V. — L'ABANDON DE PARIS. Le marquis de Plœuc, sous-gouverneur. — Il veut savoir sur quel concours il peut compter. — Indécision. — Jourde et Varlin réclament 700.000 fr. — M. Marsaud, secrétaire général. — Sa foi en la Banque. — Les délégations s'impatientent. — Arrivée du renfort promis. — Les délégués s'esquivent. — Leur lettre. — Réponse du sous-gouverneur. — Le conseil des régents fait payer. — M. de Plœuc apprend par M. de la Rozerie que M. Rouland reste a Versailles. — Les projets du gouvernement. — Ils sont abandonnés. — L'amiral Saisset et M. de Plœuc. — Paris est abandonné à la révolte.M. Rouland était à peine parti pour Versailles que la Banque fut avertie que les délégués aux finances viendraient dans la matinée chercher les 700.000 francs complémentaires du million que l'on avait consenti, la veille, à leur accorder. Le marquis de Plœuc, sous-gouverneur, était officiellement substitué au gouverneur absent ; il devenait la principale autorité, le chef même de la Banque de France et toute responsabilité lui incombait. Il se préoccupa d'abord de savoir sur quels secours il pourrait compter, dans le cas où l'hôtel de La Vrillière serait attaqué, car une lutte à Paris était encore possible, sinon probable à ce moment, et les faits qui s'étaient produits place Vendôme, dans la journée du 22, étaient de nature à faire redouter un acte de brigandage. Pour organiser sa défense et la prolonger utilement, il lui était nécessaire de connaître les dispositions des maires et du commandant en chef des gardes nationales régulières. Le marquis de Plœuc chargea M. Mignot, auquel les missions pénibles ne furent point épargnées pendant cette période, d'aller conférer avec l'amiral. Saisset et avec les maires des deux arrondissements voisins. Les réponses qui accueillirent sa communication prouvent que l'unité d'action sous une seule autorité est indispensable aux œuvres de salut. Au Grand-Hôtel, où l'amiral Saisset avait établi son
quartier général, M. Mignot ne rencontra personne qui pût lui donner un
renseignement sérieux. L'amiral, dit-on, était à Versailles, et nul en son
absence n'avait qualité pour mettre les troupes en mouvement. A la mairie du Ier
arrondissement, il fut difficile de voir l'adjoint faisant fonctions de
maire, qui était occupé à célébrer un mariage. M. Mignot s'impatientait ; il
insista si bien que l'adjoint, quittant les futurs époux, accourut, l'écharpe
en sautoir, demander de quoi il s'agissait. A la question de M. Mignot : Si la Banque est attaquée, viendrez-vous la défendre ?
il répondit : Tâchez de gagner du temps, faites de
la conciliation ; il n'y a pas moyen de songer à la lutte, nous n'avons pas
de cartouches. M. Mignot se transporta à la mairie du IIe
arrondissement, où il rencontra le colonel Quevauvilliers, qui lui dit : Soyez sans crainte, il m'est facile d'aller à votre
secours ; je vais vous envoyer des hommes, et, s'il faut se battre, eh bien !
nous nous battrons. M. Mignot revint à la Banque. Pendant qu'il courait d'une mairie à l'autre, les délégués Jourde et Varlin étaient venus réclamer la somme qu'ils exigeaient. Avant de donner ordre de payer, le marquis de Plœuc voulut connaître la résolution prise à l'égard de la Banque par l'amiral Saisset et par les maires ; il fit donc répondre aux délégués qu'ils eussent à attendre le retour du caissier principal, qui était absent pour cause de service. Jourde et Varlin n'étaient point satisfaits ; la Banque, toute pleine de ses employés en armes, n'avait pas un aspect rassurant ; les caisses étaient fermées, ce qui était anormal ; les garçons de recette regardaient les délégués de travers. Jourde et Varlin échangèrent un coup d'œil : Il y a quelque chose. Ils allèrent trouver M. Marsaud, le secrétaire général, pour lui persuader que l'on devait les payer tout de suite et sans plus tarder. Convaincre M. Marsaud dans un cas pareil n'est point chose facile ; il a une façon ironique et douce de répondre qui démonte les plus entreprenants. Il avait alors soixante-huit ans, et l'on peut dire qu'il n'avait jamais quitté la Banque, où il était entré en qualité de petit employé. Portant vertement son âge, très artiste, faisant de bonne peinture à ses moments perdus, grand chasseur, aimant, lorsqu'il a quelque loisir, à ranger sa collection d'estampes, qui est fort belle, il a vu, depuis qu'il est au monde, tant de barricades et tant de révolutions, qu'il ne s'émeut plus guère. Il a une sorte de bravoure philosophique à la fois compatissante et gaie qui lui permet de traverser sans affaissement les périodes les plus troublées. Il croit à l'immortalité de la Banque de France ; elle peut être malade, être attaquée, mais elle ne périra pas : rien ne prévaudra contre elle, il le sait, et le reste, même le danger qui le menace personnellement, lui importe peu. Avec un tel homme, Jourde et Varlin auraient perdu leur latin, s'ils avaient eu à en perdre. M. Marsaud parut étonné : Comment ? M. Mignot n'est pas là, j'en suis surpris ; ayez la complaisance de l'attendre, il ne tardera pas à rentrer ; je regrette de ne pouvoir vous satisfaire ; ce n'est pas moi qui ai les clés de la caisse, c'est M. Mignot. De guerre lasse, Jourde et Varlin retournèrent à la caisse centrale et attendirent M. Mignot, qui n'avait point reparu, par la bonne raison qu'il était en conférence avec le marquis de Plœuc, auquel il rendait compte de sa mission. Impatients et inquiets tout à la fois, Jourde et Varlin commençaient à trouver le temps long. M. de Plœuc continuait à les laisser attendre, car il avait grande envie de repousser cette nouvelle réquisition. Tout à coup un bruit de tambour se fit entendre et se rapprocha ; les portes furent ouvertes et trois compagnies entrèrent dans la cour. C'était le renfort promis à M. Mignot et envoyé par le colonel Quevauvilliers. Jourde et Varlin pâlirent : allaient-ils donc être arrêtés et retenus prisonniers ? Ils se levèrent : Nous rendons la Banque responsable du refus qui nous est fait ! et ils se retirèrent. Une heure après, la sommation suivante était apportée à la Banque et remise à M. de Plœuc : Ministère des finances. Cabinet du ministre. Paris, 25 mars 1871. — Monsieur le gouverneur, affamer la population, telle est l'arme dont se sert un parti qui se dit honnête. La faim ne désarmera personne, elle ne fera que pousser les masses aux massacres et à la dévastation. Nous voulions éviter tous ces maux, la Banque pouvait nous y aider. Elle a préféré se mettre du côté d'hommes qui veulent coûte qui coûte triompher de la république. Nous ramassons le gant qui nous est jeté, laissant à ceux qui, pour leurs personnalités, n'hésitent pas à irriter les fureurs populaires, l'épouvantable responsabilité de leur conduite. Quant à nous, nous avons fait notre devoir, et si notre attitude conciliatrice a été prise pour de la crainte, nous prouverons qu'on s'est trompé. Puisse la Banque revenir sur les décisions funestes qu'elle paraît avoir prises ; nous ne nous represserons (sic) pas devant elle ; si la Banque est disposée à verser le complément du million demandé, elle le fera parvenir au ministère des finances avant midi. A partir de cette heure, toutes les mesures nécessaires et les plus énergiques seront prises. Vive la république ! Les délégués aux finances : JOURDE, E. VARLIN. C'est Varlin qui a écrit cette épître, dont la minute a été conservée. Il y aurait eu bien des choses à répondre à cette lettre, dont les arguments sont d'une fragilité dérisoire, mais l'on savait d'avance que toute discussion serait inutile. M. de Plœuc se contenta de répondre verbalement que les menaces ne constituaient pas un compte courant et qu'elles avaient peu d'influence sur la Banque ; en qualité de sous-gouverneur, il n'était que pouvoir exécutif ; le conseil des régents serait consulté, et l'on en ferait connaître les décisions aux délégués du Comité central. A deux heures, selon .la coutume de la Banque, le conseil général se réunit sous la présidence de M. le marquis de Plœuc ; on lui donna connaissance de la lettre écrite par Jourde et par Varlin. La discussion s'ouvrit, elle fut très calme. Quelqu'un insista de nouveau sur le mauvais effet que produisait, parmi les défenseurs de l'ordre, l'espèce de subvention accordée aux chefs de la révolte : cela affaiblit les sympathies et peut faire craindre qu'en cas d'attaque on ne se porte avec mollesse au secours de la Banque. Cette observation était sans valeur en présence des circonstances ; elle fut combattue au nom du salut même de l'établissement. La Banque se trouvait en face de deux dangers qu'il fallait envisager froidement, afin de les savoir éviter : d'une part, une entrée de vive force qui amènerait la destruction du portefeuille des valeurs et du dépôt des titres, ce qui constituerait l'effondrement d'une grande partie de la fortune publique. D'autre part, si le Comité central imposait un gouverneur de son choix à la Banque, le désastre ne serait pas moins grave, car la fabrication sans mesure ni limite des billets produirait la ruine de la Banque et celle du pays ; il faut faire comme les vaisseaux assaillis par la tempête : carguer les voiles et courir dans le vent pour ne point sombrer. La sagesse prévalut ; on décida que l'on était lié par l'engagement pris la veille de donner un million au Comité central ; que si le complément était exigé, il serait versé ; mais qu'il était préférable de payer en deux fois, afin d'éviter une réquisition trop rapprochée. Tout en adoptant ces mesures, le conseil déclara que sous aucun prétexte l'argent ne serait porté au ministère des finances, car cela était contraire aux usages de la Banque de France. Les délégués seraient prévenus et feraient prendre quand il leur conviendrait la somme mise à leur disposition. A quatre heures et demie les délégués des délégués vinrent réclamer le solde du million ; c'étaient E. Faillet, receveur général des contributions directes, et G. Durand[1], caissier central au ministère des finances ; ce dernier était un ouvrier bijoutier. Pour cette circonstance, ils s'étaient passé des revolvers à la ceinture ; cela n'effraya personne, et ils se contentèrent d'emporter 350.000 francs, promettant de venir en chercher autant le lendemain : ce qu'ils n'eurent garde d'oublier. Vers la fin de cette journée, qui ne s'était point écoulée sans émotion à la Banque, le marquis de Plœuc se promenait dans la cour, lorsqu'il fut accosté par M. de la Rozerie, arrivant de Versailles ; il apprit par lui que le gouverneur ne reviendrait pas. M. Rouland était convaincu que son absence ne serait pas de longue durée ; il croyait, et tout le monde croyait comme lui, que la résistance à l'insurrection s'organisait et se fortifiait dans Paris. Le gouvernement de Versailles, appuyé par une délégation parlementaire que l'on appelait la Commission des Quinze, semblait décidé à faire un essai simultané de concilia lion et de répression. A cet effet, le lendemain, vendredi 24 mars, une députation des membres de l'Assemblée nationale, escortée d'un corps de troupes d'environ 1500 hommes, devait pénétrer dans Paris et tâcher de mettre fin à la révolte, par la persuasion ou par la force. Dans ce dessein, les députés se seraient réunis aux maires qui négociaient avec le Comité central, et les soldats auraient donné la main aux gardes nationaux groupés sous le commandement de l'amiral Saisset. Dans la journée du 23 mars, à Versailles, la résolution paraissait arrêtée ; on en parlait sans mystère dans les couloirs de l'Assemblée, quelques généraux donnaient même volontiers des détails rassurants et disaient qu'il suffirait de deux compagnies de fusiliers marins pour bousculer les fédérés cantonnés à Levallois-Perret et ressaisir les communications par voie ferrée entre Paris et Versailles. Ces nouvelles, M. de la Rozerie avait été chargé de les communiquer au marquis de Plœuc et de les faire connaître à qui de droit dans les mairies du Ier et du IIe arrondissement. C'était un peu d'espoir qui venait soulever les cœurs, mais ce ne fut que cela. Nul soldat de Versailles n'apparut le lendemain et nul député à l'Assemblée nationale ne vint marcher contre l'émeute, comme l'avaient fait les représentants du peuple en 1848, pendant l'insurrection de juin. La journée du 24 fut calme à la Banque, malgré les cris de Vive la France ! et de Vive la Commune ! que l'on poussait autour de la mairie du IIe arrondissement, malgré la promenade de canons chevauchés par des femmes, malgré les roulements de tambours et les sonneries de clairons. Ce jour-là, à la suite de la négociation entreprise par Brunel, on crut que l'œuvre de conciliation était enfin terminée et l'on éprouva une joie qui ne dura guère, car on ne tarda pas à comprendre que les chances d'une entente pacifique venaient de s'évanouir et que Paris allait entrer dans la nuit de l'inconnu. Le soir, M. de Plœuc se rendit à la mairie du IIe arrondissement, où les maires devaient ratifier le prétendu traité dont on les abusait, où les délégués du Comité central arrivèrent en retard, et où l'amiral Saisset était attendu. Lorsque l'amiral entra, le marquis de Plœuc se fit reconnaître de lui et lui demanda s'il était disposé à protéger la Banque. L'amiral, élevant la voix et parlant avec énergie, répondit affirmativement et déclara qu'il était en mesure d'infliger une leçon aux imprudents qui oseraient attaquer notre grand établissement financier. M. de Plœuc, le cœur soulagé, se retirait ; l'amiral Saisset le rejoignit près de la porte et lui dit à voix basse : Faites de votre mieux ; louvoyez, négociez s'il le faut, mais ne comptez pas sur moi : je n'ai pas un homme, je n'ai pas une cartouche à vous donner. A cette heure en effet l'amiral ne pouvait plus garder aucune illusion. Il n'ignorait pas que la révolte était bien armée et que les soldats en étaient par leur masse plus redoutables que les chefs. A la suite de quelques négociations secrètes entreprises par lui, soldées avec les fonds que la Banque lui avait remis, il avait pu se convaincre que les maîtres du peuple de Paris étaient, pour la plupart, des gaillards sans scrupule, gueusant l'argent du Comité central, soutirant l'argent de Versailles et prêts à se vendre au plus offrant. La caisse de la Banque et celle de la Société générale pourraient dire précisément ce qu'ont coûté certaines consciences militaires ou législatrices de la Commune. Mais l'amiral devinait aussi que ces gens se vendraient, empocheraient et décamperaient, ce qu'ils firent pour la plupart. Le seul dont la défection fut honnête, si ces deux mots peuvent être accouplés, fut Dombrowski ; il. en mourut. L'amiral ne comptait guère sur les gardes nationaux qui lui demandaient de courir la fortune d'un combat. Il n'eut pas reculé devant une action de guerre ; il était même résolu à l'entreprendre ; mais, avant de jeter au hasard la vie de tant de braves gens, il voulut savoir quelle aide Versailles pourrait lui apporter. Ce qu'il apprit ne lui laissa aucun doute. Il put se convaincre qu'il était abandonné et qu'il ne lui restait plus qu'à se retirer. C'en était fait, Paris appartenait à la révolte ; le gouvernement légal ne devait y entrer que deux mois après, au milieu des massacres et de l'incendie. Pendant ces deux mois, un personnel admirable, quatre chefs de service intelligents et dévoués, un conseil de régents impassibles dans l'accomplissement du devoir, vont assister le marquis de Plœuc, sous-gouverneur, auquel échoit l'honneur de prendre en main la barre du navire, — bien menacé, — qui porte le crédit de la France. |
[1] Durand (Gustave-Paul-Émile), ancien sergent de zouaves, ancien commandant du 63e bataillon pendant le siège, était un fort honnête homme, poli, sans morgue, et qui, dans l'exercice de ses fonctions sous la Commune, accomplit plusieurs actes de probité. On n'a à lui reprocher aucune violence. Il paraît avoir obéi à un entraînement irréfléchi et disait : C'est la politique qui m'a perdu ; je me suis trop avancé pour reculer. (Procès Durand, dix-neuvième conseil de guerre ; débats contradictoires, 29 mars 1875.)