, sans critique, véritablement extraordinaire et tout à fait intempestive ; une bonté délirante, diraient les aliénistes. Toute sa vie, il a été dupe : dupe des inventeurs, des intrigants, des victimes du cléricalisme et de la monarchie ; dupe de ceux qui s'en moquaient, dupe de ceux qui l'exploitaient. Pourvu qu'on lui demandât, il donnait ; pourvu que l'on parvînt à l'attendrir, et tout l'attendrissait, il fouillait dans sa poche et livrait les clés de sa caisse. A ce métier, il a perdu plus d'une fortune ; il ne sortait d'une ruine que pour tomber dans une autre ; ses combinaisons n'avaient guère d'autre but que le bonheur de l'humanité ; il voulait les mettre en pratique, commanditer la félicité universelle, et n'arrivait qu'à la faillite. Beati miséricordes ! Si l'intention est réputée pour le fait, le père Beslay fut héroïquement vertueux.

Malgré son âge, malgré de sérieuses infirmités, il avait conservé une sorte d'excès de jeunesse qui l'entraînait à des actions qu'un mobile très honorable empêchait à peine d'être excessives. Ainsi, en 1870, à la première nouvelle de nos défaites, il s'engagea dans le 26e de ligne, qui était en garnison à Metz, et, muni de sa feuille de route, voyageant par étapes, il s'en va le sac au dos, sans réfléchir qu'un homme de soixante-quinze ans est un embarras et non pas un secours pour une armée. Après Sedan, il signe une adresse dont la naïveté mériterait un autre nom : A la démocratie socialiste de la nation allemande. Proclamons : la liberté, l'égalité, la fraternité des peuples ; par notre alliance, fondons les États-Unis de l'Europe. Vive la République universelle ! Il rentra à Paris avant l'investissement ; pendant la période du siège, il écrit, il parle, il affiche ; il s'agite, il se tourne, il se retourne dans son propre vide, et désarme tout le monde par sa bonhomie. Dans les maladroits, dans les ambitieux trop pressés, dans les criminels même, il ne voit que des persécutés ; il ne sait refuser son adhésion à aucune sottise collective. Après la journée du 31 octobre, il proteste : contre l'incroyable violation de la liberté individuelle commise par les membres du gouvernement de la défense nationale en arrêtant, au mépris du droit et de la foi jurée, les républicains ayant pris part au mouvement patriotique du 31 octobre[1].

Il se présenta aux élections législatives du 8 février, et dans sa proclamation adressée aux travailleurs, aux petits industriels, aux petits commerçants, aux boutiquiers, il dit : J'ai soixante-seize ans, et malheureusement j'ai encore trop de vie, car je crains d'assister à la destruction finale de mon pays. Il put reconnaître depuis que ses amis de la Commune ont, sans hésiter, fait ce qu'ils ont pu pour réaliser ses craintes. Il les a reniés avec horreur ; il a écrit : Je déclare hautement que je n'accepte, ni de près ni de loin, aucune solidarité avec les hommes qui ont brûlé Paris et fusillé des otages. Mais il les avait suivis, sinon précédés, comme un myope, qui ne sait où il va et qui prend des flammes de pétrole pour le soleil. Dans un tel homme, qui passait pour riche, ancien ami de Proudhon, ayant siégé dans nos assemblées parlementaires, la Commune voyait une recrue qu'il ne fallait par négliger d'acquérir.

Aux élections du 26 mars, Charles Beslay fut nommé dans le VIe arrondissement par 3714 voix sur 9499 votants et 24 807 électeurs inscrits. Il était le doyen des membres de la Commune, et en cette qualité il présida la première séance. Son discours d'ouverture est, pour qui a étudié l'homme, d'une sincérité irréprochable : C'est par la liberté complète de la Commune que la République va s'enraciner chez nous. La République de 93 était un soldat... la République de 1871 est un travailleur qui a surtout besoin de liberté pour fonder la paix. Paix et travail ! voilà notre avenir, voilà la certitude de notre revanche et de notre régénération sociale, et ainsi comprise, la République peut encore faire de la France le soutien des faibles, la protection des travailleurs, l'espérance des opprimés dans le monde et le fondement de la République universelle... Le pays et le gouvernement seront heureux et fiers d'applaudir à cette révolution si grande et si simple, et qui sera la plus féconde révolution de notre histoire.

On peut assurer, sans couder la vérité, que Ch. Beslay était de bonne foi et qu'il voyait dans l'installation de la Commune l'avènement du bonheur du genre humain ; mais pendant qu'il débitait ces naïvetés, il est probable que Pyat, Ferré, Ranvier, Rigault et consorts souriaient avec commisération. Ch. Beslay, en effet, n'était point à la hauteur des circonstances ; il l'avait démontré en essayant d'obtenir la mise en liberté du général Chanzy ; il devait le démontrer encore en voulant arracher Gustave Chaudey aux griffes de Raoul Rigault ; mais le meurtrier tint bon et ne lâcha pas sa proie. Pendant toute la durée de la Commune, quels que fussent les événements dont on s'attristait, il resta immuable dans son optimisme, semblable à un yogi des Indes qui se regarde le nombril et y voit son Dieu. Quand la bataille se rapprochait de Paris, quand on emprisonnait les magistrats, les prêtres, les sœurs de charité, les gendarmes ; quand on forçait la porte des hôtels particuliers pour les mettre au pillage, quand on dévalisait les églises, le père Beslay hochait la tête et disait : C'est vrai ! on va un peu loin ; ce n'est qu'un moment à passer, et vous verrez après comme on sera heureux. — Faudrait-il donc, lui demandait un de ses interlocuteurs, faire comme les Hébreux et traverser la mer Rouge pour entrer dans la terre promise !Non, non, répondait l'incorrigible utopiste ; nous resterons sur le bord ; je connais bien le peuple de Paris : il aime à faire un peu de bruit, j'en conviens, mais il est incapable de commettre une violence. Vous verrez, vous verrez ; avant deux mois, toute la France sera avec nous, et dans moins d'un an l'Europe entière, convertie par l'exemple de notre prospérité, aura proclamé la république. Le jour où il causait ainsi avec un des hauts fonctionnaires de la Banque, il était souffrant et il demanda discrètement s'il pouvait faire venir un bain dans son cabinet. — Certainement, lui répondit-on ; prenez un bain, monsieur Beslay : prenez même des douches, si vous voulez. — Il se mit à rire : Vous me croyez fou ? Eh bien, je ne le suis pas, et je gage avec vous que l'avenir, un avenir très prochain, me donnera raison.

Tel était l'homme auquel la Commune confiait le sort de la Banque de France. Il était convaincu que cet incomparable instrument de crédit serait utilisé pour le plus grand bonheur de tous par l'État modèle qu'il apercevait au milieu de ses songeries et qui devait sortir du trouble momentané que Paris traversait. On peut affirmer avec toute certitude que le 30 mars 1871, lorsque Charles Beslay se présenta muni de sa commission auprès du marquis de Plœuc, il était résolu à tout faire pour assurer le salut et le fonctionnement de la Banque. Il en devenait et en restait le protecteur. Il y eut peut-être quelque orgueil en cela. Toute sa vie il avait rêvé de diriger un grand établissement de crédit, car, à l'instar de Jourde, il se croyait financier parce qu'il était comptable ; aussi ne se sentait-il pas de joie d'être délégué, seul délégué à la Banque, et de saisir l'objet de sa plus haute ambition. La Banque était devenue sa chose, et il sut, dans une circonstance grave, la défendre avec l'énergie d'un souverain qui ne veut pas abdiquer.

Le marquis de Plœuc, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, préférant Beslay à tout autre, puisqu'il n'avait pu repousser l'intrusion de la Commune à l'hôtel de la Vrillière, et désirant le garder sous ses yeux, afin de pouvoir le surveiller plus facilement, lui proposa de prendre logement à la Banque et d'occuper l'appartement de M. Cuvier, retenu en province pour affaires de service. Beslay refusa ; il demeurait alors rue du Cherche-Midi et se contenta de demander qu'on lui réservât à la Banque même un cabinet où il pût venir travailler. M. de Plœuc l'installa dans un cabinet voisin du sien et put mettre immédiatement son bon vouloir et sa confiance à l'épreuve. Le gouvernement de Versailles, ne se rendant pas compte des dangers auxquels la Banque de France était exposée à Paris, continuait à tirer des mandats que le caissier central acquittait avec mille précautions, mais qui pouvaient faire naître des complications redoutables ; en outre, on avait pris vis-à-vis de Charles Beslay l'engagement de cesser toute relation avec la réaction monarchique. La réaction monarchique, c'était le gouvernement régulier qui se préparait à tenter un effort désespéré pour sauver la république que la Commune était en train d'étrangler. Il y avait donc là un état de choses plein de périls auquel le marquis de Plœuc voulut mettre fin, après avoir pris l'avis du conseil des régents. Les correspondances, très surveillées, pouvaient être saisies et créer de nouveaux inconvénients ; il résolut d'aller lui-même à Versailles s'en expliquer avec M. Thiers, et dans ce but il demanda un laissez-passer à Beslay, qui l'obtint de Raoul Rigault[2].

Le 2 avril, M. de Plœuc arrivait à Versailles et obtenait une audience de M. Thiers. Celui-ci ignorait ce qui se passait à la Banque ; le bilan lui en avait cependant été remis, mais il l'avait lu superficiellement sans doute, ou ne l'avait pas lu du tout, car il croyait que l'encaisse ne formait qu'une somme de sept millions ; on était loin de compte, car les valeurs renfermées à l'hôtel de la Vrillière à cette date représentaient environ trois milliards. M. Thiers fut à la fois surpris et découragé en apprenant la vérité. Lorsque M. de Plœuc lui demanda d'envoyer un régiment au pas de course pour occuper la Banque aussitôt que les murs de Paris seraient forcés, il répondit avec tristesse : Nous n'en sommes pas là ! mais il comprit la nécessité de suspendre tout envoi de mandats et promit que, sous ce rapport du moins, il veillerait à ce que la Banque fût protégée. M. de Plœuc avait agi en temps utile, car le soir même, lorsqu'il revenait à Paris, il se rencontra en wagon avec M. X. qui était porteur d'un mandat de 60.000 francs, payable à vue sur la Banque.

Le lendemain, le marquis de Plœuc fut très étonné et un peu effrayé d'apprendre que l'un des régents de la Banque, M. Denière, avait été arrêté la veille et n'avait point encore été relâché. Il courut prévenir Charles Beslay. Vous connaissez notre constitution, lui dit-il ; je ne puis rien faire sans le conseil des régents : si on les arrête, il me sera impossible de ne pas repousser les réquisitions de la Commune ; cela est très clair : pas de régents, pas d'argent ; allons faire délivrer M. Denière. Charles Beslay s'empressa de suivre M. de Plœuc, tout en disant : Ça ne peut être qu'un malentendu.

M. Denière en effet avait été arrêté, et voici dans quelles circonstances. La veille, jour du dimanche des Rameaux, vers onze heures du matin, il avait passé près de la place Vendôme où le 150e bataillon de fédérés se massait avant de se diriger vers Courbevoie. Parmi les officiers qui s'ingéniaient à faire mettre leurs hommes en rang, M. Denière en avait remarqué un d'assez bonne tournure, sur la tunique duquel brillaient la médaille d'Italie et la croix de la Légion d'honneur ; il n'avait pu réprimer un mouvement de surprise, et, avec une chaleur de cœur que la prudence aurait dû attiédir, il lui dit : Comment, vous ? un soldat décoré, vous allez combattre contre le drapeau de votre pays ! — L'officier ne répondit pas. M. Denière s'éloigna et continua sa route par la rue Saint-Honoré ; il était parvenu près de l'Assomption, lorsqu'il entendit courir derrière lui ; il se retourna et fut arrêté par une douzaine de fédérés lancés à sa poursuite. On le conduisit place Vendôme, dans l'hôtel où était établi l'état-major de la garde nationale. Là on lui fit déposer son argent, sa montre et on l'enferma dans une sorte de poste servant de dépôt.

L'officier, portant les insignes de chef de bataillon, qui fit les formalités de l'écrou était un homme d'un certain âge, vigoureux, grisonnant, à la boutonnière duquel on voyait un large ruban rouge. Sur ce ruban M. Denière distingua quelques traits noirs qui ressemblaient à de l'écriture ; il concentra toute son attention et lut : Société de tempérance. Ces mots permettraient, si cela en valait la peine, de nommer l'homme qui s'affublait de cette étrange décoration. M. Denière passa la journée et la nuit en prison ; il y fut témoin d'un fait qui mérite d'être raconté. La pièce où les détenus étaient placés n'avait que des dimensions restreintes et, pour en faciliter l'aération, on en laissait la porte ouverte ; deux soldats fédérés la gardaient. L'un, fort jeune, dit à son camarade bien plus âgé que lui : Qui es-tu, toi ? es-tu vengeur, franc-tireur ou enfant perdu ? — L'autre répondit : Je ne suis rien de tout cela ; je suis ouvrier, et lorsque la journée de travail a pris fin, j'aime à rentrer chez moi et à lire mon journal après avoir dîné avec ma femme. — Cinq minutes après, il était arrêté et écroué : Propos séditieux.

Dans la matinée du 3 avril, M. Denière put, moyennant bon pourboire, faire prévenir le marquis de Plœuc, qui accourut avec Charles Beslay. Celui-ci n'était pas content ; il se fit reconnaître par le commandant de poste décoré de l'ordre de la Tempérance et exigea la mise en liberté immédiate de M. Denière. On se confondit en excuses devant le doyen de la Commune et l'on s'empressa de lui obéir, car il avait donné ses ordres avec un ton qui n'admettait pas de réplique. Il était alors midi. Quelques heures plus tard, le dénouement eût été peut-être moins rapide. Ce jour-là en effet le général Henry devait être fait prisonnier, Duval et Flourens allaient être tués. La Commune, exaspérée de sa défaite, se préparait à systématiser le régime de terreur qu'elle avait jusqu'alors laissé exercer selon les fantaisies particulières de ses représentants ; l'heure des otages était sur le point de sonner, et M. Denière, régent de la Banque de France, aurait bien pu passer de la place Vendôme au Dépôt, du Dépôt à Mazas, et de Mazas à la Grande-Roquette, d'où plus d'un détenu n'est pas sorti.

 

 

 



[1] La protestation est signée : Ch. Beslay, ancien représentant du peuple ; Kin, monteur en bronze ; Edm. Aubert, gazier ; Lacord, cuisinier ; Florent, mécanicien ; Lucipia, étudiant ; Chotet. Elle porte la date du 25 novembre 1870.

[2] Le texte du laissez-passer est curieux : Permis au citoyen Plœuc, gouverneur de la Blanque, d'aller et revenir de Versailles. Paris, le 1er avril 1871. Le délégué civil à l'ex-préfecture de police, RAOUL RIGAULT. La signature seule est de Rigault ; le texte est d'une écriture assez rapide, quoique incorrecte.