IX. — LA RUE ROYALE. Le quartier général de Brunel. — Le coup de pistolet. — Les héroïnes. — Lettre de la délégation de la guerre. — Le 23 mai. — Les tirailleurs fédérés à la marine. — Brunel fait incendier la rue Royale. — Les pétroleuses. — Les pompes marines. — Les incendies. — Tonneaux de vin. — Matillon demande un chef énergique. — Les flammes de Bengale. — Bal en plein vent. — Les fédérés s'esquivent. — Lettre de Brunel. — Brunel reçoit l'ordre d'Incendier le ministère. — Son entrevue avec le docteur Mahé. — Nouvelles instructions demandées à l'Hôtel de Ville. — Matillon prévient qu'on va mettre le feu. — L'ambulance de la marine. — Le rôle du docteur Mahé. — Évacuation ralentie. — Départ de Brunel. — Derniers ordres donnés à l'adjudant Gérardot. Matillon quitte le ministère. — Du haut de la terrasse. — M. Gablin. — Les incendiaires enfermés. — Gérardot neutralisé. —Je te tue ou je t'achète. — M. Le Sage, concierge du ministère. — Le général Douay.Brunel avait établi son quartier général à la taverne anglaise, rue Royale-Saint-Honoré, n° 21 1. Il y resta deux jours, mangeant ferme, buvant sec et dormant bien, a dit un témoin. Il se montra peu sur le champ de bataille ; on en fut surpris. Un fédéré vint lui reprocher de se tenir à l'abri pendant que les camarades étaient au feu. Brunel estima sans doute que l'observation était indiscrète et au nom de l'égalité qui florissait sous la Commune, il abattit le fédéré d'un coup de revolver, en disant : Je traiterai ainsi tous ceux qui m'appelleront lâche. Il avait, du reste, donné ses ordres, qui furent ponctuellement exécutés, car la redoute de la rue de Rivoli riposta à nos batteries du Trocadéro ; la barricade protégeant la rue Royale contre la place de la Concordé canonna le Corps législatif et le ministère des affaires étrangères ; en haut de l'hôtel de la marine, le drapeau rouge flottait au vent. Les fédérés qui n'étaient point employés au service de l'artillerie étaient placés, en réserve, dans le ministère même, dans les cours des maisons voisines, dans la rue et dans le faubourg Saint-Honoré. La marine de la Commune était représentée là par ses canonniers, par ses fusiliers et par quelques hommes sortis des équipages de la flottille. Ils étaient dans le ministère comme de vieilles connaissances, en faisaient les honneurs aux nouveaux venus et ne se gênaient guère pour aller réquisitionner du vin dans les restaurants d'alentour. Plus d'un fédéré était ivre et dormait sur le trottoir, insensible au bruit du canon qui ébranlait les bâtiments du ministère ; tous les carreaux y furent brisés ; après la bataille, la note du vitrier s'éleva à plus de 5.000 francs. Il n'y avait pas là seulement des héros, il y avait aussi des héroïnes. Trois femelles animaient, enfiévraient les hommes, embrassaient les pointeurs et faisaient preuve d'une impudeur qui ne redoutait pas le grand jour. Jeunes, enivrées de bataille et d'eau-de-vie, elles apportaient un élément de débauche ad milieu de la tuerie. Elles tiraient des coups de fusil au hasard, riant, criant, tutoyant tout le monde, ignobles à voir, plus ignobles à entendre. L'une, Florence Vandewal, âgée de vingt-huit ans, avait été ambulancière au 107e bataillon fédéré ; on l'appelait : la Belge. C'était une journalière qui se pavanait dans un costume orné d'une écharpe rouge ; l'autre, Aurore Machu, brossière de vingt-sept ans, vêtue en marin, portant un fusil de dragon en bandoulière[1], pointait les canons et après chaque détonation se retournait impudiquement vers les positions occupées par l'armée française. La troisième, Marie Ménan, qui venait d'atteindre sa vingt-sixième année, marchande de journaux, fille sombre, exaltée, vêtue de noir, passait, comme un spectre, au milieu des combattants et leur versait à boire. Un hasard m'avait fait connaître cette créature ; je n'ai jamais vu une laideur pareille à la sienne. Brune, l'œil écarquillé, les cheveux ternes, le visage piolé de taches de rousseur, la lèvre mince et le rire bête, elle avait je ne sais quoi dé sauvage qui rappelait l'effarement des oiseaux nocturnes subitement placés au soleil. Elle fut cruelle sans efforts, pour obéir à ses instincts. Le patriotisme ne la tourmentait guère ; elle passa la nuit du 1er mars parmi les troupes allemandes cantonnées au seuil de Paris dans les Champs-Elysées : acte de dévergondage dont sa rare hideur a peut-être fait un acte de vengeance. De ces trois goules, la Machu était la plus choyée. Comme elle venait d'envoyer un boulet de canon dans une des statues qui précèdent le palais du Corps législatif, on la prit, on l'enleva et on la porta en triomphe à l'Hôtel de Ville, où elle fut félicitée pour son dévouement à la cause sacrée de la Commune. Tout le jour le duel d'artillerie continua ; la nuit l'interrompit à peine. Beaucoup de fédérés étaient partis ; sous prétexte d'aller manger, de se rendre dans leur quartier, ils s'éloignaient, fatigués de la bataille, hésitant, trouvant que ça prenait mauvaise tournure, et ne revenaient pas. Dans la soirée, Brunel passa l'inspection de ses troupes, il constata qu'il en manquait les trois quarts, entra en fureur et écrivit à la délégation de la guerre pour avoir du renfort ; on lui répondit : Au citoyen Brunel, chef de la 10e légion. Citoyen, il nous est impossible de vous donner les renforts que vous nous demandez ; nous avons disposé même des forces que nous avions à l'Hôtel de Ville. Du courage, du patriotisme, colonel ; il faut à tout prix que vous défendiez vos positions avec les troupes dont vous disposez. Salut et fraternité. Pour le délégué civil à la guerre, le sous-chef d'état-major, LEFEBVRE RONCIER[2]. Brunel ne fut point satisfait. Le péril se rapprochait ; les premiers blessés commençaient à arriver ; on les apportait du haut du faubourg Saint-Honoré et du boulevard Malesherbes, où le corps du général Douay s'avançait en faisant lentement reculer les fédérés qui lui tenaient tête. Le docteur Mahé les accueillit sans leur demander quel parti ils servaient et les installa dans son ambulance, où il était resté seul, car M. Le Roy de Méricourt, empêché par la bataille, n'avait pu, malgré ses efforts, parvenir jusqu'au ministère. Le mardi 23 mai, au lever du jour, la situation ne semblait pas modifiée ; le commandant de Sigoyer, marchant à la tête du 26e bataillon de chasseurs à pied, s'était cependant avancé dans les Champs-Elysées et avait pris possession du Palais de l'Industrie. L'avenue, commandée par les pièces mises en batterie sur les terrasses des Tuileries, ne pouvait permettre aucun mouvement d'ensemble sur les positions défendues par les insurgés. La division Vergé cheminait à travers les jardins des hôtels du faubourg Saint-Honoré ; le général Douay poussait ses hommes vers la Madeleine ; Clinchant luttait toujours contre la barricade du boulevard Clichy, qui ne fut emportée qu'à onze heures du matin. Des balles venaient frapper sur le talus des barricades de la rue Royale et de la rue de Rivoli ; on plaça des tirailleurs dans la galerie extérieure, sur les toits du ministère et une fusillade incessante se mêla au bruit du canon. Des projectiles éclataient jusque dans l'ambulance. Le docteur Mahé venait de saisir un plateau de charpie pour panser un blessé, le plateau lui fut enlevé de la main par un fragment d'obus. Désigné par son drapeau rouge, l'hôtel de la Marine servait de point de mire aux batteries françaises. Ce fut à l'ambulance, où cinq infirmiers aidaient M. Mahé, que l'on put comprendre que le découragement saisissait les combattants ; les fédérés y arrivaient sous tout prétexte, cachaient leurs armes, se glissaient dans les lits ; on avait grand'peine à les renvoyer, et il fallut en gourmer plus d'un pour s'en débarrasser. Brunel était assombri ; il expédiait des ordres, décachetait des dépêches, envoyait des hommes chercher des nouvelles ; il s'inquiétait de savoir où étaient les Versaillais, regardait avec inquiétude du côté de la Madeleine et disait : Le boulevard Malesherbes va nous tomber sur le dos. Matillon se multipliait ; les fédérés cantonnés dans la cour du ministère furent pris de panique et voulurent s'esquiver ; il appela les marins à son aide, maintint les fuyards et les ramena au combat. La journée s'avançait, il était trois heures environ, lorsque quelques soldats français, apparaissant aux fenêtres des maisons de la place de la Madeleine, ouvrirent le feu sur les défenseurs de la rue Royale. Longtemps on échangea une fusillade inutile. C'est alors que Brunel, voulant empêcher le corps du général Douay de le déborder par ses derrières, ordonna d'incendier la rue Royale. Les fédérés qui reçurent l'ordre, l'acceptèrent et le firent exécuter, lurent aidés par les trois femmes dont j'ai parlé ; la Machu, la bonne pointeuse, ne fut pas la dernière ; la plus terrible fut Marie Ménan : leste, alerte, souffletant ceux qui ne lui livraient point passage, sans dire un mot, elle allait, jetant le pétrole dans les escaliers, brisant les fenêtres à coups de pavé, se hâtant dans son œuvre néfaste, comme si elle craignait que le temps lui manquât ; la Vandewal, lourde, blessée à la jambe, courait derrière en boitant et lui criait : Attends-moi ! La furie allait toujours, n'écoutait rien et entraînait les hommes. Un témoin m'a dit : Elle était tellement trempée de pétrole, que c'est un miracle qu'elle n'ait pas pris feu. Le pétrole, on allait le puiser à la provision apportée quelques jours auparavant dans la petite cour du ministère ; en outre, une voiture d'ambulance chargée de bombonnes arriva vers quatre heures et demie par la rue Saint-Honoré. Les rares locataires les domestiques abandonnés à Paris, les portiers, se sauvaient en poussant des cris ; quelques gens exaspérés se ruèrent sur les incendiaires et les frappèrent au visage ; un coup de revolver les jetait bas et ces furieux continuaient leur œuvre de dévastation. Ce fut alors que l'on chercha des pompes dans les hangars du ministère pour accélérer l'incendie. On en trouva deux qui parurent singulières, car elles ne ressemblaient pas aux pompes à incendie. C'étaient en effet des pompes marines, pompes à épuisement que l'on branche directement sur la mer ou sur la cale remplie par une voie d'eau, pompes à air, sans récipient, et qui ont besoin d'être amorcées pour pouvoir fonctionner. Les fédérés s'imaginèrent qu'il suffisait de tremper l'extrémité du tuyau d'appel dans une tonne de pétrole pour arroser, à toute hauteur, la façade des maisons. Ils pompèrent, ils pompèrent sans résultat possible, et ils avaient beau diriger la lance vers les murailles, la lance ne lançait rien. Impatientés, les incendiaires s'adressèrent à Matillon afin d'avoir un entonnoir qui leur permit d'amorcer ces pompes rétives. Matillon les renvoya à un employé régulier du ministère qui, naturellement, ne réussit pas à procurer ce qu'on lui demandait. Les fédérés désappointés renversèrent les pompes sur les barricades. Ils retournèrent deux des canons qui battaient les approches de la place de la Concorde et en dirigèrent le tir vers les maisons d'angle de la rue Royale et du faubourg Saint-Honoré. Lorsque la pièce était chargée et pointée, on refoulait par-dessus la gargousse un paquet de filasse trempé dans de l'huile de pétrole. Précaution plus ingénieuse qu'efficace, car les étoupes divisées par la commotion, se dispersaient en l'air retombaient comme une pluie enflammée avant d'avoir atteint le but. A chaque détonation ils jetaient leurs chapeaux en l'air et criaient : Vive la Commune ! L'incendie éclatait partout. Les maisons de la rue Royale portant les numéros 15, 16, 19, 21, 23, 25, 24, 27, le n° 422 de la rue Saint-Honoré, les numéros 1, 2, 3 et 4 du faubourg Saint-Honoré étaient en feu. Dans les caves de la maison qui fait le coin du faubourg et de la rue Royale, sept personnes s'étaient réfugiées : elles y périrent. Avant d'allumer la maison du numéro 16, qui forme l'angle de la rue Saint-Honoré et dont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand de vin nommé M. Vallée, les incendiaires eurent une attention qui ne doit pas être mise en oubli. Ils jugèrent illogique de laisser dans les caves, exposées à la ruine, de bonnes bouteilles qu'ils aimeraient à vider. Ils traînèrent devant la porte trois tonneaux de porteurs d'eau, qu'ils remplirent de vin en faisant la chaîne avec des brocs, comme s'il s'était agi d'éteindre un incendie. Lorsque les trois tonneaux à bras furent pleins jusqu'au bord, on alluma la maison. C'est à ce moment sans doute qu'il convient de placer une distribution de cinquante francs qui fut faite aux incendiaires. Malgré les incendies et la canonnade, il était évident que la position ne tarderait pas à être enlevée. Matillon se rendit alors de sa personne à l'Hôtel de Ville pour demander au Comité de salut public un chef énergique qui pût prendre en main et assurer la défense des abords de la place de la Concorde. Lorsqu'il revint au ministère, Brunel s'y était installé avec son état-major, après avoir quitté la taverne anglaise, trop directement menacée par les approches de nos troupes. Le crépuscule avait fait place à la nuit ; les incendies flambaient à travers l'obscurité ; une femme chassée de sa maison par l'incendie et réfugiée au ministère regardait ce désastre en pleurant ; Matillon s'approcha d'elle et lui dit : Pourquoi pleurer ? c'est très joli ; ça ressemble à des flammes de Bengale. Le combat, sans avoir pris fin, s'était ralenti ; de chaque côté on était harassé de fatigue, les batteries liraient à de longs intervalles. Sur la barricade de la rue Royale, un loustic avait imaginé de planter une petite potence à laquelle il avait accroché un rat mort ; au-dessous il avait fixé une pancarte sur laquelle on lisait : Mort à Thiers, Macmaon (sic) et Ducrot, les rongeurs du peuple ; défense d'y toucher. Cette plaisanterie eut du succès ; les fédérés, les ambulancières, les vivandières, les incendiaires s'étaient groupés et applaudissaient. Un obus versaillais éclata sur la place ; tout le monde poussa une clameur de défi. Un homme et une femme se mirent à danser vis-à-vis l'un de l'autre ; ce fut comme un signal : toute la bande entra en branle. Chantant, vociférant, se démenant, multipliant les gestes obscènes à la lueur des maisons qui brûlaient, au bruit des artilleries lointaines, aux sons d'un cornet à pistons accélérant la mesure, cette troupe d'aliénés se rua dans une de ces danses dont le nom honnête est encore à trouver. La Machu, la Ménan, la Vandewal en sueur, les vêtements débraillés, la poitrine presque nue, passaient d'homme en homme, et parfois criaient : A boire ! On amenait alors un des tonneaux à bras, on enlevait la bonde, on recevait le vin dans des seaux, et les uns après les autres, le visage penché au-dessus du liquide, ils lapaient comme des loups. Tous n'étaient point à cette bacchanale, mais beaucoup profitèrent du tumulte qu'elle causa pour quitter un champ de bataille qu'ils ne se souciaient pas de défendre. Trois bataillons fédérés, placés sous les ordres du colonel Spinoy, chef de la 3e légion, avaient pour mission de maintenir ouvertes les communications entre le ministère de la marine et la place Vendôme ; ils devaient, selon les circonstances, se porter au secours de l'un de ces deux points et repousser ou couper le mouvement tournant des troupes françaises. Ces trois bataillons étaient déjà fort diminués par les désertions qui, pendant toute la journée, n'avaient cessé de se produire. Ils ne se trouvèrent probablement plus en force, et tranquillement, comme de bons bourgeois qui rentrent chez eux après une journée de fatigue, ils s'en allèrent. Lorsque l'on s'aperçut de leur départ, ils étaient déjà loin, et la place Vendôme, malgré les barricades qui la défendaient, était déjà menacée par la division Berthaut, du corps du général Douay. Le bruit se répandit et vint jusqu'au ministère de la marine qu'elle était évacuée et, disait-on, occupée par nos soldats ; ce bruit était prématuré : le général Berthaut ne franchit les barricades de la rue de la Paix que vers quatre heures du matin. Brunel, abusé par ce faux avis, écrivit alors la lettre suivante, qui fut retrouvée sur son bureau : Ministère de la marine et des colonies ; cabinet du ministre — cet en-tête est biffé d'un trait de plume —, 23 mai 1871 ; au citoyen délégué à la guerre. Citoyen, le colonel Spinoy, qui avait ici trois bataillons, a presque autorisé, d'après les rapports, le départ de ces bataillons, qui tenaient communication de l'hôtel de la Marine avec la place Vendôme. La place Vendôme étant évacuée, le colonel a jugé à propos de ne pas s'opposer assez énergiquement à cette fuite, toujours d'après les mêmes rapports. Je vous envoie le colonel Spinoy, qui affirme que les bataillons sont partis malgré lui. Dans cette situation, je vous prie, citoyen ministre, de me faire donner des ordres. Je vous réitère que je resterai tant qu'il me sera possible. S'il me faut soutenir un siège dans l'hôtel de la Marine, je le soutiendrai. Recevez, citoyen ministre, mes sentiments dévoués : BRUNEL. — S'il est possible de faire réoccuper la place Vendôme, cette mesure rétablirait le calme ici. Lorsque Brunel écrivit cette lettre, il devait être environ onze heures du soir ; il la plia, la mit sous enveloppe et allait sans doute l'expédier par un petit peloton chargé d'escorter le colonel Spinoy, lorsqu'il reçut un message du Comité de salut public. Il pâlit en le lisant et fit appeler le docteur Mahé. Celui-ci accourut et fut étonné du spectacle qu'il eut sous les yeux ; le cabinet du ministre était plein d'officiers fédérés qui faisaient du punch et causaient joyeusement entre eux, tout en buvant. Brunel était, selon son habitude, calme et froid. Sans mot dire, il tendit au docteur Mahé la dépêche qu'il venait de recevoir. M. Mahé lut : Incendiez et faites sauter le ministère de la marine ; pas de signature, mais le timbre du Comité de salut public. La première exclamation du docteur Mahé fut le cri de désespoir d'un chirurgien : Et mes blessés ? — Vous voyez que j'y ai pensé, puisque je vous ai prié de venir me parler. — Une discussion commença alors entre ces deux hommes, discussion émouvante, pendant laquelle M. Mahé déploya toutes les ressources de son esprit et Brunel se montra réellement humain. Les blessés recueillis à l'ambulance de la marine s'élevaient à cent sept, dont une vingtaine très gravement, presque mortellement atteints de plaies profondes à la tête et à la poitrine, résultat du feu plongeant que nos troupes avaient dirigé sur les fédérés du haut des maisons du boulevard Malesherbes. Les transborder, c'était les exposer à une mort certaine ; et les autres, qu'en ferait-on ? il n'y avait pas do voitures, il n'y avait pas de brancards, il n'y avait même pas de porteurs. Aurait-on tous les moyens de transport imaginables, une telle évacuation exigeait au moins douze heures ; certes le médecin ne se refusait pas à obéir, mais il demandait le temps nécessaire ; il répondait de la vie de ses malades et il ne la laisserait pas sacrifier : il adjurait le colonel Brunel d'avoir quelque pitié de ses propres soldats, des défenseurs de la cause qu'il servait. Brunel alla lui-même à l'ambulance, constata l'état fort
grave de quelques malades, qu'on lui exagéra encore et, sans avoir pris de
résolution, revint dans son cabinet avec le docteur Mahé. Celui-ci insistait
et reprenait avec chaleur son argumentation. Brunel dit : Nous allons évacuer les blessés sur l'hôpital militaire du
faubourg Saint-Martin. M. Mahé répondit : C'est
impossible ; les rues sont coupées de barricades et pleines de troupes ; l'on
se bat partout ; ils n'arriveraient pas vivants. — Alors, reprit Brunel, on
va les expédier dans les salles du musée du Louvre. — Mais, répliqua le docteur, les
Tuileries sont en feu ; avant une heure, le Louvre brûlera. — Non, le vent souffle de l'est, dit Brunel. — Le vent peut changer, riposta le chirurgien. — Mais que faire ? s'écria Brunel. — Tenir l'ordre pour non avenu et ne point incendier une
ambulance remplie de blessés protégés par la convention de Genève. — Du
groupe des officiers s'éleva une voix qui dit : On
ne peut discuter les ordres du Comité de salut public ; l'ordre est de
brûler, il faut brûler ! — Le Comité de salut
public, dit Brunel en s'adressant au docteur, ignore
peut-être que l'hôtel de la Marine contient une ambulance ; je vais provoquer
de nouvelles instructions ; en attendant, préparez l'évacuation. Il
écrivit une lettre, appela un de ses officiers d'ordonnance : Montez à cheval, allez à l'Hôtel de Ville, demandez une
réponse et revenez vite ! Le docteur Mahé retournait à son ambulance, lorsqu'il rencontra M. Gablin qui passait dans un couloir. En deux mots, il le mit au fait. Sans se parler davantage, ils échangèrent un regard qui contenait bien des promesses. En hâte, aidé de l'adjudant Langlet et de deux hommes de service régulier, les seuls qui lui eussent été laissés, M. Gablin fit descendre dans la cave des tableaux, des pendules et quelques chronomètres qu'il avait pu soustraire à la rapacité des fédérés. Il entra ensuite dans sa chambre, y prit un revolver, le chargea avec soin et le mit dans sa poche. Ceci fait, il. attendit. M. Mahé avait réuni ses infirmiers et il attendait aussi. Dans le cabinet du ministre, les officiers buvaient. Brunel, pensif, se promenait de long en large ; dans les postes, les fusiliers marins de la Commune étaient ivres ; dans la rue, la danse avait cessé ; tout ce qui ne dormait pas s'empressait autour de la Vandewal, qui, ayant voulu voir de près l'incendie des Tuileries, était arrivée au moment de l'explosion des barils de poudre placés par Victor Bénot dans la salle des Maréchaux ; elle avait pris peur, s'était sauvée, avait passé entre deux barreaux des grilles et s'était froissé la poitrine, qu'elle montrait à tout le monde en geignant. Il était un peu plus de minuit lorsque l'officier revint ; il descendit de cheval sous la grande porte, rencontra Matillon et lui parla à l'oreille. Matillon dit à M. Le Sage : Emmenez votre femme, votre enfant, et filez sans vous retourner : on va faire sauter le ministère. M. Le Sage courut prévenir le docteur Mahé, qui répondit : Laissez-moi faire, nous gagnerons du temps ; tout n'est pas encore perdu ! M. Mahé est un homme de taille moyenne, blond, aux yeux pétillants de vivacité, très dévoué à la noble profession qu'il exerce, ne s'étonnant de rien et gardant en toute occurrence un imperturbable sang-froid. Il avait arrêté son plan de conduite et n'en dévia pas. L'officier d'ordonnance avait transmis à Brunel l'ordre exprès de mettre le feu au ministère. Dans une lettre écrite de Bruxelles, le 21 janvier 1872, Matillon affirme qu'il n'avait ménagé aucun effort pour faire révoquer l'ordre de destruction ; cela est possible ; mais en tout cas sa tentative a échoué, et si le ministère a été préservé, ce n'est pas à lui qu'on le doit. Lorsque la réponse du Comité de salut public fut rapportée à Brunel, celui-ci dit : Et les blessés ? L'officier répondit : Une escouade de gardes nationaux va venir les chercher. A ce moment, minuit et demi environ, Brunel se retira, suivi de son état-major et d'une partie de ses hommes ; avant de s'éloigner, il transmit ses derniers ordres à Matillon[3]. Peu de temps après son départ, une bande de fédérés sans armes envahit le ministère et se précipita vers l'ambulance pour évacuer les blessés. Où sont vos voitures ? demanda le docteur Mahé. — Nous n'en avons pas. — Où sont vos brancards ? — Nous n'en avons pas. — Eh bien ! alors, comment allez-vous les enlever ? — Ah ! nous ne savons pas. M. Mahé se mit alors lentement et sentencieusement à discuter avec ces hommes, et à leur expliquer quels sont les moyens usités pour le transport des blessés. Les blessés criaient : Nous ne voulons pas nous en aller. Les porteurs ripostaient : Sont-ils bêtes, puisque c'est l'ordre ; dans dix minutes on va allumer les pétards ! La scène qui suivit défie toute description. On prit des matelas par les quatre coins, pour les emporter avec le blessé qui était dessus ; on n'avait pas fait trois pas que tout tombait ; le malade poussait des hurlements ; alors on reprenait le malheureux, on le mettait dans un drap, on essayait de l'enlever de la sorte ; ça allait encore passablement tant que l'on marchait de plain-pied dans les appartements, mais dès que l'on arrivait aux escaliers, le fardeau échappait des mains, et plus d'un malade, roulant de degré en degré, jetait un cri de détresse et s'évanouissait. Le docteur Mahé, intelligemment aidé par M. Cazalis, accourait alors et constatait que le pansement était dérangé ; il fallait le refaire, cela demandait du temps. Les fédérés insistaient. Bah ! c'est bien comme cela, on le pansera à l'hôpital. Le docteur parlait du devoir professionnel, et avec soin remettait les bandes en place. Les fédérés laissaient faire, tout en disant : Est-il têtu, ce major-là ! Pendant que l'évacuation de l'ambulance se faisait dans
ces conditions qui la retardaient forcément, les ordres de destruction
avaient été donnés. Quinze gredins, appartenant aux canonniers-marins de la
Commune, avaient été réservés pour l'incendie ; ils obéissaient à un adjudant
sous-officier qui s'appelait Gérardot. Pour des causes que nous allons
bientôt dire, cet homme a reculé devant le forfait qu'il avait à commettre ;
rentre aujourd'hui dans la vie laborieuse, il ne peut parler sans émotion de
cette nuit terrible, pendant laquelle le principal rôle lui avait été imposé
; j'aurais caché son nom s'il n'avait été souvent prononcé devant le 3e
conseil de guerre, pendant les audiences des 2, 3 et 4 septembre 1878. Des
touries de pétrole furent portées dans les appartements ; après les avoir
débouchées, on y glissa des cartouches ; une mèche longue et flexible fut
placée sur les obus décoiffés dans la petite cour ; quelques bouteilles
d'essence furent lancées contre les murailles afin d'activer le feu. Gérardot
a raconté à M. Fauconnier, garçon de bureau au ministère, que, lorsque tous
les préparatifs furent terminés, Matillon lui dit : Aussitôt
que vous aurez allumé, évacuez et rendez-vous à l'Hôtel de Ville avec vos
hommes. Avant de partir, Matillon cria à très haute voix : Sauve qui peut ! tout va sauter ; le feu est aux poudres !
Au moment où il traversait la rue Saint-Florentin, M. Cazalis courut à lui : Mais nous avons encore des blessés. — Ne craignez rien, répondit Matillon, vous avez le temps. Tout était désert autour de l'hôtel de la Marine ; la nouvelle : On est tourné, avait rapidement circulé, chacun avait gagné au pied ; des vedettes françaises montaient la garde sous le péristyle de l'église de la Madeleine et, croyant les barricades de la rue Royale encore occupées par l'insurrection, tiraient sur tout homme qu'elles apercevaient, même sur ceux qui, un mouchoir en main, leur faisaient signe d'avancer. C'est alors, vers deux heures du matin, que M. Gablin monta sur la terrasse du ministère. En face de lui, la sombre verdure des Champs-Elysées laissait apercevoir quelques feux de bivouac ; à sa droite, la rue Royale flambait ; à sa gauche, de l'autre côté de la Seine, toute la rue de Lille brûlait ; derrière lui, le ministère des finances et le palais des Tuileries étaient un océan de flammes. Il put croire que seul, dans ce désastre, l'hôtel de la Marine subsistait encore. A ses pieds, la place de la Concorde s'étendait morne, silencieuse, jonchée de débris des balustrades, des statues, des candélabres et des fontaines. Impassible, témoin des ravages des hordes de Cambyse à travers l'Egypte, l'obélisque était resté intact, comme la stèle funéraire des civilisations destinées à périr. Malgré son énergie, à cause d'elle peut-être, M. Gablin se sentit défaillir. Il eut un sanglot et pleura devant tant de honte et d'horreur. Cela ne fut qu'un spasme. Il s'essuya les yeux et descendit. Sa résolution était prise. En deux bonds M. Gablin fut au premier étage, devant une porte fermant un petit salon où l'escouade des quinze incendiaires était réunie. Avant d'entrer, il se fit une tête, comme l'on dit au théâtre, prit un air effaré, et, se trouvant en présence d'un groupe d'hommes ivres pour la plupart, assis devant une table chargée de brocs et de bouteilles qu'ils achevaient de vider, il s'écria avec consternation : Mes pauvres amis ! nous sommes trahis, voilà les Versaillais ; nous sommes tous pincés, on va nous fusiller. Chacun se leva pour gagner la porte. Par là, reprit M. Gablin, ils sont dans la rue Royale et dans la rue Saint-Florentin ; filez dans les corridors et cachons-nous. A la hâte et se bousculant, battant les murs et se rattrapant à la rampe, ils montèrent jusqu'aux couloirs des étages supérieurs et se jetèrent pêle-mêle dans les chambres, dont M. Gablin referma la porte sur eux. Toujours courant, il revint au rez-de-chaussée, où Gérardot s'impatientait parce que trois blessés, étendus sur les pavés, gémissaient et demandaient à être emportés, mais vainement, car les fédérés les avaient abandonnés et ne devaient plus revenir. Au premier coup d'œil M. Gablin reconnut que Gérardot avait bu plus que de raison ; ce malheureux, peut-être pour se donner du courage, avait avalé trop d'eau-de-vie. Il avait l'œil humide et la démarche lourde. Il n'était point du reste pour faire hésiter M. Gablin, qui a les épaules larges et la taille ramassée, comme eût. dit La Bruyère. Le dialogue fut rapide. Mettrez-vous le feu au ministère ? demanda M. Gablin. — C'est l'ordre du Comité de salut public et je dois obéir, répondit Gérardot. — Écoutez, reprit M. Gablin, je vous jure que si vous ne mettez pas le feu, les troupes de Versailles ne vous feront rien ; je vous cacherai ; la justice sera clémente pour vous, et nous vous donnerons de l'argent si vous en avez besoin. — Vous êtes bien honnête, monsieur Gablin, et je vous remercie ; mais vous savez, il y a une consigne ; si je désobéis, le Comité de salut public me fera fusiller ; je suis fâché de vous désobliger, mais il y a une consigne, et puisqu'il y a une consigne, il faut obéir ; je ne connais que ça. — Et ça, le connais-tu ? s'écria M. Gablin en le prenant à la gorge et en lui mettant son revolver armé au visage. Si tu fais un geste, je te casse la tête ; si tu m'écoutes, je te sauve ; choisis : je te tue ou je t'achète. Gérardot répondit d'une voix étranglée : Monsieur Gablin, je ferai ce que vous voudrez. — A la bonne heure, reprit M. Gablin en le lâchant ; je vois que vous êtes un brave garçon avec lequel on peut s'entendre ; eh bien, venez me donner un coup de main. C'est alors que Gérardot, ce chef d'incendiaires, suivit M. Gablin. Tous deux se hâtant, enlevèrent de l'intérieur des appartements les touries de pétrole qu'ils descendirent dans la cour et versèrent dans l'égout. Gérardot aida ensuite à ouvrir les bouches d'eau et à inonder la cour, de façon à conjurer tout danger immédiat. Lorsque cette besogne fut terminée, M. Gablin conduisit Gérardot dans son appartement, lui donna des vêtements bourgeois, l'enferma à double tour et le quitta en lui disant : Soyez en paix, je réponds de vous. Deux minutes après, il revint pour voir ce que devenait son prisonnier. Gérardot, assis par terre, la tête accotée contre un fauteuil, dormait ; l'ivresse l'avait abattu. Grâce à l'intelligence et à l'énergie du docteur Mahé, de M. Cazalis et de M. Gablin, le ministère était sauvé' ; mais un retour des fédérés était possible tant que les troupes françaises n'y seraient pas rentrées. M. Le Sage se proposa pour aller les prévenir. Mais par où passerez-vous ? — Par le n° 7 de la rue Royale, qui par les toits communique avec le n° 8 de la rue Boissy-d'Anglas. J'ai été professeur de gymnastique au régiment et je saurai bien me tirer d'affaire. Il embrassa sa femme, son enfant, et partit ; il enjamba lestement la rue, car quelques fédérés cachés dans des caves tiraient encore des coups de fusil par les soupiraux, et put enfin, après mainte escalade, parvenir dans la rue Boissy-d'Anglas, accompagné de M. Noisay, concierge du n° 7 de la rue Royale, qui fut très courageux et se dévoua aussi pour aller chercher les troupes françaises. Il était alors près de trois heures du matin. A chaque pas, M. Le Sage fut arrêté par des factionnaires, par des patrouilles ; rue du Faubourg-Saint-Honoré, un poste fit feu sur lui. Il se faisait reconnaître, ce qui n'était pas toujours facile ; conduit, promené de capitaines en colonels, de colonels en généraux de brigade, de généraux de brigade en généraux de division, il finit par être mis en présence du général Douay, qui commandait en chef et qui avait son quartier dans une maison située à l'extrémité du boulevard Malesherbes, au delà de l'église Saint-Augustin. M. Le Sage se désespérait. Que de temps perdu ! Il était plus de cinq heures ; qu'était-il advenu du ministère ? Le général Douay l'écouta et commençait à dicter des ordres, lorsqu'on lui remit une dépêche. Il la lut et, se tournant vers M. Le Sage, il lui dit : Vous pouvez retourner au ministère de la marine, nous y sommes. |
[1] Au massacre de la rue Haxo, une femme vêtue en marin, portant un fusil de dragon en bandoulière se tenait à l'entrée du secteur et frappait les prêtres au visage.
[2] Ce Lefebvre Roncier, qui pendant la Commune joua un certain personnage dans les rôles secondaires, était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans. Commandant d'artillerie au début de l'insurrection, il fut successivement secrétaire général à la délégation de l'intérieur, juge suppléant à la cour martiale, et enfin sous-chef d'état-major à la guerre, où il suivit Delescluze.
[3] Brunel, après avoir quitté le ministère de la marine, n'est pas resté oisif ; il alla proposer ses services au Comité de salut public, qui sut les utiliser. Dans une lettre adressée par lui, le 9 janvier 1873, au journal la République française, il dit : Les Versaillais ont pu me voir après la retraite de la place de la Concorde — et non la prise, comme on l'a dit — au Xe arrondissement et ensuite au Château d'Eau, où une blessure grave m'a enlevé du champ de bataille. — Brunel a été accusé par les habitants du Xe arrondissement d'avoir incendié le théâtre de la Porte-Saint-Martin et les magasins du Tapis rouge. Nous ignorons si cette accusation est justifiée, mais nous savons que sur un Belge nommé Van der Hooven, chef de barricades au faubourg du Temple, on a trouvé un ordre ainsi conçu : Le citoyen délégué commandant la caserne du Château-d'Eau est invité à remettre au porteur du présent les bonbonnes d'huile minérale nécessaire au citoyen chef des barricades du faubourg du Temple. Le chef de légion, BRUNEL. — Voir Pièces justificatives, n° 4.