LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA BANQUE DE FRANCE.

 

 

I. — PENDANT LA GUERRE.

 

Prophétie. — Dangers exceptionnels. — Pourquoi la Banque fut sauvée. — Une idylle. — Transport des valeurs. — Projectiles explosibles. — — Secret bien gardé. — La garde nationale. — Le bataillon de la Banque. — Le commandant Bernard. — Les vers de M. Bramtot. — Incohérence des plans de campagne. — Les employés de la Banque à Montretout. — La rançon de Paris. — Pendant la guerre, la Banque a prêté 4610 millions à la France. — Le bilan de la Banque au 18 mars.

 

En 1869, ayant eu à décrire les différents rouages do la Banque de France, je terminais mon étude en disant : La Banque est le cœur même de la vitalité commerciale et industrielle de la France ; c'est la bourse toujours ouverte où les petites gens vont puiser. Elle est à la fois le phare, le refuge et le port de ravitaillement ; tout succomberait avec elle si on la brisait violemment, et les auteurs d'un pareil crime seraient les premiers à mourir de faim sur les ruines qu'ils auraient faites. Il n'y a rien de semblable à craindre : en admettant qu'une révolution soit encore possible, elle n'atteindrait pas plus la Banque que 1830 et 1848 ne l'ont atteinte ; elle est et elle restera l'exemple d'un établissement qui a pu traverser sans péril des crises que l'on croyait mortelles, que le cours forcé de ses billets a popularisé, et qui, par la moralité, par la prudence avec lesquelles il est conduit, par l'excellent mécanisme du gouvernement constitutionnel qui dirige ses destinées, est devenu pour le crédit public un organe d'une puissance unique au monde[1].

J'avoue que je ne croyais pas si bien dire et que je ne m'imaginais pas alors que les événements me donneraient si promptement raison. Les révolutions de Juillet et de Février paraissent bien molles, lorsqu'on les compare à la truanderie communarde ; et la situation qu'une série de défaites imposait à la France était autrement grave que les circonstances dont furent entourés l'avènement de la branche cadette des Bourbons et la résurrection de la république. Ce n'était plus un coup de surprise promptement régularisé par l'intérêt public inquiet de son avenir ; ce n'était plus un changement de gouvernement obtenu par la violence, alors qu'une simple modification ministérielle aurait suffi à toutes les nécessités politiques ; c'était, cette fois, à la suite de revers sans nom, d'illusions lâchement entretenues et qui seront peut-être dans lé plaidoyer de l'histoire les circonstances atténuantes du crime, c'était le bouleversement complet de l'état de choses consenti, c'était une éruption sociale prophétisée de longue date, mais à laquelle on s'était toujours refusé de croire, tant elle semblait absurde.

Comment se fait-il qu'au milieu du désastre la Banque de France seule ait pu subsister ? comment seule est-elle sortie intacte du naufrage, ne suspendant même pas ses opérations pendant la bourrasque et reparaissant plus vivace que jamais ? Cela tient d'abord à l'excellence même de sa constitution, au dévouement dont tout son personnel, depuis le plus haut fonctionnaire jusqu'à l'employé subalterne, a donné des preuves pendant ces jours de tourmente, et — je me hâte de le dire — cela tient aussi à la droiture de Charles Beslay, délégué de la Commune à la Banque, et à la probité de François Jourde, délégué aux finances pour le Comité central et pour la Commune. La Banque ne fut pas à l'abri de tout péril ; elle fut pressée, réquisitionnée, menacée ; mais elle fut sauvée, et avec elle furent sauvés le crédit de la France, la fortune publique, qui purent faire face, sans trop d'efforts, aux obligations d'une indemnité de guerre écrasante, sous laquelle toute autre nation, fut-ce celle des vainqueurs, aurait fléchi. Le salut n'a point été obtenu sans combat, et plus d'un incident a inquiété le grand établissement de la rue de la Vrillière ; ces incidents, nous allons essayer de les raconter, et ce sera pour nous une sorte de soulagement ; car, au milieu de la Commune, l'aventure de la Banque de France ressemble presque à une idylle.

 

Dès que nos frontières de l'Est eurent livré passage aux armées allemandes qui avaient coupé nos communications militaires et refoulaient nos forces insuffisantes, la Banque de France fit refluer vers la caisse centrale de Paris les valeurs métalliques, fiduciaires ou représentatives qui se trouvaient dans les succursales provinciales menacées. Ce premier devoir accompli, d'enlever à l'ennemi le nerf de la guerre et de sauvegarder les intérêts qui lui étaient confiés, la Banque s'occupa d'un autre soin qui ne paraissait pas moins urgent. Il n'était plus douteux que la situation devenait d'une gravité exceptionnelle. Bazaine luttait sous Metz, non sans gloire, mais sans résultat ; les débris de l'armée de Mac-Mahon rassemblés à Châlons, augmentés par des mobiles sans instruction, renforcés de régiments incomplets que l'on attirait en toute hâte, pouvaient livrer bataille à l'Allemand, mais n'étaient point de taille à l'arrêter. Il était facile de prévoir, presque à date précise, l'heure où Paris serait peut-être l'objet d'un coup de main qui, grâce à l'un de ces mille hasards dont sont faits les succès à la guerre, pourrait ne pas échouer. A ce moment, l'encaisse métallique de la Banque était énorme et c'était une proie qu'il fallait soustraire aux réquisitions que l'Allemagne n'eût pas manqué d'imposer à Paris, si elle y fût entrée de haute lutte. Où porter ces sacs, ces lingots d'or, ces barres d'argent, ces monnaies de toute sorte et de toute valeur ? Ce fut l'amiral Rigault de Genouilly qui indiqua lui-même l'endroit où ces richesses devaient être transférées. Dans une correspondance qu'il libella de sa ferme et grosse écriture, il adressa ses ordres à l'un des préfets maritimes, prévit les éventualités et prit de telles mesures que, si l'armée prussienne s'était emparée de la ville désignée par l'amiral, elle n'y eût trouvé ni la réserve de la Banque, ni les diamants de la couronne, ni les principaux tableaux du musée du Louvre que l'on avait réunis dans un lieu bien choisi, à l'insu même de ceux qui avaient mission de les garder.

La Banque se hâtait, car l'opération fut longue ; il est à remarquer que celle-ci fut tenue secrète, malgré le nombre de personnes qui y furent associées. D'abord les layetiers qui fabriquaient les caisses et qui les marquaient d'un avertissement majuscule : Attention ! projectiles explosibles. Ensuite les garçons de recette, les habits gris, entre les mains desquels glissait ce Pactole ; puis les convoyeurs vêtus à la diable, ayant quitté l'uniforme de la Banque, qui montaient sur les fourgons et les escortaient jusqu'aux gares des chemins de fer. Tout le monde garda le silence et fit acte de dévouement professionnel. A cette heure de suspicion et de colère, quelles clameurs, si l'on eût reconnu une de ces voitures emportant quelques millions ! quelles nouvelles trahisons on eût découvertes et comme on eût accusé le pouvoir, le Corps législatif, les généraux de vouloir affamer Paris ! Nul n'en sut rien, et lorsque l'on révéla le fait à la population parisienne, c'était pour lui prouver, aux mauvais jours de la Commune, qu'il n'y avait plus rien dans cette caisse de la Banque qu'elle voulait visiter avec trop de curiosité. Du 20 août au 13 septembre, nuit et jour, on fut sur pied, et lorsque l'ennemi apparut sur les hauteurs qui commandent les approches de Paris, l'encaisse métallique était hors d'atteinte. Il avait fallu 500 colliers pour la transporter de l'hôtel de la Banque aux chemins de fer, car elle était lourde, pesait 1.238.260 kilogrammes et représentait 520 millions en métal. Sait-on combien de caisses avaient été nécessaires pour contenir cette fortune ? — 24 855.

En même temps que la Banque prenait ses dispositions pour aider la France à lutter jusqu'à épuisement en se faisant sa trésorière générale et en lui livrant, sans marchander, les ressources financières qu'elle tenait en réserve, elle n'hésitait pas à mettre son personnel au service de la défense de Paris. Soixante-dix employés du chef-lieu et des succursales avaient rejoint l'armée active ou étaient incorporés dans la garde mobile ; mais cela ne parut pas suffisant, et l'on forma rue de la Vrillière deux compagnies de gardes nationaux, qui, sous les numéros 7 et 8, entrèrent clans la composition du 12e bataillon du premier arrondissement. Ces deux compagnies fournirent des détachements pour le service des bastions et occupèrent le poste même de la Banque, où tant d'intérêts devaient être protégés. Le personnel élut ses officiers ; de part et d'autre il y eut abnégation, car je vois que M. Léon Chazal, contrôleur principal, faisait fonctions de simple soldat. Le capitaine en premier, celui auquel les deux compagnies obéissaient, était un employé à la comptabilité des billets ; il avait été désigné à l'unanimité, et ce choix était excellent. En effet, le capitaine de la Banque était un ancien chef de bataillon en retraite, officier de la Légion d'honneur, sorti du 26e de ligne après une carrière militaire irréprochable, et se nommait M. Bernard. C'est un homme qui n'est plus jeune ; la vie ne lui a pas été clémente, et si je n'étais retenu par des scrupules que la discrétion m'impose, il me serait facile de prouver que nul autant que lui ne sait pousser loin le respect de son nom et l'esprit de sacrifice.

Pendant la durée de l'investissement, le service intérieur et le service extérieur furent faits avec régularité. On s'était militarisé, on avait appris à manier les armes, à se sentir les coudes. C'était comme une tribu dont chacun était dévoué à l'œuvre commune, et qui ressentait le petit orgueil d'appartenir à une sorte de corps d'élite, recruté parmi des hommes de même fonction, habitués à vivre ensemble, de même famille, pour ainsi dire. Aux heures de péril, pendant la Commune, cette organisation, qui subsistait, qui s'était fortifiée, fut pour quelque chose, pour beaucoup peut-être, dans l'espèce de respect que la Banque inspirait aux fédérés. On faisait gaiement son devoir ; au premier signal, on quittait les comptes courants pour revêtir le harnais de guerre, et M. Bramtot, simple garde du premier peloton de la compagnie n° 7, a spirituellement célébré sur la lyre ce bataillon sacré de la comptabilité :

Huit heures vont sonner au cadran de la Banque ;

La compagnie est là, sur deux rangs ; nul ne manque.

Et les fiers employés, semence de héros,

S'alignent, l'arme au bras et le sac sur le dos.

Qu'ils ont l'air belliqueux sous leur nouveau costume !

Le fusil dans leurs mains a remplacé la plume,

Et tous font à l'envi, changeant d'ambitions,

La manœuvre aussi bien que les additions !

On était bien énervé alors ; tout pesait lourdement sur Paris, et cependant de ces premiers mois de siège on peut dire encore : c'était le bon temps ! Contre le désespoir même on espérait ; on s'entêtait à croire que les efforts de la province combinés avec ceux de Paris finiraient par rompre le cercle de fer qui nous étreignait. On ne pouvait supposer que nulle action d'ensemble, convergeant au même but, n'eût été préparée ; pour tout homme de sens il était certain que M. Léon Gambetta, lorsqu'il partit en ballon pour aller saisir la dictature de la France, emportait un plan de campagne arrêté entre lui et le général Trochu. Hélas ! il n'en était rien, on l'a su plus tard ; toute lumière a été faite sur ce point. Chacun d'eux, laissé à sa propre initiative, imagina des opérations de guerre contradictoires à celles de l'autre, et pendant que M. Trochu rêvait de débloquer Paris en s'ouvrant une route vers la Normandie, qui lui donnait la mer et les flottes, M. Gambetta essayait vainement de nous apporter la délivrance par Orléans. Jeanne d'Arc n'y était plus et le chemin resta fermé.

De cette incohérence de l'action, de cette hésitation dans le choix des moyens sortit une aggravation du mal qui frappa les esprits réfléchis ; on fit un suprême effort pour mettre au service de Paris toutes les ressources dont on disposait ; les deux compagnies de la Banque détachèrent d'elles-mêmes une troisième compagnie, compagnie de marche qui devait aller au feu dans les jours de bataille, qui y alla et fit bonne contenance. Lorsque le gouvernement de la défense nationale se résolut à livrer un dernier combat, non pas dans l'espoir de briser la triple ligne d'attaque dont nous étions investis, mais pour démontrer, par un argument irrésistible, à la garde nationale qu'il fallait capituler, la compagnie de marche de la Banque mit sac au dos et partit pour Montretout. Sous le commandement de M. Bernard, promu au grade de chef de bataillon, les fiers employés, semence de héros, auxquels on avait adjoint quelques soldats de ligne, brûlèrent leurs cartouches et combattirent sinon pour le salut, du moins pour l'honneur du pays. Ils furent à Saint-Cloud, à Garches, tinrent bon dans les postes qu'ils occupaient et ne quittèrent le champ de bataille qu'après en avoir reçu l'ordre.

Quand tout fut fini, quand la capitulation eut livré nos forts, désarmé nos troupes et oublié l'armée de Bourbaki, quand le pain commença à entrer dans Paris, d'où tout le monde s'échappait comme d'une ville pestiférée, le bataillon de la Banque conserva ses fusils et continua à garder ses postes. La Banque n'avait point failli à son devoir, qui, pendant toute la durée de la guerre, semble avoir été de ne reculer devant aucun sacrifice pour sauver le crédit du pays. Paris dut payer rançon comme un roi prisonnier ; où trouver les 200 millions qu'on lui imposait ? Il les demanda à la Banque, qui ouvrit ses caisses et les lui remit sur l'heure. On se récria sur l'énormité de cette rançon ; les membres du gouvernement se frottaient les mains et racontaient volontiers que le négociateur avait été autorisé à accorder beaucoup plus. Les journaux s'emparèrent du fait, le commentèrent, désignèrent des chiffres, et, sous prétexte de railler les Allemands, leur apprirent, avec un manque de tact inexcusable, que leurs prétentions n'avaient point été excessives. La Banque ne s'était point contentée de faire à la ville de Paris l'avance de sa rançon, elle avait rendu à la France des services bien autrement sérieux.

Lorsque l'armistice signé eut mis fin à la guerre, la Banque et la France firent leurs comptes, et l'on s'aperçut que l'une avait prêté à l'autre la somme de 1610 millions. Cette avance, la Banque avait pu la faire sans fausser son règlement, sans sortir de ses attributions. Autorisée par sa loi fondamentale à escompter les effets revêtus de trois signatures offrant de réelles garanties, elle avait escompté le papier de l'État, car elle connaissait trop bien nos ressources pour jamais douter de la solvabilité de la France. Donc, secourant Paris, lui évitant une occupation militaire, vidant ses coffres entre les mains du gouvernement et le mettant ainsi en mesure de continuer la lutte contre l'invasion, la Banque, dans sa sphère exclusivement financière, avait poussé le patriotisme aux dernières limites, et seule peut-être avait contribué à empêcher la ruine complète du pays. Par suite de la coïncidence des événements, ce rôle qu'elle avait tenu pendant la guerre, avec une grande fermeté, elle allait le reprendre pendant la durée de la Commune.

Aussitôt que les routes furent libres, la Banque fit revenir quelques-unes des 24 855 caisses qu'elle avait expédiées en lieu sûr avant l'investissement de Paris. On avait besoin de métal dans notre grande ville, car il était urgent de faire disparaître de la circulation tous ces minces billets de un ou de deux francs, frappés par des établissements de crédit particuliers, et qui avaient servi de monnaie obsidionale, mais auxquels notre richesse ne nous a pas accoutumés. Les sacs d'or sortaient donc de leur cachette et rentraient dans les caves de la rue de la Vrillière. Les lingots étaient prêts à être transportés à l'hôtel des Monnaies, aux balanciers duquel il fallait donner du travail. Le grand mouvement d'échange, qui est la vie même de la Banque, allait renaître, lorsque Paris repoussa la France vers l'abîme d'où elle essayait de sortir. Les maladresses d'un gouvernement sans consistance, les ambitions désordonnées d'un parti révolutionnaire sans patriotisme, amenèrent la journée du 18 mars, d'où sortit la Commune. La Banque arrêta immédiatement le retour de son métal, estimant qu'elle n'en avait que trop à Paris et qu'il fallait se garder d'offrir des excitations aux convoitises qu'elle avait à redouter.

On sait en quoi consiste ce que l'on nomme le gouvernement de la Banque de France. Des régents élus à la majorité des' voix par les actionnaires représentent le pouvoir législatif et forment le conseil général ; nulle mesure ne peut être adoptée qu'après discussion et vote du conseil ; le conseil est en fait et en droit le délégué du capital de la Banque. Le pouvoir exécutif est composé d'un gouverneur et de deux sous-gouverneurs nommés par l'État. Ils surveillent la régularité des opérations, assurent la mise en vigueur des statuts, dirigent le personnel dont ils sont responsables et président le conseil général, hors de l'avis duquel, en temps normal, ils ne peuvent, ils ne doivent exercer aucune initiative. Au moment où éclata l'insurrection du 18 mars, le gouverneur de la Banque de France était M. Rouland, ancien procureur général, ancien ministre ; les sous-gouverneurs étaient M. Cuvier, ancien membre du Conseil d'État élu de 1848, et M. le marquis de Plœuc, sorti de l'inspection des finances. M. Cuvier, alors absent de Paris pour son service, avait, pendant la guerre, représenté la Banque près de la délégation de Tours et de Bordeaux. Derrière ces hauts fonctionnaires venaient les chefs des quatre grands services : M. Marsaud, secrétaire général ; M. Chazal, contrôleur ; M. Mignot, caissier principal ; M. de Benque, secrétaire du conseil général. Si, au lieu de parler de la Banque, nous parlions d'un corps d'armée, nous pourrions dire que son état-major était composé d'un maréchal, de deux généraux de division, dont un absent, et de quatre généraux de brigade. C'était là le personnel. Quelle fortune allait-il avoir à défendre ? Voici le bilan de la Banque de France à cette date : encaisse, 243 millions (numéraire 77, billets 166) ; portefeuille, 468 millions ; effets prorogés, 431 millions ; valeurs déposées en garantie d'avances, 120 millions ; lingots déposés, 11 millions ; bijoux déposés, 7 millions ; titres déposés, 900 millions ; billets de banque prêts à être livrés, c'est-à-dire auxquels il ne manquait que la griffe du caissier principal, 800 millions : donc un total de 2 milliards 980 millions.

 

 

 



[1] Voir Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle, t. II, chap. XI.